Volodine, le roman singulier de la fin de l’individu
p. 139-151
Résumé
Le rôle du roman dans l’avènement de l’individu et de l’individualisme contemporains est fondamental. On peut lire son rôle à travers l’histoire comme celui d’un façonnage du sujet, de son étayage et de sa complexification. Les plus grandes figures romanesques voient leur individualité s’embroussailler pour suggérer une forme de fragmentation, voire pour sombrer dans la folie (de Don Quichotte à Patrick Bateman). Dans cette double dynamique de construction et de déconstruction, la littérature contemporaine française s’est trouvé diverses manières de se réapproprier l’individu. Mais peu d’auteurs ont opéré une approche aussi radicale qu’Antoine Volodine, chez qui l’individu humain, voué à une extinction rapide, voit son identité s’affaiblir progressivement et se reconstituer sous forme de groupe ou de meute, dans la perspective deleuzienne d’un devenir-animal. Sous couvert d’un réexamen désabusé des utopies égalitaristes, les personnages de ses romans se fondent en collectifs ou en communes, résistant comme ils le peuvent à l’inhospitalité du monde post-apocalyptique qui les entoure. Ils meurent très souvent, ils ne tiennent jamais qu’à un fil, mais leur interchangeabilité les protège de l’extinction totale, le temps de dire ce qu’ils ont à dire. En parallèle, l’identité énonciative s’effrite également, les personnages-narrateurs des romans prenant peu à peu le rôle de seuls énonciateurs, puis d’auteurs du texte, tandis que Volodine lui-même multiplie les identités, publiant même sous d’autres hétéronymes et dans diverses maisons d’édition. En morcelant ainsi l’individualité de la figure de l’écrivain aussi bien que celle de ses protagonistes, Volodine parvient dans un même mouvement à collectiviser profondément ses destinataires, tout en développant une œuvre parfaitement singulière. Mais cette singularité lui appartient moins qu’elle ne se diffuse dans ses lecteurs.
Texte intégral
Les derniers jours, Lutz Bassmann les passa comme nous tous, entre la vie et la mort. Une odeur de pourri stagnait dans sa cellule, qui ne venait pas de son occupant, encore que celui-ci fût à l’article de et se négligeât, mais du dehors1.
1Ceci est l’incipit d’un roman d’Antoine Volodine, Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze. Lutz Bassmann en est le personnage principal, et le lieu unique où il se déroule est le Quartier de Haute Sécurité d’une prison. Malgré le manque d’allure de ce personnage, nous, lecteurs, avons sous les yeux ce qu’il est convenu, dans le langage littéraire courant, d’appeler un héros de roman. Avant d’observer son comportement et de le soumettre à diverses analyses, je vous propose donc un détour par deux théoriciens de ce genre. Ne restons pas plus longtemps dans cette cellule malodorante et laissons ce prisonnier mariner un moment, il ne va pas aller bien loin.
2Ces théoriciens, Franco Moretti et Thomas Pavel, adoptent un point de vue polarisé sur les structures historiques profondes du roman et le personnel qu’il déploie. Tous deux ont la particularité de voir dans le roman de chevalerie (le roman arthurien pour Moretti, Amadis de Gaule pour Pavel) un archétype historiquement déterminé mais dont certains traits réapparaissent au fil de l’histoire moderne du genre. Opposant le roman à la poésie versifiée, Moretti observe que celui-ci est souvent beaucoup plus long que celle-là :
Si je devais choisir un seul mécanisme [pour expliquer la longueur du roman], je dirais : l’aventure. L’aventure permet le développement des romans en les ouvrant au monde : un appel à l’aide, et le chevalier se met en route. Généralement, sans poser de questions, ce qui est typique de l’aventure, car l’inconnu n’est pas une menace, c’est un prétexte [opportunity] ; à dire vrai, il n’y a plus aucune distinction entre les menaces et les prétextes2.
3Le topos du chevalier est également commenté par Pavel, moins dans le rôle que celui-ci tient dans le scénario romanesque archétypique, que dans le personnage du héros comme figure individuelle, et dépositaire d’un devoir de promotion de cette individualité :
Lorsqu’on vient demander son secours, le chevalier est obligé, en vertu de son serment, […] de partir se battre. La rigueur de cette obligation est double : il s’agit d’abord de l’honneur du chevalier, que la moindre lâcheté souillerait à jamais. Mais il est également question d’un rapport plus mystérieux et plus contraignant qui s’établit entre le chevalier et l’aventure : en vertu d’une décision secrète du destin, chaque aventure appartient à un chevalier bien déterminé, qui est le seul à devoir et à pouvoir l’assumer3.
4Ces deux exemples doivent être considérés avec distance ; il est bien entendu que ces deux théoriciens ne restreignent pas leur objet à ces considérations, dont la validité est de celles des archétypes – c’est-à-dire que l’on n’en rencontre pratiquement jamais tels quels dans la littérature. Ce qui subsiste de ces schémas prémodernes du roman, et ce qui nous intéresse ici, c’est une mise en lumière de l’individu et de son rapport au monde. Mais c’est également en grande partie ce qui intéresse Moretti et surtout Pavel, dont le livre ne parle pas d’autre chose : « Au moyen de la coupure qu’il pose entre le protagoniste et son milieu, le roman est le premier genre à s’interroger sur la genèse de l’individu et sur l’instauration de l’ordre commun4 ».
Torpeur et débordements
5Bien sûr, le but de cette introduction était de considérer la disparité violente qui se dégage de la comparaison entre ces structures romanesques archétypiques et la situation de notre héros dans son cachot. Revenons à présent auprès de Lutz Bassmann. Observons s’il a quelque chose à nous dire. Avons-nous les moyens de le faire parler ? D’emblée, on peut remarquer que le preux chevalier ne fait pas le fier. À peu près tout ce qui constituait la raison d’être du héros romanesque est contredit dans cet incipit. Bassmann est en train de mourir, il n’a pas l’air d’être en mesure de quitter sa cellule, et l’eût-il été, qu’un indice apparaît dès cet instant de la déceptivité du monde extérieur : l’air y est encore plus nauséabond que dans la cellule. Pourquoi vouloir sortir, comment diable se « mettre en route » ?
6Pourtant, le schéma archétypique de Moretti et de Pavel n’est pas entièrement soumis à une liquidation. Il subsiste, dans chacune de leurs propositions, une clause du contrat que le héros volodinien ne pourra pas éviter de remplir, en partie du moins. Il s’agit de « l’aventure » à laquelle il doit souscrire. Certes, le prisonnier vit ses derniers jours dans la crasse, pourtant il est soumis à un « serment » similaire : il doit aller « se battre ». Bien sûr, Lutz Bassmann n’enfourchera aucun destrier, ne vivra aucune aventure au sens classique du terme – il ne s’évadera même pas. Autant ne pas faire durer le suspense, les dernières lignes du texte le voient en train d’exhaler son dernier souffle. Dans l’intervalle, il n’a presque pas bougé. Pourtant son action existe : elle est d’ordre discursif, et littéraire. Car Lutz Bassmann, apprend-on au fil du texte, est écrivain. Il appartient à une communauté d’auteurs dissidents dont la production, dite « post-exotique », jugée politiquement trop déviante, a mené à l’arrestation et au confinement de tous ses représentants. Arrachons-le à sa torpeur et laissons-le s’expliquer lui-même :
Qu’est-ce que… Hein ?… Je vais répondre. Nous avions appelé cela le post-exotisme. C’était une construction qui avait rapport avec du chamanisme révolutionnaire et avec de la littérature, avec une littérature manuscrite ou apprise par cœur et récitée, car parfois pendant des années l’administration nous interdisait de posséder du matériel de papeterie ; c’était une construction intérieure, une base de repli, une secrète terre d’accueil, mais aussi quelque chose d’offensif, qui participait au complot à mains nues de quelques individus contre l’univers capitaliste et ses ignominies sans nombre. Aux seules lèvres de Bassmann cette lutte maintenant était confiée5.
7La première chose à constater est le décalage dans le rôle que l’on croyait pouvoir attribuer au personnage, et sa conséquente complexification ; de « héros » traditionnellement confiné dans un rôle intradiégétique, Lutz Bassmann dévoile peu à peu son statut d’auteur littéraire, quitte à déborder sur les prérogatives de Volodine en s’arrogeant le droit d’être, en partie du moins, l’auteur de sa propre histoire et donc du texte que nous lisons. Rien de bien nouveau à ce procédé de métalepse, qui figurait déjà à l’arsenal d’écrivains tels que Scarron ou Diderot. Rien non plus qui n’ait été pensé par nos théoriciens, pour qui l’avènement de l’individu romanesque se double d’une conscience exacerbée de sa richesse intérieure6. La complexité annoncée du personnage de Bassmann peut être portée au crédit de cette richesse, d’une réflexion sur le monde du dedans et sur les nombreuses personnalités qu’un simple individu peut receler. C’est aussi qu’il ne reste plus grand-chose d’autre à faire, ou à faire valoir, pour le pauvre Bassmann. Le prisonnier veut écrire ? Eh bien qu’il écrive, s’il n’a pas de papier qu’il récite, et nous, lecteurs en visite dans le QHS, nous permettrons aimablement de douter du caractère « offensif » de ses radotages.
8Lutz Bassmann passe donc pour l’instant, assez traditionnellement, pour un double de l’auteur, un avatar, une entité subordonnée à l’écrivain qui lui prête vie, Volodine. Pourtant on n’en restera pas là ; les choses se compliquent, car cet extrait rend également visible la pluralité des auteurs du post-exotisme. Lutz Bassmann dit n’être pas seul dans cette tâche d’écriture – ou alors l’est-il devenu, mais cette individualité n’est pas assumée en tant qu’elle fonde l’identité du post-exotisme, dont Lutz Bassmann est surtout le porte-parole. Les frontières énonciatives traduites par l’usage des pronoms personnels sont très poreuses, et l’extrait montre bien que si l’on passe du je au nous très facilement, le il prend le relais sans crier gare à la dernière ligne, comme si non seulement le discours se faisait polyphonique, mais aussi que cette polyphonie perdait tout caractère stratifié, ne permettant aucune hiérarchie entre les voix, qui s’échangent la parole selon une tactique élaborée par elles seules. Nous pensions pourtant avoir le contrôle sur notre prisonnier. Nous, lecteurs, analystes littéraires, pensions savoir comment faire parler ce personnage de papier : en poursuivant simplement notre lecture, lui soutirant les informations que notre avidité d’amateurs de romans exigeait de lui, afin de savoir de quelle aventure nous allions profiter. Mais qui nous parle réellement ? Le contrôle nous échapperait-il ?
9Pas de panique. Un retour aux seuils du texte devrait pouvoir nous convaincre de la solidité du rapport énonciatif que nous entretenons avec le livre. Refermons-le un instant, constatons que le nom de l’auteur figure sur sa couverture, rassurante, d’exemplaire de la collection Blanche ; observons la couleur écrue, le fin cadre de ses filets rouge et noir. Ouvrons le livre, le logo NRF renouvelle son repère au bas de la page de garde. Tout est normal. Puis nous tournons cette première page de garde, et – surprise : Au nom d’Antoine Volodine s’est ajouté celui de sept auteurs, dont Lutz Bassmann – un ajout qui relève de l’invasion péritextuelle, plus exactement du texte au péritexte. Car les six autres noms se retrouvent tous, au sein du texte, comme personnages et écrivains du post-exotisme : leurs œuvres y sont mentionnées, leurs actes de terrorisme aussi, parfois. Le collectif post-exotique refuse visiblement d’être consigné à l’intérieur du livre. Il y a un double travail, en parallèle : d’une part sur un plan intratextuel la mise en collectif des écrivains du post-exotisme, de l’autre part une multiplication péri-(et bientôt extra-) textuelle de la signature d’Antoine Volodine.

Intra- et extratexte
10Sur le plan intratextuel, cette multiplication / collectivisation est à l’œuvre dans de nombreux textes de Volodine. L’univers post-exotique y est souvent décrit comme peuplé d’écrivains ; parfois s’organisent-ils sous forme de collectifs, comme dans la Leçon onze, ou dans Lisbonne dernière marge, roman dans lequel « des collectifs d’intellectuels spécialisés (au sens où, dans une colonie d’insectes, chaque groupe remplit une fonction prédéterminée et unique), des communes intellectuelles polémiquent entre elles »7. Parfois la notion même de communauté s’avère-t-elle trop sophistiquée pour subsister, dans un univers où l’humain a de moins en moins sa place et où les survivants de l’espèce assistent à sa dégradation inéluctable. Des anges mineurs est l’un de ces textes qui témoignent du délabrement de l’humanité. Ses représentants n’y sont plus qu’une poignée ; Fred Zenfl est l’un d’eux.
Les histoires écrites par Fred Zenfl réfléchissaient en priorité sur l’extinction de son espèce et traitaient de sa propre extinction en tant qu’individu. On avait donc là une matière susceptible d’intéresser le plus grand nombre ; mais Fred Zenfl ne réussissait pas à trouver la forme littéraire qui lui eût permis d’entrer véritablement en communication avec ses lecteurs éventuels et ses lectrices et, démoralisé, il n’allait pas jusqu’à l’achèvement de son propos8.
11La communauté existe, dans Des anges mineurs ; chaque chapitre y est consacré à l’un de ces « anges », qui ensemble constituent un collectif mi-politique, mi-esthétique. Mais certains d’entre eux ne semblent pas même au courant de leur rôle au sein d’une telle organisation, tant la communication est devenue précaire dans ce monde – un peu comme au sein d’une prison, d’une cellule à l’autre. Même les plus informés d’entre eux paraissent gagnés par le découragement. On observe cette similitude entre Zenfl et Bassmann, qui lui non plus n’achève pas toujours ses phrases. Nous reviendrons plus loin sur cet amenuisement de la communauté humaine, à propos duquel le premier de ces deux extraits suggère une forme de devenir-animal. Pour l’instant, contentons-nous d’observer une tendance générale à la disparition de l’individu chez le personnage volodinien9. C’est sans doute là le coup le plus dur porté aux théories du roman dont il a été question plus haut : l’aventure n’appartient plus à un chevalier déterminé, qui serait le seul en mesure de la mener à bien. L’aventure est collective – bien qu’une telle assertion sonne, en ce qui concerne le roman volodinien, comme si elle sortait d’un haut-parleur fatigué crachotant des slogans révolutionnaires obsolètes, lorsqu’on constate le degré de fatigue et de misère où survivent les collectivités.
12Passé le seuil du péritexte, la pratique de l’hétéronymie ne s’arrête pas là où nous l’avons laissée, c’est-à-dire à la multiplication des noms d’auteurs. En effet, dès le printemps 2008, certaines bonnes librairies commençaient à présenter les ouvrages d’un auteur peu connu – un certain Lutz Bassmann, aux éditions Verdier. Contre toute attente, il me faut alors admettre devant vous, chers visiteurs du Quartier de Haute Sécurité, l’impensable nouvelle, la triste vérité : Lutz Bassmann s’est évadé !… L’enquête promet d’ailleurs de nouvelles surprises, si l’on en croit le péritexte qui s’affiche lorsqu’on ouvre l’un ou l’autre de ces ouvrages, péritexte qui se présente sous le titre « voix du post-exotisme » : Lutz Bassmann, Manuela Draeger, Elli Kronauer : les hétéronymes de Volodine sont, en fait, déjà nombreux. Et cette ubiquité auctoriale s’est illustrée lors de la rentrée littéraire de septembre 2010, à l’occasion de laquelle ont été simultanément publiés trois livres : Écrivains, par Antoine Volodine, au Seuil / Fiction & Cie, Les aigles puent, de Lutz Bassmann, chez Verdier, et Onze rêves de suie, par Manuela Draeger, aux éditions de l’Olivier10.

13On voit que ce double travail de brouillage fonctionne en parallèle pour étouffer la notion d’individu en aval comme en amont du travail d’écriture. Si le personnage disparaît pour laisser la place à un collectif, la figure de l’auteur subit le même sort, et c’est l’origine de la voix narrative qui perd son individualité. Comme le résume Frank Wagner, « le tourniquet interprétatif dont nous sommes prisonniers contrecarre nos tentatives pour localiser quelque voix surplombante qui pourrait tenir lieu d’autorité interprétative. »11
Syntaxe, diégèse, Histoire
14Si Pavel et Moretti voient, dans l’avènement de l’individu au sein du roman, l’un des symptômes du développement de cette forme, c’est bien entendu parce que la période moderne dans son ensemble se caractérise par une mise en relief de l’individu. Il s’agit même de l’un des principes définitoires de la Modernité, selon Aron Kibedi-Varga :
L’origine de la Modernité coïncide, durant la période romantique, avec l’apparition d’une conscience originale et intense du caractère irrévocable de notre historicité. Libéré des liens de la tradition et de la religion, l’homme devient tout à la fois un véritable individu et la proie de l’Histoire12.
15La première déduction que l’on pourrait faire de ce parallèle serait de qualifier Volodine de postmoderne, dans la mesure où son désamour de l’individu le conduit à envisager sa disparition. Pour autant, admettre cette appartenance serait un piège ; il faudrait plutôt voir dans l’œuvre de Volodine une alternative au modèle individuel que le roman moderne a contribué à mettre en place. J’y reviendrai, mais la question de l’irrévocabilité de l’Histoire, qui emporte l’individu dans son flot, me paraît également intéressante à questionner dans l’immédiat. En effet, le roman se distingue comme un adjuvant très zélé de la Modernité, en ceci qu’il conçoit son héros comme embarqué dans sa diégèse. « L’homme devient à la fois un individu et la proie de l’Histoire » – c’est-à-dire que dès qu’il apparaît comme discret, comme une aspérité du monde, il est en conséquence pris dans la logique de progrès qu’il a contribué à promouvoir.
16En somme, le roman moderne ne fait que confirmer par un récit (celui de l’individu) un autre récit (celui du cours de l’histoire moderne, qui se confond avec une course au progrès). Et il apparaît que l’irrévocable du récit historique est tout à fait similaire à l’irrévocable du roman. Car le roman lui-même est structurellement irréversible, comme l’explique Moretti, qui oppose la poésie et la prose en qualifiant la première de symétrique et la seconde de « penchée en avant » : « [le texte de prose] a une orientation, il se penche en avant, sa signification dépend de ce qui se tient dans les prochaines pages [what lies ahead]. »13 La prose ne peut fonctionner que sur la base d’une attente entre les faits et actions connus et ceux, à venir, qui peuvent en découler. Le roman, logiquement, reste irréversible sur le plan de son scénario minimal. Le chevalier est obligé de se battre, Ulysse est obligé de quitter les bras de Calypso, Joseph K. est obligé de passer d’une pièce à l’autre du tribunal pour chercher à comprendre de quoi on l’accuse, Bloom et Dedalus doivent se soumettre à une déambulation erratique à travers Dublin : l’individu romanesque est pris par la diégèse minimale, comme l’individu historique par l’Histoire. Il existe évidemment des tentatives de paralysie complète de l’action du roman, mais que dire si même Bartleby le scribe, parangon de l’immobilité et du refus romanesque, se voit hissé par Gilles Deleuze au rang de « nouveau Christ14 », c’est-à-dire de héros ? Que dire si les plus absurdes et les moins héroïques des figures littéraires du XXe siècle, Vladimir et Estragon, se voient à leur tour investis par Günther Anders d’une mission morale15 ?
17Il semble impossible de se défaire de l’idée d’action romanesque et d’une fonction utilitaire, ou cognitive, de la fiction. Il semble impossible que le roman ne fournisse pas de sens, dans l’acception sagittale de ce terme, une direction. Le roman est bien irréversible, et c’est cette irréversibilité de la syntaxe, de la diégèse et de l’Histoire que tentent de réfuter les personnages de Volodine, en se perdant dans le tourbillon du collectif. Observons en quoi la littérature volodinienne opère une liquidation de ces trois instances.
18La syntaxe : dès les premières lignes du roman, on commence à observer une menace de débâcle de la phrase (Bassmann est « à l’article de »), débâcle qui trouvera son apogée dans l’usage, fréquent chez Volodine, de l’énumération (c’est-à-dire de l’organisation asyndétique du discours, par opposition aux rapports de hiérarchie qui fondent l’organisation phrastique). En particulier, dans le cas de la Leçon onze, les listes de noms propres, d’auteurs post-exotiques, insérées dans le récit, servant à frustrer l’attente du lecteur-maton, du lecteur-bourreau16. La liste participe d’un processus plus général dans le refus des protagonistes volodiniens à fournir la fabula attendue : il s’agit, comme le titre de la cinquième leçon de post-exotisme l’indique, de « parler d’autre chose »17. C’est ce mot d’ordre qui relève de ses fonctions la diégèse, dans la mesure où le discours livré au lecteur s’enlise dans un atermoiement poétique qui contrevient aux attentes « progressistes » de la réception du roman.
19Quant à l’Histoire, le rapport que Volodine entretient avec elle est ambivalent, étant donné qu’elle fonde à la fois toute son œuvre et que les agents de son œuvre la refusent : c’est l’Histoire du XXe siècle, et selon les modalités d’approche les plus pessimistes possibles, le XXe siècle des catastrophes, des pires conséquences du progrès. Les protagonistes volodiniens oscillent toujours entre le témoignage de l’horreur (les camps, les génocides, les ethnocides, les destructions massives) et la tentation de l’amnésie, c’est-à-dire finalement l’abandon non seulement du témoignage, mais du langage dans son ensemble18. L’inachèvement du propos de Zenfl, la torpeur de Bassmann, les tergiversations énonciatives des représentants du post-exotisme peuvent fournir un indice de cette tentation.
20L’amnésie et l’aphasie sont deux symptômes de désindividuation, de déshumanisation. Comme l’extrait de Lisbonne, dernière marge le suggérait, chez Volodine le passage de l’humain au non-humain peut se résoudre par un devenir-animal. Max Scheler a ce mot à propos de l’intelligence animale : « jamais le savoir donné n’excède ce qu’en implique la phase la plus prochaine de l’action19 ». Cette idée s’accorde avec le statut heideggérien de l’animal, « pauvre en monde20 » : l’appauvrissement que constitue l’amnésie est directement tributaire de l’histoire catastrophique du XXe siècle. Car pour Volodine, c’est l’individu qui a été l’agent de la catastrophe. Et le collectif, le devenir21, la perte de l’individualité est la seule manière de nier le retour de l’Histoire, de renverser cet irréversible, d’enrayer la machine. L’extrait suivant, tiré d’un roman plus récent de Volodine, confirme avec violence que la disparition du personnage comme de la figure de l’auteur – la disparition du héros moderne en somme – au sein d’un collectif22, autorise celui-ci à prendre la forme d’une colonie animale.
Les araignées à présent administrent les ruines de la planète. Elles se réclament elles aussi de l’humanisme, et, s’il est exact qu’elles mangent leur partenaire sexuel dès que leurs œufs ont été fécondés, on ne compte pas parmi elles, alors que les millénaires s’égrènent, la moindre théoricienne du génocide, de la guerre préventive ou de l’inégalité sociale. […] L’espèce dominante ne soulève jamais la question du bonheur ou du malheur, ce qui fait que, d’une certaine manière, elle est réglée23.
21L’humanisme ne peut s’accommoder de l’humain si celui-ci reste un individu ; car l’individualisme finira toujours par engendrer un de ces velléitaires moraux, conduisant à la catastrophe.
La singularité de l’écriture au profit d’une lecture plurielle
22S’agit-il d’assigner à Volodine une place à part, à la fois dans le paysage du roman contemporain et dans – ou plutôt en marge de – cette Modernité, qui ne se comprend plus autrement que sous les traits de l’individu ? En opérant cette assignation, ne court-on pas le risque de fonder notre approche sur une catégorisation tout de même centripète, héritée de ces mêmes structures historiques dont il s’agit de se défaire ? Dans le même article précédemment cité, Moretti enrichit son observation du développement du roman occidental d’une comparaison : celle du roman chinois entre les XIVe et XVIIIe siècles. Il observe que
les protagonistes des romans chinois ne sont pas des individus, mais des groupes : la famille dans Jin Ping Mei et Le rêve dans le pavillon rouge, les bandits dans Au bord de l’eau, les érudits de l’Histoire de la forêt des lettrés. Les titres en eux-mêmes peuvent nous en fournir l’indice – que seraient les romans européens s’ils n’avaient pas de noms propres à disposition pour leurs titres ? – tandis qu’ici, ce n’est le cas pour aucun24.
23On peut voir dans cette remarque un apport intéressant pour la littérature volodinienne, dont les liens avec le roman chinois sont loin d’être aussi ténus qu’on pourrait le penser. Volodine en effet a décrit sa pratique romanesque comme celle d’un auteur « écri[vant] en français une littérature étrangère », et ce lors d’une intervention dans un recueil collectif traitant des relations littéraires franco-chinoises25. Il faut aussi mentionner qu’il a beaucoup voyagé, et établi durant sa carrière des liens forts avec l’Asie, et notamment la Chine : les steppes qu’elle partage avec la Mongolie et la Russie, ou ses anciens comptoirs coloniaux, sont des décors aussi fréquents dans ses romans que les cellules de prison ou les enceintes barbelées des camps. Devenir-chinois pourrait n’être qu’un autre avatar du devenir-animal, du devenir-végétal ou du devenir-femme, autant de tendances à l’œuvre chez Volodine et qui participent de la même force centrifuge. Que l’on ne voie ni racisme ni sexisme de ma part dans le rapprochement entre les termes susmentionnés : ce rapprochement est effectué par Deleuze et Guattari eux mêmes26, qui prônent à travers ces termes dans leur ensemble l’avènement souhaité d’une désindividuation. Il y a d’ailleurs chez Deleuze et Guattari une volonté de dispersion de la source du propos27 qui, par contre, trouve une limite chez Volodine. Car il n’y a tout de même qu’un seul Volodine de chair et d’os ; le jeu de l’hétéronymie est singulier, il ne débouche pas sur la création d’une école littéraire ou d’ateliers d’écriture. Est-ce à dire que derrière les multiples brouillages énonciatifs, derrière cet effort ubiquiste, l’auteur reste le dernier « chevalier bien déterminé », attaché à son aventure métaromanesque « seul à devoir et à pouvoir l’assumer » ?
24Il me semble que non, en vertu du simple fait que la très grande puissance métaleptique du roman volodinien voue toutes les instances énonciatives surplombantes qui le peuplent à tomber de leur piédestal. On en trouve un bon exemple dans la dynamique agonistique qui fonde, au sein des textes, la majorité des relations interpersonnelles – à l’image de Lutz Bassmann dans la Leçon onze, dont le discours apparaît comme l’aveu résultant d’une séance de torture. Songes de Mevlido, quant à lui, présente une séquence d’ouverture où un interrogatoire a lieu, mais dont on apprend rapidement que les protagonistes échangent périodiquement et sans enthousiasme leurs places de victime et de bourreau28. De telles relations se poursuivent au-delà des frontières du texte (frontières auxquelles il est d’autant plus difficile de s’arrêter que Volodine en dynamite les postes, et donne congé aux douaniers). Les lecteurs, dont la participation active est requise dans ce dispositif agonistique, se trouvent également pris dans cette alternative de la victime et du bourreau, enrichissant leur expérience de cette double appropriation29. En d’autres termes, le lecteur est aussi bien tiré à l’intérieur du livre, qu’il tire à lui le livre et ses protagonistes. Cette proximité inhabituelle, ces échanges de rôles constants, offrent au lecteur volodinien de jouer un rôle plus complexe que celui d’un simple récepteur. Je veux d’ailleurs espérer que tout lecteur de Volodine se sentira à ce point infusé par sa lecture, qu’il ne pourra s’empêcher de vouloir en diffuser la substance en retour, en particulier si ce retour se concrétise à travers une production critique.
25À présent, chers visiteurs du Quartier de Haute Sécurité, la visite est terminée. Néanmoins, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, mon prisonnier s’étant échappé, je vais vous demander de bien vouloir le remplacer. Pour un temps seulement : nul doute que de nombreux opuscules post-exotiques circulent ici sous le manteau, d’une cellule à l’autre : vous aurez tôt fait d’en devenir les lecteurs – c’est-à-dire les héros.
Notes de bas de page
1 A. Volodine (1998), Le post-exotisme en dix leçons, leçon onze, Paris, Gallimard, p. 9.
2 F. Moretti (2008), « The Novel : History and Theory », dans New Left Review no 52, p. 115 (je traduis).
3 T. Pavel (2003), La pensée du roman, Paris, Gallimard, p. 73.
4 Ibid., p. 46.
5 A. Volodine, Le post-exotisme…, op. cit., p. 16-17.
6 Voir T. Pavel, La pensée du roman, op. cit., p. 137 et suiv., sur « l’enchantement de l’intériorité ».
7 A. Volodine (1990), Lisbonne dernière marge, Paris, Minuit, p. 127.
8 A. Volodine (1999), Des anges mineurs, Paris, Seuil, coll. « Points », p. 9.
9 Arno Bertina observe que chez Volodine, « les noms des personnages désignent […] une zone de turbulence, et non un individu » (« L’animal humilié, l’homme escamoté », dans F. Detue & L. Ruffel [éds], 2013, Volodine etc., Paris, Classiques Garnier, p. 286).
10 Cette triple publication a, depuis, été suivie d’autres titres (pour Bassmann, Danse avec Nathan Golshem, Verdier, 2012 et pour Draeger, Herbes et golems, L’Olivier, 2012), mais le caractère spectaculaire de cet usage de l’hétéronymie doit beaucoup à la simultanéité de la parution de 2010.
11 F. Wagner (2008), « Que reste-t-il de nos amours ? Post-exotisme et valeur », dans F. Detue et P. Ouellet (éds), Défense et illustration du post-exotisme, Montréal, VLB, p. 288.
12 A. Kibedi-Varga (1988), « Narrative and Postmodernity in France », dans T. D’Haen & H. Bertens (éds), Postmodern Studies 1 : Postmodern Fiction in Europe and the Americas, Amsterdam, Rodopi, p. 27 (je traduis).
13 F. Moretti, « The Novel: History and Theory », art. cit., p. 112.
14 G. Deleuze (1993), Critique et clinique, Paris, Minuit, p. 114.
15 G. Anders (2002 [1956]), « Être sans temps. A propos de la pièce de Beckett En attendant Godot », dans L’obsolescence de l’homme, trad. C. David, Paris, Ivrea, p. 244 : « C’est certain : cette fable ne correspond plus à la forme idéale, classique, de la fable. Mais puisqu’elle est une fable de cette vie qui ne connaît plus de “morale” et ne peut plus être décrite sous la forme d’une fable, ce sont ce manque et cette impossibilité qui lui tiennent lieu de morale. »
16 « Il y a eu plusieurs porte-parole [du post-exotisme] : Lutz Bassmann, Maria Schrag, Julio Sternhagen, Anita Negrini, Irina Kobayashi, Rita Hoo, Iakoub Khadjbakiro, Antoine Volodine, Lilith Schwack, Ingrid Vogel. Cette liste que je donne contient des informations volontairement erronées et elle est incomplète. Elle respecte le principe post-exotique selon quoi une part d’ombre toujours subsiste au moment des explications ou des aveux au point de les rendre inutilisables par l’ennemi. La liste aux apparences objectives n’est qu’une manière sarcastique de dire à l’ennemi, une fois de plus, qu’il n’apprendra rien » (A. Volodine, Le post-exotisme…, op. cit., p. 11).
17 Ibid., p. 47.
18 Pierre Ouellet (2013) parle à cet égard de « raréfaction progressive du souffle » (« Poétique de l’être-contre. Portrait en négatif de la communauté post-exotique », dans Volodine etc., op. cit., p. 329).
19 Cité par Ahmet Soysal (1995), « Immanence et animalité », dans Alter. Revue de phénoménologie, no 3, p. 156.
20 Il s’agit de la célèbre thèse selon laquelle l’humain est weltbildend, l’animal weltarm et la pierre weltlos. M. Heidegger (1992 [1941]), Les Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde – finitude – solitude, trad. D. Panis, Paris, Gallimard, p. 393.
21 « Dans un devenir-animal, on a toujours affaire à une meute, à une bande, à une population, à un peuplement, bref, à une multiplicité » (G. Deleuze & F. Guattari, 1980, « Devenir-intense, devenir-animal, devenir-imperceptible », dans Mille plateaux, Paris, Minuit, p. 292).
22 A. Bertina (2013), « L’animal humilié… », art. cit., p. 285-286, à propos de la notion de personnage chez Volodine : « ce nom désigne-t-il un individu ? – non, c’est une commune, un collectif ; ces noms d’homme désignent-ils des hommes ? – non, des hommes à tête d’oiseau. »
23 A. Volodine (2007), Songes de Mevlido, Paris, Seuil, p. 446.
24 F. Moretti, « The Novel: History and Theory », art. cit., p. 117.
25 A. Volodine, « Écrire en français une littérature étrangère », dans A. Curien (éd.), 2004, Écrire au présent. Débats littéraires franco-chinois, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, p. 79 sq.
26 G. Deleuze & F. Guattari, « Devenir-intense… », art. cit., p. 333.
27 En témoigne tout l’article « Rhizome » de Mille plateaux, et notamment sa première phrase : « Nous avons écrit L’Anti-Œdipe à deux. Comme chacun de nous était plusieurs, ça faisait déjà beaucoup de monde » (ibid., p. 9).
28 « Au fil des mois, des années, chacun se retrouvait cycliquement dans le rôle de Berberoïan, à balbutier des aveux inconsistants, ou dans celui des spectateurs, ou à la place de Mevlido, obligé de taper sur un collègue ; et cette rotation n’enchantait personne » (A. Volodine, Songes de Mevlido, op. cit., p. 11).
29 « Lire signifie aussi qu’il faut choisir son camp », écrit Volodine, cité ici par Frank Wagner, qui nuance pourtant : « en chaque lecteur cohabitent, à des degrés divers, le camarade et l’inquisiteur » : F. Wagner (2006), « Portrait du lecteur “post-exotique” en camarade », dans A. Roche et D. Viart (éds), Antoine Volodine, fictions du politique. Écritures contemporaines no 8, Caen, Lettres Modernes Minard, p. 88-89. Voir aussi P. Ouellet (2013), « Poétique de l’être-contre… », art. cit., p. 330 : « l’œuvre [de Volodine] constitue un univers en expansion dont nous faisons virtuellement partie, dès lors que nous entrons en relation avec ceux qui l’habitent, dont nous devenons complices ».
Auteur
Travaille à l’Université de Lausanne, où il prépare un doctorat sur la question de la liste littéraire au sein du roman français contemporain, sous la direction du professeur Jean Kaempfer. Il a codirigé un volume portant sur les thématiques familiales dans la littérature contemporaine française (à paraître). Il est l’auteur de plusieurs articles, notamment sur Pascal Quignard (Littérature n o 153, 2009, Lendemains no 136, 2009, L’Esprit créateur no 52, 2012), Antoine Volodine (dans F. Detue et L. Ruffel, Volodine, etc., 2013), Michel Houellebecq (dans B. Blanckeman et S. Loucif, Revue critique de fixxion française contemporaine no 5, 2012), Eric Chevillard (dans J. Zufferey, L’Autofiction : variations génériques et discursives, 2012) ou encore Georges Perec (Cahiers Perec no 11, 2011).
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