Réflexivité individuelle et institution démocratique
p. 119-127
Résumé
Nous cherchons à défendre l’idée selon laquelle, loin de se réduire à l’égalitarisme nivelant, au règne du « dernier homme » commandé par ses humeurs, ou au narcissisme des petites différences, la démocratie implique l’existence de subjectivités autonomes capables d’instaurer avec elles-mêmes un authentique rapport réflexif, qui puisse les conduire précisément à ne pas succomber à leur fantasme d’indépendance, mais à se donner au contraire pour désir et pour responsabilité la tâche de faire vivre la chose publique.
Texte intégral
1Dénoncer la démocratie en tant que régime politique médiocre, qui abolit l’idéal d’excellence en interdisant l’expression de tout héroïsme, est comme l’a montré l’historien Zeev Sternhell un lieu commun de la pensée réactionnaire1. Certes, dans le contexte intellectuel contemporain, l’existence d’institutions démocratiques où les individus sont reconnus a priori comme relevant d’un même statut est un fait qui semble aller de soi. Plus personne ne remet en question l’idéal d’égalité en référence à un code d’honneur et à une logique de la distinction qui auraient été battus en brèche par la reconnaissance d’une humanité commune conférant à tous les individus la même dignité. Il est ainsi couramment admis, dans le sillage notamment d’un penseur comme Tocqueville, que la naissance de la démocratie a introduit une rupture exceptionnelle, en bouleversant l’unité d’un ordre social strictement hiérarchisé et en ouvrant la société à la question de sa propre transformation. Ceci étant, il faut distinguer deux choses : si est en effet reconnu comme légitime le principe de la critique de l’institution telle qu’elle existe et qui ne saurait se prévaloir d’un quelconque privilège, en vertu par exemple de son caractère ancestral, cela ne signifie nullement que l’instance porteuse de cette réflexive critique, la subjectivité individuelle, soit valorisée. Au contraire, il est devenu courant de voir dans l’émergence d’une individualité déconnectée des enracinements traditionnels la cause des maux qui caractériseraient la modernité tardive, à savoir la dissolution du lien social, le triomphe d’un imaginaire consumériste, et le règne de la perversion intégrale dans le cadre de relations humaines et affectives où les sujets, privés de toute référence à l’ordre symbolique de la loi, ne connaitraient plus aucune limite à leurs désirs. Au fond, ce serait au nom des exigences mêmes de la démocratie, et non contre elle, comme c’était encore le cas chez les penseurs réactionnaires des périodes précédentes, qu’il faudrait remettre en question le principe de l’individualité, dans la mesure où est ainsi rendu problématique le fonctionnement d’institutions démocratiques, qui nécessitent que l’individu puisse sacrifier ses intérêts personnels au profit d’un bien commun.
2Cette critique peut prendre plusieurs formes : elle peut être délibérément conservatrice, c’est le cas de psychanalystes d’orientation lacanienne (Jean-Pierre Lebrun, Charles Melman)2, et dénoncer une économie de la jouissance sans règles édifiée sur fond de déclin de l’autorité, notamment celle du Père, en pointant les nouvelles pathologies psychiques dites de l’horizontalité (étatslimites, troubles de l’identité, dépression) qui auraient succédé aux pathologies dites de la verticalité (névrose obsessionnelle, paranoïa, hystérie), qui étaient celles des sociétés puritaines marquées par le conflit. Cette critique peut aussi, d’une façon qui se veut plus objective, chercher à décrire une mutation dans le fonctionnement des sociétés contemporaines, comme le fait Marcel Gauchet, en pointant un type paradoxal de socialisation, où naissent des individus refusant d’admettre la pré-existence d’un lien social dont ils se veulent les seules sources légitimes3. Enfin cette critique peut se situer sur un plan progressiste. Les réquisits d’une civilisation qui ne serait plus dominée par l’égoïsme concurrentiel se trouvent détruits dans le cadre d’une économie capitaliste ayant marchandisé tous les domaines de la vie sociale. Ainsi Dany-Robert Dufour peut-il parler d’une sadisation des rapports sociaux, les individus se considérant mutuellement comme des instruments de plaisir à leur disposition4 ; et sur un plan davantage culturel, Bernard Stiegler peut-il faire référence à une économie libidinale focalisée sur l’immédiateté, à rebours de tout effort de sublimation pour investir de valeur des formes supérieures de culture et de rapport social5.
3Il est clair qu’il y a dans ce dernier type de discours des éléments d’analyse critique tout à fait pertinents : en référence aux travaux de Luc Boltanski et d’Eve Chiapello sur le nouvel esprit du capitalisme6, il est juste de dénoncer les formes prises par le néo-libéralisme, qui se serait réapproprié l’idéal artiste d’authenticité, et sous prétexte de répondre à une exigence d’autonomie dans l’accomplissement des tâches, aurait en réalité imposé toujours plus de flexibilité et de précarité, en remettant en cause les droits acquis et les statuts protecteurs des salariés. Doit-on pour autant fantasmer sur un âge d’or du capitalisme, où l’éthique du travail était encore fondée sur le renoncement personnel et la discipline, et non sur la seule volonté d’anéantir ses concurrents, ainsi que semble le faire Christopher Lasch dans son essai sur la culture du narcissisme7 ? Doit-on également vouer aux gémonies l’idéal même d’authenticité, en y voyant le simple complément structurel sur le plan subjectif des politiques néo-libérales de flexibilité exigeant de l’individu une adaptation totale, et présentant cette exigence d’adaptabilité comme l’occasion pour le sujet d’un accomplissement personnel ? Que l’idéal d’authenticité ait pu être instrumentalisé dans les dernières décennies à des fins d’égocentrisme et de performance, comme le remarquait d’ailleurs Charles Taylor lui-même8, doit-il conduire à conclure que cet idéal d’authenticité, composante essentielle selon Taylor de l’identité moderne9, contenait les germes de sa propre corruption et de sa récupération par le capitalisme néo-libéral ? L’idée selon laquelle une vie humaine authentique est une existence où le sujet entretient un rapport réflexif à sa propre intériorité doit au contraire s’interpréter dans le sens où le sujet possède les ressources intérieures lui permettant précisément de combattre sa tendance à prendre vis-à-vis de lui-même une attitude instrumentale, celle qui est justement mobilisée dans le cadre de l’individualisme néo-libéral, où le sujet est appelé à devenir l’entrepreneur de lui-même1010. On peut d’ailleurs faire avec Milan Kundera l’hypothèse que la période contemporaine ne peut être comprise en termes d’un triomphe de l’individualisme, mais à l’inverse exact comme le règne du conformisme généralisé11, à rebours des exigences qui étaient selon Kundera celles de l’art du roman. Au travers de situations dans lesquelles sont pris des individus autonomes, créateurs du sens de leur vie, et non incarnations de modèles préexistants, l’art du roman consistait à exposer l’incertitude qui ne cesse de miner les significations les mieux établies, jusqu’au sens même de l’existence humaine12. Dans cette perspective, exposer les aventures de personnages strictement individués, c’est faire ressortir le vide sur lequel reposent les valeurs d’une société et rendre possible une prise de distance vis-à-vis de ce qu’une culture et de ce qu’une société proposent à une époque donnée comme modèles à suivre.
4Doit-on d’autre part conclure de manière nécessaire à un lien entre l’avènement du capitalisme et l’émergence d’un sujet individué ? Que l’on puisse mettre en corrélation économie de type capitaliste, définie à la manière de Max Weber comme recherche du profit dans un cadre formellement pacifié13, et type anthropologique individualiste, n’implique pas qu’il faille nécessairement concevoir la lutte contre le capitalisme avant tout comme une lutte contre le principe de l’individualité qui porterait en germes la perversion individualiste. Le capitalisme n’est pas l’unique forme politico-sociale impliquant dans la modernité l’institution d’un sujet individuel à qui est reconnue la pleine et entière souveraineté dans la conduite de sa vie. Dans une perspective apparemment inverse, Marx par exemple pouvait penser la perspective d’une association des hommes « où le libre épanouissement de chacun serait la condition du libre épanouissement de tous », selon les termes du Manifeste communiste14. L’avènement d’une économie socialisée où les besoins de la collectivité seraient pleinement satisfaits marche en parallèle selon Marx avec la naissance d’un individu reconnu comme tel dans toute sa singularité, et dont l’épanouissement ne passerait pas par la lutte concurrentielle avec d’autres individus considérés comme des adversaires mais par la coopération avec des hommes reconnus comme des semblables. Il faut donc reconnaître que toute forme de société moderne qui a brisé le réseau hiérarchisé des dépendances traditionnelles implique la reconnaissance d’un individu singulier, quel que soit par ailleurs le régime de cette individuation et le contenu substantiel de ce qui est estimé comme digne d’être reconnu chez l’individu. En témoigne ainsi l’idée défendue par Marx selon laquelle, dans la phase supérieure du communisme, la rétribution ne se ferait pas selon les mérites et les aptitudes de chacun, mais selon les besoins de chacun15 : tout se passe au fond comme si l’individu était considéré par Marx, à un certain niveau de développement des forces productives, comme le juge souverain de ses besoins, aucune mesure ne pouvant dès lors fournir de règle dans la répartition du produit social : au règne du mesurable dans le cadre d’un régime d’équivalence rapporté au critère de la marchandise se substituera le règne de l’incommensurable, aucune norme socialement instituée ne pouvant dans ces conditions rendre compte de l’apport singulier de chacun à la richesse sociale.
5Certes, d’un point de vue chronologique, l’individu nait au terme d’un processus historique et économique dont il est le produit, mais une fois qu’il est né, il devient comme souverain sur le plan ontologique. Si on assimile l’individu à la forme que celui-ci a prise dans le cadre de la modernité libérale en tant qu’agent calculateur, il est clair qu’il y a de sérieux motifs pour réfuter le principe même de l’individuation. Mais si par individualité, on ne se contente pas de voir une monade autarcique et calculatrice, ne cherchant qu’à satisfaire son intérêt égoïste, mais un sujet ouvert à l’altérité et engagé avec les autres dans un réseau d’interactions réciproques, on parvient à comprendre que l’individu ne constitue pas un pôle purement et simplement opposé à l’institution et à la société. En fait, ainsi que l’affirme Norbert Elias, la société ne doit pas être appréhendée uniquement en tant que régime de la conformation, une forme de vie sociale s’imposant du dehors à l’individu à charge pour lui de l’incorporer, mais aussi, et peut-être plus largement, en tant que régime de l’individuation16. L’institution du social est dans le même mouvement institution de l’individu, qui pour tenir sa substance de quelque chose qui le précède, n’en est pas moins un individu singulier reconnu comme tel – la réflexivité que l’individu entretient avec lui-même impliquant qu’il se saisisse en tant que sujet singulier. C’est précisément parce que l’individu est substantiellement tel individu dans telle société qu’il ne doit pas être pris, contrairement à ce que soutient l’individualisme libéral, comme un principe substantiel qui serait condition première de la société. Reste que s’il est institué par la société dans laquelle il vit, et qu’en ce sens il dépend d’une instance – le social – qui le précède, une fois que l’individu est institué, il devient un sujet autonome, reconnu comme tel en tant que sujet, capable d’agir par sa créativité et en coopération avec d’autres sujets autonomes sur l’institution sociale. C’est au fond comme si l’institution et le sujet passaient, pour reprendre l’expression de Piera Aulagnier, un « contrat narcissique », la psyché individuelle acceptant de renoncer à son fantasme de toute-puissance au profit d’une participation à un monde de signification partagée, par où elle se réapproprie le discours commun de manière créatrice17. De ce point de vue, sans nécessairement voir dans la modernité un processus téléologique marqué par un progrès grâce auquel l’individu créateur s’émancipe des carcans de la tradition, ainsi que l’affirme George Herbert Mead dans l’horizon d’une pensée pragmatique qui accorde une place centrale18 à l’action créatrice tournée vers le futur, il peut sembler légitime de saisir l’histoire de ces trois derniers siècles comme lutte pour la reconnaissance, ainsi que cherche à le faire Axel Honneth dans le sillage de la Théorie critique19. Axel Honneth fait remarquer à cet égard qu’il s’est produit un bouleversement remarquable dans le passage d’une société de castes à une société de classes : alors que dans une société d’ordre fondée sur la perpétuation de privilèges tenant à la naissance, l’estime sociale dont pouvaient jouir les individus était déterminée objectivement en fonction de la place qu’ils occupent et qui leur est prédestinée dès l’origine20, dans une société basée sur le principe (au moins formel) de la mobilité, on ne peut plus penser la dignité d’un individu conformément à la place sociale que lui ont assignée l’hérédité ou la tradition, mais en fonction de ses mérites propres, c’est-à-dire en référence à ce qu’il a effectivement accompli et dont on peut lui attribuer la responsabilité21. Le cosmos social de la tradition perd ainsi de son objectivité, l’ordre ancestral de ce qui vaut une fois pour toutes n’étant plus en mesure d’établir une échelle de mesure des comportements individuels. Pour la première fois, dans l’histoire, remarque Axel Honneth, l’individu fait son apparition comme instance détentrice d’une histoire propre, qui demande à être reconnue comme une valeur absolue, et non comme relative à son milieu d’origine. Ce n’est donc plus suivant les normes objectives d’une appartenance sociale, mais en référence aux capacités développées par chacun dans son histoire personnelle que seront estimés les individus22 : le sujet ne doit plus se rapporter seulement à son groupe d’appartenance pour faire apparaître aux yeux des autres ce qu’il juge digne d’estime, mais il doit tenir ses qualités pour coextensives à la singularité de sa propre personne23. D’où l’apparition, d’après Honneth, d’un nouveau concept de solidarité : « La solidarité, dans les sociétés modernes, est conditionnée par des relations d’estime réciproque entre des sujets individualisés (et autonomes) ; s’estimer, en ce sens, c’est s’envisager réciproquement à la lumière de valeurs qui donnent aux capacités et aux qualités de l’autre un rôle significatif dans la pratique commune24. »
6Il est clair qu’il y a dans cet idéal de reconnaissance intersubjective de sérieuses difficultés qui tiennent à une antinomie qu’a bien fait ressortir Cornelius Castoriadis. Le rapport entre le principe de l’individualité créatrice et de celui de l’institution normative ne doit en effet pas se comprendre trop rapidement au sens d’une articulation dialectique, où à partir de l’existence d’un tiers, l’institution démocratique qui affirme par principe l’égalité en droit et en dignité de tous les hommes. Les individus parviendraient à se reconnaître comme des êtres semblables et différents à la fois, travaillant à la poursuite d’un idéal de justice commun sur fond de l’incommensurable que marque la singularité de chaque individu. D’après Castoriadis, l’institution doit en fait travailler à produire des individualités, puisque ce n’est que par l’activité d’individus suffisamment singularisés qu’une société peut créer la nouveauté requise pour la protéger du risque d’inertie, tout en établissant l’ordre minimal dont elle a besoin pour que cette nouveauté ne soit pas un facteur d’instabilité qui rendrait sa perpétuation dans le temps problématique. La difficulté pour toute institution sociale, et ceci est encore plus notable dans le cas de l’institution démocratique, est de réussir à articuler deux exigences qui ne peuvent jamais cesser d’être complètement contradictoires : d’un côté, la prise de distance de l’individu par rapport à l’institution, mise à distance nécessaire à la création requise pour éviter que la société se fige dans une immobilité stérile ; de l’autre, la limitation sociale de cette volonté de remise en question de l’institution par l’individu, l’interrogation sur les normes et les valeurs de la société devant justement être limitée afin d’assurer à l’institution sa pérennité dans le temps25. Cette opération qui consiste à articuler réflexivité individuelle et institution normative ne va donc nullement de soi. L’institution est certes dans l’obligation, si elle veut se préserver, d’ouvrir un futur et de faire naître chez les individus les capacités novatrices leur permettant de créer des formes et des significations nouvelles26. La société instituée (la société telle qu’elle est) doit nécessairement se nourrir de l’activité de la société instituante (la société telle qu’elle cherche à se transformer) : l’institution doit ainsi produire les singularités à même de créer de nouveaux possibles. Seulement, s’il n’existe pas quelque chose comme un « contre-pouvoir » qui puisse limiter les prétentions des singularités, le risque est que celles-ci finissent par se délier les unes des autres dans une fragmentation conduisant à la dissolution du lien civique, et se durcissent à l’excès dans leur désir de singularisation, perdant dès lors tout sens de la mesure commune qui est précisément donné dans l’institution : les philosophes risquent ainsi de se transformer en prophètes, les artistes en possédés de la muse divine, les gardiens de la cité en tyrans. Il est donc nécessaire que la société, dans le mouvement où elle cherche à se transformer, puisse produire les conditions institutionnelles de son autolimitation, afin de ne pas être submergée par la démesure dont les individus ne peuvent manquer de faire preuve en tant que porteurs d’une réflexivité qui peut les pousser à remettre en question l’existence même de l’institution27. C’est là le sens véritable du projet démocratique d’après Castoriadis : établir les institutions qui soient telles qu’elles rendent possible une remise en cause de la loi instituée, sans que s’effondre l’ordonnance globale de l’institution qui seule permet à l’individu d’exister. La démocratie réaliserait ainsi l’exigence d’un régime politique qui repose sur l’activité critique des individus. Castoriadis donne une définition très explicite de la politique démocratique, dont le but consiste à « créer les institutions qui, intériorisées par les individus, facilitent le plus possible leur accession à leur autonomie individuelle et leur possibilité de participation effective à tout pouvoir explicite existant dans la société »28. Une institution démocratique est nécessairement porteuse d’une certaine tension entre le monde institué et la réflexivité créatrice, nécessitant la prise en compte de deux exigences contradictoires – le fait de ne pas adhérer totalement à l’institution sans chercher à lui devenir par ailleurs complètement étranger29. C’est sans doute dans l’institution d’un type de lien social et politique, qui permette aux individus de se singulariser au maximum et d’exprimer leurs potentialités créatrices, sans que cette individuation poussée à son paroxysme ne provoque un délitement du désir de vivre-ensemble, que se situe l’extrême originalité de la création démocratique grecque dont les germes restent selon Castoriadis encore féconds.
7Il est donc nécessaire de défendre l’idée selon laquelle, loin de se réduire à l’égalitarisme nivelant, au règne du « dernier homme » commandé par ses humeurs, ou au narcissisme des petites différences, la démocratie implique l’existence de subjectivités autonomes capables d’instaurer avec elles-mêmes un authentique rapport réflexif, qui puisse les conduire précisément à ne pas succomber à leur fantasme d’indépendance, mais à se donner au contraire pour désir et pour responsabilité la tâche de faire vivre la chose publique. Au fond, comme l’affirmait Charles Taylor, l’exigence d’authenticité ne doit pas s’entendre en un sens monologique comme l’idéal égocentrique d’une monade close sur elle-même, mais sur un mode dialogique, où les individus ne s’humanisent véritablement qu’en élargissant leurs horizons d’expérience, et en se confrontant à des formes de vie, à des modes d’existence, à des régimes de signification qui les forcent à remettre en question le sens qu’ils accordaient spontanément, et de façon souvent très instrumentale, à leur propre vie30. De même que l’artiste le plus solitaire œuvre toujours selon Taylor en direction d’un public potentiel31, l’individu qui s’émancipe par un comportement original des normes plus ou moins étroites qui régissent le fonctionnement d’une société a toujours besoin, ainsi que l’affirme Mead, de faire référence à une collectivité future hypothétique qui accorderait aux individus socialisés une plus grande autonomie et à leur créativité une place toujours plus importante32. La plus grande originalité demande toujours confirmation de sa valeur à un public, réel ou supposé, qui puisse lui accorder la reconnaissance que ce qu’elle apporte à la communauté est effectivement sans commune mesure. C’est qu’au fond, au-delà de l’opposition de l’ordre et de l’anomie, le régime démocratique pousse à son paroxysme la tension entre anonymat et singularité, sans toutefois jamais sacrifier aucune de ces deux exigences.
Notes de bas de page
1 Voir notamment Sternhell (1997), La droite révolutionnaire 1885-1914. Les origines françaises du fascisme, Paris, Seuil, 1978, introduction à l’édition française de 1997, Paris, Gallimard, rééd. « Folio Essais », 2007, p. XXXV-XL.
2 Voir l’exposé de ce type de critique par Alain Ehrenberg (2010) dans La société du malaise, Paris, Odile Jacob, p. 226-235. Le travail d’Alain Ehrenberg consiste à montrer comment à un régime traditionnel de la conflictualité névrotique où l’individu devait assumer deux exigences contradictoires, celles de son désir et celles de la loi, on est passé au régime contemporain de la dépression où l’individu libéré du social se voit contraint à une exigence d’auto-réalisation qu’il ne peut assumer, faute d’identité et de référents normatifs assez prégnants pour s’accomplir en tant qu’individu original : voir ibid., p. 12-13 ; voir également Ehrenberg (1998), La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, rééd. « Poches Odile Jacob », 2000, notamment p. 9-23 et p. 271-289.
3 Voir ainsi les analyses critiques de l’individualisme contemporain développées par Marcel Gauchet, phénomène né selon lui d’un mouvement de désinstitutionnalisation ayant durablement affecté les instances traditionnelles de socialisation (famille, école notamment), dans « Essai de psychologie contemporaine », Le Débat, no 99, mars-avril 1998, repris dans Gauchet (2002), La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, coll. « Tel », p. 229-262.
4 Voir D.-R. Dufour (2009), La cité perverse. Libéralisme et pornographie, Paris, Denoël.
5 Voir B. Stiegler (2006), Réenchanter le monde. La valeur esprit contre le populisme industriel, Paris, Flammarion, coll. « Champs Essais », 2009, p. 59-68.
6 Voir L. Boltanski / E. Chiapello (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, coll. « NRF-Les Essais ». Voir également Axel Honneth (2006), La société du mépris. Vers une nouvelle théorie critique, Paris, La Découverte, coll. « Armillaire », p. 275-323.
7 Voir C. Lasch (2000), La culture du narcissisme, trad. M. L. Landa, Paris, Climats, rééd. Flammarion, coll. « Champs Essais », 2006, p. 86-106.
8 Voir C. Taylor (1991), Le malaise de la modernité, Montréal, Bellarmin, rééd. Paris, Cerf, coll. « Humanités », 2002 et 2008, p. 23, p. 48 et p. 65-66.
9 Voir ibid., p. 33-37 ; voir aussi C. Taylor (1994), Multiculturalisme. Différence et démocratie, trad. D.-A. Canal, Paris, Aubier, rééd. Flammarion, coll. « Champs Essais », 2009, p. 45-48.
10 Voir C. Taylor (1994), Multiculturalisme…, op. cit., p. 47 ; Le malaise de la modernité, op. cit., p. 37.
11 Voir M. Kundera (1986), L’art du roman, Paris, Gallimard, rééd. Folio, 1995, p. 196-197.
12 Voir ibid., p. 192, ainsi que Kundera (1993), Les testaments trahis, Paris, Gallimard, rééd. Folio 2002, p. 16. Sur le roman comme élément central d’une culture ironiste, voir Richard Rorty, « Vérité et liberté. Réponse à Thomas McCarthy », dans J.-P. Cometti (éd.), 1992, Lire Rorty. Le pragmatisme et ses conséquences, Combas, L’éclat, 1992, p. 184-185.
13 Voir M. Weber (2000), L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, trad. I. Kalinowski, Paris, Flammarion, coll. « Champs Classiques », rééd. 2002, p. 53.
14 K. Marx (1965), Œuvres. Économie I, éd. M. Rubel, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », p. 183.
15 Voir la critique par Marx du programme du parti ouvrier allemand, dans K. Marx/F. Engels (1966), Critique des programmes de Gotha et d’Erfurt, Paris, Éditions sociales, p. 32.
16 Voir N. Elias (1991), La société des individus, trad. J. Etoré, Paris, Fayard, rééd. Pocket, coll. « Agora », 2009, p. 103.
17 Voir P. Aulagnier (1975), La violence de l’interprétation, Paris, PUF, coll. « Le fil rouge », rééd. 2005, p. 182-192.
18 Voir G.-H. Mead (2006), L’esprit, le soi, la société, trad. D. Cefaï et L. Quéré, Paris, PUF, coll. « Le lien social », p. 277.
19 Voir A. Honneth (2002), La lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, coll. « Passages », trad. P. Rusch.
20 Voir ibid., p. 148-151.
21 Voir ibid., p. 151-157.
22 Voir ibid., p. 153.
23 Voir ibid., p. 157.
24 Ibid.
25 Voir sur ce point les remarques de Gilles Labelle dans « Cornelius Castoriadis et les tensions inhérentes à l’imaginaire politique grec », dans B. Bachofen, S. Elbaz, N. Poirier (éds), 2008, Cornelius Castoriadis. Réinventer l’autonomie, Paris, Éditions du Sandre, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », p. 220 : « La rareté des moments dans l’histoire de l’humanité où s’est manifesté le dispositif psychique et affectif si particulier que décrit Castoriadis, qui exige de l’individu qu’il se situe dans une sorte d’“entre-deux” par définition instable, entre l’adhésion au monde institué et le refus de ce monde, une telle rareté ne tiendrait-elle pas à l’extrême difficulté, voire à la quasi-impossibilité de vivre à la hauteur de cette exigence, autrement dit de s’installer d’une manière durable dans un tel entre-deux ? »
26 Il faut toutefois noter que dans leur grande majorité les sociétés humaines se sont instituées contre l’innovation et le changement, à travers leur arrimage hétéronome (niant par-là explicitement leur activité instituante). Cela n’enlève rien au fait que toute société est travaillée par un mouvement d’auto-altération, fut-il imperceptible ou dénié, qui contraint celle-ci à ouvrir quelque chose comme un futur.
27 Sur le problème de l’héroïsme, voir C. Castoriadis (2005), Ce qui fait la Grèce 1, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », p. 155-156.
28 « Pouvoir, politique, autonomie », dans C. Castoriadis (1990), Le monde morcelé, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », p. 138.
29 Voir G. Labelle, « Cornelius Castoriadis et les tensions inhérentes à l’imaginaire politique grec », art. cit., p. 219-220.
30 Voir C. Taylor (1991), Le malaise…, op. cit., p. 40-43 ; Multiculturalisme…, op. cit., p. 49-52.
31 Voir ibid., p. 52 ; Le malaise…, op. cit., p. 43.
32 Voir G.-H. Mead (2006), L’esprit…, op. cit., p. 233-234.
Auteur
Docteur en science politique de l’université Paris-7, Nicolas Poirier enseigne la philosophie au lycée Montesquieu de Herblay dans le Val d’Oise. Il est chercheur rattache au laboratoire Sophiapol de l’université Paris-Ouest Nanterre La Défense.
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