L’égotiste et le déraciné : la singularité en question dans la littérature française au tournant du siècle
p. 181-190
Résumé
Au tournant du XIXe siècle et du XXe, la représentation littéraire de la singularité, dans le roman français, a largement partie liée avec la hantise de la décadence, qui donne sa coloration particulière à cette époque. Pour cette raison, cette représentation apparaît essentiellement critique, qu’il s’agisse pour les romanciers de dénoncer cette décadence supposée, ou simplement de l’éprouver et d’esquisser ses contours, sinon ses limites. Elle recouvre aussi des enjeux apparemment distincts, mais en réalité étroitement entrelacés à cette époque, en posant la question du rapport entre l’individu et son milieu, entre l’individu et la collectivité, entre l’artiste et la société aussi, question qui concerne à la fois la morale, la politique et la littérature.
Texte intégral
1Dans le roman français de la Belle Époque, la singularité est incarnée par des personnages qui ont acquis un statut sinon de mythe, du moins d’icône, aux yeux d’une, voire deux générations d’écrivains et de lecteurs. Ainsi apparaît, à l’orée de cette période, des Esseintes, le héros d’À rebours, de Huysmans : esthète dégoûté du monde, il se réfugie dans une villa qui offre à son moi un écran magnifique en même temps qu’une carapace propre à le protéger d’une société jugée par lui vulgaire et sans valeur. Ainsi apparaît aussi, alors que la guerre va bientôt mettre fin à la Belle Époque, Lafcadio, le personnage des Caves du Vatican de Gide, enfant naturel, prêt à transgresser les lois de la société en commettant un crime gratuit, dans le seul but de prouver sa liberté. Dans les deux cas, il s’agit de figures qui ont une forte valeur axiologique : elles représentent tout à la fois une éthique et une esthétique ou, plus proprement, une conception de la littérature. Ces personnages sont tous deux des types. Des Esseintes représente celui du décadent voué à cultiver et à orner un moi qui seul conserve une valeur à ses yeux, dans un monde ébranlé par le sens du relatif. Lafcadio, pour sa part, est présenté comme un admirateur de Defoe et un épigone de Robinson Crusoé ; mais ce personnage élevé par des oncles de nationalités différentes – en réalité les amants de sa mère roumaine – représente aussi le type du cosmopolite, le cosmopolitisme étant alors dénoncé comme un des facteurs de la décadence par un écrivain comme Paul Bourget, l’auteur du roman Cosmopolis mais aussi, dès 1881, d’un texte dont le retentissement fut considérable au tournant du siècle, la fameuse « Théorie de la décadence ».
2Ces deux exemples le laissent deviner : la représentation littéraire de la singularité, au tournant du XIXe siècle et du XXe, a largement partie liée avec la hantise de la décadence qui donne sa coloration particulière à cette époque. Elle est, du même coup, essentiellement critique, qu’il s’agisse de la dénoncer, comme le font ceux qui combattent une supposée décadence nationale, ou simplement de l’éprouver et d’esquisser ses contours, sinon ses limites. Elle recouvre aussi des enjeux apparemment distincts, mais en réalité étroitement entrelacés à cette époque, en posant la question du rapport entre l’individu et son milieu, entre l’individu et la collectivité, entre l’artiste et la société aussi, question qui concerne à la fois la morale, la politique et la littérature.
3Ce qui est en jeu dans cette question de la singularité, pour les écrivains, ce n’est rien d’autre que l’idée de la littérature, de sa raison d’être, voire de sa nécessité. La singularité ne cesse d’être représentée et valorisée par un nombre croissant d’écrivains, vers le milieu des années 1880, à un moment où la conception de la littérature portée par le naturalisme est remise en cause. La figure du décadent, de l’esthète, les deux termes étant d’ailleurs fréquemment accolés, définit la position de l’artiste en même temps qu’elle indique en sous-main la finalité du livre et, par delà, de la littérature. Un personnage comme des Esseintes est l’incarnation même de l’originalité. Lui qui aménage l’intérieur de sa villa de façon à en faire la projection objectivée de sa propre subjectivité est un personnage que l’on ne saurait définir comme le produit d’un milieu, puisque au contraire, il est le créateur d’un milieu qu’il façonne à son image. L’originalité de des Esseintes s’affirme et se vérifie dans la rupture du lien de causalité censé relier l’individu à son milieu. La singularité, dans ce cas de figure, est le résultat d’une situation de fait autant que d’une démarche volontariste : l’être original tire sa singularité d’être irréductible à toute approche déterministe et s’engage à l’afficher en ornant son moi ou, suivant le terme mis à la mode par le titre de la première trilogie de Barrès, au tournant des années 1880-1890, en pratiquant le « culte du moi ». La singularité est d’ordre ontologique, mais elle suppose d’être assumée et repose sur une éthique. Figure par excellence de cette originalité fin de siècle, des Esseintes par son attitude et par ses goûts illustre une vision du monde et de l’homme qui se rapproche fortement de celle de Schopenhauer. Mais l’enjeu de cette représentation de la singularité, au moment où Huysmans publie À rebours, c’est plus encore d’affirmer une certaine idée de la littérature et de sa nécessité. L’individu singulier, le décadent, incarne aussi l’objet même de toute véritable littérature. Pour toute une génération, celle-ci va trouver sa raison d’être en donnant une représentation à ce qui est irréductible à une approche positive, matérialiste, déterministe, en un mot scientifique. L’émergence des figures de la singularité dans le roman français, à la fin du XIXe siècle, coïncide donc avec la mise en place d’un nouveau système littéraire1, qui rompt brutalement avec le système qui dominait jusqu’alors. Elle traduit le passage d’une époque à une autre, sur le plan littéraire : une génération s’affirme, l’éclat d’une autre ternit irrémédiablement. Le mot de symbolisme est lancé, autour duquel cristallisent bientôt ces nouvelles aspirations, alors que celui de naturalisme semble dès lors voué à exprimer une idée dépassée de la littérature, entée sur un scientisme qui a vécu.
4Les mots de symbolisme et de naturalisme, s’ils sont éclairants, ont cependant l’inconvénient de réduire apparemment le débat à un affrontement entre des mouvements littéraires, voire des écoles. Ce qui est en jeu ici, c’est plus généralement la définition d’une forme de légitimité littéraire, l’acquisition d’une position de maîtrise par les uns au détriment des autres, comme l’analysent les sociologues de la littérature, et cet enjeu excède largement le cadre d’un affrontement entre un groupe rallié aux idées naturalistes et une école symboliste qui en tant que telle n’a jamais existé. Au demeurant, l’idée de la littérature associée à la promotion de l’originalité est très vite combattue par une autre conception qu’on aurait bien du mal à lier à un quelconque mouvement littéraire. Avec son roman Le Disciple, précédé d’une préface retentissante, adressée « à un jeune homme », mais qui résonne comme un avertissement et une admonestation lancés aux écrivains contemporains, dès 1889, soit cinq ans après À rebours, Paul Bourget définit autrement la finalité de la littérature et sa raison d’être. Celles-ci résideraient en effet selon lui dans l’exercice pleinement assumé par l’écrivain d’une responsabilité sociale et morale. Autrement dit, trois idées dominantes de la littérature s’opposent et, dans une certaine mesure, se succèdent, du milieu des années 1880 au début du XXe siècle, comme l’a magistralement montré l’Histoire de l’imagination française dans le roman esquissée par Pierre Citti2 : l’idée suivant laquelle la littérature trouve sa véritable raison d’être dans l’expression de l’originalité ou de la singularité, est encadrée et combattue à la fois par celle qui la définit comme l’instrument d’une connaissance scientifique de l’homme à travers son milieu et par celle qui met en avant le rôle moral et social de l’écrivain et, en particulier, du romancier.
5Il n’est évidemment pas indifférent que le même Paul Bourget ait pu assumer tour à tour, et même simultanément, les postures du contempteur de la décadence et de promoteur de la responsabilité, érigée en raison d’être de la littérature. La position de Bourget et le rôle symbolique qu’il a pu jouer dans les débats autour de cette question de la singularité, à la Belle Époque, témoignent bien du fait que les enjeux littéraires sont ici indissociables des enjeux idéologiques et même, proprement politiques. Lorsque dans son étude sur Baudelaire, en 1881, Bourget présente sa fameuse « Théorie de la décadence », il associe cette dernière à l’individualisme. À partir de ce constat : « Une société doit être assimilée à un organisme », laquelle « se résout en une fédération d’organismes moindres, qui se résolvent eux-mêmes en une fédération de cellules », Bourget observe alors que « l’individu est la cellule sociale » et en arrive alors à cette conclusion :
Si l’énergie des cellules devient indépendante, les organismes qui composent l’organisme total cessent pareillement de subordonner leur énergie à l’énergie totale, et l’anarchie qui s’établit constitue la décadence de l’ensemble. L’organisme social n’échappe pas à cette loi. Il entre en décadence aussitôt que la vie individuelle s’est exagérée sous l’influence du bien-être acquis et de l’hérédité3.
6Dans ce contexte, on aura compris que la singularité est socialement dangereuse et porte en elle le germe de la décadence, dans la mesure où elle correspond à l’affirmation d’une différence essentielle, qui tend à placer l’individu hors du cadre social. Le premier des décadents, des Esseintes, illustre ce mouvement en choisissant de se retirer littéralement du monde pour mieux orner son moi, en saisir l’originalité irréductible et en jouir.
7Le discours contemporain sur la décadence, ou plutôt contre la décadence, reflété de différentes façons dans le roman français au tournant du siècle, donne ainsi la clef de ce débat sur la singularité, à l’exacte jonction de la littérature et l’idéologie, comme la notion même de décadence. À cette époque, la représentation de la singularité, qu’il s’agisse de la promouvoir ou de la dénoncer, renvoie toujours à une vision de la littérature mais aussi à une conception de l’individu et de la société. Ce double aspect se devine seulement dans la mise en scène d’un esthète décadent comme des Esseintes, la perspective de Huysmans restant essentiellement éthique, par delà les considérations d’ordre esthétique, sans négliger par ailleurs le fait que son roman, très vite consacré comme un « bréviaire de la décadence », comporte une bonne dose d’ironie. Mais cette double dimension, littéraire et idéologique, devient évidente dès lors que la représentation de la singularité est ouvertement critique.
8Dans cette perspective, les figures de la singularité imaginées par Maurice Barrès fournissent les exemples les plus frappants, et pour cause : comme l’a montré Denis Pernot, à la suite de Pierre Citti, son idée de la littérature, le modèle romanesque dont il assure la promotion et, finalement, les types qu’il invente, constituent un point d’ancrage pour tous les écrivains de cette période, qu’ils choisissent de s’y rallier ou, au contraire de s’y opposer4. Avec la trilogie du Culte du Moi, Barrès a fixé le type de l’égotiste. Il s’agit bien d’une figure de la singularité et donc d’une variation autour du type du décadent : Philippe, le personnage barrésien, dont le lecteur ne découvre le prénom que dans le dernier volet, Le Jardin de Bérénice, est d’abord enfermé dans la tour d’ivoire de son moi, sous l’œil des barbares, comme le suggérait le titre du premier volet. Le culte du moi barrésien s’assimile à une quête et à une culture méthodique de la singularité, présentée sous un angle positif, mais ce culte tire sa nuance propre du fait qu’il est déterminé par le constat que le monde ébranlé par la décadence n’offre aucun point d’appui stable à l’individu, et tente de répondre à ce vacillement du monde moderne. Cinq ans plus tard, Barrès publie le premier volume d’une nouvelle trilogie, intitulée Le Roman de l’énergie nationale. Le premier roman de cette trilogie qu’on qualifie habituellement de « nationaliste » lui fournit l’occasion de dépeindre un nouveau type, qui témoigne d’un regard nouveau sur la singularité, sinon d’une définition nouvelle : le type du déraciné. Celui-ci peut être considéré comme une figure de la singularité dont on ne percevrait plus que la face négative. Le déraciné est l’individu coupé de l’ensemble auquel il appartient, la question du déracinement excédant largement celle de l’ancrage dans un terroir, à quoi on a parfois voulu réduire sa thèse. Le déracinement est fondamentalement la scission avec le groupe, avec ses valeurs, ses normes et, surtout, son identité collective. L’image de l’arbre renvoie au demeurant à la pensée politique de Taine et elle est développée, et commentée, dans un chapitre intitulé précisément « L’arbre de M. Taine », rencontre fictive entre ce dernier et l’un des personnages du roman, qui offre le prétexte d’une réflexion sur la place de l’individu dans l’organisme social. Le regard jeté sur l’individu et sur la société, ou plutôt sur l’homme animal politique, rejoint aussi, du même coup, celui de Bourget, l’auteur de la « Théorie de la décadence ». Si l’on se souvient que Barrès, immédiatement salué par Bourget, mais attaqué par Gide qui défend alors l’originalité de l’individu5, reçoit bientôt le soutien de Charles Maurras dans la polémique qui l’oppose à ce dernier6, on mesure alors combien la représentation critique de la singularité renvoyée par Barrès dans Les Déracinés engage une vision idéologique de l’homme et de la société, qu’on peut rattacher à la notion de « nationalisme ». Les enjeux de cette représentation sont donc politiques, mais la question de la finalité de la littérature, de sa raison d’être ou de sa légitimité, est au cœur de la démonstration barrésienne. Rompant avec l’écriture anti-réaliste, plus ou moins avant-gardiste, précieuse et raffinée du Culte du Moi, Barrès, avec Les Déracinés, écrit un roman à thèse, démonstratif, qui, dans la lignée du Disciple, manifeste sa conversion à l’idée suivant laquelle la littérature n’a pas d’autre justification ni d’autre but que de jouer un rôle social et moral, c’est-à-dire, en l’occurrence, d’aider une France jugée « dissociée et décérébrée »7 et des Français affaiblis à conjurer la menace de la décadence.
9À considérer la représentation de la singularité dans la littérature romanesque française, de la parution d’À rebours en 1884 jusqu’aux toutes premières années du XXe siècle, où la polémique des Déracinés rebondit en opposant cette fois Gide à Maurras et non plus à Barrès, il apparaît que les enjeux idéologiques, présents dès le départ, mais en filigrane, ont pris une importance et une visibilité croissante au fil des ans. La promotion de la singularité sous les traits du décadent ou de l’égotiste témoigne d’abord de la mise en place du système littéraire symboliste, et accessoirement d’une philosophie qui conjugue pessimisme et idéalisme, déterminant le rejet du réalisme sur le plan de l’écriture. À l’inverse, la critique de la singularité sous les traits du déraciné témoigne de la poussée d’un idéal littéraire fondé sur la responsabilité, mais plus encore de la vigueur et du rayonnement des idées nationalistes portées par Barrès et Maurras. Bien évidemment, des conceptions opposées de la littérature et de l’individu coexistent et même se combattent à tout moment : l’année 1897, où paraît Les Déracinés, est aussi celle où Gide publie Les Nourritures terrestres, apologie d’une singularité qui est esquissée à travers la figure idéale de Nathanaël, le destinataire fictif du livre. Dans l’Envoi qui clôt le volume, le narrateur exhorte en effet Nathanaël en ces termes :
Je suis las de feindre d’éduquer quelqu’un. Quand ai-je dit que je te voulais pareil à moi ? – c’est parce que tu diffère de moi que je t’aime ; je n’aime en toi que ce qui diffère de moi. […]
Ce qu’un autre aurait ainsi bien fait que toi, ne le fais pas. Ce qu’un autre aurait aussi bien dit que toi, ne le dis pas, aussi bien écrit que toi, ne l’écris pas. – ne t’attache en toi qu’à ce que tu sens qui n’est nulle part ailleurs qu’en toi même, et crée de toi, impatiemment ou patiemment, ah ! le plus irremplaçable des êtres8.
10Mais en cette même année 1897, quelques mois après la publication des Déracinés, débute aussi le combat qui va mener à la révision du procès d’Alfred Dreyfus. La question de ce que représente l’individu en regard de la société et de l’intérêt collectif, voilà ce qui se trouve au cœur des débats qui passionnent bientôt les écrivains, et cette question n’est pas sans rapport avec celle de la singularité. Dans tous les cas, ce qu’il faut retenir ici, c’est la prépondérance incontestable, à la fin des années 1890, de l’idéal de responsabilité sur l’idéal d’originalité dans le monde littéraire, en même temps que la politisation croissante des enjeux engagés par la représentation littéraire de la singularité.
11Dans les vingt premières années du XXe siècle, le débat engendré par la question de la singularité, dans le monde littéraire, oppose deux pôles assez clairement identifiables. D’un côté, la promotion ou la défense, dans le roman, de l’originalité, et donc de la singularité individuelle. La figure de l’esthète décadent reste présente (on pense par exemple à Monsieur de Phocas, le roman comme le personnage de Jean Lorrain), mais d’autres figures de la singularité visent alors à renverser la valeur négative du type du déraciné ou du cosmopolite, comme le Lafcadio de Gide, dans Les Caves du Vatican. Sur le plan littéraire, cette apologie de la singularité va généralement de pair avec la défense d’une littérature conçue comme un art, trouvant sa propre fin en elle-même, à l’opposé donc de l’exigence de responsabilité à laquelle souscrivent bon nombre de romanciers. De l’autre côté, la critique de l’individualisme, c’est-à-dire d’une singularité perçue comme dangereuse, dissolvante sur le plan moral et social ; cette critique conduit à représenter des types qui correspondent à l’un ou à l’autre des visages de l’individu moderne dont Bourget avait brossé le portrait acide dans sa préface du Disciple, celui de l’égotiste, présenté comme « un égoïste subtil et raffiné dont toute l’ambition, comme l’a dit un remarquable analyste, Maurice Barrès, dans son beau roman de l’Homme libre, […] consiste à “adorer son moi”, à le parer de sensations nouvelles »9, ou de son double inquiétant, qui « n’a que lui-même pour dieu, pour principe et pour fin. […] Alphonse Daudet, qui a su merveilleusement le voir et le définir, ce jeune homme moderne, l’a baptisé le struggle-for-lifer, – et lui-même, ce personnage s’appelle volontiers “fin de siècle”. »10 Ce pôle regroupe, à l’inverse du précédent, des écrivains qui tendent à lier la légitimité de la littérature à l’exercice d’une responsabilité morale et sociale, dans le contexte d’une réaction volontariste contre la décadence.
12Un peu avant la Grande Guerre, un débat dont les enjeux sont plus ouvertement idéologiques qu’esthétiques, mais qui concerne d’abord les écrivains, la querelle du classicisme, autour de 1910, fournit à chacun l’occasion de fourbir ses armes et de choisir son camp11. Cette querelle portant en apparence sur la nature du classicisme français mérite qu’on s’y attarde, car elle manifeste le glissement qui s’opère alors dans la représentation et la conception de la singularité, esquissant par certains aspects la problématique contemporaine de la singularité. La première chose frappante, dans cette controverse appelée à trouver son issue seulement aux lendemains de la Grande Guerre, c’est que les enjeux en étaient déjà contenus dans la polémique qui, autour de 1900, avait opposé Gide à Barrès, puis à Maurras : il s’agit pour les uns et pour les autres de s’assurer une position de maîtrise, sur le plan idéologique comme sur le plan littéraire, en défendant une certaine vision de l’individu et de la société et partant, une certaine idée de la littérature. L’opposition met aux prises un pôle qui cristallise autour de la figure de Maurras et de la ligue d’Action française d’un côté, à un autre pôle dont la figure dominante est Gide, qui va bientôt fonder La Nouvelle Revue Française, appelée à nourrir le débat et à offrir une alternative à la position nationaliste, en s’opposant au « politique d’abord » de Maurras et en défendant l’idéal d’une littérature qui reste un art avant d’être un instrument. Pour le contenu même de cette querelle, il marque un déplacement des enjeux, de l’individu à la collectivité ; ou plus justement, un déplacement de perspective dans la façon de penser la singularité. Chercher à définir le classicisme, comme le fit, au point de départ de cette querelle, l’enquête menée par La Phalange12, c’est en effet chercher un modèle ou un idéal littéraire dans l’exemple offert par la littérature du Grand Siècle, mais plus encore tenter de définir ce qu’on appelle alors un « génie national » ou un « esprit français ». Cette entreprise idéologique est menée par les contempteurs de la décadence nationale, qui sont aussi les pourfendeurs de la singularité individuelle, perçue par eux comme un ferment de décadence, dans la foulée de Bourget. En d’autres termes, il s’agit pour eux, parallèlement à la critique de la singularité individuelle, de définir et de promouvoir une singularité collective, propre à distinguer la nation française.
13La ligne de partage ou, plus exactement, la ligne de front qui sépare les uns et les autres se dédouble alors : d’un côté, la critique de la singularité sur le plan individuel, qui va de pair avec la promotion de la singularité collective (l’identité française dont la définition est recherchée dans l’idéal controversé du classicisme) ; de l’autre côté, la défense de l’originalité et de l’individualité, qui a partie liée avec la critique d’une supposée singularité collective. Au premier argumentaire, mis en avant par les nationalistes, Gide et ses amis de La NRF, en ordre rangé parfois, en ordre dispersé le plus souvent, opposent l’idée qu’il n’y a pas de singularité collective, ou si l’on préfère, pas de classicisme, sauf à concevoir la notion comme essentiellement plastique et à admettre que cette singularité ne cesse d’évoluer. Le débat oppose alors « l’hybridation » sans cesse renouvelée qui constitue aux yeux de Gide la seule singularité de la nation française13, à une mythique identité nationale définie une fois pour toutes, de manière fixe et immuable, par la référence au « classicisme », c’est-à-dire au génie national tel qu’il a cristallisé dans les chefs-d’œuvre littéraires du XVIIe siècle. Ce qui est visé alors par Gide, dans l’exaltation nationaliste d’une singularité collective et de ce qu’on n’appelait pas encore « l’identité nationale », ce sont les deux idées de pureté et d’intégrité qui sont au fondement du nationalisme intégral de Maurras et de la théorie des quatre États exposée par le chef de file de l’Action française, c’est-à-dire le constat de l’accaparement et du détournement du pouvoir économique et social par des groupes essentiellement étrangers à la nation française, les francs-maçons, les protestants, les juifs et les métèques14.
14Au terme de cette période de quarante années, à la fin de la Belle Époque et au début des Années Folles, le discours sur la singularité se déplace donc sensiblement pour laisser émerger un nouvel enjeu. Dans le débat littéraire des vingt premières années du XXe siècle, c’est notamment Gide qui contribue à lui donner forme. Soucieux de proposer une définition acceptable de l’individualisme, entendue comme l’expression de l’individualité dans ce qu’elle peut avoir de singulier, comme en témoignent nombre des articles critiques qu’il a publiés à cette période15, il s’efforce aussi de combattre une définition exclusive de la singularité collective, en défendant la singularité de certains groupes d’individus au sein d’un ensemble plus large. Ce combat est d’abord le sien, pour des raisons évidentes. Protestant – c’est le cas aussi d’autres fondateurs de La NRF, régulièrement attaquée par les nationalistes pour cette raison – il appartient aussi à une autre minorité, que les circonstances du temps condamnent à rester invisible, celle des homosexuels. Sa défense de l’individualité débouche donc tout naturellement sur une défense de l’individu singulier, dont la singularité est cependant partagée par d’autres individus au sein du corps social et de l’ensemble national. Cette problématique est notamment au cœur des Faux-Monnayeurs, roman publié en 1926, mais conçu par Gide comme le bilan de la Belle Époque, comme une réflexion sur l’individualité et, plus encore, sur l’intégration des éléments hétérogènes au sein du groupe, dictée par la double ambition de donner à l’homosexualité droit de cité et de combattre le nationalisme maurrassien. En ce sens, le roman de Gide manifeste exemplairement l’évolution de la représentation littéraire de la singularité, en témoignant du lien qui unit la réflexion sur l’individualité propre à la fin de siècle et à la période de la décadence à l’émergence d’une problématique, plus contemporaine, de la minorité, qu’elle soit confessionnelle ou sexuelle.
Notes de bas de page
1 Nous employons ce terme au sens où l’entend Pierre Citti, qui observe : « Un système littéraire est constitué par le sentiment que s’articulent entre elles, de manière cohérente et convaincante, quatre représentations : une image de ce qu’est un auteur, une image du public, une image de l’œuvre et enfin la représentation de ce qui les qualifie toutes trois, et les garantit comme exprimant la condition faite à la littérature en une époque donnée. Écrivains et lecteurs peuvent adhérer ou croire se soustraire à ce système, il s’impose pourtant aux acteurs de l’innovation littéraire, jusqu’aux éditeurs, aux clients des librairies, et il se confond rarement avec les idées d’un homme ou d’une école. » (« Symbolisme », dans Dictionnaire des littératures de langue française XIXe siècle, Paris, Encyclopaedia Universalis / Albin Michel, 1998, p. 683).
2 Voir Pierre Citti (1987), Contre la décadence. Histoire de l’imagination française dans le roman (1889-1914), Paris, Presses Universitaires de France.
3 Paul Bourget, « Baudelaire » (« III. Théorie de la décadence »), dans Essais de psychologie contemporaine [1883], rééd. Gallimard, coll. « Tel » no 233, 1993, p. 14.
4 Voir Denis Pernot (1998), Le Roman de socialisation (1890-1914), Paris, Presses universitaires de France, et Pierre Citti, Contre la décadence, op. cit.
5 Voir André Gide, « À propos des Déracinés de Maurice Barrès » [L’Ermitage, février 1898], dans Essais critiques, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1999, p. 4-8 ; Gide contre-attaque en prétendant que Barrès aurait fait à son corps défendant une apologie de l’originalité : « Le déracinement contraignant Racadot à l’originalité, on peut dire, en souriant, que c’est là le sujet de votre livre » (p. 6).
6 Maurras a attaqué Gide, à propos de la thèse barrésienne du déracinement, dans « La Querelle du peuplier », article publié dans La Gazette de France du 11 septembre 1903 ; « La Querelle du peuplier. Réponse à M. Maurras », de Gide, a paru dans L’Ermitage de novembre 1903 (repris dans Essais Critiques, op. cit., p. 121-126).
7 « La France dissociée et décérébrée » est le titre du chapitre VIII des Déracinés, où le narrateur interrompt son récit pour brosser le tableau analytique et critique d’une nation en proie à la décadence.
8 André Gide (2009), Les Nourritures terrestres, Romans et Récits. Œuvres lyriques et dramatiques, t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 442.
9 P. Bourget (1889), Le Disciple, Paris, La Table ronde, coll. « La petite Vermillon » ; Bourget dont la préface porte en titre, « À un jeune homme moderne », déclare à celui-ci : « Dans vingt ans d’ici, toi et tes frères vous aurez en main la fortune de cette vieille patrie, notre mère commune. Vous serez cette patrie même. Qu’auras-tu recueilli, qu’aurez-vous recueilli dans nos ouvrages ? Pensant à cela, il n’est pas d’honnête homme de lettres, si chétif soit-il, qui ne doive trembler de responsabilité… Tu trouveras dans Le Disciple l’étude d’une de ces responsabilités-là » (préface, p. XII).
10 P. Bourget (1889), Le Disciple, op. cit., p. xviii.
11 Voir sur cette question Michel Murat, « Gide ou “le meilleur représentant du classicisme” », Revue d’Histoire littéraire de la France, 2007 no 2, p. 313-30, article centré sur Gide, mais qui plus généralement présente clairement les enjeux et les protagonistes de cette querelle.
12 L’enquête menée par La Phalange, à l’initiative du jeune maurrassien Henri Clouard, posait les questions suivantes : « 1° Une haute littérature est-elle nécessairement nationale ? 2° Est-il possible de déterminer, dans le cours de notre histoire esthétique, une littérature spécifiquement française ? 3° Si oui, cette littérature est-elle continuée ou, du moins, susceptible d’être continuée ? » Voir Pierre Masson, Notice de « Nationalisme et littérature », Essais Critiques, op. cit., p. 1024-1026.
13 Voir A. Gide, « Nationalisme et littérature » (La N.R.F., juin 1909), Essais Critiques, op. cit., p. 179 : Gide affirme que « nos plus grands artistes sont le plus souvent des produits d’hybridations et le résultat de déracinements, de transplantations » et avance l’idée que la France doit d’être une nouvelle Grèce, la terre des Lettres, « à un heureux confluent de races, à un mélange que précisément les nationalistes déplorent ».
14 Dans cet article publié dans L’Action française, le 6 juillet 1912 (repris dans Raoul Girardet, 1983, Le Nationalisme français. Anthologie, 1871-1914, Paris, Seuil, coll. « Points Histoire », p. 209-212), Maurras déplore que « par en haut, par en bas, le Français est bloqué. Il ne perd plus beaucoup de temps à se plaindre, car si haut que puisse monter sa réclamation, il voit qu’elle est soumise, avant d’être écoutée, à quelque délégué des quatre États confédérés – juif, protestant, maçon, métèque – avec qui s’identifie nécessairement le pouvoir réel. »
15 Voir notamment A. Gide, « De l’influence en littérature » [1900], Essais Critiques, op. cit., p. 403-417 ; dans ce long article motivé notamment par la volonté de répondre aux idées formulées par Barrès dans Les Déracinés, Gide, soucieux dans le même temps de ne pas passer pour le parangon d’un individualisme dissolvant et « décadent », oppose au culte de l’individualité propre aux écrivains de l’âge symboliste le souci du grand artiste de « devenir banal », c’est-à-dire, non pas de renoncer à sa personnalité, mais bien de s’affirmer, en rejoignant l’humanité.
Auteur
Professeur de littérature française à l’Université de Lorraine. Ses travaux portent principalement sur le roman français autour de 1900 et dans l’entre-deux-guerres, et plus particulièrement sur l’idée de décadence dans la littérature romanesque entre 1880 et 1940. Il a notamment publié Symboliste et Déserteur, les œuvres fin de siècle d’André Gide (Paris, Champion, 1997), Barrès romancier, une nosographie de la décadence (Champion, 2000) et édité Les Déracinés de Barrès (Champion, 2004) ainsi que Le Traité du Narcisse, Le Voyage d’Urien, La Tentative amoureuse, Paludes, et El Hadj, d’André Gide (Romans et récits, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2009).
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Hans Jürgen Heringer, Gunhild Samson, Michel Kaufmann et al. (dir.)
1994
Volk, Reich und Nation 1806-1918
Texte zur Einheit Deutschlands in Staat, Wirtschaft und Gesellschaft
Gilbert Krebs et Bernard Poloni (dir.)
1994
Échanges culturels et relations diplomatiques
Présences françaises à Berlin au temps de la République de Weimar
Gilbert Krebs et Hans Manfred Bock (dir.)
2005
Si loin, si proche...
Une langue européenne à découvrir : le néerlandais
Laurent Philippe Réguer
2004
France-Allemagne. Les défis de l'euro. Des politiques économiques entre traditions nationales et intégration
Bernd Zielinski et Michel Kauffmann (dir.)
2002