Le Comble du singulier : génie et idiotie dans le discours médical au XIXe siècle (l’exemple de Louis Lambert)
p. 155-168
Résumé
Au cours du XIXe siècle, la question des liens d’affinité entre génie et idiotie a suscité la curiosité des médecins et des écrivains. Cette solidarité paradoxale se fait jour dans Louis Lambert (1832), roman consacré à un génie précoce sombrant dans un état de catalepsie proche de l’idiotie. Balzac fait ressortir l’ambivalence entourant ces deux manifestations de la singularité : le glissement du génie à l’idiotie reflète une hésitation, voire une inquiétude – mêlée de fascination – quant au statut à leur accorder. La singularité est en effet considérée comme déviance, aberration et symptôme d’inadaptation ou au contraire comme figure exemplaire et fascinante de l’accomplissement de soi. Balzac explore les difficultés herméneutiques liées à l’identification du génie et de l’idiotie tout en se désolidarisant des approches réductrices telles qu’elles s’expriment en particulier dans le discours médical. À travers la destinée de Louis Lambert, la singularité s’affirme comme une dimension fascinante, troublante et ambiguë dont la signification demeure irréductible.
Texte intégral
1Dans l’éventail des figures de la singularité, celles de l’idiot et du génie semblent aux antipodes l’une de l’autre. Ces figures hors normes, solitaires et marginales entraînent l’individu en deçà et au delà de l’humanité commune. En dépit de leur rapport d’opposition, certains médecins et écrivains se sont penchés sur leurs liens d’affinité en s’intéressant tout particulièrement à la possibilité, pour le génie, de basculer dans l’idiotie. Cette solidarité paradoxale se fait jour dans les textes médicaux de la première moitié du xix e siècle, par exemple dans les articles « idiotisme » et « génie » du Dictionnaire des sciences médicales (1817-1818). Elle se manifeste également dans le roman Louis Lambert (1832) où Balzac fait ressortir l’ambivalence entourant ces figures de la singularité1. Les glissements entre l’idiotie et le génie reflètent une hésitation, voire une inquiétude – mêlée de fascination – quant au statut à leur accorder : la singularité est en effet considérée comme déviance, aberration et symptôme d’inadaptation ou au contraire comme figure exemplaire et fascinante de l’accomplissement de soi. Balzac explore les difficultés herméneutiques liées à l’identification du génie et de l’idiotie tout en se désolidarisant des approches réductrices telles qu’elles s’expriment en particulier dans le discours médical.
Regards médicaux
L’idiot
2Les textes médicaux conçoivent généralement l’idiot et le génie en miroir l’un de l’autre. L’idiot incarne la faillite du sujet souverain tandis que le génie en représente un magistral accomplissement. L’article d’Esquirol sur ce qu’il appelait encore à l’époque « idiotisme » est symptomatique d’une stratégie d’exclusion de l’idiot hors du registre de l’humain2. Le rejet est d’autant plus vif que l’idiot, déclaré incurable, prive les médecins de toute gratification thérapeutique. Esquirol définit l’idiotie sur le mode du manque, comme absence de pensée et défaut d’intelligence, en soulignant l’incapacité de l’idiot à établir des correspondances et des comparaisons. Les troubles de l’intelligence se doublent d’une défaillance dans le langage, défaillance qui ravale l’idiot au rang d’animal ou de brute. Les idiots ne parlent pas ; ils poussent des mugissements ou des cris rauques et inarticulés. Esquirol les considère comme inférieurs aux animaux en raison de leur absence d’instinct de conservation. Livrés à l’empire des pulsions et des sens « inférieurs » – l’odorat et le toucher –, ils sont décrits comme gloutons, paresseux, impulsifs, dénués d’hygiène et se livrant à la masturbation3. Le naturaliste et anthropologue Julien-Joseph Virey évoque leur « lasciveté, ou plutôt [leur] lubricité dégoûtante qui les abrutit encore plus »4. Les sens nobles comme la vue ou l’ouïe, en revanche, sont atteints de déficience. Esquirol souligne ainsi que de nombreux idiots sont aveugles, sourds et muets.
3En outre, les idiots mettent en échec l’idéal de perfectibilité qui régit la pensée des Lumières : demeurés, attardés et prisonniers d’un espace-temps borné, ils sont des êtres qui n’évoluent pas, si ce n’est dans le sens de la régression et de la dégradation. Aussi sont-ils fréquemment associés aux figures du sauvage ou du primitif, autres laissés-pour-compte du scénario évolutif et téléologique censé gouverner le progrès de l’humanité. Incapables de sortir d’eux-mêmes et entravés par des tares héréditaires, les effets délétères du milieu et une absence de souplesse affective et intellectuelle, ils n’ont pas conscience de leur identité. Lorsqu’ils ne sont pas assimilés à des brutes, ils sont décrits comme des automates livrés à des mouvements répétitifs. Brutes ou machines, les idiots se voient relégués dans le registre du monstrueux5. À la merci de la sollicitude d’autrui, ils vivent dans un état chronique de dépendance et de minorité.
4Les textes médicaux offrent une vision extrêmement négative de l’idiotie : à grands renforts de termes privatifs et péjoratifs, Esquirol décrit les idiots comme « nuls par eux-mêmes » (E, 513) et comme le « dernier terme de la dégradation humaine » (E, 514). Il dresse le portrait de créatures difformes, marquées par un défaut chronique de proportion :
Les idiots sont tous rachitiques, scrofuleux, épileptiques, paralysés. La tête trop grosse ou trop petite, est mal conformée, aplatie sur les côtés ou par derrière. Les traits de la face sont irréguliers, le front est court, étroit, presque pointu ; les yeux convulsifs, louches, même des deux yeux ; les idiots ont les lèvres épaisses, leur bouche entr’ouverte laisse couler la salive ; les gencives sont fongueuses, les dents mauvaises. Le défaut de symétrie dans les organes des sensations, indique assez que l’action des sens est imparfaite. Ils sont sourds, ou entendent mal, ils sont muets, ou ils articulent avec difficulté ; ils voient mal ou sont aveugles. […] Les idiots ont les bras, les mains tordus, estropiés, ou privés de mouvement. […] Tout chez eux se fait de travers (E, 514-515).
5Les idiots apparaissent ainsi comme des figures abjectes de l’altérité. Aux yeux d’Esquirol, comme à ceux de son maître Pinel, ils sont incurables, c’est-à-dire irrécupérables. En tant que membres improductifs dénués de valeur d’utilité, ils sont évoqués dans le registre métaphorique du rebut et du déchet : « Ce sont des êtres parasites qui vivent sans aucune utilité pour leurs semblables » (E, 514).
Le génie
6À la différence de l’idiot, cantonné dans les sous-sols de l’humanité, le génie, associé par son étymologie à l’ingéniosité ou à un pouvoir surnaturel, est placé au contraire sous le signe de la verticalité, de l’élévation, de l’élan et du déploiement d’énergie. L’article « génie » du Dictionnaire des sciences médicales accumule les hyperboles pour célébrer la sublimité de cette individualité d’exception et la hisser dans le voisinage des héros et des dieux :
Semblable à l’aigle qui fend les cieux, et soutient de ses regards la splendeur de l’astre du jour, [le génie] voit de haut, dans son audacieux essor, les sujets de ses méditations ; il embrasse toutes les conséquences et les rayons qui en émanent. Du faîte de la plus haute généralisation possible, il contemple les temps, déroule les espaces et les circonstances ; imitant la Divinité dont il devient, pour ainsi dire, la resplendissante image, il pénètre dans les sanctuaires de l’éternité et de l’immensité, et, chargé des trésors de cette suprême intelligence, il vient enfanter ses merveilles aux regards éblouis des êtres mortels (V, 77).
7Le génie se caractérise ainsi par son ampleur de vue, par son aptitude à mettre en relation les sphères les plus éloignées et à discerner ce qui reste invisible aux yeux de l’homme ordinaire. L’aveuglement de l’idiotie cède la place à la lucidité visionnaire du génie. À l’inverse du perpétuel retardataire et demeuré qu’est l’idiot, le génie ne tient pas en place et va de l’avant ; il est en avance sur son temps.
8Le génie doit sa singularité à des dispositions innées intransmissibles qui ne sont « jamais acquise[s] par le travail ou l’étude seulement » (V, 75). L’homme de génie est souvent présenté comme un autodidacte parfois issu des milieux les plus humbles. Dans la littérature médicale du XIX e siècle, cette figure héroïque se décline exclusivement au masculin. Virey prend soin de noter que le génie peut « fleurir, de lui seul, par une forte virilité chez l’homme très-mâle », à condition que celui-ci ne dissipe pas son énergie dans des jouissances charnelles, mais la consacre exclusivement aux activités de l’esprit : « toute grande génération intellectuelle exige la continence corporelle » (V, 85). Le renoncement au désir physique permet d’accéder aux cimes de l’enthousiasme et de la clairvoyance.
Un voisinage troublant
9En dépit de leur antagonisme, ces deux figures de la singularité ont fait l’objet de rapprochements, notamment à travers la possibilité pour le génie de basculer dans l’idiotie. Dans le domaine médical, Jacques Moreau de Tours a défendu la thèse d’une parenté entre ces deux états en rattachant le génie et l’idiotie « aux mêmes conditions organiques »6. L’idée d’un ancrage biologique de l’idiotie, lié à l’hérédité, fera également son chemin dans les travaux de Cesare Lombroso qui comptera les imbéciles, les idiots et les crétins, au même titre que les criminels nés, les épileptiques et les « fous moraux », parmi les « primitifs égarés dans la civilisation »7.
10Le scénario d’un génie sombrant dans un état proche de l’idiotie trouve une illustration dans Louis Lambert. Ce roman, narré du point de vue d’un compagnon d’études de Louis, retrace la trajectoire d’un jeune homme à l’intelligence précoce qui après des années difficiles au collège et une violente passion amoureuse va sombrer dans la folie. Louis réunit tous les traits caractéristiques du génie, tel qu’il était conçu dans cette première moitié du XIXe siècle. Il est issu d’un milieu modeste et ne doit son entrée au collège qu’à la protection de Madame de Staël qui a rencontré le garçon par hasard et a été frappée par sa grande intelligence : « C’est un vrai voyant » (B, 34), s’exclame-t-elle. Il est doté par ailleurs d’une mémoire prodigieuse, d’une faculté de concentration hors pair et d’une aptitude à transformer, sur un mode quasi hallucinatoire ses impressions de lecture ou ses pensées en sensations ou en spectacle vivant8. Les sens de l’ouïe et de la vue acquièrent chez lui une acuité particulière. Balzac, adepte de la physiognomonie de Lavater, pare son héros de caractéristiques physiques liées au génie, notamment un front gigantesque, des traits symétriques et un regard d’une grande profondeur :
La beauté de son front prophétique provenait surtout de la coupe extrêmement pure des deux arcades sous lesquelles brillait son œil noir, qui semblaient taillées dans l’albâtre, et dont les lignes, par un attrait assez rare, se trouvaient d’un parallélisme parfait en se rejoignant à la naissance du nez (B, 48).
11En outre, dans le prolongement du leitmotiv médical sur les vertus de la continence, Balzac associe son personnage à la figure de l’ange en mettant en avant son aspect androgyne, alliant des qualités viriles à une délicatesse féminine9.
12Certains aspects dans le tempérament et la trajectoire de Louis Lambert le rapprochent toutefois de la figure de l’idiot10. Tout d’abord, Lambert est comparé à plusieurs reprises à un enfant sauvage11. Le narrateur souligne ainsi que le jeune garçon recherche la solitude, et qu’il aime « lire et méditer au fond des bois » (B, 27) ; il évoque sa « perspicacité de sauvage » (B, 27) et le « mépris sauvage » (B, 58) que Louis voue à ses maîtres. Il décrit par ailleurs la sobriété de l’adolescent, y compris dans ses gestes, en les comparant à « ceux des Orientaux ou des Sauvages, chez lesquels la gravité semble être un état naturel » (B, 97). Comme l’enfant sauvage recueilli par le Docteur Itard, Louis s’acclimate difficilement à la discipline, et à l’enfermement du collège, « régime pénitentiaire » (B, 53) qu’il ressent comme une camisole de force :
Accoutumé au grand air, à l’indépendance d’une éducation laissée au hasard, […] habitué à penser sous le soleil, il lui fut bien difficile de se plier à la règle du collège, de marcher dans le rang, de vivre entre les quatre murs d’une salle où quatre-vingts jeunes gens étaient silencieux, assis sur un banc de bois, chacun devant son pupitre. Ses sens possédaient une perfection qui leur donnait une exquise délicatesse, et tout souffrit chez lui de cette vie en commun (B, 51).
13Lui qui avait passé son enfance en plein air éprouve la nostalgie des grands espaces. Il aspire « après la splendeur du soleil, la rosée des vallons et la liberté » : « Cet aigle, qui voulait le monde pour pâture, se trouvait entre quatre murailles étroites et sales »12. Le narrateur compare le coup de foudre de Louis pour une jeune femme aperçue au Théâtre Français lors de son séjour à Paris à « un éclair de l’amour du sauvage qui se jette sur la femme comme sur sa proie, un effet d’instinct bestial joint à la rapidité des jets presque lumineux d’une âme comprimée sous la masse de ses pensées » (B, 106). Lorsque Lambert décide de quitter Paris, c’est au nom d’un désir de solitude radical. Convoquant la figure du Christ, il s’exclame : « À moi aussi, il me faut le désert ! » (B, 123).
14L’épilogue du roman renforce la parenté avec l’idiotie. Tombé passionnément amoureux de Pauline de Villenoix après son retour à Blois, le jeune homme subit une première crise peu avant son mariage : il tombe dans un état de catalepsie pendant cinquante-neuf heures, sans manger ni parler. Son oncle le surprend ensuite sur le point de s’émasculer. C’est alors qu’il le ramène à Paris pour le confier aux soins du Docteur Esquirol qui le déclare incurable (B, 154).
15Un tel rapprochement entre génie et folie, et plus particulièrement entre génie et idiotie, témoigne de l’ambivalence et de l’inquiétude que suscitent ces formes extrêmes de la singularité. Cette inquiétude est liée en premier lieu à l’étrangeté de ces figures coupées du monde ordinaire. Ainsi, Esquirol, en faisant allusion à l’étymologie du terme, signale que « le mot idios, proprius, privatus, solitarius, exprime très bien l’état d’un homme qui, inhabile à raisonner, est, en quelque sorte, seul, isolé, détaché du reste de la nature » (E, 507). Virey fait une remarque similaire à propos du génie en soulignant que l’une de ses caractéristiques est « de s’isoler des routes ordinaires » (V, 77). La sauvagerie de ces figures solitaires les situe en marge des règles et des conventions de la société civilisée et policée. Virey définit le génie comme un « enfant de la nature » : « Comme il n’est pas du monde, l’homme de génie paraît extrêmement simple, rempli de bonhomie et de naïveté dans ses manières » (V, 77). Sa nature solitaire et sublime se traduit dans « je ne sais quoi de fier, d’escarpé, de sauvage, comme la nature brute, qui frappe et étonne davantage dans son incorrection même » (V, 79).
16Dans Louis Lambert, la singularité du personnage est placée sous le signe du mythe de Robinson. L’un des pères du collège relate ainsi comment Louis Lambert a été « trouvé, comme un aérolithe, par madame de Staël au coin d’un bois » (B, 42), récit dont l’effet sur le narrateur est comparable à sa lecture de Robinson Crusoé13. La suite du récit souligne le statut d’« anomalie » (B, 28) de Louis. Son excentricité se traduit entre autres par des idiotismes et un tour d’esprit inspirés de ses lectures mystiques, mais aussi par une tendance à vivre et à penser à son propre rythme en dépit des contraintes collectives imposées par le collège : « il se laissait aller en tout à la nature, et ne voulait pas plus prier que penser à heure fixe. »14
17En second lieu, l’idiot et le génie se rejoignent en tant que figures de l’excès. Privé de réflexivité, l’idiot est entièrement dans ce qu’il fait et ignore les demi-mesures. Quant au génie, observe Virey, il « ne souffre point de partage ; il absorbe l’homme tout entier » (V, 76). Dans ses aventures contemplatives ou sa passion amoureuse, Louis Lambert ne connaît aucune limite. Les métaphores du « gouffre » et de « l’abîme » reviennent sous la plume du narrateur pour décrire l’intensité d’un transport vécu jusqu’à l’autodestruction. Le mode d’existence de l’idiot et du génie menace ainsi l’équilibre d’une vie sociale fondée, idéalement, sur la civilité, à savoir le sens de la mesure et le respect des convenances15. Excentrique et déplacé, il se caractérise par une indifférence au jugement d’autrui. L’excès se manifeste également dans la tension d’esprit que s’impose l’homme de génie au risque de sombrer dans l’abrutissement. Hors de leurs élans d’inspiration – « temps d’érection mentale » selon Virey – les grands poètes tombent « dans un affaissement voisin de l’idiotisme » (V, 95). La concentration extrême semble ainsi perturber l’équilibre de l’organisme et produire des identités privées d’assise. La mise en garde contre la démesure est explicite dans Louis Lambert. Le narrateur évoque ainsi la « vie de cet immense cerveau, qui sans doute a craqué de toutes parts comme un empire trop vaste » (B, 175).
18Enfin, l’idiot et le génie se révèlent des figures paradoxales de la singularité dans la mesure où ils se caractérisent par des états de dépossession et d’absence à soi : ils ne s’appartiennent pas. Le génie « n’est pas maître de ses pensées », observe Virey (V, 78). De même, les idiots, en raison du « grand relâchement » qui les caractérise, sont placés sous le signe de l’absence de contrôle et de la dépossession : « ils ne pensent et n’agissent que par autrui » (E, 513)16. La singularité menace ici l’intégrité du sujet livré à ses propres gouffres. L’âme de Louis Lambert « se dévorait elle-même » avec une « activité prodigieuse » (B, 89).
Résistances herméneutiques : l’énigme Louis Lambert
19Outre leur air de famille, l’idiotie et le génie se rejoignent dans les défis herméneutiques qu’ils soulèvent et dans la difficulté de les identifier. Louis Lambert n’est pas seulement le drame d’un génie sombrant dans la démence ; c’est aussi le récit d’un narrateur dépossédé de ses certitudes herméneutiques. Le narrateur passe ainsi d’une assurance confiante dans ses compétences analytiques à une mise en doute de son pouvoir de diagnostic. Persuadé initialement que le génie et la folie se prêtent aisément à une lecture clinique, il se déclare convaincu du génie de son compagnon d’études. De même, dans son effort pour rendre compte de la folie de Louis, il reconstitue la trajectoire de son ami en procédant avec l’assurance d’un clinicien se livrant à une étude de cas17. Il entend « écrire son histoire intellectuelle » (B, 50) et affirme pouvoir, avec le recul, juger « impartialement » (B, 97) de l’esprit de Louis Lambert. Il retrace les étapes marquantes de sa vie qu’il divise en diverses phases, notant les causes prédisposantes et les facteurs déclenchants ; il rassemble par ailleurs les documents qu’il a pu trouver comme autant d’indices et de pièces à conviction. Ce travail d’enquête se double d’un souci de mise en forme et d’un travail d’interprétation visant à rendre les matériaux recueillis « intéressants » (B, 151) et significatifs. Ainsi, le narrateur déchiffre les « hiéroglyphes » des brouillons de lettres à Pauline écrits dans la fièvre de la passion et se compare à un « antiquaire » maniant des « palimpsestes » (B, 127-128). Fort de son travail d’enquête et d’analyse, il attribue la crise finale de Louis à sa prédilection pour la mystique et à sa fascination pour les écrits de Swedenborg, notamment à propos des anges. Ce « goût pour les choses du ciel » (B, 32) remonte à la tendre enfance puisque le premier livre à être « tombé entre les mains » (B, 25) de Louis est la Bible. Parmi les facteurs pathogènes figurent également les effets délétères de la discipline scolaire, ainsi que les ravages de la passion amoureuse18. La folie de Lambert est insérée dans un tableau clinique logique et cohérent, inspiré entre autres du Dictionnaire des sciences médicales. Le cas Lambert illustre deux axiomes fondamentaux de l’univers balzacien : l’idée d’une « pensée tuant le penseur »19, et le risque d’un génie réduit à l’impuissance sous l’emprise du désir physique. C’est lorsqu’il est sur le point de posséder celle qu’il qualifie d’« ange-femme » que Louis, confronté à la violence de ses désirs, sombre dans la folie20.
20En outre, le texte multiplie les indices signalant que le génie peut se révéler difficile à discerner et être aisément confondu avec l’idiotie. Le narrateur souligne ainsi à quel point l’entourage de Louis Lambert s’est mépris sur le jeune homme. Louis Lambert passe au collège pour un écolier ordinaire, voire stupide, s’attirant le dédain de ses maîtres21.
21L’épisode du maître confisquant Le Traité de la volonté sur lequel l’adolescent travaillait en secret témoigne de cette incompréhension : ce traité qui a peut-être fini entre les mains d’un épicier pour être utilisé comme « cornets de papier » devient l’emblème d’une méconnaissance dilapidant en pure perte les trésors d’un esprit supérieur. De même, lorsque l’oncle de Lambert lui apprend que Louis est devenu fou, le narrateur est enclin à mettre en doute sa parole et à l’attribuer à l’étroitesse de vue des provinciaux incapables de saisir l’idiosyncrasie d’un être hors norme :
En province où les idées se raréfient, un homme plein de pensées neuves et dominé par un système, comme l’était Louis, pouvait passer au moins pour un original. Son langage devait surprendre d’autant plus qu’il parlait plus rarement. Il disait : Cet homme n’est pas de mon ciel, là où les autres disaient : Nous ne mangerons pas un minot de sel ensemble. Chaque homme de talent a ses idiotismes particuliers. Plus large est le génie, plus tranchées sont les bizarreries qui constituent les divers degrés d’originalité. En province, un original passe pour un homme à moitié fou. Les premières paroles de monsieur Lefebvre me firent donc douter de la folie de mon camarade (B, 151-152).
22De même que les maîtres n’ont su pénétrer le génie de leur élève, l’oncle serait incapable d’accepter la singularité de son neveu, singularité ravalée ici à une anomalie pathologique. Le diagnostic s’appuierait sur un déchiffrement erroné des signes et trahirait la perspective bornée de l’interprète. Louis Lambert n’est-il pas le premier à faire état de ces hommes de génie qui « pass[ent] pour fou[s] peut-être » (B, 88) faute d’être compris ?22
23En dépit de ses réserves initiales, le narrateur se range spontanément à la thèse de la folie à la vue de son ancien ami. Pour renforcer l’effet dramatique de cette visite, Balzac plonge Lambert dans l’obscurité jusqu’au moment où le narrateur, avec l’assentiment de Pauline de Villenoix, entrouvre les persiennes. Le spectacle qui s’offre à lui révèle un être réduit à l’existence végétative d’un vieillard23. Le portrait qu’il dresse de son ancien ami reprend certains traits caractéristiques de l’idiotie, notamment l’emprise de mouvements répétitifs, la perte apparente de l’audition et de la vision, et la thématique du rebut et du débris :
[Lambert] se tenait debout, les deux coudes appuyés sur la saillie formée par la boiserie, en sorte que son buste paraissait fléchir sous le poids de sa tête inclinée. Ses cheveux, aussi longs que ceux d’une femme, tombaient sur ses épaules […] Son visage était d’une blancheur parfaite. Il frottait habituellement une de ses jambes sur l’autre par un mouvement machinal que rien n’avait pu réprimer, et le frottement continuel des deux os produisait un bruit affreux. […] Louis se tenait debout comme je le voyais, jour et nuit, les yeux fixes, sans jamais baisser et relever les paupières comme nous en avons l’habitude. […] j’ouvris légèrement la persienne, et pus voir alors l’expression de la physionomie de mon ami. Hélas ! déjà ridé, déjà blanchi, enfin déjà plus de lumière dans ses yeux, devenus vitreux comme ceux d’un aveugle. Tous ses traits semblaient tirés par une convulsion vers le haut de sa tête. J’essayai de lui parler à plusieurs reprises ; mais il ne m’entendit pas. C’était un débris arraché à la tombe, une espèce de conquête faite par la vie sur la mort, ou par la mort sur la vie (B, 158-159).
24Quoique spectaculaire, cette métamorphose de Louis Lambert est annoncée par un certain nombre de signes avant-coureurs. Ainsi, les premières descriptions de Louis le montrent accoudé et penchant la tête24. Lors d’une discussion brûlante sur les écrits de Swedenborg pendant ses années de collège, sa tête, « comme trop lourde ou fatiguée par un élan trop violent, retomb[e] sur sa poitrine » (B, 74). De même, lors de phases contemplatives où il s’absorbe dans sa « vie intérieure », son regard devient vitreux, comme absent du monde : « Son œil ressemblait alors à une vitre d’où le soleil se serait retiré soudain après l’avoir illuminée » (B, 48). Ces traits physionomiques portés dans la scène finale à leur point de rupture suggèrent que le basculement dans la folie ou l’idiotie est lié à l’exacerbation de tendances inscrites dans l’étiologie du génie25.
25Le roman pourrait finir sur ce tableau d’un esprit victime de son hypertrophie. Un ultime incident, toutefois, vient bouleverser le dispositif herméneutique du narrateur. Une simple parole de Lambert lui fait douter à nouveau, et de manière durable, de la folie de son camarade :
Tout à coup Louis cessa de frotter ses jambes l’une contre l’autre, et dit d’une voix lente : – Les anges sont blancs !
Je ne puis expliquer l’effet produit sur moi par cette parole, par le son de cette voix tant aimée […]. Malgré moi, mes yeux se remplirent de larmes. Un pressentiment involontaire passa rapidement dans mon âme et me fit douter que Louis eût perdu la raison. J’étais cependant bien certain qu’il ne me voyait ni me m’entendait ; mais les harmonies de sa voix, qui semblaient accuser un bonheur divin, communiquèrent à ses mots d’irrésistibles pouvoirs (B, 160).
26Le narrateur abandonne ses généralités cliniques pour s’ouvrir à la résonance d’une voix singulière qui n’a rien perdu de son intensité ni de sa force d’appel26. Il comprend dès lors que la folie supposée de Louis puisse signifier, aux yeux de mademoiselle de Villenoix – qu’il avait tendance à prendre pour une illuminée (B, 157) – une lucidité supérieure et un génie libéré des attaches matérielles. Un tel constat l’effraie : abandonnant sa superbe de clinicien, il renonce à revoir son camarade de peur de céder à « cette atmosphère enivrante où l’extase était contagieuse » (B, 174).
27L’assurance herméneutique du narrateur est sujette à caution bien avant cette ultime rencontre puisque son souci d’analyse clinique s’allie à une fascination dont il ne parvient pas à se départir. La fascination date des années de collège où, dans un rapport de maître à disciple, le narrateur avoue l’attrait qu’exerçait sur lui « l’âme sublime et […] divine » (B, 49) de Louis27. De même, il dit conserver avec « piété » les brouillons des lettres que Louis destinait à Pauline de Villenoix et vouer un « culte pour sa mémoire » (B, 127). Sa visite au château de Villenoix prend l’allure d’un « pèlerinage » (B, 157) suscitant en lui un mélange de trouble et d’émotion28. La salle obscure où se trouve Louis ressemble aux « sombres arcades d’une église » (B, 158). Par ailleurs, le texte lance des mises en garde contre les interprétations unilatérales et exclusivement pathologiques de la condition de Louis. Ainsi, la notion de « folie » n’est peut-être qu’une désignation « calomni[euse] » (B, 156) marquant l’ignorance des interprètes face au degré d’élévation spirituelle atteint par Louis.
28Les dernières pages du roman de Balzac suggèrent que la définition du génie est en grande partie affaire de regard porté sur autrui et que ce regard peut lui-même vaciller et se révéler une source d’aveuglement. Elles soulèvent par ailleurs la difficulté de penser la singularité dans une césure radicale avec le groupe. Les dernières réflexions de Louis Lambert sont des « débris de pensée » qui « font le désespoir de l’esprit » (B, 170) tant elles se révèlent elliptiques. Le narrateur ne parvient qu’à grand peine à leur donner une forme « en rapport avec notre entendement » (B, 170). Certes, Pauline de Villenoix affirme que « pour [elle], qui vi[t] dans [l] a pensée [de Louis], toutes ses idées sont lucides » (B, 161), même si elle ne peut en reconstituer le cheminement. Cette pensée qui relève de la « seconde vue » et de la « vie intérieure » sans passer par les relais du discours rationnel requiert, à l’échelle narrative, un « partage des voix », la parole du narrateur et celle de Pauline venant suppléer l’aphasie du personnage ou l’incohérence apparente de ses propos29. Peut-on néanmoins parler de génie si la pensée, en raison de ses raccourcis fulgurants, se révèle inintelligible et incommunicable ? Le singulier est-il concevable sans une communauté qui le reconnaisse et le légitime ?
29Inversement, la trajectoire et la fin tragique de Louis Lambert mettent en cause l’aptitude du monde commun à accueillir le singulier. Le narrateur, par exemple, attribue la folie de Lambert au fait que celui-ci n’a pas trouvé de terreau favorable permettant à son génie de s’épanouir30. Ce qui aurait pu devenir un pouvoir créateur fécond s’est mué en facteur d’autodestruction, obligeant Lambert à vivre isolé et replié sur lui-même. L’idiosyncrasie, stigmatisée et ravalée à une forme de déviance pathologique, révèle en creux la force d’exclusion et le pouvoir normatif de l’environnement et du discours médical31. Le texte s’achève de fait sur un anéantissement de la singularité : à sa mort à l’âge de 28 ans, Louis Lambert n’a pour sépulture qu’« une simple croix de pierre, sans nom, sans date. Fleur née sur le bord d’un gouffre, elle devait y tomber inconnue avec ses couleurs et ses parfums inconnus » (B, 175). La figure extrême de la singularité perd ses contours distincts pour se fondre dans la grisaille de l’anonymat.
30Qu’il s’agisse de l’idiotie ou de la génialité, il se révèle difficile d’appréhender la singularité sans en faire une figure monstrueuse ou idolâtre, abjecte ou vénérée de l’altérité. De même, la tentation est grande de projeter sur ces deux extrêmes les valeurs et les préjugés d’un groupe donné et de les jauger – positivement ou négativement – à l’aune de standards en vigueur. Balzac souligne la nature problématique de ces appropriations réductrices. Son œuvre témoigne d’un souci de défendre la singularité face aux généralisations théoriques et aux diagnostics médicaux. La voix de Louis Lambert bouleverse le narrateur et ébranle son dispositif herméneutique. La mise à nu de l’instabilité et de la précarité des jugements sur l’idiotie et la génialité invite à la prudence et à la nécessité de porter un regard nuancé sur les êtres et les phénomènes. À travers la destinée de Louis Lambert, Balzac met en scène une figure singulière dotée d’une aura fascinante, troublante et ambiguë. C’est précisément dans la mesure où le singulier ne se laisse pas récupérer ni intégrer dans le réseau des représentations ordinaires, qu’il mérite d’être sauvegardé en tant que dimension irréductible et inassimilable.
Notes de bas de page
1 Il faut noter que le roman Louis Lambert est lui-même une œuvre singulière dans le corpus balzacien. Texte à forte teneur autobiographique que Balzac a remanié à de nombreuses reprises, il se caractérise par sa forme hybride – à mi-chemin de la notice biographique et de l’étude clinique – et met en scène un personnage qui ne reparaîtra pas et ne sera pas mentionné dans les autres romans de la Comédie humaine. Honoré de Balzac (1980), Louis Lambert, Paris, Gallimard (abréviation : B).
2 Jean Etienne Esquirol, « Idiotisme », dans Société de médecins et de chirurgiens (1818), Dictionnaire des sciences médicales, vol. 23, Paris, Panckoucke, p. 507-524 (abréviation : E). Esquirol lui préfère néanmoins la notion d’« idiotie » à celle d’« idiotisme » afin de renforcer la signification clinique du terme : « Du mot idiota, idiot, on a fait idiotisme, expression inconnue des anciens, qui n’a été adoptée que de nos jours. Pourquoi ne pas préférer le mot idiotie, qui n’eût exprimé qu’une idée médicale, et qui ne serait point, comme le mot idiotisme, réclamé par les grammairiens ? » (E, 507).
3 Sur le lien supposé entre onanisme et idiotie au XIXe siècle, voir François Ansermet, « La Jouissance de l’idiot », dans Véronique Mauron et Claire de Ribaupierre (éds), 2004, Les Figures de l’idiot, Paris, Éditions Léo Scheer, p. 80-91.
4 Julien-Joseph Virey, « Génie », dans Société de médecins… (1817), Dictionnaire des sciences médicales, vol. 18, Paris, Panckoucke, p. 85 [p. 74-104] (abréviation : V). Dans cet article, la figure de l’idiot est convoquée à titre de repoussoir.
5 Il est possible de concevoir cette notion au sens où l’entendait Geoffroy Saint Hilaire dans sa Philosophie anatomique. Monstruosités humaines, Paris : Chez l’auteur, rue de la Seine-Saint-Victor, no 33, 1822, p. 150 sq. : le monstre est une créature arrêtée à un certain stage de son développement.
6 Jacques Moreau de Tours (1859), La Psychologie morbide dans ses rapports avec la philosophie de l’histoire ou de l’influence des névropathies sur le dynamisme intellectuel, Paris, Masson, p. V. Sur les thèses de Moreau, voir Jackie Pigeaud, « La Conception de l’idiot chez Moreau de Tours », dans Mauron/Ribaupierre (éds), Les Figures de l’idiot, op. cit., p. 150-163. Balzac avait prévu de donner un pendant à Louis Lambert en écrivant le récit d’un « crétin », lui aussi « peut-être tué par la pensée » (Jackie Pigeaud, art. cit., p. 158).
7 Voir Francesco Panese, « Sur les traces des criminels », dans Mauron/Ribaupierre (éds), Les Figures de l’idiot, op. cit., p. 113 [108-117].
8 Le rapport de Lambert aux livres est quasi physiologique : il en assimile la substance et se montre capable de la restituer par le jeu de sa mémoire et de son imagination. Le récit de la bataille d’Austerlitz devient pour lui réalité (B, 31-32). L’exemple le plus frappant – cité ultérieurement par de nombreux psychiatres – est celui où Lambert explique comment la simple pensée d’une lame de canif lui entrant dans la chair lui fait éprouver une douleur analogue à celle que lui infligerait l’objet réel (B, 62-63). Sur la circulation de cet exemple, voir Juan Rigoli (2001), Lire le délire. Aliénisme, rhétorique et littérature en France au XIXe siècle, Paris, Fayard, p. 479-482 [477-517].
9 Initialement doté d’une figure hâlée, Louis ne tarde pas, au collège, à devenir « pâle et blanc comme une femme » (B, 48). Les modulations de sa voix combinent le masculin et le féminin : « Sa voix se faisait douce comme une voix de femme […] ; puis elle était, parfois, pénible, incorrecte, raboteuse » (B, 49). Le narrateur le décrit comme un « pauvre poète […] souvent vaporeux autant qu’une femme » (B, 59), comme un être « toujours gracieux comme une femme » (B, 74).
10 Olivier Pot signale que la pathologie de Louis Lambert ne saurait être assimilée à l’idiotie laquelle suppose, selon les médecins, une déficience congénitale à la différence de la démence qui peut être « acquise ». Si le discours médical insiste effectivement sur le poids de l’atavisme, la description de Louis Lambert après sa crise n’en présente pas moins une troublante parenté avec les symptômes de l’idiotie. De fait, le tableau clinique de l’idiotie est plus instable et flou qu’il n’y paraît. À travers ce personnage, Balzac met indirectement en cause l’assurance avec laquelle les médecins établissent leurs nosographies et leurs tableaux cliniques. Voir Olivier Pot, « L’Idiot de la famille ou l’animalité ressuscitée », dans Mauron/Ribaupierre (éds), Les Figures de l’idiot, op. cit., p. 219 [208-223].
11 La découverte de Victor de l’Aveyron le 8 janvier 1800, enfant sauvage pris en charge par le Dr Itard et déclaré incurable par le Dr Pinel, avait fasciné les milieux scientifiques et lettrés de l’époque, et était encore dans toutes les mémoires. Voir sur ce point Jean Itard (1994), Victor de l’Aveyron, Paris, Éditions Alia. Dans son article « Idiotisme », Esquirol fait d’ailleurs allusion à cette fascination pour les hommes trouvés dans les bois, hommes qui ne sont à ses yeux que des imbéciles ou des idiots abandonnés ou égarés (E, 511).
12 B, 61-62. Le Dr Itard rapporte chez Victor une nostalgie similaire : « C’est près de la fenêtre, debout, les yeux tournés vers la campagne, que vient se placer notre buveur ; comme si, dans ce moment de délectation, cet enfant de la nature cherchait à réunir les deux uniques biens qui aient survécu à la perte de sa liberté, la boisson d’une eau limpide et la vue du soleil et de la campagne » (Jean Itard, Victor, op. cit., p. 77-78) ; « c’est toujours la même passion pour la campagne, la même extase à la vue d’un beau clair de lune, d’un champ couvert de neige, et les mêmes transports au bruit d’un vent orageux » (ibid., p. 105-106).
13 B, 44. Sur l’influence du mythe de Robinson dans la rédaction de Louis Lambert, voir Joseph Acquisto, « The Strange Surprising Adventures of Reading Balzac’s Louis Lambert », French Studies, vol. LXVI, no 3, 2012, p. 216-330. Joseph Acquisto interprète le roman de Balzac comme une réécriture et une inversion du mythe. Balzac réécrit le mythe en mettant en scène un héros solitaire dont les aventures se déroulent par le truchement de ses lectures, sources de « délicieux voyages » (B, 28). Il se sépare néanmoins de son modèle en ne proposant aucune réinsertion rédemptrice du héros dans la norme et la société commune.
14 B, 98. Sur cette importance du rythme singulier, voir l’article de Pierre Truchot dans ce volume. À l’appui des réflexions de Bergson sur l’intuition comme relevant de la « durée intérieure », et du concept d’« idiorythmie » façonné par Barthes, Pierre Truchot souligne combien l’idiot, en tant que figure de la singularité, est avant tout un être qui vit à son propre rythme.
15 Sur ce non-respect des convenances, voir Robert Musil, « De la bêtise », dans Musil (1984), Essais. Conférences, critique, aphorismes, réflexions, trad. Philippe Jaccottet, Paris, Éditions du Seuil, p. 302. Voir également Pierre Truchot, art. cit.
16 Voir Tiphaine Samoyault, « Le grand relâchement. Capacité négative et idiotie », dans Mauron/Ribaupierre (éds), Les Figures de l’idiot, op. cit., p. 180-189.
17 Comme le souligne Juan Rigoli, la fortune de Louis Lambert dans les milieux psychiatriques de la seconde moitié du XIXe siècle et de la première moitié du XXe siècle était liée en grande part au fait que Balzac avait conçu son récit sur le mode d’une étude symptomale analogue à celle pratiquée dans les cercles médicaux de son époque (voir Rigoli, Lire le délire, op. cit., p. 492).
18 Le collège occupe un statut ambigu dans cette analyse clinique. En effet, le narrateur semble suggérer que cet environnement hostile a peut être stimulé le génie de Louis Lambert en incitant le jeune garçon à se tourner vers la vie intérieure et à dépenser la « surabondance de ses pensées » (B, 104).
19 Introduction aux Etudes philosophiques, par Félix Davin, dans Balzac (1979), La Comédie humaine, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », t. X, p. 1215.
20 Le narrateur clinicien attribue la crise à « l’exaltation à laquelle dut le faire arriver l’attente du plus grand plaisir physique, encore agrandie chez lui par la chasteté du corps et par la puissance de l’âme » (B, 152).
21 B, 123. L’article « génie » du Dictionnaire des sciences médicales mentionne au demeurant « des individus tardifs qui, d’abord, n’annoncent rien à l’extérieur, et qu’on prendrait facilement au premier aspect pour des stupides » alors que le « secret de leur pensée » révèle une intelligence prodigieuse : « ce ne sont pas les moins puissants génies qui se préparent ainsi dans le silence » (V, 85).
22 Le génie méconnu est une figure familière du XIXe siècle romantique et post-romantique, figure dont l’aura trahit l’appréhension des artistes et des écrivains face à l’évolution des critères de reconnaissance et de consécration dans un champ artistique soumis de plus en plus aux lois du marché. Dans un écho lointain à Louis Lambert, « fleur inconnue qui meurt au fond d’une forêt vierge sans que personne en sente les parfums ou en admire l’éclat » (B, 115-116), Baudelaire évoque, dans son poème « Le Guignon », la destinée obscure des figures ensevelies « dans les ténèbres et l’oubli » : « Mainte fleur épanche à regret / Son parfum doux comme un secret / Dans les solitudes profondes » (Charles Baudelaire, 1975, Œuvres complètes, Claude Pichois [éd.], Paris, NRF, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 17). Il faut noter que Louis Lambert refuse ostensiblement la gloire mercantile et refuse de se plier à la fausse originalité consistant à flatter le goût du jour. Dans une lettre à son oncle, il annonce sa décision de quitter Paris, lieu où l’argent règne en maître et où il se sent prisonnier d’un univers mesquin et arriviste.
23 Anne Vila a montré comment Lambert incarnait la « vie organique » telle que la définissait Bichat par analogie aux figures de l’intériorité que sont le fœtus, la plante et le vieillard. Si la figure du vieillard prédomine au terme du roman, les métaphores végétales et utérines sont introduites dès les premières évocations de l’existence solipsiste du jeune garçon. Voir Anne Vila, « Pathological Inversions : Balzac and Bichat », Romanic Review 79, no 3, mai 1988, p. 433 sq. [422-442].
24 Dans l’atmosphère étouffante du collège, Lambert trouve dans la rêverie et la méditation une échappatoire : « La tête toujours appuyée sur sa main gauche et le bras accoudé sur son pupitre, il passait les heures d’étude à regarder dans la cour le feuillage des arbres ou les nuages du ciel » (B, 52).
25 La folie apparaît parfois comme une arborescence du génie. Ainsi, le narrateur compare l’acuité des intuitions de Louis à celles des « grands poètes » qui les font « souvent approcher de la folie » (B, 62).
26 Pour une analyse détaillée de ce retournement, voir Rigoli, Lire le délire, op. cit., p. 496-503. Comme le signale Rigoli, le regard baigné de larmes prive le narrateur de la faculté de voir : l’observation clinique cède la place à « un double aveu d’ignorance et de participation émotive » (p. 499).
27 Lambert, observe-t-il, « me racontait des faits mystiques tellement étranges, il en frappait si vivement mon imagination, qu’il me causait des vertiges » (B, 66).
28 B, 157. Comme le souligne Jean-Claude Fizaine, le mode de la narration flotte entre « la relation objective d’une “Notice biographique” et le plaidoyer passionné d’un disciple fidèle à la mémoire d’un martyr inconnu ». Le récit est animé par une « rhétorique de la fascination » (« Génie et folie dans Louis Lambert, Gambara et Massimila Doni », Revue des sciences humaines, tome XLVII, no 175, juillet-septembre 1979, p. 64-5 [61-75]).
29 Voir sur ce point Myriam Roman, « Avatars romanesques du penseur chez Mme de Staël, Balzac et Hugo », Romantisme, no 124, 2004/2, p. 97 [89-102].
30 Tout au long du texte, les métaphores végétales abondent pour décrire l’état de Louis et la genèse de ses pensées, fleurs prometteuses que le narrateur, après la crise de son ami, comparera à des « frondaisons atteintes par la gelée dans le bourgeon » (B, 108).
31 Sur le rôle de la psychiatrie dans la « médicalisation de l’institution de l’humain », voir Guillaume Le Blanc, « L’homme sauvage, le primitif et l’idiot », dans Pierre F. Daled (éd.), 2008, L’Envers de la raison – Alentour de Canguilhem, Paris, Vrin, p. 30 sq. [17-34].
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