Armand Guibert, traducteur de Fernando Pessoa
p. 75-87
Texte intégral
1La traduction de l’œuvre de Fernando Pessoa n’a été que l’une des activités de ce lusophile qui fut professeur, poète, journaliste, conférencier, critique littéraire, découvreur d’écrivains à travers le monde. Mais c’est peut-être comme traducteur de Fernando Pessoa qu’Armand Guibert est le plus connu, même dans le public peu familiarisé avec la littérature portugaise. Comme le faisait observer Robert Bréchon il y a quelques années, « si son nom survit, il le devra surtout à Pessoa »1.
2Le premier contact de Guibert avec le Portugal date de 1938, année où il a parcouru le pays en compagnie de Jean Amrouche et des Schveitzer. Dès cette année-là, semble-t-il, se produisit le choc décisif de sa rencontre avec la poésie de Fernando Pessoa, lors de la lecture de l’Ode maritime d’Álvaro de Campos par Manuela Porto à la Casa das Beiras2. Aussitôt après ce qu’il appelle « une illumination », Guibert entreprit de traduire cette ode, qui n’avait encore été publiée que dans le second numéro de l’éphémère revue Orpheu, en 1915. Il était déjà connu comme traducteur et diffuseur de poésie, au point de faire passer au second plan son œuvre poétique personnelle. Mais son intérêt pour la langue portugaise et pour l’œuvre de Pessoa, qui l’amène à séjourner dans le pays de 1941 à 1943 et à y retourner souvent, ne faiblira plus et s’affirmera au long du demi-siècle qui va suivre, autrement dit jusqu’à la fin de sa vie en 1990.
3Les limites qui nous sont ici imparties ne permettent pas une étude approfondie de ses traductions de Pessoa. Je me contenterai donc d’essayer de définir, à partir de ses déclarations à Pierre Rivas3, sa conception du travail de traducteur. J’indiquerai ensuite, pour mémoire, les livres, traductions ou essais, qu’il a consacrés à Fernando Pessoa. Pour finir, j’analyserai brièvement une sélection de traductions de Pessoa par Guibert.
4C’est son goût de la littérature, en particulier de la poésie, et son ouverture d’esprit qui ont amené Armand Guibert à devenir traducteur. Il s’en explique avec un certain humour :
À mes lointains débuts, alors que je dirigeais à Tunis une jeune revue que j’entendais ouverte aux courants poétiques de l’époque, je m’étais fait le maître-Jacques de la publication, si bien que, faute de traducteurs, je me trouvai dans la nécessité de faire sans aucun concours des versions expéditives de textes étrangers. Le doigt dans l’engrenage, comment l’en dégager ? Il est des démangeaisons qui deviennent chroniques [...]. (VM : 167)
5À ceux qui s’interrogent sur la motivation des traducteurs, Guibert fait observer « qu’elle nourrit d’altruisme le “vice impuni” [celui de la lecture] qui, sans elle, resterait un plaisir purement réceptif. Traduire, en un mot, c’est aller vers l’Autre, c’est progresser dans le sens de la communication » (VM : 168). En cela, Guibert rejoint d’autres traducteurs tels que Paulo Rónai, ou Valery Larbaud qui se réjouissait de cette possibilité de faire partager à d’autres, grâce à la traduction, ses découvertes et ses enthousiasmes4. Et puisqu’il s’agit d’ouvrir à ceux qui ne connaissent pas une langue étrangère l’accès à une œuvre littéraire digne d’admiration, il n’hésite pas à insister sur l’importance de la compréhensibilité dans la langue d’arrivée, même si la connaissance de la langue de départ est évidemment indispensable. Il revendique d’ailleurs une grande liberté pour le traducteur, ou plus exactement une grande souplesse. Quand on lui demande s’il lui semble préférable de rendre compte de la spécificité de la langue du texte de départ ou de donner la priorité à la langue d’arrivée, il va jusqu’à affirmer « qu’il vaut mieux franciser si on s’adresse à un public français » (VM : 174), affirmation souvent contestée de nos jours. Pour lui, dans le fait de traduire,
il y a de l’art, il y a de la science, il y a aussi de l’artisanat. [...] Et même une autre notion [...] qui est très subjective : il y a une espèce d’érotique. Car la traduction [...] comporte une part passionnelle et il me semble qu’en épousant l’œuvre de l’auteur étranger il faut qu’il y ait déjà un élan d’amour vers lui [...]. Et dans cet appel il y a une part proprement sensuelle. (VM : 178)
6C’est donc cet élan passionnel qui l’a amené à découvrir, avec une remarquable sûreté de goût, de nombreux jeunes poètes qu’il a publiés ou édités, avant qu’ils ne deviennent célèbres. Il a été le premier traducteur en français de Federico Garcia Lorca, le passeur de poèmes anglais, italiens, espagnols, portugais. Et il ne s’est pas davantage trompé lors de son contact initial avec la poésie de Pessoa. Mais s’il avoue que « chaque poète pose son problème spécifique » (VM : 173), il précise que « le cas de Fernando Pessoa [est] extrêmement complexe : le traduire c’est traduire une demi-douzaine d’auteurs » (VM : 180). Il souligne ainsi l’étrangeté de ce poète multiple, dont chacun des principaux hétéronymes est un cas particulier, a une biographie singulière et s’exprime dans un style qui lui est propre.
7Persuadé que toute traduction est perfectible, il a plusieurs fois revu les siennes, et, de façon quasi prophétique, il aspire au moment où, l’œuvre complète de Pessoa ayant été publiée, « il faudra s’adresser à une sorte d’équipe collégiale de traducteurs et [...] il y aura des séminaires souhaitables, des concertations collectives... » (VM : 187). Pour lui, il considère qu’il aura seulement « frayé une voie », qu’il aura été « le laboureur qui tranche le chiendent », plutôt un « défricheur » qu’un pionnier.
8Armand Guibert s’exprimait ainsi en 1977, comptant qu’il faudrait attendre encore vingt ou trente ans pour que l’œuvre complète de Pessoa fut publiée. On sait qu’elle ne l’est pas encore complètement. Mais c’est moins de dix ans plus tard, à partir de 1985, date du cinquantième anniversaire de la mort du poète, que l’essor des traductions françaises devait démarrer, devenir le travail d’une « équipe collégiale », et que le poète portugais devait être reconnu par tous comme l’un des plus grands du xx e siècle.
9Cependant, au long de quarante années, Armand Guibert avait obstinément, patiemment, frayé cette voie, ouverte à vrai dire par Pierre Hourcade. Si nous laissons de côté les poèmes traduits dans des revues ou des ouvrages collectifs, nous constatons que dès 1944, il publie chez Gallimard une sélection de Poésies d’Álvaro de Campos5. En 1955, paraissent l’Ode maritime chez Seghers et Bureau de tabac et autres poèmes aux éditions Caractères6. En 1960, alors que Pierre Jean Oswald publie Ode triomphale et autres poèmes d’Alvaro de Campos, Seghers accueille le Fernando Pessoa d’Armand Guibert dans sa collection « Poètes d’aujourd’hui »7, et sans doute beaucoup d’entre nous ont-ils d’abord connu le grand poète portugais grâce à ce livre. La même année, paraît chez Gallimard Legardeur de troupeaux et les autres poèmes d’Alberto Caeiro. En 1968, Gallimard lance cette fois une édition bilingue des Poésies d’Alvaro de Campos. En 1978, l’éditeur suisse Eibel publie : Fernando Pessoa, Visage avec masques, anthologie organisée et présentée par Armand Guibert, qui y livre aussi ses impressions de traducteur. L’Ode maritime est reprise en 1980 aux éditions Fata Morgana avec des illustrations de Vieira da Silva et le même éditeur sort cette année-là le texte bilingue (anglais-français) d’Antinous. En 1987, ce sont les Poésies d’Álvaro de Campos avec le gardeur de troupeaux et les autres poèmes d’Alberto Caeiro qui reparaissent chez Gallimard, tandis que les éditions Unes publient Opium à Bord. Il faut préciser que la plupart de ces livres comportent une importante préface qui éclaire le texte traduit.
10Cet aperçu chronologique permet de constater que durant une longue période, en gros du début des années quarante à la fin des années soixante-dix, Armand Guibert, assisté souvent de Pierre Hourcade, comme il se plaît à le souligner, a été le seul traducteur de Fernando Pessoa en français, et qu’il a affronté toutes les personnalités poétiques du poète portugais.
11Je me propose maintenant de vous offrir un choix de ses traductions, subjectif, comme tous les choix, mais qui vise à rendre compte de la diversité des textes traduits et de la complexité des problèmes qu’ils ont posé au traducteur. Les quatre principaux hétéronymes sont représentés dans ces textes. Plutôt que de les commenter tous, je me contenterai de les présenter et d’en souligner certains aspects, et je laisserai souvent la parole à Armand Guibert lui-même.
12Nous commencerons par Alberto Caeiro, contemplatif solitaire qui, à en croire Fernando Pessoa, est apparu soudain en lui le 8 mars 1914, s’imposant tout de suite comme son maître. Caeiro, gardeur de troupeaux qui n’a jamais gardé de troupeaux, vit proche de la nature, dont il se laisse pénétrer sans chercher à la comprendre. Plusieurs poèmes de Caeiro sont très longs. Ils sont tous en vers libres, non rimés, écrits dans un langage simple, voire familier.
Alberto CAEIRO, O guardador de rebanhos/Le gardeur de troupeaux
(II)
O meu olhar é nítido como um girassol. | Mon regard est net comme un tournesol. |
Creio no Mundo como num malmequer, | Je crois au Monde comme à une pâquerette, |
(pensar é estar doente dos olhos) | (penser c’est avoir mal aux yeux) |
Eu não tenho filosofia : tenho sentidos... | Moi je n’ai pas de philosophie : j’ai des sens... |
mas porque a amo, e amo-a por isso, | mais parce que je l’aime, et je l’aime [pour cette raison |
porque quem ama nunca sabe o que ama | que celui qui aime ne sait jamais ce qu’il aime, |
Amar é a eterna inocência, | Aimer, c’est l’innocence éternelle, |
(VIII)
A Virgem Maria leva as tardes da eternidade a fazer meia. | La Vierge Marie passe les veillées de l’Eternité à tricoter des bas. |
e o Espírito Santo coça-se com o bico | Et le Saint-Esprit se gratte du bec, |
e empoleira-se nas cadeiras e suja-as. | perché sur les fauteuils qu’il laisse empouacrés. |
13Armand Guibert note à propos de ses relations avec les textes de Caeiro et des libertés qu’il se permet avec lui :
Evidemment, tout chez Alberto Caeiro paraît simple, paraît souple, paraît lisse, paraît uniforme. Il y a une bonhomie pseudo-paysanne qui, j’en fais l’aveu, est plus facile à rendre en français. En traduction, c’est ce qui passe le mieux ; non, il n’y a pas ici de problème particulier. J’ai introduit dans la traduction de son livre, puisqu’il n’y a qu’un seul livre signé d’Alberto Caeiro, des termes qu’on pourrait me reprocher, comme [...] « empouacré » — ça, c’est une audace du traducteur mais qui constitue une espèce d’appoggiature de cette uniformité et de ce caractère lisse dont je [...] parlais. (VM : 181)
14Passons ensuite à Ricardo Réis, médecin qui a dû s’exiler au Brésil à cause de ses idées politiques, et qui est tout l’opposé de Caeiro. Ses poèmes, des odes inspirées des formes antiques, sont en général très courts, rimés, écrits avec élégance et recherche, dans des mètres classiques.
Ricardo RÉIS, Odes
Aqui, dizeis, na cova a que me abeiro, | En cette fosse sur laquelle je me penche |
Homem, um corpo choro ! | Et ces mains gisent ici. |
*** | *** |
Inglória é a vida, e inglório o conhecê-la. | Inglorieuse est la vie, inglorieux de la connaître. |
Os que se conheceram ! | Qui un jour se sont connus ! |
*** | *** |
Quanto faças, supremamente faze. | Ce que tu fais, fais-le suprêmement. |
Ce que tu fais, fais-le suprêmement. | |
*** | *** |
Para ser grande sê inteiro : nada | Pour être grand, demeure entier : rien |
*** | *** |
Aguardo, equânime, o que não conheço - | J’attends, d’une âme égale, l’inconnu - |
J’attends, d’une âme égale, l’inconnu - |
15Voyons ce que pense Guibert de cet hétéronyme virtuose et féru de classicisme :
Ricardo Reis, qui se dit le disciple d’Alberto Caeiro, mais qui, lui, use d’un langage extrêmement raffiné, qui a recours à la culture gréco-latine, qui se réclame d’Anacréon, et qui est toujours un peu artificieux, un peu guindé, avec des inversions multiples que Caeiro ignore ; et des ellipses déroutantes... (VM : 181)
16Le traducteur n’hésite pas à prendre des libertés : dans le premier poème cité, il modifie l’ordre des expressions dans les vers, et ajoute un vers. Spontanément, il adopte l’alexandrin pour rendre le décasyllabe portugais, et rejette les vers courts en fin de strophe. D’une façon générale, on remarque que Guibert a le souci du rythme, même s’il ne parvient pas toujours à obtenir des mètres français réguliers correspondant aux vers portugais.
17Les versions de 1960 revues en 1978 sont d’un grand intérêt : on voit que, dans les deux cas, les améliorations apportées correspondant à une réflexion plus approfondie sur le texte de départ.
18Voici maintenant Álvaro de Campos : c’est le premier hétéronyme rencontré par Armand Guibert, qui l’a entendu avant de le lire et a été enthousiasmé. C’est aussi le premier qu’il ait réussi à faire publier en français. La formation et les inclinations de Campos en font une personnalité bien différente de celle des précédents. Ingénieur, féru de modernité, de technologie, il a le goût des voyages et des expériences dangereuses.
19Armand Guibert semble avoir un faible pour Álvaro de Campos, dont il a aimé traduire les grandes odes à la Walt Whitman, au rythme torrentiel, chargées d’images fulgurantes, bien éloignées de celles de Ricardo Réis. Ces pages de l’Ode maritime nous en donnent une idée.
Álvaro de CAMPOS, Ode marítima (fragmentos)/Ode maritime (fragments)
Sòzinho, no cais deserto, a esta manhã de Verão, | Tout seul, sur le quai désert, dans ce matin d’été, |
erguem-se velas, avançam rebocadores, | Que se lèvent des voiles, qu’avancent des remorqueurs, |
Olho de longe o paquete, com uma grande independência de alma, | Je regarde de loin le paquebot, avec une grande indépendance de l’âme, |
………………… | ……………... |
Ah seja como for, seja por onde for, partir ! | Ah, n’importe comment et n’importe où, partir ! |
levado, como a poeira, plos ventos, plos vendavais ! | Soulevé comme la poussière, par les vents et les ouragans ! |
………………. | ………………. |
No mar, no mar, no mar, no mar, | A la mer, à la mer, à la mer, à la mer, |
Salgar de espuma arremessada pelos ventos | Saler de lecume rebroussée par les vents |
flagelar, cortar, engelhar de ventos, de espumas, de sois, | Flageller, couper, battre de vents, d’écumes, de soleils, |
20Les libertés du traducteur sont ici très limitées et judicieuses. Le rythme passe parfaitement en français. Álvaro de Campos a probablement été l’hétéronyme préféré d’Armand Guibert, qui observe à son sujet :
Álvaro de Campos n’offre pas [...] de problème de traduction vraiment insoluble. Son cosmopolitisme, sa rhétorique, son goût du verbe en liberté, de la réitération, de l’élan panique et du cri, [... :] Les poètes qui relèvent de cette école sont d’une seule pièce, linguistiquement et sémantiquement parlant. Je ne crois pas qu’il y ait le moindre mystère dans leur prose ou dans leurs vers. Mais Álvaro de Campos a écrit ceci : “Je change mais je ne change guère”. C’est vrai. À l’intérieur de cette hétéronymie particulière de Campos – parce que, lorsqu’il s’apaise après avoir poussé ses vociférations, il retombe dans la nostalgie de l’enfance, dans le culte de la solitude, dans la célébration de la mort – il y a là aussi une espèce de nudité dans l’aveu, une simplicité d’âme et d’humanité primaire qui rendent son vers directement transmissible. (VM : 182)
21Si je termine par Fernando Pessoa, c’est non seulement parce qu’en définitive c’est lui le démiurge créateur de tous ces poètes divers, mais aussi parce que c’est lui qui se révèle au bout du compte le plus difficile à traduire. Comme le remarque à juste titre Guibert :
Si nous en revenons au personnage de Fernando Pessoa lui-même, qui a signé de son nom d’état civil une grande partie de son œuvre et dont on découvre tous les jours des inédits, eh bien il y a là toute une variété, il y a plusieurs hétéronymes disons : inavoués, à l’intérieur de Fernando Pessoa orthonyme. Il y a le poète ésotérique qui a une espèce de ton sacral [...]. Et puis, le Pessoa lyrique est déjà différent du Pessoa ésotérique. Il n’est ni prophète, ni vaticinant, ni cryptique, mais il rend du moins le sentiment tragique de toute vie et singulièrement la sienne qui fut une vie secrète, une vie de dépassement, une vie de combustion interne.
Dans cette langue du Pessoa orthonyme il y a un formulaire pas toujours réductible à la grammaire classique, avec des constructions qui ne cessent de tourmenter les exégètes les plus subtils de son propre pays. (VM : 182-183)
22Les échantillons que nous allons observer illustrent ces divers aspects de la poésie signée Pessoa, même si les textes tirés de Message ne sont pas vraiment ésotériques.
23Lecture
Fernando PESSOA, Mensagem/Message
O QUINTO IMPÉRIO | LE QUINT EMPIRE |
Triste de quem é feliz ! | Tristesse de l’homme heureux ! |
Eras sobre eras se somem | Siècle sur siècle s’abolit |
E assim, passados os quatro | Et ainsi, révolues les quatre |
Grécia, Roma, Cristandade, | Grèce, Rome, Chrétienté, |
MAR PORTUGUÊS | MER PORTUGAISE |
Ó mar salgado, quanto do teu sal | O mer salée, de ton sel quelle part |
se a alma não é pequena. | Si l’âme n’est pas mesquine. |
AUTOPSICOGRAFIA | AUTOPSYCHOGRAPHIE |
O poeta é um fingidor. | Le poète sait l’art de feindre. |
E os que lêem o que escreve, | Et ceux qui lisent ses écrits |
E assim nas calhas de roda | Et ainsi, en ses engrenages |
*** | MOISSONNEUSE |
Ela canta, pobre ceifeira, | Elle chante, pauvre moissonneuse, |
ondula como um canto de ave | Ondule ainsi qu’un chant d’oiselle |
Ouvi-la alegra e entristece, | Sa voix rend triste et joyeux tout ensemble, |
O que em mim sente ‘stá pensando. | La sensation en moi se fait pensée. |
Ah, poder ser tu, sendo eu ! | Ah ! pouvoir être toi, restant moi-même ! |
pesa tanto e a vida é tâo breve ! | Est si lourde, et si brève la vie ! |
24Comme on voit, les poèmes choisis sont écrits en mètres réguliers, mais variés : vers de 7 syllabes dans O Quinto Império ; vers de 10 et 8 syllabes alternés dans Mar portugais ; vers de 8 syllabes dans les deux derniers poèmes. De plus ils sont rimés. Le traducteur prend de nombreuses libertés avec ces rythmes, qu’il ne veille à rendre que de temps en temps, mais il semble chercher à introduire sinon des rimes, au moins des assonances à la fin des vers. Dans Mer portugaise, il a ajouté un vers à la première strophe, rompant ainsi le parallélisme des deux strophes.
25En revanche, il est parvenu à aligner des mètres presque complètement réguliers dans Autopsychographie. Le résultat est de nouveau irrégulier dans Moissonneuse, où en revanche assonances et rimes apparaissent.
26Ces exemples limités illustrent bien le travail accompli par Armand Guibert, sa connaissance de la langue portugaise, sa capacité à transmettre au lecteur le sens autant que la forme des poèmes, son goût de l’écriture rigoureuse (parfois trop) et aussi la fantaisie de cet « homme vigie de la poésie »8, qui le conduit parfois à des créations insolites (« empouacrés »), à des titres heureux (Opium à bord).
27Cependant, dès la fin des années soixante-dix, de nouveaux traducteurs se sont affrontés à l’œuvre de Pessoa, et l’entreprise collective envisagée en 1978 s’est réalisée à partir des années quatre-vingt, s’accélérant après l’exposition organisée en 1985 au centre Georges Pompidou, exposition dont rend compte le beau livre Fernando Pessoa, poète pluriel9, auquel a participé Armand Guibert. D’ailleurs, il a aussi participé, comme préfacier, à l’entreprise des éditions Bourgois qui ont méthodiquement fait traduire en français les œuvres de Fernando Pessoa. Dans le même temps, d’autres éditeurs, en particulier les éditions de La Différence, menaient des actions parallèles. Et il devenait difficile à un lecteur cultivé d’ignorer le nom de Pessoa. Enfin, couronnement de la renommée, la bibliothèque de la Pléiade a accueilli les œuvres du poète portugais dans des traductions nouvelles. Même si on regrette que les éditeurs aient jugé inutile de faire figurer dans ce beau livre, pour mémoire et, peut-être, en manière d’hommage, une bibliographie des traductions françaises antérieures, on ne peut qu’admirer le travail des traducteurs.
28Mais aurait-il été aussi accompli si le patient labeur du « défricheur » ne les avait pas précédés ? Un défricheur qui déclarait : « Je n’ai pas voulu, en vérité, être autre chose que l’interlocuteur de ce mort plus vivant à mes yeux que l’immense partie de l’humanité massicotée qui, aujourd’hui même et à cette heure, fait son vain bruit ». (VM : 188)
Notes de bas de page
1 Robert Bréchon, « Armand Guibert et Fernando Pessoa », in Une famille de rebelles, Hommage à Armand Guibert (1909-1990), Cognac, Le Torii Éditions, 1992, p. 55-60.
2 Armand Guibert évoque à plusieurs reprises cette prise de contact (« Cette ode, je l’avais entendue avant de la voir imprimée »), lors des premières représentations de l’Ode, dont parle João Gaspar Simões : « Pessoa, dont on fêtera en 1988 le premier centenaire, devait être évoqué pour la première fois dès 1938 à la Casa das Beiras par Manuela Porto, la première à réciter en public l’Ode maritime [...] » (João Gaspar Simões, Retratos depoetas que conheci, Porto, Brasilia Editora, 1974, p. 86-87. Information transmise par Mme Albertina Pereira-Ruivo, à qui nous exprimons ici nos remerciements).
3 « Entretien avec Armand Guibert par Pierre Rivas », in Fernando Pessoa, Visage avec masques, traduit du portugais et présenté par Armand Guibert, Lausanne, Alfred Eibel, 1978, p. 167-188. Désigné dans la suite de la communication par VM.
4 « Quel plaisir vaut celui-là ? Faire partager son bonheur à ceux qu’on aime ? L’affection, l’amour-propre et même la vanité y trouvent leur compte. » Valery Larbaud, « Joies et profits du traducteur », Sous l’invocation de Saint Jérôme, Paris, Gallimard, 1946, p. 74.
5 Poésies d’Álvaro de Campos, Traduction et préface d’Armand Guibert, Paris, Gallimard, 1944.
6 Álvaro de Campos/Fernando Pessoa, Ode maritime, Traduit du portugais par Armand Guibert, Paris, Seghers, 1955. Fernando Pessoa, Bureau de tabac et autres poèmes, Paris, Éd. Caractères, 1955.
7 Álvaro de Campos/Fernando Pessoa, Ode triomphale et autres poèmes d’Alvaro de Campos, Paris, P.J. Oswald, 1960. Fernando Pessoa, par Armand Guibert, Paris, Seghers, Coll. « Poètes d’aujourd’hui », 1960. Le gardeur de troupeaux et les autres poèmes d’Alberto Caeiro/Fernando Pessoa, Paris, Gallimard, 1960.
8 Robert Bréchon, « Armand Guibert et Fernando Pessoa », op. cit., p. 56.
9 Fernando Pessoa, poète pluriel (1888-1935), Paris, BPI/Centre Georges Pompidou/La Différence, 1985.
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Jorge Amado
Lectures et dialogues autour d'une œuvre
Rita Olivieri-Godet et Jacqueline Penjon (dir.)
2005