Figures modernes de la singularité et pensée de la communauté

Rémi Astruc

p. 129-138

Résumé

M’appuyant sur les travaux de Jean-Luc Nancy (La communauté désœuvrée), Maurice Blanchot (La communauté inavouable) et G. Agamben (La communauté qui vient, Théorie de la singularité quelconque), j’analyse les formes que prennent en littérature, de Dostoïevski à Beckett en passant par Joyce, Walser et Kafka, l’articulation d’une recherche de la singularité absolue et les formes d’une communauté retrouvée bien qu’infiniment paradoxale. C’est le grotesque fantoche que représente l’Homme du souterrain de Dostoïevski qui me semble ouvrir une page nouvelle en littérature, celle de l’individualisme radical, page poursuivie par des figures de la singularité que sont l’Henry des Tropiques d’Henry Miller, l’Oscar du Tambour de G. Grass, le Mickey Sabbath de Philip Roth par exemple. Or une des formes les plus marquantes de la singularité, qu’empruntent d’ailleurs plusieurs des récits des auteurs cités, est le comique, qui est un moyen d’affirmer le détachement suprême par rapport au groupe mais aussi de replacer à un autre niveau une entente et une communion d’une espèce qu’il s’agira justement autant que possible de préciser au cours de l’analyse.
Ces personnages ne sont pas loin en effet du « fripon divin » comme Dieu de l’écart et de l’obscène, premier individualiste de la « pensée primitive », à la fois Dieu, fou et idiot, et dont l’écart sert à repenser la société.


Texte intégral

1Dès l’abord, la singularité, en tant que concept, ne peut s’émanciper d’un paradoxe : par rapport à l’altérité de « l’étranger », qui est radicalement séparé, elle souffre d’un défaut d’autonomie. Elle relève d’une orientation incomplètement assumée, d’un mouvement qui n’atteint jamais son terme sinon à s’abolir. Souvent, elle relève d’une stratégie qui n’est pas indépendante d’un mode de rapport à l’autre. Cela revient à souligner le fait qu’à son corps défendant, pour ainsi dire, elle ne s’entend jamais que par rapport à une norme, au groupe, à une norme de groupe. Dès lors, « héros de la singularité » est une formule passablement oxymorique : si elle a un sens, c’est parce qu’en ce héros on peut se reconnaître et qu’il n’est de fait pas très éloigné d’un champion, d’un modèle, d’un exemple1. Celui-ci prend alors la forme bien connue de l’alter ego, du double tout à la fois envié et détesté. C’est ce qui explique le « succès public » des héros solitaires et singuliers : ce sont en fait des figures communes. Un tel paradoxe avait été relevé par René Girard dans son analyse du désir mimétique à propos de « l’homme du souterrain » de Dostoïevski :

Le héros veut exprimer l’orgueil et la souffrance d’être unique, il se croit sur le point d’étreindre la particularité absolue, mais il aboutit à un principe d’application universelle, il débouche sur une formule quasi-algébrique de son anonymité2.

2Le « succès » du héros singulier est ainsi donc en même temps son échec. L’anonymité à laquelle il parvient est pire qu’un retour à la simple individualité : il devient « quelconque »3, son désir est celui de tout le monde, c’est-à-dire de n’importe qui. Comment comprendre alors ce double-bind qui enferme le prétendant à la singularité (se distinguer des autres, sans passer franchement du côté de l’étranger), cette pression qui, surtout au XXe siècle dans les sociétés de masse, enjoint collectivement à tous les individus de paraître originaux ? N’y a-t-il pas à l’œuvre quelque diabolique ruse de l’Histoire, ou plutôt – ce qui semble plus raisonnable à penser – un mécanisme socio-anthropologique, s’efforçant peut-être de fonder l’autonomie de l’individu tout en ne perdant pas complètement le lien au collectif ? C’est ce que nous nous demanderons en commençant par un petit rappel des principales formes historiques de la singularité occidentale, puis en examinant quelques figures majeures de la singularité moderne, avant de nous interroger sur ce que la « singularité quelconque » peut apporter à la pensée de la communauté.

Petit aperçu des formes historiques de la singularité

3À la différence de l’Autre ou de l’étranger, naturellement et initialement différent, le singulier appartient d’abord à la masse commune, dont il s’extrait : il est « le même », engagé dans le processus de devenir autre. Historiquement, la recherche de la singularité est en Occident une aventure fluctuante de l’individu, liée semble-t-il aux aléas d’une conscience évolutive de la mort (aventure dont on date parfois l’émergence – ou plutôt l’émergence de la visibilité – au temps des portraits funéraires du Fayoum et que l’on suit, avec Philippe Ariès en particulier, au gré des enterrements, individualisés ou non, qui jalonnent son histoire des mentalités occidentales face à la mort4). La Renaissance est généralement reconnue comme une période cruciale dans le développement de la singularité puisqu’elle marquerait véritablement la naissance de l’individu moderne, à travers le développement de la conscience de soi (et l’émergence, justement, des « écritures de soi », analysée par Georges Gusdorf5). L’étape suivante serait la période romantique et son culte du moi, qui prend la forme, bien souvent, de l’aventure d’une conscience détachée qui se vit contre le groupe. Notons alors que dans cette histoire se fait sentir l’influence décisive de la religion chrétienne et de son rôle supposé dans l’apparition de l’individu, pressenti par Victor Hugo (voir la « préface » de Cromwell), puis théorisé plus tard par Louis Dumont6.

4On peut cependant arguer du fait que la singularité moderne n’émerge véritablement qu’à partir du moment où elle s’accompagne de la volonté expresse de rompre les liens avec le reste des hommes. En littérature, par exemple, on voit que la singularité reste longtemps dans les œuvres une figure du Mal (comme encore dans Les Brigands de Schiller où elle est l’apanage du frère félon de Karl Moor, plus encore que de Karl lui-même). Elle est associée jusqu’au début du XXe siècle à un statut négatif. La vraie révolution ne vient qu’à partir du moment où cette singularité reçoit un statut positif, ce qui (même si cela reste en partie ironique) est l’originalité justement du personnage du Soussol de Dostoïevski, peut-être de ce fait premier héros véritablement singulier de la modernité, qui déverse son fiel sur le lecteur dans un monologue qui commence par cette déclaration inouïe : « Je suis un homme méchant, je suis un homme malade »7. Mais on peut penser qu’il s’agit encore de ce point de vue d’une posture romantique et que le personnage n’assume pas vraiment sa singularité, quoi qu’il en dise : en réalité, il crève d’envie d’être aimé par les autres et, au fond, d’être comme les autres.

5Il faut donc chercher plus loin, c’est-à-dire plus tard, dans la littérature du XXe siècle, un personnage qui renonce vraiment aux autres, qui les nie même pour assumer effectivement sa singularité. C’est peut-être dans l’œuvre de Henry Miller8 qu’on le trouvera pour la première fois, celle-ci marquant alors véritablement l’acte de naissance de la singularité dans le roman, dans le sens où elle entend écraser et tuer l’autre (le lecteur) par son dire : « I will sing while you croak, I will dance over your dirty corpse… »9, proclame le héros-narrateur des Tropiques. Si la rupture a été difficile et longue à venir, tout s’enchaîne alors très vite et quelques années plus tard, avec Beckett par exemple, il n’est plus même nécessaire de proclamer cette rupture violente, car celle-ci est bel et bien déjà consommée : se passer de l’autre n’est plus un problème ni un projet ; c’est un fait avéré qui ne laisse qu’à peine subsister une vague nostalgie. Mais peut-être est-ce dans l’œuvre de Kafka qu’il aurait fallu repérer la première rupture insurmontable du héros avec le monde, même si elle est encore en un sens regrettée : K. cherche sans cesse à communiquer avec les forces qui l’accablent, alors que c’est manifestement devenu impossible.

6Il convient ainsi, semble-t-il, de distinguer deux formes concomitantes et concurrentes de la singularité dans la littérature. La première est directement l’expression-communication du Moi à lui-même et constitue la singularité proprement romantique dont Henry Miller serait, si l’on veut, l’apothéose au XXe siècle. La seconde, plus étrange peut-être, est à l’inverse détachée de tout et surtout peut-on dire du Moi : elle semble alors se jouer contre rien. C’est une forme de singularité qui s’active lorsque la parole romanesque se déplace sur le terrain de la « non-communication », c’est-à-dire d’une autonomie totale de la parole (qui paraît alors non adressée) ou des événements narrés (qui se développent sans projet apparent comme chez Kafka). C’est ainsi en tout cas qu’ont pu encore être perçues les œuvres radicales de Joyce ou de Walser en particulier10. Parce qu’il semble ne concerner personne, ne s’adresser à personne, le discours qui s’y développe provoque en retour sur le lecteur « aboli » une forme de fascination – d’hypnotisme – ou de rejet violent. Ce sont des œuvres que l’on peut par là même trouver laides, mais aussi comiques, comme on va le voir.

Figures de la singularité moderne

7Schématiquement, on peut dire que, de manière privilégiée, la singularité moderne se traduit concrètement dans les œuvres par l’extrême solitude ou l’extrême marginalité des héros. Ce qui donne naissance à deux types de personnages (ou plutôt de figures11) qui dominent le paysage littéraire moderne tout en s’opposant. L’un ressortit en quelque sorte à la visibilité absolue : il s’agit du monstre, qui se caractérise par un excès de présence ; l’autre ressortit au contraire à l’invisibilité : il s’agit du spectre, qui se caractérise par un effacement de la présence. Or à la différence de leurs apparitions antérieures dans la littérature (chez Shakespeare et Hugo par exemple), les nouvelles incarnations de ces deux figures au XXe siècle s’imposent désormais avant tout comme des forces anti-sociales (et non plus comme l’expression de forces démoniques extérieures à l’humanité). Ce sont donc des individus monstrueux dans le sens où leur individualité s’exprime précisément dans leur lutte contre le groupe des semblables12. Que l’on songe par exemple à K., à Molloy, au Bardamu de Céline, à l’Oscar de Grass, ce sont tous des individus singuliers en rupture avec la société, et dont la dangerosité prend en particulier la forme de l’érotomanie (par une gestion individuelle et égoïste de la sexualité, ils s’opposent aux unions socialement productives) et / ou de l’aliénation mentale (ce sont tantôt des criminels, tantôt des idiots à moins que ce ne soient plutôt des génies).

8Mais ces incarnations de la singularité dans le roman traduisent aussi et peut-être surtout la tentative d’un débordement hors de l’humain, du côté de la vie pour le monstre qui se caractérise par un trop-plein d’être selon Pierre Ancet13 ou du côté de la mort pour le spectre en vertu d’un excès de vide cette fois. Dans les deux cas, la recherche de la singularité absolue se caractérise par une aspiration à sortir de l’humanité pour accéder à une post-humanité, en s’affrontant aux démarcations qui conditionnent celle-ci, ce qui prend souvent la forme d’un jeu avec l’abject afin d’ouvrir un nouvel espace du sacré (le sacré étant ce qui est exclu du monde des hommes)14. Ce mouvement s’exprime dans les œuvres selon deux voies différentes mais privilégiées qui sont le laid et le comique. Car le singulier est d’abord reçu semble-t-il comme une forme du laid. En témoigne par exemple la réception que fait le psychiatre C. G. Jung de l’Ulysses de Joyce qu’il compare à cette créature répugnante qu’est le ver :

On peut s’arrêter au milieu d’une phrase. La partie précédente conserve assez de raison d’être pour pouvoir vivre ou sembler du moins le pouvoir. Le livre ressemble à ces vers auxquels il repousse, quand on les a coupés en deux, une tête au tronçon où est la queue et une queue à celui où est la tête. Cette particularité inouïe et inquiétante de l’esprit de Joyce montre que son œuvre appartient à la classe des êtres à sang froid et spécialement, parmi les vers, à ceux qui, s’ils pouvaient faire de la littérature, utiliseraient pour écrire leur sympathique, puisqu’ils n’ont pas de cerveau antérieur15.

9Cette laideur, Jung l’interprète comme la réaction esthétique traduisant l’incapacité historique des lecteurs (dont lui-même) à percevoir encore le nouveau. De ce point de vue, la singularité ne serait dès lors qu’une forme de laid nouveau. Elle s’imposerait à la faveur de périodes exceptionnelles d’« incubation créatrice » et serait par là même l’anticipation des conditions esthétiques et sociales à venir16.

10La seconde voie privilégiée d’expression de la singularité serait le comique, en accord cette fois avec l’analyse de Bergson qui fait avant tout de celui-ci le caractère de ce qui s’écarte de l’intégration communautaire, en vertu d’une loi du fonctionnement social qui voudrait que ce qui se marginalise se ridiculise dans un même mouvement. Le rire est le châtiment social de celui qui s’écarte trop sans pouvoir se détacher complètement. C’est donc l’impossibilité de l’autonomie absolue qui introduit le principe comique au cœur même de la démarche de l’individu singulier, notamment dans les sociétés de masse. Ses efforts vains peuvent très facilement le faire tomber dans le grotesque : c’est le cas en particulier de ce fantoche qu’est au fond « l’homme du souterrain », véritable pantin ou girouette qui change perpétuellement d’attitude ; de ces microbes ou cafards ridicules que sont K. ou Gregor Samsa face aux forces auxquelles ils tentent de résister ; de ce cadavre ambulant qu’est le personnage de Beckett, cet « innommable » moitié avalé, moitié décomposé ou moitié mort. Tous sont grotesques de prétention et de nullité associée, comme l’est nécessairement l’individu « quelconque » qui se pense incommensurable.

11Or, comme le laid pour Jung, la singularité comique n’assurerait-elle pas une fonction souterraine, que l’on pourrait dire anthropologique, auprès des sociétés humaines au sein desquelles elle se déploie ? On pourrait en effet le penser si l’on songe en particulier, dans une généalogie extra-occidentale mais sans doute universelle, à cet ancêtre mythique de nos « héros singuliers » qui s’impose comme le premier individualiste de la pensée primitive : ce dieu qui s’écarte par son outrance comique de sa communauté, à savoir le Trickster, autrement appelé par les anthropologues « fripon divin » puisqu’il est un dieu malin, qui joue des tours aux hommes et aux autres dieux, et qui en s’écartant du groupe et en remettant les règles de celui-ci en question (par le comique et la transgression, et souvent d’ailleurs la transgression comique), le renforce d’une autre manière en lui permettant de perdurer17. De même, la singularité, parce qu’elle peut être aussi perçue comme mouvement comique, assure ce double rôle d’extraction du groupe et de retrouvailles avec celui-ci à un autre niveau. Elle affirme le détachement suprême par rapport au groupe en faisant tomber le tragique du déchirement dans le comique de la rébellion puérile, en réduisant celui-ci à une attitude et à une posture, plutôt qu’à y reconnaître une réalité véritablement et profondément vécue. Cependant, la singularité permet par là même de retrouver et de refonder une communauté qui a été régénérée par le rire et la distance humoristique. Ainsi s’opère peut-être le « travail » social (la fonction anthropologique) de la singularité, qui rejoindrait en effet la fonction sociale du rire analysée par Bergson.

Singularité quelconque et pensée de la communauté

12« Longtemps j’ai cru vivre en société… », confiait en ouverture d’un de ses derniers ouvrages le sociologue François Dubet18 communiquant ainsi cette impression étrange que la communauté s’est si radicalement éloignée de nous que même le sentiment de « société », ce résidu minimum de vie collective, n’est peut-être qu’une illusion qui a aujourd’hui vécu. La fin de la société marquerait ainsi l’accomplissement des processus de démantèlement des structures traditionnelles de la vie collective et la disparition des processus intégrateurs (grands récits, mythes, État, Nation, etc.). Notre temps ne serait plus alors que celui du triomphe de l’individu singulier ou celui d’un communautarisme ethno-religieux, qui sont tous deux des désertions du centre « commun » de la polis pour privilégier une vie de repli dans les marges.

13Mais il subsiste cependant à l’évidence aujourd’hui un lien certain à l’idée même de « collectif » qui explique d’ailleurs peut-être le repli communautariste (qui serait de ce point de vue la forme de la communauté en régime de singularité ?). En effet, il reste quelque chose de la communauté quand celle-ci a disparu, comme le pense Jean-Luc Nancy : « l’aspiration » à la communauté119. C’est-à-dire un discours de l’aspiration (au mythe, à la communauté), lien ténu qui articule encore la singularité à la communauté. C’est peut-être justement dans l’anti-communication, la communication sans effet qu’est la parole singulière (qui ne parle pas, à personne, et de rien comme chez Beckett) que survient une autre forme de communication. Ce serait en effet dans la communication de la non-communauté qu’est la parole singulière que se lirait préférentiellement la communication de la « communauté future » ; non pas celle que nous avons définitivement perdue et qui est derrière nous, mais celle qui vient et vers laquelle nous avançons sans le savoir encore. Car ne parler de rien revient en un sens à dire l’essentiel de la parole – dire la parole même –, autrement dit à faire l’expérience du langage même qui est communauté.

14La « communauté qui vient » dont parlent Jean-Luc Nancy et à sa suite Giorgio Agamben est ainsi une communauté des singularités, mais des singularités « quelconques », c’est-à-dire, selon ce dernier auteur, « parfaitement déterminées mais sans que jamais un concept ou une propriété puissent leur servir d’identité »20. L’illustration en littérature est donnée semble-t-il très efficacement dans les grands romans de Robert Walser que sont L’Institut Benjamenta ou Les Enfants Tanner dans lesquels les personnages principaux sont des modèles de singularités « sans qualités ». G. Agamben souligne en particulier la nature limbaire de ces héros que ne leste aucune identité un tant soit peu déterminée, ainsi que l’innocence de la neutralité que signe leur présence sur terre, au point qu’ils semblent tout bonnement ne pas même avoir été mis en jeu, comme les enfants morts sans baptême ne sont pas concernés par la rédemption :

Telles des lettres restées sans destinataire, ces ressuscités demeurent sans destin. Ni bienheureux comme les élus, ni désespérés comme les damnés, ils sont remplis d’une joie à jamais irrésolue. Cette nature limbale [sic] est le secret du monde de Walser. Ses créatures se sont irrémédiablement égarées, mais dans une région au-delà de toute perdition et salut : leur nullité, dont elles sont si fières, est avant tout neutralité à l’égard du salut, objection la plus radicale qui ait jamais été élevée contre l’idée même de rédemption. Proprement impossible à sauver est en effet la vie où rien n’est à sauver, et contre elle fait naufrage la puissante machine théologique de l’oiconomia chrétienne21.

15Ils rencontrent ainsi d’autres héros « quelconques » de la littérature moderne, les personnages de Kafka notamment, ou le Bartleby de Melville. Tous voient en effet leur singularité définie uniquement dans l’espace vide de l’exemple : car l’exemple est précisément ce qui vaut pour tous les cas et est en même temps l’un d’entre eux, ce qui appartient à l’ensemble commun tout en en étant extrait par la paradigmaticité, soit « une singularité parmi les autres qui peut cependant se substituer à chacune d’elles »22. Les « héros de la singularité » sont alors ces anti-héros qui sont des exemples à la fois d’un dedans mais aussi d’un dehors, c’est-à-dire d’une voie de sortie vers autre chose, vers d’autres formes d’identité qui ne fonctionnent pas comme les identités discriminantes que nous connaissons, donc des seuils et des passages vers demain. Agamben parle en ce sens de « l’impuissante omnivalence de l’être quelconque » :

Il ne s’agit ni d’apathie ni de promiscuité ou de résignation. Ces singularités pures ne communiquent que dans l’espace vide de l’exemple, sans être rattachées à aucune propriété commune, à aucune identité. Elles se sont expropriées de toute identité, pour s’approprier l’appartenance même, le signe ε23.

16Puis il ajoute : « Tricksters ou fainéants, aides ou toons, ils sont le modèle de la communauté qui vient »24. C’est bien en effet d’une singularité comique – à l’égal des personnages de dessin animé ou de ces dieux surmembrés et cochons que sont les Tricksters, de personnages qui sont des entités mais en même temps des surplus, c’est-à-dire des parasites de la société comme elle est, ainsi que des contestataires par leurs attitudes désespérantes de démission ou de non-participation au monde qui est le leur (de dégagement comme chez Gregor Samsa25) – que vient la possibilité d’accéder à un dehors. Ainsi peut naître la possibilité fragile de repenser la société tout en s’en extrayant mais sans la briser. Ils sont alors les médiateurs privilégiés d’une voie nouvelle, celle du quelconque, « ce n’importe quoi qui de toute façon importe » (quodlibet pour Agamben) qui est aussi ce que Maurice Blanchot avait identifié dans la prose de Kafka comme le « non-concernant », une parole singulière, non-adressée, qui en retour ne tombe pas dans le néant mais se met à concerner absolument tout le monde avec une urgence absolue.

17Ces singularités quelconques sont ainsi les habitants d’un monde futur, un monde post-identitaire ; ce sont des êtres post-apocalypse, c’est-à-dire des survivants qui se réveillent étonnés au milieu d’un champ de ruines, sans avoir été aucunement blessés – des êtres qui par conséquent n’ont plus à se justifier d’une origine. D’une certaine façon des « idiots », au sens d’une singularité bête et involontaire mais rayonnante (un petit peu comme le personnage de Stoffer imagine les « êtres du futur » que prépare sans le savoir la société d’aujourd’hui dans le film Idioterne de Lars von Trier). Or c’est bien le prédicat « comique » qui permet ici l’articulation la plus forte entre la singularité et la communauté. Car le comique est précisément l’un de ces prédicats inassignables qui ne définit pas une propriété ou une particularité mais rend compte de la position limbaire des personnages : comme l’exemple, il est dedans et dehors à la fois – sans identité (« comique » ne saurait constituer une identité) – et relie en cela la singularité à la communauté, même si c’est par une voie étrange. Mais aussi parce que le comique est ce qui fait passer de la communication (ou plutôt de la non-communication) à la communion (qui ne s’adresse à personne en particulier mais parle à tous), qui est un autre mode de relation, par-delà les identités.

Conclusion

18La singularité, après avoir été vue comme ce en quoi se perdait le groupe, est désormais ce qui permet paradoxalement d’ouvrir la possibilité de repenser celui-ci et la société, surtout dans la modernité où elle est clairement valorisée. Concomitamment, elle est donc aussi ce qui ouvre la possibilité de penser et d’anticiper le futur. Le « culte » moderne de la singularité auquel nous assistons aujourd’hui est bien de ce point de vue une résurgence du « sacré », à savoir, au sens propre, de ce qui définit en délimitant et en reliant (religio). Au bout du compte, la singularité est ainsi aujourd’hui ce qui unit, plus que ce qui sépare.

19Dans l’avènement d’une sur-humanité ou d’une post-humanité préparé par le processus de singularisation, on peut penser qu’opère alors un mécanisme anthropologique d’accueil du nouveau, qui est peut-être même biologique plus qu’anthropologique. En effet, on sait que, parmi les animaux non-humains, les inventeurs ou grands découvreurs (êtres singuliers, vrais « héros de la singularité ») qui transforment par leurs aventures et leur curiosité les conditions de vie de toute leur espèce sont toujours des « jeunes », marginalisés, et qui sont sans doute également pour cela même « moqués ». Du moins sont-ils victimes de ce qui pourrait correspondre chez l’homme à l’assignation d’un statut « comique ». Il n’est donc pas aberrant de voir dans le développement historique de la singularité, et dans le statut ambigu qui est le sien (à la fois attirant, repoussant et comique) un principe souterrain – une ruse – de réorganisation du social, voire de la vie même, pour « avancer ».

20On peut enfin comprendre que, pour l’éthologue et philosophe Dominique Lestel, « l’animal singulier »26 soit par excellence l’homme, par rapport aux autres animaux justement. Mais qu’on ne se méprenne pas : il s’agit surtout pour lui de rappeler par ce qualificatif que les caractères de cette singularité humaine sont avant tout la difficulté, que trahissent bien des travaux de biologie animale encore aujourd’hui, à penser que la singularité puisse être aussi une affaire animale (donc non spécifiquement humaine) et cela en vertu du fait que les études sur les animaux sont toujours menées sur l’espèce tout entière et ne prennent que très rarement en compte des individus singuliers, ou la possibilité même d’individus singuliers, à la différence des approches naturellement « mixtes » en sciences humaines. D’autre part, D. Lestel explique que l’homme est un animal « singulier » en vertu de la tendance que celui-ci manifeste à se considérer comme un animal « spécial » (c’est-à-dire radicalement séparé des autres espèces) alors qu’il n’est, au mieux, qu’un animal particulier. Pour toutes ces raisons, on voit que la réflexion sur le « quelconque » comme attribut majeur de la singularité moderne s’impose pour comprendre avec plus de lucidité les processus de redéfinition et de réévaluation de l’individu et du commun dans lesquels nous sommes, en tant qu’humains, engagés.

Notes de bas de page

1 Il faudra s’en souvenir quand il s’agira de regarder, avec G. Agamben, la place de l’exemple dans la théorie des ensembles.

2 R. Girard (2001), Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », p. 294.

3 On verra plus loin le sens particulier à donner à ce « quelconque », popularisé notamment par Giorgio Agamben (1990) dans son petit essai, La Communauté qui vient, Théorie de la singularité quelconque, Paris, Seuil.

4 Ph. Ariès (1977), Essais sur l’histoire de la mort en Occident, Paris, Seuil.

5 G. Gusdorf (1991), Les Écritures du moi, Paris, Odile Jacob.

6 L. Dumont (1983), Essais sur l’individualisme, Paris, Seuil.

7 F. Dostoïevski, 1992, Notes d’un souterrain (Le Sous-sol), Paris, Flammarion, p. 41.

8 Héritier de cette modernité que marquent en France Baudelaire, Lautréamont, Huysmans, Mallarmé et quelques autres.

9 H. Miller (1961), Tropic of Cancer, New York, Grove Press, p. 2. « Je vais chanter pendant que tu gémis, je vais danser sur ta sale dépouille » (traduction personnelle).

10 Réalisant en cela le souhait de « l’homme du souterrain » de Dostoïevski qui réduisait la forme dialoguée de son dire à un simple artifice rhétorique : « Si j’écris comme si je m’adressais à des lecteurs, c’est uniquement pour la montre, parce qu’il m’est plus facile d’écrire ainsi. Ce n’est qu’une forme, une forme creuse… », op. cit., p. 82.

11 Au sens où Xavier Garnier emploie notamment ce terme pour le distinguer du personnage ou du héros. Voir X. Garnier (2001), L’éclat de la figure, essai sur l’anti-personnage de roman, Bruxelles, Peter Lang.

12 Voir, pour un développement approfondi et argumenté de la question, notre ouvrage Le Renouveau du grotesque dans le roman du xxe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2010, p. 165 et suiv.

13 P. Ancet (2006), Phénoménologie des corps monstrueux, Paris, PUF.

14 Voir J. Kristeva (1983), Pouvoirs de l’horreur, essai sur l’abjection, Paris, Seuil.

15 C. G. Jung, « Ulysse », dans C. G. Jung (1960), Problèmes de l’âme moderne, trad. Y. Le Lay, Paris, Buchet-Chastel, p. 411.

16 Voir notre article « Quelques réflexions sur la communauté par le laid et les nouvelles formes de laideur dans le roman. À propos d’une lecture de Joyce par C.G. Jung », lavielitterraire.com [revue en ligne], www.lavielitteraire.fr/index.php/etudes/ le-beau-et-le-laid, dernier accès le 7/07/2011.

17 Voir C. G. Jung, C. Kerenyi, P. Radin (1958), Le Fripon divin : un mythe indien, Genève, Georg.

18 F. Dubet (2009), Le Travail des sociétés, Paris, Seuil, p. 7.

19 J.-L. Nancy (1986), La Communauté désœuvrée, Paris, Christian Bourgois.

20 Agamben (1990), La Communauté qui vient, op. cit., rabat de 1re de couverture.

21 Agamben, La Communauté qui vient, op. cit., p. 13-14.

22 Ibid., p. 16.

23 Ibid., p. 17.

24 Ibid., p. 14.

25 Voir sur ce point notre article co-écrit avec Jacques-David Ebguy : « Le “dégagement” dans La Métamorphose, valeur-refuge pour l’enfant ? », dans B. Benert et Ph. Clermont (éds), 2011, Contre l’innocence, esthétiques de l’engagement en littérature jeunesse, Frankfurt, Peter Lang.

26 Titre de son ouvrage : D. Lestel (2004), L’Animal singulier, Paris, Seuil.


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