Résumés
p. 209-219
Texte intégral
1(Les astérisques précédant un nom d’auteur renvoient à la version en ligne.)
*Sylvie Arlaud : Le procès de la singularité. Wilde à Vienne, de Kraus à Hofmannsthal
2Le procès de la singularité qu’il s’agit de mettre en lumière est double. Il y a d’abord le procès de 1895 qui va se retourner contre Wilde et qui, au lieu de permettre sa réhabilitation publique, va accélérer sa chute et sa mise à l’écart de la société britannique. Ce procès met en évidence le paradoxe de l’individuation absolue de l’être singulier, au moment de son jugement par la société, Mais que juge-t-on dans ce procès ? L’homme privé ou l’homme public ? L’être politique ou l’artiste ? Le procès de Wilde est pour les contemporains le procès de l’artiste fin de siècle, le procès de l’art autonome et sa mise à mort symbolique. Voilà ce qui sous-tend le second procès, celui qui va se dérouler à Vienne, au lendemain de la mort du poète. C’est seulement cinq années après la mort de Wilde, en 1905, que Hofmannsthal publie son hommage à l’auteur irlandais, intitulé Sebastian Melmoth. Cet essai contient en substance les modalités essentielles de la réception de l’auteur par une partie des représentants de la modernité viennoise. Plus que la singularité affichée du Wilde flamboyant, c’est la chute tragique de l’auteur dans l’anonymat, dans la masse, qui retient l’attention de Hofmannsthal. Wilde est alors un miroir qui permet à Hofmannsthal d’articuler ce qui fait le nœud de son questionnement à partir de 1902, à savoir la nécessité de surmonter la dualité identitaire qui serait propre à la modernité. Wilde devient d’abord l’incarnation de l’esthétisme des années de jeunesse, du danger de son enfermement dans la singularité. Le tribut de cette vie retranchée dans l’art et l’artifice se retrouve, suite au procès, dans le rappel cru de la vie à la réalité. Mais ce n’est là qu’un des visages de Wilde à Vienne. L’autre est revendiqué par Karl Kraus, qui fera une lecture politique du procès de Wilde dans son journal Die Fackel. La réception de Wilde à Vienne permet ainsi de considérer l’articulation particulière qui se fait jour après 1900 entre la singularité et la collectivité. Le procès de Wilde devient en ce sens le point de cristallisation de deux interprétations concurrentes, l’une esthétique, l’autre politique, qui nous permettront de mesurer le paradoxe de la singularité dans l’esthétique de la modernité viennoise.
Rémi Astruc : Figures modernes de la singularité et pensée de la communauté
3M’appuyant sur les travaux de Jean-Luc Nancy (La communauté désœuvrée), Maurice Blanchot (La communauté inavouable) et G. Agamben (La communauté qui vient, Théorie de la singularité quelconque), j’analyse les formes que prennent en littérature, de Dostoïevski à Beckett en passant par Joyce, Walser et Kafka, l’articulation d’une recherche de la singularité absolue et les formes d’une communauté retrouvée bien qu’infiniment paradoxale. C’est le grotesque fantoche que représente l’Homme du souterrain de Dostoïevski qui me semble ouvrir une page nouvelle en littérature, celle de l’individualisme radical, page poursuivie par des figures de la singularité que sont l’Henry des Tropiques d’Henry Miller, l’Oscar du Tambour de G. Grass, le Mickey Sabbath de Philip Roth par exemple. Or une des formes les plus marquantes de la singularité, qu’empruntent d’ailleurs plusieurs des récits des auteurs cités, est le comique, qui est un moyen d’affirmer le détachement suprême par rapport au groupe mais aussi de replacer à un autre niveau une entente et une communion d’une espèce qu’il s’agira justement autant que possible de préciser au cours de l’analyse.
4Ces personnages ne sont pas loin en effet du « fripon divin » comme Dieu de l’écart et de l’obscène, premier individualiste de la « pensée primitive », à la fois Dieu, fou et idiot, et dont l’écart sert à repenser la société.
Julie Cheminaud : Une figure physiologique de la singularité : l’artiste dans la deuxième moitié du XIXe siècle
5Au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle, et sous l’impulsion de théories médicales qui réinvestissent notamment la figure de la mélancolie, les individus singuliers sont compris par l’angle de la physiologie. Artistes, hommes de génie, criminels, prostituées, fous et idiots, toutes ces figures en marge de la normalité voient expliquer leur fonctionnement par des constitutions singulières, principalement par les spécificités de leur système nerveux, issues de pathologies acquises par hérédité ou par leur mode de vie. Mais si l’on s’intéresse plus spécifiquement à la figure de l’artiste, lequel revendique sa différence d’avec la foule depuis le romantisme, il faut noter qu’à la fin du siècle, deux interprétations s’affrontent : sa sensibilité particulière, la prédominance de l’imagination chez lui, son langage, en somme ce qui le définit comme individu et ce qui définit son art, peuvent être vus comme autant de signes de dégénérescence ou de progénérescence, selon les individus concernés et les discours des médecins. Qu’il en fasse des atavismes ou des promesses, le discours physiologique ou sa réappropriation par quelques artistes et penseurs entend rendre compte de ces œuvres en décalage avec la société. Dans les textes de Baudelaire, de Moreau de Tours, de Nordau, de Huysmans, mais aussi de Nietzsche, cet entrecroisement des discours médicaux et artistiques porte des enjeux esthétiques, politiques, éthiques, et de ce fait aussi philosophiques. En interrogeant ce paradigme épistémologique, il s’agit de voir que c’est moins la pertinence des analyses physiologiques de ce prétendu positivisme qui importe que ce que ces dernières permettent de penser, tout à la fois pour les médecins, les artistes, et pour nous qui regardons ou lisons ces œuvres.
*Mateusz Chmurski : « De la souffrance, il ne reste que des ombres ». Mondes fictifs d’Otokar Březina et Ladislav Klíma
6Dans la littérature tchèque, la singularité se manifesta vers le début du XXe siècle à travers toute une « constellation de solitaires réunis par l’angoisse, et rétifs à tout esprit d’école » (Galmiche). C’est dans l’œuvre de ces « marginaux essentiels » que s’articule une modernité autre, moins connue que celle de la lignée des auteurs « humanistes », révérés depuis T. G. Masaryk comme un « trésor national ».Toutefois, rapprocher l’œuvre de deux de ces écrivains tchèques, Ladislav Klíma (1878-1928), écrivain-philosophe, et Otokar Březina (1868-1929), chef de file du symbolisme aux bords de la Moldau, semble une gageure. À première vue, tout les sépare : l’un est avant tout poète, auteur d’un système symbolique complexe, l’autre un (anti) philosophe déconstruisant toute philosophie, considérée comme atteinte à la liberté de l’individu. L’un se réfugie dans le silence après la publication de cinq tomes de vers, l’autre ne s’arrête d’écrire que pour brûler ses manuscrits déjà rédigés. Or, Březina, reconnu très tôt comme écrivain majeur du symbolisme tchèque, et Klíma, longtemps inconnu, constituent deux pôles de la littérature tchèque moderne. Le présent article se propose d’analyser les univers du recueil Růce [Mains] (1901) de Březina et du Grand roman de Klíma (1906-1915) à travers la théorie des mondes fictifs. Une comparaison typologique de l’imaginaire permet d’observer la symétrie de ces univers textuels. Sous l’effet de leurs tentatives désespérées pour sauvegarder une individualité disloquée dans la littérature, il est possible de se demander si la crise de l’appartenance à soi et au monde n’est pas le fondement de la singularité moderne : impossible, car inexprimable dans les langues d’ici-bas et menant seulement vers des univers « plus divins, plus bestiaux » (Hofmannsthal).
*Sylvaine Faure-Godbert : Jonas ou la quête de l’altérité dans « un monde sans autrui ». Die Arbeit der Nacht de Thomas Glavinic
7Dans son roman Die Arbeit der Nacht, paru en 2006, Thomas Glavinic reprend le thème du dernier homme, qui n’a cessé de hanter l’imaginaire occidental du vingtième siècle. Un homme portant le prénom prédestiné de Jonas se retrouve soudain unique survivant dans une Vienne mystérieusement vidée de toute présence humaine mais aussi de toute forme de vie animale. La radicalité d’une telle singularité aussi bien que son caractère « expérimental » ne sont pas sans rappeler la situation de la narratrice dans Die Wand de Marlen Haushofer (1968). La survie et la quête de soi de Jonas se déroulent dans un univers urbain régi par la technique et soumis à la tyrannie de l’image. Entre odyssée urbaine et robinsonnade postmoderne, Die Arbeit der Nacht explore l’horizon métaphysique de ce dernier homme, survivant d’une société de l’image où n’existe que ce qui est vu. Cette expérience d’une solitude radicale s’accompagne pour Jonas d’une quête éperdue d’altérité. Il développe en effet diverses stratégies de survie afin de ne pas sombrer dans la folie et de faire échec au « travail de la nuit ». Dans le roman, une place essentielle revient ainsi à l’image comme support de l’identité et de la mémoire. L’espace onirique permet également le déploiement et la mise en scène de l’altérité. Mais c’est surtout le thème du double, empruntant à la littérature fantastique, qui traverse le roman. Cependant, dans un « monde sans autrui » (Gilles Deleuze), la quête de l’altérité se mue en expérience mortifère et destructrice. Le regard de cet autre soi-même que Jonas nomme « le dormeur » et qui prend toujours plus d’ascendant sur lui, en vient ainsi à brouiller les limites entre sujet et objet, menaçant sans retour l’identité de Jonas.
Michel Kauffmann : La pensée de Fichte, du Moi absolu à l’ipséité collective
8Le Moi fait son entrée en philosophie avec J. G. Fichte (1762-1814), philosophe du premier Romantisme allemand. Dans sa Doctrine de la Science de 1794, le Moi se donne comme absolument premier et originaire, fondateur de lui-même et du monde extérieur (le Non-Moi). Ce Moi quasi-divin, créateur de lui-même a valu à Fichte l’accusation de solipsisme, et de fait, l’idéal d’autofondation où il s’enferme ne laisse guère de place pour une quelconque réalité objective, celle-ci étant au contraire « posée » par le Moi, et n’existant pour celui-ci que dans les représentations qu’il s’en fait. Dans son Droit Naturel (1796) et sa Doctrine des Mœurs (1798), Fichte reconnaît cependant l’existence d’autres Mois, dont il faudra, selon lui, respecter l’autonomie dans le cadre d’un État fondé sur le Contrat social. Avec l’État commercial fermé (1800), consacré aux questions économiques, Fichte retrouve la notion d’autonomie absolue, d’auto-création, mais au niveau collectif, celui de l’économie nationale, qui devra, selon lui, tendre à l’autarcie et au dirigisme en interdisant les échanges marchands avec l’étranger et en planifiant la production à l’intérieur du pays, au rebours de tout libéralisme. Dans les Discours à la Nation allemande (1807-1808), c’est le peuple allemand tout entier qui se voit investi d’une singularité qui le distingue entre tous, car il serait le seul, selon Fiche, à avoir maintenu une Ursprache, une langue originaire, non arbitraire, où les choses auraient conservé leur juste nom.
9Dans l’œuvre de Fichte, le thème de la singularité se déploie donc de l’individuel au collectif. La singularité du Moi fichtéen ne débouche pas sur le libéralisme, mais sur l’État autarcique, et sur l’affirmation de l’ipséité collective du peuple allemand.
*Daniel S. Larangé : La solitude du lecteur face à la marche du monde. Réflexions de théologie politique autour de Fahrenheit 451 (1953) de Ray Bradbury et Příliš hlučná samota (1976) de Bohumil Hrabal
10Les dystopies concentrationnaires, tant maccarthyste que staliniste, se méfient de la singularité et la condamnent non tant pour l’individualisme auquel elle pourrait conduire que pour la remise en question du bien collectif qu’elle implique notamment par la relativisation des normes et des règles. La question politique s’inscrit alors généralement dans un discours apocalyptique qui ne sait pas faire l’économie d’une réflexion religieuse, voire mystique. Fahrenheit 451 (1953) de Ray Bradbury et Une si bruyante solitude (1976) de Bohumil Hrabal partagent ainsi de nombreux points communs : une esthétique du collage et du fragment cherchant à restituer la polyphonie du discours social, une éthique de l’indétermination et du droit à l’erreur, au doute et à la libre critique, une aspiration à une spiritualité revitalisante et à des valeurs transcendantes, le sentiment cuisant de sa propre déshumanité et le dégoût de soi-même. La singularité contredit tout phénomène d’homogénéisation, voire de mondialisation. La découverte de la lecture comme voie de singularisation a pour effet paradoxal de développer une plus vaste conscience collective qui conduit l’individu à endosser ses responsabilités. Cependant cela n’empêchera pas le troupeau de se livrer à l’abattoir.
Jacques Le Rider : La singularité de l’expérience et l’expérience de la singularité selon Fritz Mauthner
11« Le sentiment du Moi est une illusion, mais ce n’est pas un mensonge » [Das Ichgefühl ist eine Täuschung, ist aber keine Lüge]. Cette formule, extraite de l’article « Individualismus » du Wörterbuch der Philosophie, résume l’entreprise de déconstruction de l’identité que Fritz Mauthner mène à bien depuis ses Beiträge zu einer Kritik der Sprache : on y reconnaît l’héritage de la philosophie anglaise (Bacon, Locke, Hume), de Lichtenberg, de Schopenhauer et de Nietzsche, mais aussi l’influence d’Ernst Mach qui fait du « moi insauvable » [unrettbares Ich] un thème central de son Analyse des sensations [Die Analyse der Empfindungen]. Si le « scepticisme linguistique » de Mauthner a fasciné les contemporains, de Hofmannsthal à Landauer, c’est qu’il condense les thèmes de la crise de l’identité (que l’on peut en l’occurrence appeler une « crise de l’individualisme ») qui sont au cœur de la modernité de l’époque 1900.
*Olivia Leboyer : L’Homme sans qualités, un homme de son temps ou un individu véritablement singulier ?
12La figure d’Ulrich, chez Robert Musil, nous semble concentrer les ambiguïtés de l’individu de son temps, dont la singularité ne s’exprime plus que par l’impuissance et le refus. Ulrich n’est ni l’archétype de l’individu libéral, ni celui de l’individu hypermoderne. S’il analyse la société qui l’entoure et le cerne, il ne veut surtout pas se voir apposer une étiquette qui le définirait : Tout à l’inverse, il désire avec force affirmer son identité, mais en négatif, en se raccrochant à tout ce qui le sépare du monde.
13L’histoire d’Ulrich n’est pas celle d’un individu transparent, absent à lui-même, mais d’un homme qui s’interroge douloureusement sur la possibilité, non pas seulement d’être lui-même, mais tout simplement d’être quelqu’un au milieu des autres. Le point de départ de l’aventure intérieure d’Ulrich pourrait être formulé ainsi : plus les hommes sont nombreux et s’organisent selon des rapports de dépendance fonctionnelle et moins lourd pèse chaque homme, pris en particulier. Comment en revanche déceler les qualités si remarquables dont la société a besoin ? Comment être sûr que les hommes qui se distinguent sont en effet extraordinaires ? La société a-t-elle besoin de ces sortes de qualités parce qu’elles lui sont vraiment utiles, ou pour le plaisir d’admirer ? Autant de questions touchant à ce qui constitue une élite. Dans une démocratie libérale, il n’existe plus de critères objectifs permettant de savoir avec une certitude absolue que l’élite au pouvoir compte bel et bien, en son sein, « les meilleurs », selon le sens grec des aristoï. Le diagnostic provocateur de Musil met l’accent sur le curieux renversement de valeurs qui s’opère dans les temps modernes, où chacun peine à se reconnaître lui-même. Précisément, Ulrich refuse de se reconnaître dans ce mal moderne assez ordinaire. Malgré son désir de faire partie d’une communauté, l’homme sans qualités s’attache avec méthode à rejeter toutes les appartenances, pour préserver une liberté en creux, qui n’est plus ni celle des Anciens ni celle des Modernes.
Gilbert Merlio : Le surhomme nietzschéen : un être singulier ou un exemple pour tous ?
14Ainsi parlait Zarathoustra. Un livre pour tous, un livre pour personne. L’œuvre centrale de Nietzsche annonce la venue du surhomme. Est-il à ce point singulier qu’il ne puisse servir de modèle à personne ? Est-il au contraire un être particulier, dont les autres puissent suivre l’exemple ? Le surhomme est une réponse au nihilisme, c’est-à-dire à la mort de Dieu, plus précisément à la fin de la croyance en Dieu. À partir d’Humain trop humain, Nietzsche a lui-même procédé systématiquement à la déconstruction des valeurs de la métaphysique occidentale. Ces valeurs idéalistes et chrétiennes dépréciant la vie ici-bas ont eu des conséquences au plan anthropologique : l’émergence des « derniers hommes », décrits dans le Prologue de Zarathoustra. Type humain supérieur, le surhomme doit redonner sens à l’histoire en faisant valoir son autonomie pleine et entière et sa volonté de puissance, c’est-à-dire de création, dans l’immanence la plus complète. C’est précisément le nivellement, le rapetissement de l’homme, sa fonctionnalisation dans un « ordre technique » à dimension mondiale qui impose la nécessité historique de l’apparition du surhomme. Sans doute a-t-on connu dans le passé des personnalités d’exception. Elles étaient le fruit du hasard. Influencé par les théories de l’eugénisme, Nietzsche envisage maintenant la sélection d’une nouvelle aristocratie, celle des « maîtres de la terre » qui se serviront des masses fonctionnalisées pour conduire une « grande politique » désormais incontournable. En ce sens, le surhomme est un être particulier mais non singulier car il a besoin des hommes et d’autres « surhommes » autour de lui. Mais intriquée dans cette vision collective aux aspects indéniablement dangereux, la conception d’un surhomme attaché à la formation « artisanale » de sa propre personnalité ravive en le potentialisant l’idéal classique de l’homme complet, réunissant les qualités les plus opposées dans la synthèse la plus maîtrisée. À cet égard, le surhomme est beaucoup moins un type arrêté qu’une image encourageant chaque homme à développer toutes ses possibilités sur un mode artistique, à faire de sa personnalité une œuvre d’art originale ou singulière. L’humanisme nietzschéen est héroïque par l’acceptation de l’absurdité du monde et esthétique par la réponse qu’il entend lui opposer.
* Pascal Michon : Notes pour une conception plurielle de la singularité
15Pour avoir accès aux « figures de la singularité » dans toutes leurs spécificités, il faut, tout d’abord, déconstruire les représentations historiques courantes de l’histoire des singuliers en Occident. Nombre de ces représentations restent en effet encore dans le droit fil des conceptions historicistes dualistes qui se sont multipliées aux xviii e et XIXe siècles. Il faut, par ailleurs, opérer un bilan critique des approches qui, depuis une trentaine d’années, ont tenté de se défaire de ces représentations dualistes. Si la diffusion, dans les sciences de l’homme et de la société, et la philosophie, des méthodologies herméneutiques et néo-dialectiques a, sans conteste, permis de grands progrès, elle rencontre aujourd’hui des difficultés de plus en plus grandes à saisir les singularités, dues en partie à la rémanence d’un certain formalisme. Une fois ces deux opérations menées à bien, on peut alors poser quelques éléments d’une théorie pluraliste de la singularisation fondée sur le rythme.
*Anne Mounic : Singularité, communauté ou solipsisme. Une interrogation poétique moderne
16« Seul le singulier peut mourir et tout ce qui est mortel est solitaire », écrit Franz Rosenzweig dans L’Étoile de la Rédemption (1921). C’est à partir de l’expérience concrète de la mort, durant la Grande Guerre, que le philosophe juif allemand en vient à contester la « philosophie du Tout » de Hegel en renversant le rapport entre réalité et vérité : « Pour le monde, la vérité n’est pas loi mais contenu. La vérité ne prouve pas la réalité, mais la réalité maintient la vérité. L’essence du monde est ce maintien (non la preuve) de la vérité. » Toutefois, le singulier, pour Rosenzweig, ne s’envisage pas hors du multiple ; le Je s’articule avec le Nous, dans la poésie biblique, Cantique des Cantiques ou Psaumes. En effet, la poésie, « parole qui représente », joue un rôle majeur dans ce « maintien » de la vérité, car, donnant « figure et discours », elle les rassemble « tous deux […] vivants en un ».
17Se pose alors la question du rapport du poète à la communauté, entre Je et Nous, entre une conception individualiste du singulier le condamnant au solipsisme du « génie », qui va de pair avec une conception dualiste de la temporalité, la réalité de l’instant s’abolissant dans l’absolu comme le singulier s’absorbe dans l’universel. Or, le singulier ne prend son sens et sa plénitude que dans l’unité paradoxale de l’instant, car « même si l’on pouvait tout traduire [de la conscience] dans l’universel, il restait le fait d’avoir un nom et un prénom, la chose la plus personnelle au sens le plus rigoureux et le plus étroit du mot ». Le lien entre singulier, communauté, symbole et temporalité, est mis en relief grâce à deux exemples anglais, G.M. Hopkins (1844-1889), poète du symbole incarné et de la dialectique du singulier et de l’unité au sein de la Création, et Robert Graves (1895-1985) qui, confronté aux mêmes évidences existentielles dans les tranchées de Picardie durant la Grande Guerre, élabora une dialectique mythique de la temporalité à visée éthique puisqu’il fait du poète, face à la « raison émancipée » du philosophe, un sujet responsable. De l’expression de la voix singulière dépend ce que Rosenzweig nomme « le puissant triomphe de la confiance ».
*Isabella Parkhurst-Atger : La robinsonade poétique de Franz Baermann Steiner
18La robinsonade poétique, mythe central du cycle Eroberungen [Conquêtes] de Franz Baermann Steiner, rompt avec le puissant paradigme du mythe de Daniel Defoe. Retracer le développement et la métamorphose du mythe robinsonien à travers les siècles offre une perspective historique qui met en valeur la signification du poème de Steiner, premier à « désécrire » ce mythe dans la deuxième moitié du XXe siècle. Par ailleurs, à travers de nombreux entrelacs intertextuels qu’entretient la robinsonade poétique de Steiner avec le récit de Defoe, mais aussi avec le Robinson originel [Ur-Robinson] Le philosophe autodidacte écrit au XIIe siècle par Ibn Tufayl, philosophe arabe de la péninsule ibérique, Steiner parvient à créer, selon Jeremy Adler, un Robinson nouveau, « rénovateur de la culture occidentale ».
*Anne D. Peiter : Au sommet de la singularité. La rhétorique de la photographie dans la littérature des alpinistes allemands, 1918-1945
19L’article présente l’analyse d’un ensemble de photographies prises par des alpinistes allemands dans l’Himalaya au XX e siècle. L’aventure himalayenne fournit une opportunité de continuer la conquête du monde. À présent, ce ne sont plus les continents inconnus qu’il faut découvrir. À la conquête des espaces horizontaux succède celle de la verticalité – la conquête du « troisième pole ». Une attention particulière est accordée aux années qui suivent la Première Guerre mondiale. Le retour dans la vie civile semble impossible. Les anciens combattants sont à la recherche d’un nouvel esprit de groupe. En se fixant des objectifs hors du commun, ils aspirent à consolider la cohésion à l’intérieur de leur groupe. Cette cohésion ne peut se réaliser qu’au prix d’une hiérarchisation au sein de ce groupe. À la tête de celui-ci se trouve l’homme le plus fort, le plus expérimenté : un véritable « Führer », le grand symbole de la singularité.
Laurent Pietra : Les figures de Joseph. Une singularité multiple
20Plusieurs raisons conduisent à présenter le personnage de Joseph, le fils de Jacob, le conseiller de Pharaon, comme une des figures les plus éminentes de la singularité : tout d’abord, il représente la figure de la victime émissaire, persécutée et violemment expulsée, singulière aussi parce qu’elle ne reconduit pas les processus victimaires mais y échappe par le pardon ; de la singularité de l’exclu à celle de l’élu, Joseph est une figure messianique : préfiguration du Christ et, dans la sourate 12 du Coran, de Muhammad. Ensuite, l’histoire de Joseph met en place le schéma de composition complexe du peuple juif avec le bariolage de ses douze tribus. Joseph, qui substitue la fraternité au fratricide, incarnerait le principe de l’unité de la nation juive, « am segoula », « peuple singulier ». Ce récit raconte aussi comment la singularité juive envisage son rapport au non-juif, comment le singulier porte l’universel. Le personnage biblique assume alors une riche postérité théologique, philosophique, politique, littéraire : il incarne la philosophie politique dans le De Iosepho de Philon d’Alexandrie ; il représente l’élu protestant dans la théologie et la politique de Calvin ; il confirme les principes de la théorie du contrat social de Hobbes ; sa narration mythique permet à Thomas Mann de former « l’humanisme de l’avenir » ; Freud se rêve en Joseph et lui rapporte son interprétation des rêves. Enfin, il est la figure du Juif de la marge qui accède à la centralité du pouvoir ; cette position marginale révèle une capacité herméneutique ; Joseph, l’étranger, comprend mieux les Égyptiens qu’ils ne se comprennent et peut ainsi les aider.
Nicolas Poirier : Réflexivité individuelle et institution démocratique
21Nous cherchons à défendre l’idée selon laquelle, loin de se réduire à l’égalitarisme nivelant, au règne du « dernier homme » commandé par ses humeurs, ou au narcissisme des petites différences, la démocratie implique l’existence de subjectivités autonomes capables d’instaurer avec elles-mêmes un authentique rapport réflexif, qui puisse les conduire précisément à ne pas succomber à leur fantasme d’indépendance, mais à se donner au contraire pour désir et pour responsabilité la tâche de faire vivre la chose publique.
*Ricarda Schneider : Regards croisés sur le développement de Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron, et de Genie, « enfant-placard » du XXe siècle
22Si le xviii e siècle a connu un engouement particulier pour les enfants sauvages, considérés comme des êtres libres et singuliers en raison de leur robustesse physique et de leur absence de contact avec la civilisation, cet engouement s’est renouvelé dans les années 1970 avec les abondants travaux générés par le cas de Genie, « enfant sauvage » moderne. La découverte en 1970 de cette fillette américaine séquestrée et délaissée pendant plus d’une décennie coïncidait avec la sortie sur les écrans américains du film de Truffaut L’enfant sauvage, et c’est par le biais de ce film que divers scientifiques et chercheurs ont pris connaissance des travaux de Jean Itard et s’en sont inspirés pour prendre en charge la jeune fille. Il s’agit ici de retracer le parcours analogue de deux enfants privés de contacts humains, en mettant en parallèle le développement, notamment linguistique, de Genie, « enfant-placard » du XXe siècle, avec celui de Victor de l’Aveyron, enfant sauvage capturé à la toute fin du XVIIIe siècle et pris en charge par un jeune médecin de l’Institut des Sourds et Muets à Paris, Jean Itard. Si, grâce à l’acharnement de leurs médecins, les deux enfants ont accompli des progrès en termes de socialisation, leur retard sur le plan de l’acquisition du langage n’a pu être rattrapé. Les deux cas ont en revanche servi à y projeter les interrogations de leurs époques respectives qui les ont utilisés comme cobaye dans cette « expérience interdite », susceptible de valider ou d’invalider les hypothèses en vogue : le problème philosophique et anthropologique de la nature humaine à l’état brut, pour ce qui est du cas de Victor ; le débat linguistique autour de la « période critique » dans l’acquisition du langage et la question neurolinguistique de la latéralisation des fonctions cérébrales pour celui de Genie.
Gerald Stieg : Le Timon de Vienne
23Après le rappel de certains témoignages (Canetti, Kokoschka, Musil) et de l’approche sociologique de Michael Pollak sur l’unicité de la position de Karl Kraus dans le champ littéraire viennois, l’article fournit une analyse de l’utilisation que Kraus a faite de la pièce Timon d’Athènes de Shakespeare. Elle ne figurait pas seulement sur les programmes de son Théâtre de la poésie, mais il faisait du personnage de Timon son alter ego, le « Timon de Vienne », n’hésitant pas à s’en prendre à son propre public.
*Pierre J. Truchot : Une figure de la singularité : l’idiot
24La figure de l’idiot constitue un modèle adéquat pour cerner ce qu’est une singularité au sein d’une société. Voilà l’hypothèse qui anime cet article. Idiotès signifie l’être simple, particulier, unique, celui qui se détache d’une foule par sa singularité. C’est en trois moments que nous interrogeons et analysons la figure de l’idiot. D’abord, une critique de l’idiotie pure qui dresse les caractéristiques ontologiques de l’idiot. Ensuite, une critique de l’idiotie artistique puisque c’est dans le domaine des arts que se manifeste pleinement une idiotie en pratique. Enfin, une critique de l’idiotie politique où il est démontré qu’une société des idiots ne saurait fonctionner dans la mesure où un agrégat de singularités ne saurait se constituer en communauté.
Gaspard Turin : Volodine. Le roman singulier de la fin de l’individu
25Le rôle du roman dans l’avènement de l’individu et de l’individualisme contemporains est fondamental. On peut lire son rôle à travers l’histoire comme celui d’un façonnage du sujet, de son étayage et de sa complexification. Les plus grandes figures romanesques voient leur individualité s’embroussailler pour suggérer une forme de fragmentation, voire pour sombrer dans la folie (de Don Quichotte à Patrick Bateman). Dans cette double dynamique de construction et de déconstruction, la littérature contemporaine française s’est trouvé diverses manières de se réapproprier l’individu. Mais peu d’auteurs ont opéré une approche aussi radicale qu’Antoine Volodine, chez qui l’individu humain, voué à une extinction rapide, voit son identité s’affaiblir progressivement et se reconstituer sous forme de groupe ou de meute, dans la perspective deleuzienne d’un devenir-animal. Sous couvert d’un réexamen désabusé des utopies égalitaristes, les personnages de ses romans se fondent en collectifs ou en communes, résistant comme ils le peuvent à l’inhospitalité du monde post-apocalyptique qui les entoure. Ils meurent très souvent, ils ne tiennent jamais qu’à un fil, mais leur interchangeabilité les protège de l’extinction totale, le temps de dire ce qu’ils ont à dire. En parallèle, l’identité énonciative s’effrite également, les personnages-narrateurs des romans prenant peu à peu le rôle de seuls énonciateurs, puis d’auteurs du texte, tandis que Volodine lui-même multiplie les identités, publiant même sous d’autres hétéronymes et dans diverses maisons d’édition. En morcelant ainsi l’individualité de la figure de l’écrivain aussi bien que celle de ses protagonistes, Volodine parvient dans un même mouvement à collectiviser profondément ses destinataires, tout en développant une œuvre parfaitement singulière. Mais cette singularité lui appartient moins qu’elle ne se diffuse dans ses lecteurs.
Florence Vatan : Le Comble du singulier : génie et idiotie dans le discours médical au XIXe siècle (l’exemple de Louis Lambert)
26Au cours du XIXe siècle, la question des liens d’affinité entre génie et idiotie a suscité la curiosité des médecins et des écrivains. Cette solidarité paradoxale se fait jour dans Louis Lambert (1832), roman consacré à un génie précoce sombrant dans un état de catalepsie proche de l’idiotie. Balzac fait ressortir l’ambivalence entourant ces deux manifestations de la singularité : le glissement du génie à l’idiotie reflète une hésitation, voire une inquiétude – mêlée de fascination – quant au statut à leur accorder. La singularité est en effet considérée comme déviance, aberration et symptôme d’inadaptation ou au contraire comme figure exemplaire et fascinante de l’accomplissement de soi. Balzac explore les difficultés herméneutiques liées à l’identification du génie et de l’idiotie tout en se désolidarisant des approches réductrices telles qu’elles s’expriment en particulier dans le discours médical. À travers la destinée de Louis Lambert, la singularité s’affirme comme une dimension fascinante, troublante et ambiguë dont la signification demeure irréductible.
Nicolas Voeltzel : Singularité et authenticité chez Taylor et Larmore
27Je tente dans cet article d’interroger philosophiquement la cohérence des éthiques valorisant les singularités, notamment dans leur rapport avec l’idéal d’authenticité. Je commence par retracer rapidement les origines de cette valorisation des singularités, chez Herder et Goethe, en montrant notamment comment apparaît ce que Dumont, par opposition à l’individualisme, appelle le singularisme. Je m’intéresse ensuite aux formes contemporaines de cet idéal singulariste, et aux critiques sociales qu’il a soulevées depuis la fin des années 1970. J’en viens ainsi aux analyses de Taylor et de Larmore : ces deux philosophes constatent que l’attraction exercée par cet idéal perdure malgré ces critiques, et concluent donc qu’il nécessite une analyse plus approfondie. Selon Taylor, la plupart de ces critiques ne voient pas qu’elles ne traitent que des dérives d’un idéal plus noble, par ailleurs constitutif de notre vie morale, qu’il essaye donc de reformuler et de restaurer. Cette restauration lui permet de montrer que l’idéal d’authenticité n’est en réalité ni relativiste, ni égocentrique, car les singularités qu’il valorise ne peuvent tirer leur sens et leur valeur que d’horizons non subjectifs et de normes partagées. Je soulève ensuite la question de savoir si, ainsi compris, l’idéal d’authenticité permet réellement de fonder et de défendre l’idéal singulariste. Larmore y répond négativement, l’association entre authenticité et originalité reposant selon lui sur une conception naïve de cet idéal, réfutée par la théorie du mimétisme de Girard. Le dialogue avec Goethe n’est pas rompu pour autant ; mais ce refus de définir l’authenticité par la singularité l’amène finalement à se tourner vers la figure de Faust plutôt que vers celle de Wilhelm Meister.
Jean-Michel Wittmann : L’égotiste et le déraciné : la singularité en question dans la littérature française au tournant du siècle
28Au tournant du XIXe siècle et du XXe, la représentation littéraire de la singularité, dans le roman français, a largement partie liée avec la hantise de la décadence, qui donne sa coloration particulière à cette époque. Pour cette raison, cette représentation apparaît essentiellement critique, qu’il s’agisse pour les romanciers de dénoncer cette décadence supposée, ou simplement de l’éprouver et d’esquisser ses contours, sinon ses limites. Elle recouvre aussi des enjeux apparemment distincts, mais en réalité étroitement entrelacés à cette époque, en posant la question du rapport entre l’individu et son milieu, entre l’individu et la collectivité, entre l’artiste et la société aussi, question qui concerne à la fois la morale, la politique et la littérature.
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