Armando Guibert et Fernando Pessoa1
p. 89-93
Texte intégral
1On a raison de ne pas vouloir réduire la riche personnalité d’Armand Guibert à son rôle d’apôtre de Pessoa. Bien avant de le découvrir, il avait accompli une œuvre importante ; et il n’a jamais cessé ensuite d’écrire des poèmes. Créateur et homme d’action, il a marqué son temps. Il faut pourtant se rendre à l’évidence : si son nom survit, il le devra surtout à Pessoa. Il est juste que la gloire du poète qu’il a tiré de l’obscurité rejaillisse sur lui. Car c’est bien lui, il faut le dire et le redire, qui a fait connaître Pessoa au monde.
2Il a servi de relais entre ses premiers découvreurs (les Portugais Gaspar Simões et Casais Monteiro, le Brésilien Luis de Montalvor, le Français Pierre Hourcade) et les grands traducteurs et exégètes des générations suivantes : l’Allemand Georg Lind, l’Espagnol Angel Crespo, les Italiens Luciana Stegagno Picchio et Antonio Tabucchi, le Hollandais August Willemsen, le Croate Mirko Tomasovic, les Américains Edwin Honig, Susan Brown et Richard Zénith, et tous les autres. Octavio Paz, le plus célèbre d’entre eux, a publiquement reconnu sa dette envers Guibert. Le petit livre publié en 1960 chez Seghers, dans la collection « Poètes d’aujourd’hui », a été son chemin de Damas. C’est dans cette anthologie, et dans l’étude qui lui sert de préface que nous avons presque tous rencontré Pessoa. Un auteur africain écrit que Guibert aura été « le Saint Paul de cette nouvelle religion ». On ne saurait mieux dire. Moi aussi, c’est par lui que j’ai été converti, il y a trente ans.
31960 est l’année triomphale de Guibert et de Pessoa. Presque en même temps que le choix de textes chez Seghers paraissent deux autres livres qui, eux aussi, feront date : le Gardeur de troupeaux d’Alberto Caeiro, chez Gallimard, et l’Ode triomphale et les autres poèmes d’Álvaro de Campos, chez Oswald. Le corpus des œuvres de Pessoa en traduction française est ainsi fixé pour un quart de siècle. Il faudra attendre le cinquantenaire de sa mort, en 1985, et surtout le centenaire de sa naissance, en 1988, pour le voir radicalement modifié. On découvrira alors toute une face de l’univers de Pessoa qu’Armand Guibert n’avait pu éclairer puisque personne, même au Portugal, ne la connaissait encore.
4Cette année 1960, qui pour nous a été un point de départ, était pour Guibert un aboutissement. La gloire de Pessoa lui est consubstantielle. On ne peut pas saisir intimement, comme il l’a fait, la grandeur d’une telle œuvre sans l’avoir déjà en soi. Comme l’a dit F.J. Temple, Guibert appartient à cette race des « hommes de guet » qui reconnaissent et signalent aux autres l’approche du génie. Homme de vigie de la poésie, il avait entrepris dès sa jeunesse de révéler plusieurs poètes étrangers ; car sa vocation était de rendre familier, de convertir au même, ce qui est foncièrement autre. Son domaine a d’abord été la poésie anglaise, italienne, espagnole, africaine, maghrébine. Jusqu’à ce jour où, à l’âge où Dante rencontre Virgile dans la « forêt obscure », il découvre celui en qui d’emblée il reconnaît son maître.
5A cette date, Pessoa est mort depuis six ans. La publication de ses œuvres aux éditions Atica n’a pas encore commencé ; on ne connaît de lui que les trois minces plaquettes de vers qu’il a lui-même éditées de son vivant et les poèmes qu’il a dispersés dans les revues. Il n’est pas vraiment un « poète maudit » : après la période de relative obscurité qui avait succédé aux tumultes de la création de la revue Orpheu en 1915, il a été redécouvert, quelques années avant sa mort, par le cénacle des jeunes poètes de Coimbra regroupés autour de la revue Presença : Gaspar Simões, Casais Monteiro et José Régio. À Lisbonne, pendant l’année scolaire 1941-1942, Armand Guibert, d’abord boursier du gouvernement portugais, puis professeur à l’Institut français, rencontre Pierre Hourcade, qui s’était lié dix ans plus tôt avec les jeunes écrivains de Presença. Par eux, il avait pu lire Pessoa et même le connaître personnellement. Il avait été fasciné par l’étrange figure du poète. Il a transmis à Guibert cette ferveur. C’est Hourcade qui avait, dès le début des années 1930, publié les premières traductions et les premiers commentaires en français. Mais il n’a jamais terminé l’ouvrage qu’il avait entrepris sur Pessoa. C’est Armand Guibert qui a assumé la tâche à laquelle son ami semble avoir à un certain moment renoncé.
6Il est intéressant de noter quels ont été les premiers poèmes traduits par Guibert. Le tout premier, en 1942, c’est l’élégie intitulée La moissonneuse. Ce choix était divinatoire : s’il y a un poème qui résume Pessoa, c’est bien celui-là, où l’on voit le poète désirer à la fois la bienheureuse inconscience de la paysanne aux champs et la conscience de cette inconscience (et, bien sûr, la conscience de cette conscience de l’inconscience, etc.). Dix ans plus tard, Guibert publie Bureau de tabac, puis, quelques années après, l’Ode maritime. Dès les années 1950, il revient à plusieurs reprises sur le « cas » Pessoa ; les titres de ses études sont significatifs : l’homme quadruple, le poète masqué, le poète multiplié. Il propose ainsi une « lecture » de l’œuvre de Pessoa que ses publications suivantes vont imposer pour longtemps, et où l’accent est mis sur le phénomène hétéronymique : un poète « orthonyme », hyperconscient, caché au centre de son dispositif, comme une araignée au centre de sa toile ; et plusieurs « hétéronymes », le « maître » Alberto Caeiro, son disciple sage et fidèle Ricardo Reis, et cet autre disciple un peu fou, mais encore plus génial que les autres, celui qui en tout diffère le plus de son démiurge : Álvaro de Campos, que Guibert, manifestement, préfère à tous ses compagnons, y compris Pessoa « lui-même ». Trente ans plus tard, sa dernière traduction importante sera celle de l’Opiario, publiée en 1987 aux éditions Unes sous le titre Opium à bord. Et quand je lui proposerai de s’associer à notre entreprise d’édition des œuvres de Pessoa chez Christian Bourgois, c’est Campos qu’il choisira de présenter. Sa magnifique préface, intitulée « Álvaro de Campos ou la contre-supercherie », montrant Campos comme le héros du « mentir-vrai » et comme « l’homme total », est son dernier mot sur le poète qu’il a tant aimé.
7Après son séjour au Portugal, Armand Guibert se fait envoyer en mission en Afrique du Sud, où il passe une partie de l’année 1946. Il y retrouve le poète Roy Campbell, qui a fait ses études dans le même établissement scolaire que Pessoa, une douzaine d’années après lui, et qui est l’un de ses premiers traducteurs en langue anglaise (de Roy Campbell, A. Guibert avait traduit et édité Adamastor quelques années auparavant). Il se rend à Durban, où il essaie de retrouver des traces visibles de l’enfant qui y était arrivé avec sa mère un demi-siècle plus tôt. Mais en vain : comme il le dira dans son admirable préface à l’Antinoüs, intitulée « Fernando Pessoa, poète de langue anglaise », le jeune Portugais n’a pas réellement vécu sur cette terre africaine, dont il n’a gardé aucune image, aucun souvenir concret ; il y a seulement rêvé - de la Grèce, de Rome, de l’Angleterre, de Shakespeare, que le headmaster Nicholas lui révélait jour après jour.
8Angliciste accompli, qui avait traduit Shakespeare et commenté Rupert Brooke, Armand Guibert devait un jour ou l’autre s’intéresser tout particulièrement à cette partie de l’œuvre de Pessoa écrite en anglais. Est-ce à l’occasion de ce voyage en Afrique du Sud qu’il en a mesuré l’importance ? Ce n’est en tout cas que bien plus tard qu’il y consacrera ce mince volume, dont j’ai évoqué la préface, paru en 1979 aux éditions Fata Morgana. Sa vision de l’univers de Pessoa s’y élargit : il présente le poète anglais, auteur d’Antinoüs, de l’Epithalame et des Sonnets, comme un hétéronyme supplémentaire, compagnon de Caeiro, Reis, Campos et Pessoa « lui-même » (en portugais) au sein de la « coterie » formée en 1914. Mais l’intérêt de cette préface d’Antinoüs, c’est peut-être d’abord d’esquisser l’étude, à laquelle peu de critiques se sont risqués, de ce que Gaspar Simões, le biographe de Pessoa, avait appelé « l’énigme d’Éros ». Avec une finesse et une complicité qu’il doit peut-être à sa propre expérience, Guibert souligne la sincérité – rare, chez celui, pour qui la poésie est « l’art de feindre » – de l’aveu implicitement contenu dans ce chant de deuil de l’empereur âgé dont le tout jeune amant vient de mourir. Mais il analyse plus longuement, et avec autant de bonheur, le poème résolument hétérosexuel qu’est l’Epithalame ; et à cette occasion il évoque la charmante figure d’Ophélia, la seule femme, semble-t-il, que Pessoa ait aimée. En écrivant sa préface à Antinous, Guibert a découvert les « Lettres d’amour » que le poète a envoyées à son amie de mars à novembre 1920 et de septembre 1929 à mars 1930, éditées en 1978. Cette correspondance est étonnante, fantasque, tour à tour grave et puérile, énigmatique. Tout porte à croire que cette liaison, la seule qu’on lui connaisse, est restée chaste. Ophélia vient de mourir en 1991, emportant son secret, plus de soixante ans après ce que Guibert appelle joliment « la cessation de ces amours blanches ».
9Dans les années 1980, parvenu aux abords du « grand âge », Armand Guibert a dû se sentir doublement dépossédé. D’abord, parce que c’est vers cette date-là que la fameuse malle où Pessoa avait entassé ses manuscrits a livré ses plus riches trésors. On sait que la partie de l’œuvre éditée de son vivant donnait de lui une image très incomplète. C’est à partir de 1955 que les éditions Ática ont entrepris de publier les inédits, en vers et en prose. Il a pourtant fallu attendre la période récente pour voir surgir les trois ouvrages majeurs, dont la révélation est venue changer toute la perspective qu’on pouvait avoir sur l’ensemble de l’œuvre : le Livre de l’intranquillité, en 1982 ; le Faust, en 1988 ; le Mad Fiddler, en 1991. On connaissait, de ces trois livres, quelques fragments, qu’Armand Guibert avait lus... Il a pu, dans sa vieillesse, avoir, comme nous tous, le choc que donne la lecture de cet extraordinaire journal intime qu’est le Livre de l’intranquillité, attribué au « semi-hétéronyme » Bernardo Soares. Il a pu lire aussi le texte provisoirement « intégral » du Faust, « tragédie subjective » en cinq actes et en vers. Mais il est mort avant d’avoir pu prendre connaissance du recueil de poèmes anglais intitulé The Mad Fiddler (mot à mot : « le violoneux fou »), que Pessoa avait proposé à un éditeur londonien en 1917, et qui est ensuite resté inédit, à l’exception de quelques pages, pendant près de trois quarts de siècle.
10Armand Guibert a aussi pu avoir l’impression, à la même époque, de ne plus être le seul à cultiver le champ des études pessoennes que pendant longtemps personne n’avait songé à lui disputer. D’autres traducteurs et d’autres exégètes sont apparus, plus jeunes, ayant parfois des interprétations de l’œuvre ou une conception de la traduction différentes des siennes. Des Français, mais aussi des étrangers, et même des Portugais, proposant de nouvelles traductions et de nouveaux commentaires dans notre langue. D’autres que lui, dans sa situation, en auraient pris ombrage. Il a eu, lui, l’intelligence et la noblesse d’accepter, d’encourager, d’aider ces disciples, en qui il n’a pas voulu voir des rivaux. Nous avons tous oeuvré, pendant toutes ces dernières années de sa vie, à la même tâche. Nous avons à notre tour suivi le chemin où il nous avait précédés ; et nous nous efforçons d’aller toujours plus loin dans la direction qu’il nous a indiquée.
11C’est en 1962 que j’ai connu Armand Guibert et, par lui, Fernando Pessoa. Pour moi, depuis ce temps-là, ils sont inséparables. Je succédais, à la direction de l’Institut français de Lisbonne, à Pierre Hourcade, qui y était resté plus de vingt ans. J’ai rencontré Guibert à l’occasion de l’un des fréquents voyages qu’il faisait au Portugal. Il m’a parlé de Pessoa. Je l’ai lu, en commençant par le Gardeur de troupeaux. Depuis, j’ai l’impression d’avoir vécu, comme Guibert, et avec lui, dans le cerveau labyrinthique du poète « multiplié ». Plus tard, quand je me suis installé à Paris après une longue carrière nomade, je l’ai vu plus régulièrement. En 1985, pour le cinquantenaire, nous avons participé l’un auprès de l’autre à une séance commémorative à la Maison de la Poésie. En 1988, pour le centenaire, nous sommes allés ensemble à Lisbonne, où se tenait un important colloque avec des spécialistes venus de tous les pays du monde. Nous nous sommes souvent retrouvés au centre culturel parisien de la Fondation Gulbenkian. Et en 1986, au colloque organisé à l’abbaye de Royaumont par Rémy Hourcade, continuateur de l’œuvre de son père, une soirée a été consacrée à un hommage, à la fois solennel et familier, à Armand Guibert, en présence de « pessoens » français, portugais, italiens, espagnols, brésiliens, hollandais, etc. Dans un article de 1988, je l’appelais « maître », ce qui, on le sait, est le titre qu’Álvaro de Campos, le disciple, donne à Alberto Caeiro, rappelant aussi la manière dont Dante s’adresse à Virgile au début de son poème.
12Dans un entretien de 1977 avec Pierre Rivas, il a formulé l’art poétique du parfait traducteur. Sans aucun dogmatisme, se fiant plus à son instinct qu’aux théories, il n’en définit pas moins trois grands principes, que je suis prêt à reprendre à mon compte. D’abord, si la traduction est un « art », si elle comporte une part de technique, elle est aussi une affaire d’amour ; traduire est une activité « érotique » ; on ne rend bien dans sa langue que ce qu’on aime dans une autre. Ensuite, bien qu’il s’agisse d’un exercice personnel, la traduction est aussi un phénomène de société. Elle ne se pratique pas dans le vide ; elle suit des règles, elle reflète une mentalité, elle témoigne d’un moment de l’évolution du goût. Il suffit de comparer les versions des textes anciens proposées successivement au cours des siècles pour donner raison à Guibert. L’on a beau jeu d’opposer ses propres traductions de Pessoa, systématiquement « rapprochantes » ou, comme le dit Paulo Ronai « naturalisatrices », à d’autres, plus « éloignantes » ou « identificatrices » (comme dans ce poème d’Álvaro de Campos où les tripes « à la mode de Porto » deviennent chez lui « à la mode de Caen »). Enfin, justement parce qu’il se jugeait empirique et traditionnel, lui qui travaillait seul, sans méthode, sans outil (même pas un dictionnaire), il s’est dit qu’il faudrait un jour, pour établir une version française de l’ensemble des œuvres de Pessoa, constituer « une sorte d’équipe collégiale de traducteurs ». C’est très exactement ce que nous avons fait, dans l’esprit qu’il avait ainsi défini, pour l’édition en cours de publication chez Christian Bourgois.
13Il avait le culte de l’amitié. Je lui ai connu d’innombrables amis ; et je lui en supposais beaucoup d’autres, car il n’aimait pas beaucoup les faire se rencontrer... Il semblait penser qu’il aurait toujours le temps de regrouper sa tribu dispersée. Dans la dernière lettre reçue de lui, quelques semaines avant sa mort, un mot est souligné Éternité. C’est le titre d’un livre de Ferreira de Castro qu’il avait traduit. Mais j’y vois rétrospectivement un signal, un fanal, au bord de l’inconnu où il a définitivement rejoint Caeiro, Campos, Reis et Pessoa.
Notes de bas de page
1 In Une famille de rebelles. Hommage à Armand Guibert 1906-1990. Le Torii Editions, 1992 (direct. Guy Dugas)
Auteur
Professeur agrégé de lettres, spécialiste de poésie contemporaine, et auteur de nombreuses études sur le surréalisme (Michaux, Leiris, etc.), Robert Bréchon a dirigé la traduction de Pessoa chez Bourgois et préfacé les œuvres poétiques parues dans la Pléiade.
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Jorge Amado
Lectures et dialogues autour d'une œuvre
Rita Olivieri-Godet et Jacqueline Penjon (dir.)
2005