Forces et faiblesses de Porto dos Milagres, adaptation télévisée de Mar Morto
p. 193-203
Texte intégral
1La problématique de la réécriture contient la pensée de la transformation : elle d’autres d’autres temps, d’autres points de vue et, ainsi, elle fabrique espaces, projette d’autres textes qui viennent modifier les formats des textes premiers. De cette manière, le passage du texte littéraire au récit téléfictif implique, d’abord, l’adéquation d’un texte clos à une structure sérielle déterminant un monde fictif qui prend forme peu à peu. Un univers fictif achevé, de l’ordre du champ restreint, entre dans le domaine élargi et, de la sorte, les enjeux des transformations sont multiples. Le récit littéraire est renouvelé en une sorte de récit qui doit subir l’influence d’autres médiations (le jeu des acteurs et le montage configurant l’aspect audiovisuel, entre autres) et conserver un certain degré de transparence, c’est-à-dire un ordre de vraisemblable contenant des prévisibilités réalistes. En outre, ce régime réaliste, traité dans le récit audiovisuel, sériel et simultané à l’acte de réception, produit nécessairement des interactions pragmatiques entre fiction et fait d’actualité. Même si l’adaptation est faite à partir du récit de siècles passés, les mythologies et les systèmes idéologiques qui pourraient être cristallisés comme signe abstrait ou comme symbole d’une époque révolue sont susceptibles de régresser vers une aire virtuelle qui brise les significations conventionnelles et les relie aux possibilités existentielles de la contemporanéité.
2Le récit téléfictif est un récit de l’actualité et, dans cette voie, aborder les transformations des récits littéraires à l’écran c’est s’aventurer sur un terrain à la fois connu et miné. C’est que ces transformations présentent tantôt des développements cohérents et réussis de la personnalité des personnages, tantôt des développements perçus, par un public lecteur des romans, comme déformés, ou tout à fait différents des personnalités des textes de départ.
3Dès lors, la question qui se pose est celle d’un lien articulé entre les personnages et les deux formes de récits, le littéraire et le téléfictif. Concernant la téléfiction, nous avons toujours affirmé que le personnage1 est le commandant textuel du réseau idéologique des discours narratifs. Il peut susciter des questions psychologiques et sociales, mais il est surtout une possibilité d’individualisation des médiations et des compromis avec les intrigues orientées et les messages distincts intégrés. Ceci souligne une capacité d’adaptation des personnages aux réactions des télé-récepteurs et l’entretien constant des rapports production/réception. C’est la construction d’un savoir-faire téléfictif qui se manifeste non seulement dans l’utilisation des principes testés et approuvés dans la construction de l’écriture et dans la mise en œuvre d’une réalisation de plus en plus élaborée à partir des ressources techniques, mais aussi dans une capacité d’adaptation aux réactions des télé-narrataires.
4En effet, si les récits télévisés se présentent en épisodes sériés avec un degré de transparence référentielle accentué, il semble évident que cette perspective dialogique avec la réception ouvre la voie à une intégration de figures liées à une interaction communicative socialisable. Daniel Dayan2 définit une série d’attributs positifs qui permettent de dresser l’image d’un public où peuvent s’inscrire les circonstances particulières d’interlocution, de regroupement et d’argumentation. D’une façon très générale, nous pouvons y repérer un attribut relatif à la capacité d’engendrer un type de sociabilité accompagné d’un autre attribut concernant un pouvoir de délibération interne. Et, à partir de là, un public manifeste la capacité de défendre certaines valeurs, en référence à un bien commun et à un univers symbolique partagé, et est susceptible de traduire ses goûts en demandes.
5À ce processus d’encadrement invisible, s’accomplissant dans et par un mouvement d’interactions entre les textes et les communautés de récepteurs, il faudrait associer maintenant les réflexions de certains chercheurs québécois qui sont dépassés par un phénomène, d’après eux, miraculeux. Roger de la Garde3 nous montre les interrogations de Jean-Pierre Desaulniers : Comment une population d’environ six millions de francophones dans un continent anglophone peut produire un « nombre démesuré d’heures pour les séries dramatiques, comparativement au reste du monde, lesquelles se classent toujours premières parmi les 30 émissions les plus écoutées4 et établissent des niveaux records des cotes d’écoute année après année, et ce pendant maintenant un demi-siècle ? » De la Garde continue ses réflexions en affirmant que Desaulniers n’est pas le seul, que tout le monde s’est posé peut-être la même question et que la réponse tombe toujours sous le sens de l’évidence : « parce que c’est nous, parce que ça nous ressemble ». C’est d’ailleurs ce que dit la majorité des chercheurs en suggérant que le petit écran a été un lieu par excellence de rassemblement et de débats qui a bien expliqué aux Canadiens français comment ils étaient et quelle langue ils parlaient.
6C’est ainsi que Desaulniers nous invite à voir le téléroman comme un lieu de rassemblement (l’effet miroir) mais surtout comme un lieu de passage (l’effet fenêtre). Cela veut tout simplement dire que le Québec s’identifie à ses personnages et entretient avec eux des rapports historiques privilégiés, mais, dans le même temps, il s’ouvre vers le monde, vers d’autres cultures, vers la modernité et vers son américanité, comme le dit De La Garde, américanité qui s’exprime surtout comme une mémoire actualisée d’un Québec en devenir. Ce dernier auteur refuse d’ailleurs les jugements de Gérard Bouchard selon lesquels les élites québécoises, contrairement aux élites états-uniennes, ont tourné le dos aux figures légendaires d’américanité, du fond populaire pionnier, et ont préféré façonner leurs héros mythiques selon le point de vue des Européens5. De la Garde s’y oppose en citant encore Desaulniers : « le véritable légendaire du Canada français dans son urbanité et dans son américanité moderne a été créé et il se nomme Québec. » Si nous en revenons au Brésil maintenant, il y a lieu de noter que depuis 1968, lorsque la TV Tupy a mis en scène le personnage de Beto Rockfeller6, censé incarner le type moyen brésilien, permettant à la scène de prolonger la réalité empirique de son public, le récit téléfictif a été capable d’articuler les effets miroir et fenêtre. L’effet miroir révèle une mise en scène de personnages venus de tous les milieux et de toutes les classes sociales, reliés entre eux par la nature de leurs rapports amicaux et sociaux. Les téléspectateurs ont commencé à retrouver au petit écran la langue brésilienne actuelle, remplaçant les styles démodés des drames importés ; ils se sont retrouvés également dans la familiarité de nouveaux personnages et à travers la nature de leurs conflits. De même, dans les années 80, la téléfiction a commencé à déborder le cadre des contraintes thématiques purement sentimentales et à engager des débats sur la corruption politique et l’exploitation religieuse qui régnaient dans le pays7. La télévision contribuait à montrer que l’époque de la censure et de la peur imposées par le gouvernement militaire était révolue. En ce sens, l’effet miroir tendait à s’amplifier tout en permettant la découverte par les publics de différents aspects de leurs réalités et tout en permettant également l’instauration des effets fenêtre, responsables de la formation d’une sociabilité autour des trames télévisuelles.
7Quand la TV Globo a dominé la télédramaturgie à partir des années 70, il y avait déjà trois styles de fiction susceptibles d’impliquer les publics dans les histoires narrées : 1) le style rural, dans le but de toucher les nouveaux publics des campagnes par des dramatisations où les conflits de la lutte pour la terre étaient pris en compte ; 2) le style historique qui présentait une vision historique parfois de l’esclavage africain ou d’autres fois de l’immigration italienne ; 3) les œuvres d’auteur, les adaptations proprement dites des récits littéraires.
8Il faut remarquer que la mise en forme de ces trois styles implique un compromis entre le maintien d’un répertoire narratif traditionnel, c’est-à-dire connu par d’autres discours, et l’obligation d’introduire des informations nouvelles en tenant compte de la sérialité et de la durée de la production (6 à 8 mois).
Les adaptations de Jorge Amado
9Les romans de Jorge Amado, on le sait, ont toujours été propices aux adaptations télévisuelles dans la mesure où ils ont donné vie à des personnages représentatifs de communautés culturelles bien démarquées, existant soit dans la ville capitale Salvador, soit dans la zone du cacao, défrichée par les ressortissants des régions semi-arides du Nord-Est du Brésil. Le résultat est qu’Amado produit un effet miroir crucial : il rejoint l’idée de l’hybridité culturelle de notre américanité. Il situe précisément l’identité culturelle brésilienne dans les rapports entre plusieurs cultures, dans la rencontre qu’elles ont produite et dans le mélange de voix que la rencontre a suscité, et il signale l’incompréhension relative ou totale générée par les peuples distincts. Pour l’essentiel, l’œuvre d’Amado renferme une définition de ce qu’est la société brésilienne ou plus précisément bahianaise, tout en mettant en scène les figures légendaires d’américanité.
10La telenovela Porto dos Milagres contient des personnages de plusieurs romans, mais elle est surtout une adaptation de Mar Morto (1936) et de La Découverte de l’Amérique par les Turcs (1992). Pour discuter des forces et des faiblesses de cette adaptation, il faut observer tout d’abord la formation symbolique de Mar Morto. C’est le cinquième roman de Jorge Amado qui composait jusqu’alors des récits relatifs à la spoliation des petits paysans et à l’asservissement des ouvriers agricoles dans la région du cacao. La condition très précaire des hommes de la mer va donner à Mar Morto une allure lyrique qui le distingue des récits terriens réalistes qui caractérisent la génération des années 30.
11L’histoire narrée dans Mar Morto est avant tout une histoire d’amour entre un pêcheur, Guma, qui habite sur les quais de la Basse Ville, et Livia, une fille de la classe moyenne qui habite la Haute Ville. Nous pouvons immédiatement noter que cette relation va mettre en relief non seulement la nature des sentiments entre deux personnes de classes sociales différentes, mais va surtout souligner les écarts socio-économiques entre les communautés de la Basse Ville et celle de la Haute Ville de Salvador, capitale de l’État de Bahia, situé dans le Nord-Est, et qui fut la première capitale du Brésil jusqu’en 1763.
12Dans la Basse Ville, tout le monde sait que les hommes meurent en mer et que les femmes vont se prostituer pour être capables de survivre et d’élever leurs enfants jusqu’à ce que les garçons soient en mesure d’affronter la mer comme leurs pères. La mer détermine ainsi une véritable floraison de symboles qui viennent consteller la destinée des ces hommes et de ces femmes, laissés pour compte par les régimes socio-politiques de leur pays.
13Cette floraison de symboles maritimes peut être reliée au mythe américain et à l’inconscient collectif des habitants du Nouveau Monde8. Il y a, comme à propos du Moby Dick (1851) de Melville, une attitude mâle qui pousse les hommes à vouloir conquérir les forces sauvages du continent, et une attitude plus féminine et mystique qui incline à la symbiose avec la terre sacrée. Comme Melville, Amado travaille sur cette équation entre la terre et la mer, attribuant à celle-ci le symbolisme d’une Amérique idéale et mystique. La mer devient un signe d’idéaux, parce qu’elle permet la rencontre d’hommes différenciés, et signe de passage, apte à permettre l’aboutissement du rêve américain de fondation de projets utopiques à travers le continent. En même temps, elle est mystique, sacrée et indomptée, tout en demeurant rebelle aux projets définitifs de conquête. On pourrait rappeler ce que dit Morency9, à propos de Moby Dick, pour considérer que Mar Morto aussi porte moins sur la mer que sur l’Amérique : c’est une nouvelle lecture du grand mythe continental.
14Le passage du roman au registre audiovisuel implique des changements dans la trame et dans le caractère des personnages, mais il est important de souligner que les nouveaux scripteurs ou narrateurs (comprenant l’ensemble des écrivains, réalisateurs, directeur artistique, éclairagistes, etc.) travaillent cette tension organique entre le connu et le nouveau qui est l’essentiel de l’expérience collatérale pour avoir la participation du public.
15Guma est un pêcheur moderne, ayant affaire aux nouvelles technologies et coordonnant les relations commerciales entre la communauté des pêcheurs et les grands réseaux distributeurs des poissons et fruits de mer dans la ville. On n’est pas dans la capitale Salvador, comme dans le roman, mais à Porto dos Milagres, un village fictif, qui possède un maire corrompu, destiné à boycotter le commerce des hommes du port. Le pêcheur du texte de départ est un personnage plutôt introspectif10 qui, ne comprenant pas politiquement les raisons de la mauvaise qualité de vie de la population de la Basse Ville, accepte de vivre l’utopie maritime de Iemanjá11, la déesse des eaux, un Orixá, qui conduit les hommes vers un royaume de richesse et d’amour12.
16Ce qui est très important c’est que le personnage moderne de Guma combine ces réseau de signes utopiques culturels avec l’attitude politique et militante des personnages que l’on trouve dans d’autres ouvrages d’Amado des années 40, quand il est vraiment devenu membre du parti communiste. De cette façon, le texte télévisuel construit une nouvelle cohérence narrative qui renvoie à des objets reconnus comme appartenant à des produits littéraires déjà lus, lesquels deviennent indices pour accéder à de nouvelles valeurs symboliques. En effet, la déesse de l’utopie marine vient diriger la force corporative des pêcheurs syndiqués. C’est donc dire que la telenovela, tout en construisant cet ensemble narratif, récupère la force militante de la culture populaire d’origine africaine qui a été perdue pendant les dernières décennies au profit d’exhibitions folkloriques à but touristique.
17Force est alors de reconnaître que les icônes présentées, à partir d’une trame connue, doivent plutôt être saisies comme des projections (un personnage leader (Guma), la communauté des pêcheurs, la sirène marine (Iemanjá), et un personnage (Livia) qui milite et qui travaille auprès de son amoureux) pour une trame moderne qui compose des relations indicielles assez puissantes pour alimenter l’émergence de messages compatibles avec l’esprit de la collectivité, puis pour créer les conditions nécessaires pour le partage symbolique des groupes de publics. Plusieurs études sur la réception de ce récit audiovisuel ont montré des changements de comportement dans des coopératives de pêcheurs et des associations communautaires. Dans le Rio Grande do Norte, Amaral13 montre comment le thème de la formation des coopératives, qui n’existe pas dans Mar Morto, a été suivi et débattu par des groupes de pêcheurs, à un point tel qu’il est devenu l’argument le plus important de la trame pour ces groupes. Le vilain de l’histoire, le maire Félix Guerreiro, accompagné de son homme de main, Eriberto, joue le rôle du médiateur, celui qui achète les poissons, au port, à bon marché, pour les vendre ailleurs beaucoup plus cher. Et justement à force de visionner le feuilleton télévisé et de débattre sur le besoin de se procurer des frigorifiques et des camions, pour être capables de commercialiser eux-mêmes les produits, sans la présence des médiateurs exploiteurs, les pêcheurs du Rio Grande do Norte ont décidé de faire exactement comme les personnages de la telenovela.
18Mais il faut observer la mise en place d’une communication politique comme lieu de lecture et d’interprétation des enjeux du moment. Félix Guerreiro, le maire, représente le politicien corrompu qui ne se gêne pas pour manipuler les électeurs, pour détourner l’argent public pour ses propres intérêts et pour faire du chantage auprès de ses partisans politiques, afin d’être choisi comme le candidat au gouvernement de Bahia et, plus tard, à la présidence du Brésil, comme il l’affirme continuellement. Félix est le propriétaire d’une industrie textile et, à cause de contrats fabuleux avec les Japonais, il refuse d’installer des filtres antipolluants, provoquant ainsi des désastres écologiques. Les produits chimiques de l’industrie sont jetés dans la rivière qui traverse la ville en tuant tous les poissons, ce qui réveille la révolte des pêcheurs et de toute la population, car la rivière se jette dans la mer.
19À l’opposé, se trouve Guma qui, en organisant les coopératives de pêcheurs, se révèle comme un leader de la communauté. En tant que porte-parole du peuple de Porto dos Milagres, Guma est convoqué par Félix Guerreiro qui lui propose une alliance politique par laquelle il ferait voter les pêcheurs pour Félix en échange d’un poste politique. Guma refuse cette alliance, ce qui construit un profil de leader honnête, préoccupé des causes sociales, qui ne cède pas à la corruption politique : le nouveau type de chef que les Brésiliens désirent, lequel, venant des couches les plus défavorisées, doit connaître mieux que quiconque les besoins de la nation.
20On le voit, l’affrontement de Félix et de Guma configure effectivement une aire de communication politique qui permet l’intersection entre trois espaces symboliques que sont l’espace public, l’espace politique et l’espace communicationnel. Elle est le lieu où se lisent les thèmes politiques en débat qui se sont dégagés de l’espace public et de l’espace politique. L’intérêt de la transposition d’un roman en une telenovela14 est de montrer le potentiel représentatif de certains personnages et de thèmes susceptibles de générer des problèmes sur lesquels se règlent les affrontements idéologiques du moment.
21Outre cette complexité croissante du texte audiovisuel, il ne faut pas oublier une solidarité représentative entre l’image du pêcheur et l’image de la mer – la mer océane des aventures15. Guma a besoin de la mer et de sa mythologie pour exister socialement et politiquement, pour construire sa personnalité de combattant. L’ordre signifiant de ce personnage est le fondement d’une relation avec le téléspectateur, et il implique la confiance qui s’instaure entre texte et interprète dans le contexte de la réception. L’icône de la mer, avec son registre mythologique Iemanjá, reçoit une nouvelle impulsion qui met en évidence une dynamique métaphorique comportant plusieurs possibilités significatives.
22Le caractère représentatif de la mer, dans la nouvelle fiction télévisée, agit comme un signe véhicule, c’est-à-dire qu’il remplit une fonction de médiation qui est de créer de nouvelles cohésions pour l'effet fenêtre. Il réalise ainsi une plongée dans les territoires de l’histoire (une histoire qui se présente comme un affrontement de cultures différentes (blanche, noire et amérindienne)), fédérateur de l’utopie américaine, du Nouveau Monde, touchant à l’hybridisme culturel, parlant de toute une histoire de rencontres colonisatrices et l’actualisant. C’est en somme un signe qui vient assurer la cohésion d’ensembles textuels historiques, puis les dépasser ; en racontant autrement l’histoire narrative de Mar Morto, Porto dos Milagres ré-élabore l’histoire des origines du peuple brésilien en la plaçant dans un lieu sémiotique lié à l’histoire moderne.
23Et justement, dans cette histoire moderne, le grand débat repose sur la possibilité qu’un homme issu du peuple et des mouvements sociaux et syndicaux puisse accéder à une haute fonction de l’État et qu’il soit le signe d’une démocratie parvenue à sa pleine maturité. Ce serait ainsi une fonction basée sur le combat contre la corruption et l’impunité. De cette manière, l’ouvrage montre la trajectoire d’un leader communautaire qui devient leader syndical, et finalement président d’un parti politique – Le Parti des causes des travailleurs – par lequel il pourra être élu gouverneur de l’État de Bahia. Avec Guma, contre les méfaits de Félix, militent le médecin Rodrigues et l’institutrice Dulce qui, dans Mar Morto, s’occupent des familles des pêcheurs, en attendant un « miracle » dans leur vie.
24Si on observe maintenant les faiblesses de l’adaptation, il y a lieu de noter deux thématiques qui éloignent la telenovela du roman. D’abord, Esmeralda, la femme du compagnon de Guma, Rufino, représente une jeune fille obsédée par le pêcheur au point de s’allier au fils de Félix pour créer des situations fâcheuses dans le but de séparer Livia et Guma. C’est la thématique séculaire des amours malheureuses, animée par des attitudes de jalousie et de haine, pour faire rebondir les intrigues des fictions populaires.
25Mais c’est la violence, présente surtout dans le dernier épisode, lorsque Rosa Palmeirão tue Félix Guerreiro16, élu gouverneur de Bahia, avec un poignard en criant le mot Justice/, qui a suscité une grande révolte de la part du public téléspectateur. Le journal A Tarde a publié un Cahier spécial consacré à ce dernier épisode le 7 octobre 2001, à un moment où le monde était choqué par la violence des attentats perpétrés contre les États-Unis, et on accusait les fictions qui s’adressent aux masses, certains films de Hollywood et des séries télévisuelles, de propager une culture de violence gratuite. Le journal a publié les points de vue de la poétesse et directrice de la Fundação Casa de Jorge Amado, Myriam Fraga (qui a intitulé l’ouvrage Port de la Fraude), de psychiatres, d’anthropologues et de professeurs universitaires dans le domaine des lettres et de la communication, qui ont été unanimes à dire que cette violence gratuite est une caractéristique d’une Bahia du passé qui réfléchissait peu sur les processus civilisateurs et sur les droits des citoyens. Le fait est que cette dernière scène a eu pour effet d’annuler la force représentative que l’adaptation d’Aguinaldo Silva a donnée à l’action politique du personnage de Guma.
En guise de conclusion
26Si la téléfiction, en général, est liée à l’actualité par ce qu’on appelle le merchandising social17, en engageant des débats sur des problèmes importants de la société, un récit tiré des romans de Jorge Amado permet de toute évidence de développer plusieurs thématiques sociales, politiques et culturelles.
27Une question fondamentale qui se pose est de savoir quelles sont les stratégies disponibles dans le texte littéraire capables d’articuler les effets miroir et fenêtre, si importants pour la téléfiction. En ce qui concerne le cas particulier d’Amado, l’explicitation d’une signifiance intrinsèque à la culture populaire brésilienne, dans sa formation hybride, permet de proposer un réseau de signifiances extrinsèques où peuvent être incorporés des éléments extra-textuels constitutifs d’une signification sociale. Le récit d’Amado adopte le discours d’une révolte contre la discrimination raciale, qui est aussi une discrimination de classe, tout en dévoilant les formations culturelles d’origine africaine ; tout en montrant, aussi, les préjugés bourgeois contre ces populations noires laissées pour compte. Rehaussée donc au niveau d’une thématique explicite, la confrontation entre ces cultures, considérées comme fondatrices, la blanche, la noire et l’amérindienne, sert à construire une mémoire nationale qui permet d’insérer le peuple dans son histoire. Cela revient à dire que l’écrivain met avant tout en scène les figures légendaires de notre américanité en renfermant une définition de ce qu’est la société brésilienne, mais il permet le dépassement du réalisme du miroitement des situations sociales et des lieux, dans la mesure où il suscite un récit du devenir capable de montrer au public ce qu’il pouvait et ce qu’il voulait être.
28Du point de vue de la fiction télévisée, un système représentatif est organisé comme un réseau de processus de production et de réception de messages en interaction. L’activité cognitive quotidienne articule des éléments hétérogènes dans un système d’interdépendance. Au Brésil, on envisage de plus en plus d’approfondir les analyses de la réception des telenovelas dans le but de capter les médiations des identités régionales dans un réseau d’intégration nationale. Porto dos Milagres révèle pour les autres régions les spécificités du symbolisme afrobahianais, surtout vis-à-vis des signes maritimes ; d’autres telenovelas démontrent les particularités de l’immigration italienne et il y en a qui mettent en scène toutes les références du monde rural avec ses luttes pour la possession de la terre. Dans tous ces exemples, il est fondamental d’observer que la téléfiction met en lumière les processus qui créent des publics nationaux, à partir des symboliques régionales. On voit ainsi émerger l’effet fenêtre en faisant surgir : 1) un sentiment d’appartenance : les communautés régionales incorporent les similarités et les différences représentatives, à travers la langue commune, comme des éléments d’un vaste territoire national ; 2) la création de réseaux spécifiques de sociabilité : conversation, débats, assimilation des expressions linguistiques, des modes et des styles de vie diffusés par les émissions ; 3) une propension à émettre des demandes concernant la vie des personnages des trames ; 4) une propension à défendre les valeurs du noyau argumentatif sélectionné face à d’autres groupes de public qui en choisissent d’autres.
29Il faut considérer que, dans le découpage narratif de l’axiologie téléromanesque, il existe différents actes discursifs de production qui se recoupent. En ceci, précisément, un exemple d’une adaptation télévisée d’une œuvre littéraire, détermine un processus dynamique d’interprétation existentiellement connecté au contexte culturel de la réception. Cette connexion a la fonction de placer les textes émis au sein d’une pluralité interprétante de telle sorte qu’ils puissent alimenter de nouveaux échanges et de nouvelles demandes par les interprètes.
Notes de bas de page
1 Lícia Soares de Souza, Représentation et idéologie : les téléromans au service de la publicité, Montréal, Éditions Balzac, 1994.
2 Daniel Dayan, Télévision, le presque-public, Réseaux no 100 – CENT/HERMES Science Publications – 2000, p. 429-456.
3 Cf. Roger De La Garde, Le téléroman québécois : une aventure américaine, communication au I Colloque Interaméricain Brésil-Canada de Sciences de la Communication avec le thème : Amérique, terre d'utopies T, tenu à Salvador, Bahia, Brésil en septembre 2002, p. 1.
4 Roger de la Garde, Le téléroman québécois : une aventure américaine. Communication au I Colloque Brésil-Canada de Sciences de la Communication, Salvador, Brésil, septembre 2002.
5 L’exemple le plus important est le roman pionnier du terroir Maria Chapdelaine de Louis Hémon.
6 Beto Rockfeller est aussi le titre de la telenovela qui introduit des changements de forme et de contenu. Voir notre ouvrage : Représentation et idéologie : les téléromans au service de la publicité, Montréal, Editions Balzac, 1994.
7 Roque Santeiro (1985) du dramaturge Dias Gomes est le premier exemple.
8 Comme le dit Jean Morency, dans les littératures américaines, la mer est naturellement associée au monde des origines, tandis que le continent est présenté comme le symbolisme de l’établissement qui fonde des identités et attribue un sens particulier à la destinée (Jean Morency, « La thématique de la mer et la structuration de l’œuvre romanesque de Jacques Poulin », in Melvin Gallant (dir.), Mer et littérature, Moncton, Éditions d’Acadie, 1992).
9 Jean Morency, Le mythe américain dans les fictions d'Amérique, De Washington Irving à Jacques Poulin, Québec, Nuit Blanche Éditeur, 1994, p. 79.
10 C’est pour cette raison que beaucoup de lecteurs ont accusé les télé-auteurs de briser le lyrisme du roman.
11 Cette variante des sirènes marines permet l’émergence d’une constellation signique échafaudée autour de la race, de la religion, des valeurs et de l’exil d’une culture (africaine), venue d’un autre continent pour fusionner avec d’autres cultures dans cette nouvelle terre brésilienne.
12 Il est très intéressant de savoir que l’œuvre de Jorge Amado a été responsable de la reconnaissance et de l’institutionnalisation de cette culture d’origine africaine qui était repoussée par les élites brésiliennes et même bahianaises. Le candomblé, religion d’origine africaine, dont les dieux sont nommés Orixás, était interdite jusqu’au milieu du xxe siècle. Ceux qui insistaient pour la pratiquer étaient persécutés par la police et incarcérés. On voit combien l’œuvre d’Amado a contribué à mettre la culture populaire d’origine africaine au premier plan de la scène bahianaise, au point que le journal Le Monde du 8-8-2001, commentant les funérailles de l’auteur traite Jorge Amado de libérateur par la plume du peuple brésilien. Le titre de l’article de Peter Mello dans La Presse (7-8-2001) était : Jorge Amado, chantre engagé de l’âme brésilienne.
13 A.C. Amaral, A influência da telenovela Porto dos Milagres na mudança de comportamento dos telespectadores ; um estudo de caso de recepção nas colônias de pescadores do Rio Grande do Norte, sob a lus de merchandising social, CD INTERCOM 2002, XXV Congrès brésilien des sciences de la communication.
14 La telenovela a un format plus long (6 à 8 mois) qui permet de grandes modifications du récit de départ. D’autres formats comme la mini-série (maximum 3 mois) ou le Cas Spécial (1 épisode), restent fidèles aux trames littéraires.
15 Jorge Amado, Mar Morto, 71a ed., Rio de Janeiro, Record, 1996.
16 La façon autoritaire dont Félix parlait a fait en sorte que le public l’associe à un leader politique de Bahia, Antonio Carlos Magalhães. Pendant le Colloque, nous avons présenté un extrait de vidéo portant sur la confrontation entre Guma et Félix. Une personne dans l’auditoire a rappelé que ces extraits avaient été diffusés exactement au moment où Magalhães était accusé de corruption au Sénat fédéral et perdait son mandat. Les étudiants universitaires sortaient dans les rues de Salvador pour demander que Magalhães soit puni ; ce dernier a ordonné à la police de réprimer les étudiants avec force, ce qui a causé des blessés. La répercussion nationale de ces confrontations dans les rues contribuait à l’association imaginaire Félix-Magalhães.
17 Groupes de messages articulés à une trame pour discuter d’un problème social : enfants abandonnés, enfants disparus, contrôle de la natalité, maladie sexuellement transmissibles, etc.
Auteur
Universidade Estadual da Bahia
Université du Québec à Montréal
Spécialiste en sémiotique de la communication, enseigne à l’Université de l’État de Bahia-UNEB (Brésil). Chercheur du CRELIC à l’Université Laval (Québec), elle est co-responsable scientifique du projet interuniversitaire « Mémoire, territoire et identité dans la culture brésilienne » (Paris 8/UNEB).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Jorge Amado
Lectures et dialogues autour d'une œuvre
Rita Olivieri-Godet et Jacqueline Penjon (dir.)
2005