Singularité et authenticité chez Taylor et Larmore

Nicolas Voeltzel

p. 99-117

Résumé

Je tente dans cet article d’interroger philosophiquement la cohérence des éthiques valorisant les singularités, notamment dans leur rapport avec l’idéal d’authenticité. Je commence par retracer rapidement les origines de cette valorisation des singularités, chez Herder et Goethe, en montrant notamment comment apparaît ce que Dumont, par opposition à l’individualisme, appelle le singularisme. Je m’intéresse ensuite aux formes contemporaines de cet idéal singulariste, et aux critiques sociales qu’il a soulevées depuis la fin des années 1970. J’en viens ainsi aux analyses de Taylor et de Larmore : ces deux philosophes constatent que l’attraction exercée par cet idéal perdure malgré ces critiques, et concluent donc qu’il nécessite une analyse plus approfondie. Selon Taylor, la plupart de ces critiques ne voient pas qu’elles ne traitent que des dérives d’un idéal plus noble, par ailleurs constitutif de notre vie morale, qu’il essaye donc de reformuler et de restaurer. Cette restauration lui permet de montrer que l’idéal d’authenticité n’est en réalité ni relativiste, ni égocentrique, car les singularités qu’il valorise ne peuvent tirer leur sens et leur valeur que d’horizons non subjectifs et de normes partagées. Je soulève ensuite la question de savoir si, ainsi compris, l’idéal d’authenticité permet réellement de fonder et de défendre l’idéal singulariste. Larmore y répond négativement, l’association entre authenticité et originalité reposant selon lui sur une conception naïve de cet idéal, réfutée par la théorie du mimétisme de Girard. Le dialogue avec Goethe n’est pas rompu pour autant ; mais ce refus de définir l’authenticité par la singularité l’amène finalement à se tourner vers la figure de Faust plutôt que vers celle de Wilhelm Meister.


Texte intégral

1Je voudrais présenter quelques réflexions philosophiques sur la valorisation éthique des singularités individuelles. Je souhaiterais plus précisément interroger la légitimité et le sens des formes actuelles de valorisation des singularités. Je m’appuierai pour cela sur les analyses de Charles Taylor, développées notamment dans Sources of the Self1, et The Malaise of Modernity2, et sur celles de Charles Larmore, développées dans Les pratiques du moi3.

2Ces deux auteurs ont en commun de montrer que cette valorisation des singularités est intimement liée à un idéal fondamental dans notre culture occidentale, à savoir : l’idéal d’authenticité. Pour comprendre ce lien entre singularité et authenticité, il faut, selon Taylor, comprendre que cet idéal s’enracine dans ce qu’il appelle une conception expressiviste de la vie morale. Par ce terme technique il désigne dans Les sources du moi « l’idée, qui se développe à la fin du XVIIIe siècle, que chaque individu est différent et original, et que cette originalité détermine la façon dont il doit vivre »4. Bien sûr, précise-t-il aussitôt, la notion de différence individuelle n’est pas nouvelle en tant que telle ; elle est même évidente et banale. La nouveauté réside dans sa problématisation éthique :

Les différences ne sont pas seulement des variations accessoires à l’intérieur de la même nature humaine fondamentale ; ou encore des différences morales entre des individus bons et méchants. Elles impliquent plutôt l’idée que chacun d’entre nous doit suivre sa propre voie ; elles imposent à chacun l’obligation de se mesurer à sa propre originalité5.

3Pour clarifier leur lien avec la valorisation des singularités, on peut donc caractériser les éthiques de l’authenticité (ou les éthiques « expressivistes ») par trois idées-forces : (1) la première est l’idée que chaque être humain serait original, différent ou singulier ; (2) ce principe acquiert ensuite une signification éthique : une vie réussie, « authentique », doit être l’expression de cette singularité individuelle ; (3) cette expression doit souvent se faire contre une forme ou une autre de conformisme.

4À la suite d’Isaiah Berlin6, Taylor associe très fortement l’émergence de ces nouveaux principes moraux à la philosophie de Herder ; il cite d’ailleurs souvent la même formule des Idées pour une philosophie de l’histoire de l’humanité : « chaque être humain a sa propre mesure, pour ainsi dire, un accord qui lui est particulier de toutes ses sensations les unes avec les autres »7. On trouve d’ailleurs un certain nombre d’analyses convergentes et complémentaires dans le livre de Louis Dumont, L’idéologie allemande, et plus spécifiquement dans la partie sur « Les sources de la Bildung » : Dumont déclare lui aussi que c’est avec Herder qu’apparaît pour la première fois l’idée d’une « originalité irremplaçable simultanément de chaque sujet humain et de chaque culture ou peuple »8. Il détaille ensuite la manière dont cette idée se développe dans les œuvres de deux de ses amis : Humboldt et Goethe. Cela l’amène à discuter les thèses d’un autre grand sociologue et historien de l’individualisme, Georg Simmel, qui dans un article sur Goethe faisait déjà remarquer que chez ce dernier « pour la première fois […] l’accent de la vie et du développement ne repose pas sur ce qui est semblable, mais sur ce qui est absolument propre »9. Cette discussion permet alors à Dumont d’expliquer comment, par « contraste avec l’individualisme français de l’égalité », se développe à cette époque « un individualisme de la spécificité, de l’unicité qualitative, de l’incomparabilité de chacun, de l’irremplaçabilité de chaque créature humaine »10. Pour mieux faire ressortir, par opposition au modèle français, la nouveauté et la spécificité historique de cette valorisation germanique des singularités, l’auteur déclare même :

On pourrait à la vérité se demander s’il ne s’agit pas de deux phénomènes différents, à distinguer dans le vocabulaire : si l’on garde « individualisme » pour désigner la première forme, on pourrait appeler la seconde singularisme11.

5Après en avoir examiné l’émergence, Taylor consacre quasiment toute la suite des Sources du moi à faire l’histoire des transformations de cet idéal expressiviste chez Schopenhauer, Nietzsche, Kierkegaard, Rilke, etc. Mais il note toutefois, au début de la conclusion, qu’on assiste, depuis les années 1960, à une résurgence presque atavique de sa forme première, dans l’idéologie contemporaine de l’auto-réalisation, de l’épanouissement, dans ce qu’on a appelé le « mouvement du potentiel humain », et qu’on appelle aujourd’hui le « mouvement du développement personnel »12. Je voudrais repartir de cette remarque, pour poser la question suivante : qu’est devenu aujourd’hui l’idéal singulariste qui inspira originellement Wilhelm Meister13 ?

6Tout d’abord, il faut commencer par nuancer cette remarque des Sources du moi : si ses idées-forces sont restées les mêmes, la forme de cette culture de la réalisation de soi a beaucoup changé, notamment depuis qu’elle a cessé d’être un idéal élitiste et aristocratique pour devenir, à partir des années 1960, un phénomène de masse. Comme l’a montré Michel Lacroix, ses principaux changements furent sans doute sa psychologisation, notamment à partir des travaux d’Abraham Maslow14, puis sa technicisation et sa professionnalisation :

Au tournant des années 1960, la réalisation de soi a pris en effet une nouvelle orientation, une orientation qui s’est traduite tout d’abord par l’adoption d’une nouvelle appellation. On s’est mis à parler de « développement personnel », et non plus comme autrefois de « réalisation de soi ». […]. L’ère qui s’est ouverte dans les années 1960 s’est traduite également par l’entrée en scène d’une foule de psychologues, formateurs, coachs, thérapeutes, conseillers en ressources humaines. Ces acteurs nouveaux se sont présentés comme des spécialistes du développement personnel. Sous leur influence, d’innombrables techniques ont vu le jour. […] Les manuels de développement personnel ont inondé les rayons des librairies. […] De son côté, le monde de l’entreprise a commencé de s’intéresser au développement personnel. Les directions des ressources humaines ont compris le parti qu’elles pouvaient en tirer pour « dynamiser » les salariés15.

7Sous cette nouvelle forme, cette culture du « développement personnel », exhortant par diverses techniques ses adeptes à exprimer ou réaliser leur « potentiel » singulier, a été l’objet d’un débat et de critiques sociales fortes aux États-Unis et en France. Je ne peux résumer toutes ces critiques ici. J’indiquerai seulement qu’on peut en distinguer deux séries. Les premières accusent au cours des années 1970-80 cette culture de mener à un repli narcissique sur soi, d’engendrer une érosion sociale et politique, et une conception superficielle, égoïste, voire nihiliste, de la vie personnelle et collective. Je pense par exemple aux analyses de Richard Sennett, Daniel Bell, Christopher Lasch, Gilles Lipovetsky, Robert Bellah, Allan Bloom ; on peut aussi considérer que Michel Foucault fait, à sa manière, partie de cette première série de critiques quand il dénonce dans La volonté de savoir les illusions de la libération du désir16 (on pourrait d’ailleurs aussi considérer que toute la philosophie française dite « post-structuraliste » ou « déconstructionniste » a en quelque sorte eu pour horizon une critique de cet idéal d’authenticité).

8Les secondes critiques sociales, formulées dans les années 1990-2000, vont plus s’intéresser au problème de l’instrumentalisation de cette idéologie par le néo-management et le néo-capitalisme, et insister sur les effets d’aliénation, de manipulation, ainsi que sur la « corrosion du caractère » et la détresse psychique auxquelles ce phénomène a donné lieu : il s’agit notamment des analyses d’Alain Ehrenberg, Luc Boltanski et Ève Chiapello, Pierre Dardot et Christian Laval et, de nouveau, Richard Sennett17.

9Après avoir ainsi retracé très schématiquement l’histoire et les mésaventures récentes des éthiques de l’authenticité, leur lien avec la valorisation des singularités, et les controverses auxquelles elles ont donné lieu, j’en viens aux analyses de Taylor et de Larmore. Leurs conceptions des rapports entre l’idéal d’authenticité et la valorisation des singularités seront, nous le verrons, divergentes. Elles partagent cependant un même point de départ : tous deux notent que, malgré toutes les critiques que je viens de mentionner, l’idéal d’authenticité demeure bien vivant et ancré en chacun de nous. D’une certaine manière, l’importance ou la virulence des critiques qu’on lui oppose semble n’avoir d’égal que l’enthousiasme pratique, ou existentiel, qu’il suscite. Il serait en effet difficile, fait remarquer Taylor, de trouver aujourd’hui, dans nos sociétés occidentales, quelqu’un qui, « mis face à ses propres choix de vie, à propos de sa carrière ou de ses relations, n’accorderait aucune importance à ce qu’il identifierait comme de l’épanouissement [fulfilment], le développement de lui-même [self-development], la réalisation de son potentiel, ou n’importe lequel des termes parmi ceux qui ont servi à articuler cet idéal »18. Ce même phénomène mène Larmore à faire remarquer qu’aujourd’hui la notion d’authenticité « jouit d’un statut ambigu » :

Sur le plan théorique, elle est devenue en général l’objet d’un scepticisme, sinon d’un rejet total. Peu de philosophes songent encore à lui chercher une articulation philosophique, à l’opposé de ce qui était le cas dans la première moitié du XXe siècle. Si tant est que la question se pose, on est enclin à n’y voir qu’un mirage ou une confusion d’esprit, qui peuvent aussi entraîner des conséquences malheureuses. Mais sur le plan existentiel, c’est-à-dire en vivant sa vie de jour en jour, chacun de nous, j’en suis certain, continue de ressentir, du moins parfois, le désir de ne plus se comparer aux autres et à leurs attentes et d’être tout simplement soi-même19.

10Que faire face à cette situation contradictoire ? L’enjeu philosophique est, pour Taylor comme pour Larmore, de parvenir à construire une position cohérente, en clarifiant le sens véritable de cet idéal, ainsi que les ressorts de sa séduction ou de son pouvoir d’attraction. La force de ces nouvelles analyses est ainsi de parvenir à dépasser, par un éclairage historique ou analytique plus approfondi, la seule alternative du « pour ou contre » dans laquelle se sont enlisées les critiques des dernières décennies.

Taylor

11Dans Le Malaise de la modernité, Taylor, pour expliquer ce statut paradoxal, montre que la plupart des critiques de l’idéologie de l’épanouissement personnel, par ailleurs justifiées, demeurent superficielles et incomplètes. En effet, si d’un côté elles montrent très bien quelles en sont les conséquences néfastes, de l’autre elles ne parviennent pas à expliquer pourquoi cette valorisation des singularités suscite une adhésion aussi forte – si forte, écrivait-il d’ailleurs dans les Sources du moi, « que nous avons du mal à accepter qu’il s’agit d’une idée si récente dans l’histoire humaine, qui aurait été incompréhensible dans les époques antérieures »20. Dans le même ouvrage, l’auteur explique d’ailleurs que son ambition, dans son travail d’interprétation de l’identité moderne, est de parvenir à « éclairer la nature de sa séduction [appeal] » :

Qu’est-ce qui a attiré les gens à elle ? En fait, qu’est-ce qui les attire encore aujourd’hui ? Qu’est-ce qui lui a donné son pouvoir spirituel ? Nous formulons [articulate] les conceptions du bien qu’elle implique. Ce qu’appelle cette question est une interprétation de l’identité (ou de tout phénomène culturel auquel nous nous intéressons) qui montrera pourquoi les gens l’ont trouvée (ou la trouvent) convainquante, inspirante ou motivante, qui identifiera ce qu’on pourrait appeler les « idées-forces » qu’elle contient21.

12Or la plupart des critiques de la culture de l’authenticité (Taylor, en 1991, fait plutôt référence à ce que j’ai appelé la « première série » de critiques) sont incapables de fournir une telle interprétation, parce qu’elles n’identifient pas « l’idéal moral puissant qui est à l’œuvre ici, si dégradée [debased] et si travestie qu’en soit l’expression »22. Elles se limitent à deux approches, également superficielles, qui consistent à considérer cette culture de l’authenticité :

(a) soit comme effectivement animée par un idéal d’épanouissement, mais cet idéal est alors perçu comme aussi égocentrique que certaines pratiques qui en découlent ; (b) soit comme une simple expression d’auto-indulgence et d’égoïsme, c’est-à-dire, comme n’étant motivée par aucun idéal23.

13Ces deux positions finissent d’ailleurs par se confondre, car l’idéal (a) devient si plat et égocentrique qu’il finit par se réduire à (b). Cette interprétation insuffisante, qui tend à réduire l’idéal d’authenticité à ses seules dérives contemporaines, fait alors tomber ces attaques dans ce que Taylor considère comme un défaut caractéristique de beaucoup de critiques de la modernité : leurs auteurs, ne prenant pas la pleine mesure de leur objet, continuent « à vivre [ et à penser] en fonction d’une version ou d’une autre de cela même qu’ils nient »24.

14On peut par exemple facilement identifier ce problème dans le best-seller de Bloom : s’il affirme par moment qu’« il y a désormais tout un arsenal de termes qui ne veulent rien dire », comme « dévouement, accomplissement de soi-même »25, ou que la rhétorique de « l’accomplissement de soi-même » ne fait que conférer « une patine séduisante » à des ambitions égocentriques et carriéristes26, il loue à d’autres moments l’« authenticité » des nouvelles générations universitaires qui ont « détecté l’hypocrisie de certaines révérences rituelles devant la “grande culture” »27, prenant alors le parti des étudiants « authentiques, bien qu’un peu grossiers » qui écoutent du rock contre celui des snobs, « artificiels et sans vie », qui n’écoutent de la musique classique que pour la pose28. Il déplore même le fait que « les étudiants n’ont pas la moindre notion de l’accomplissement que représente le fait de se libérer des idées reçues et de trouver en soi-même les ressources nécessaires à leur propre conduite »29.

15On retrouve le même genre de problème chez Sennett : ce dernier dénonce dans Les tyrannies de l’intimité la « “quête” romantique de la personnalité »30 comme une illusion vaine, qui ruine les codes de sociabilité de l’espace public et finit par se transformer en « piège » plutôt qu’en une libération ; mais il déploie finalement toute cette critique au nom d’un idéal d’expression qui, comme le montre Taylor dans les Sources du moi, provient lui-même directement du romantisme.

16On pourrait encore citer le cas de Foucault : dans La volonté de savoir, le philosophe explique comment les idéaux d’expression et de libération des désirs de chacun, au lieu de nous émanciper, ne font finalement que reconduire d’ancestrales techniques de pouvoir (la confession, la direction de conscience, etc.). Et pourtant, lorsqu’on l’interroge plus tard sur ce que pourrait être une « identité homosexuelle », ce dernier répond à ses interviewers que « si nous devons nous situer par rapport à la question de l’identité, ce doit être en tant que nous sommes des êtres uniques », et qu’à ce titre il faut d’ailleurs, aux « rapports d’identité », préférer « des rapports de différenciation, de création »31. À travers ces notions d’unicité, de différence et de création, Foucault continue donc, en pratique, à s’appuyer sur des idéaux éminement « expressivistes », provenant directement d’un héritage romantique qu’il renie (on peut aussi faire remarquer que, comme nous le disions plus haut, ces notions auraient de plus été totalement incompréhensibles chez les Grecs ou les Romains dont il entend s’inspirer dans la dernière partie de son œuvre)32.

17Cependant, Taylor explique ensuite que ces critiques [knockers] de l’idéal d’authenticité ne sont malheureusement pas les seules à faire ainsi preuve d’incohérence, d’inconséquence ou d’inconsistance. On retrouvera les mêmes défauts en se tournant vers ses laudateurs [boosters] contemporains, car leur principe de tolérance et de valorisation de toutes les singularités finit par prendre la forme « d’un relativisme mou » [soft relativism], qui rend « impossible une défense vigoureuse de quelque idéal moral que ce soit ». L’auteur conclut « qu’il s’ensuit, de façon étonnante, que l’un des idéaux constitutifs de la culture moderne reste non formulé », le « débat dans son ensemble conspirant à le rejeter dans l’ombre, ou à le rendre invisible »33.

18Il faut donc développer une nouvelle herméneutique de cet idéal, afin d’expliquer ce qu’il y a de réellement motivant ou inspirant en lui, en quoi il ne se réduit pas à ses formes les plus futiles et les plus complaisantes que l’on connaît aujourd’hui, et même en quoi il devrait mener à les rejeter. Voici comment Taylor résume la position à développer :

Ainsi nous n’avons besoin ni d’une condamnation sans appel ni d’un éloge aveugle ; ni non plus d’un compromis savamment équilibré. Nous avons besoin d’un travail de réhabilitation, à travers lequel cet idéal peut nous aider à redresser notre conduite34.

19Ce travail d’articulation et de réhabilitation de l’idéal d’authenticité prend deux formes différentes dans l’œuvre de Taylor.

20La première approche, principalement développée dans Les sources du moi, est principalement historique. Par une description minutieuse et détaillée de la formation de l’identité moderne, Taylor s’attache à montrer à quel point, selon lui, « le romantisme a déterminé les conceptions de l’accomplissement personnel d’à peu près tout le monde dans notre civilisation »35. Cette démonstration rend illusoire le rejet en bloc de l’idéal romantique d’authenticité, qui s’avère profondément constitutif de notre vie morale, « inescapable » dans son vocabulaire. Taylor montre notamment comment notre conception du moi s’est construite autour de l’opposition entre cet individualisme expressif, consistant en « un engagement plus profond dans notre particularité », et un autre individualisme, qui passe au contraire par un « désengagement radical de l’expérience ordinaire », par des processus d’objectivation qui doivent rendre possible une certaine « maîtrise instrumentale »36. Il montre comment ces deux individualismes, à partir d’une même racine augustinienne, se développent de manière antithétique mais corrélée, le premier chez Montaigne, puis chez Herder et les Romantiques, et le second chez Descartes, puis Locke et les penseurs des Lumières. Cela l’amène à conclure que ce rejet de l’expressivisme ne serait d’ailleurs pas souhaitable, car il demeure pour l’instant, face au désenchantement causé par le développement de la raison instrumentale, notre seule alternative pour faire face à la « perte de sens dans notre culture », à « nos problèmes de sens, d’unité expressive, de perte de substance et de résonance dans notre environnement artificiel [man-made environment] »37.

21Reprenant ces problèmes dans Le malaise de la modernité, Taylor adopte une attitude plus pragmatique et plus analytique. Il examine cette fois l’idéal d’authenticité à l’aune de questions ayant plus trait à sa compréhension qu’à son extension, se demandant notamment : « à quelles conditions peut-on réaliser dans la vie humaine un idéal de cet ordre ? Et qu’exige-t-il s’il est correctement compris ? »38.

22Il repart alors de ce qu’il appelle le « caractère fondamentalement dialogique »39 de l’existence humaine, reprenant en réalité des développements plus généraux de la première partie des Sources du moi, où il expliquait qu’« on ne peut pas être un moi par soi-même », un moi ne pouvant se constituer qu’au sein de « réseaux d’interlocutions »40. C’est la reconnaissance de ce fait fondamental qui, selon Taylor, permet alors de distinguer la véritable culture de l’authenticité de ses dérives contemporaines, et de formuler des objections aux secondes au nom de la première. Contre les valorisations relativistes des singularités, Taylor montre qu’une singularité ne peut trouver son sens ou sa valeur que sur un « arrière-fond d’intelligibilité »41, par rapport à un horizon de signification qui la dépasse :

Quand nous en venons à comprendre ce que c’est que nous définir nous-mêmes, déterminer en quoi notre originalité consiste, nous voyons que nous ne pouvons le faire que par rapport à ce qui est significatif. Me définir moi-même signifie trouver ce qui est significatif dans ma différence d’avec les autres. Je peux bien être la seule personne à avoir exactement 3 732 cheveux sur la tête, ou à mesurer exactement la même taille qu’un arbre de la plaine de Sibérie, qu’est-ce que cela peut bien faire ?42

23L’auteur vise ici implicitement le « relativisme mou » dénoncé par Bloom, au sein duquel chacun pourrait choisir ses propres valeurs, et se définir par n’importe quelle singularité, tous les choix de vie devant être respectés en tant que tels et considérés par principe comme égaux. Il montre au contraire que la différence, l’originalité ou la singularité ne peuvent pas avoir de valeur en elles-mêmes ; elles doivent, pour trouver un sens, être rapportées à un horizon de signification qui me transcende, comme par exemple la science, l’art ou une tradition : « Si je commence à dire que je me définis par mes capacités à formuler des vérités importantes, à jouer du piano comme personne d’autre, ou à faire revivre les traditions de mes ancêtres, alors nous sommes dans le domaine des définitions de soi qui font sens [recognizable self-definitions] »43. Contre ce qu’il appelle le préjugé « subjectiviste », Taylor montre donc qu’il est absurde de penser que le sujet pourrait décider du sens qu’il donne aux choses, comme si ce sens ne dépendait que de ses sentiments, envies, besoins ou désirs. Une singularité ne peut être significative qu’au sein d’un horizon moral, qui, comme le langage, m’est d’abord donné et que je ne peux modifier que de l’intérieur (comme je le disais plus haut, ce thème est par ailleurs beaucoup plus développé dans la première partie des Sources du moi, notamment dans le deuxième chapitre, où Taylor montre que cet « espace moral » est même la « condition de possibilité » de toute identité humaine : « Savoir qui l’on est », écrit-il, « c’est être orienté dans un espace moral, un espace à l’intérieur duquel apparaissent les questions sur ce qui est bien ou mal, ce qu’il vaut ou non la peine de faire, ce qui a du sens ou de l’importance et ce qui est trivial ou secondaire »44). Cela l’amène alors à conclure que, bien comprise, l’« authenticité ne s’oppose pas aux exigences qui transcendent le moi », mais qu’au contraire « elle suppose de telles exigences »45. Il ne faut donc pas rejeter l’idéal d’authenticité à cause du relativisme, mais plutôt lutter contre le relativisme au nom de l’idéal d’authenticité.

24Il existe cependant un deuxième chef d’accusation contre la recherche et la valorisation des singularités au nom d’une vie authentique : cet idéal ne rendrait pas seulement ses adeptes relativistes, mais aussi égocentriques ; il mènerait à un repli sur soi, inciterait à n’avoir qu’un rapport purement instrumental à autrui, à la vie associative, citoyenne, politique, chacun ne se sentant concerné que par lui-même. Cet idéal pourrait même engendrer des conflits entre des individus ou des communautés principalement motivés par l’expression de leurs singularités personnelles, culturelles ou encore religieuses ; il exacerberait les différences au lieu de réunir.

25L’auteur va alors montrer, comme pour la première objection, que de telles dérives ne peuvent légitimement pas se réclamer de l’idéal d’authenticité, car elles entrent en contradiction avec ses conditions d’existence les plus fondamentales. La réponse se décline cette fois en deux niveaux : Taylor distingue le niveau personnel du niveau proprement social. Du point de vue des rapports personnels, il note que l’idéal d’authenticité a accentué l’importance des relations amoureuses, conçues comme un lieu privilégié d’épanouissement et de découverte de soi. Du point de vue proprement social, le développement de l’idéal d’authenticité s’est accompagné du développement de la notion de droit universel, selon laquelle « chacun devrait avoir le droit et la capacité d’être lui-même ». Cependant l’auteur montre que ces deux niveaux font signe vers le même fait : « notre identité exige la reconnaissance des autres »46. En réalité, le développement de l’idéal d’authenticité a en quelque sorte entraîné une reconnaissance du besoin de reconnaissance. Cela est dû à la conjonction de deux changements : d’une part, « l’effondrement des hiérarchies sociales qui servaient de fondement à l’honneur »47, et le remplacement de ce dernier concept, inégalitaire, par le concept égalitaire de dignité ; et, d’autre part, la fin des identifications à des rôles stables et clairement reconnus par tous, l’identité étant dorénavant « conçue de l’intérieur ». « La nouveauté », explique alors Taylor, « n’est pas le besoin de reconnaissance mais la possibilité qu’il puisse ne pas être satisfait » ; et c’est pourquoi « ce besoin est maintenant reconnu pour la première fois »48. De fait, cette importance de la reconnaissance est aujourd’hui universellement admise sous une forme ou sous une autre, au niveau personnel (ainsi qu’en témoigne la valorisation des relations amoureuses, qui jouent un rôle crucial dans cette question), comme au niveau social (ainsi que le montre l’importance des politiques de reconnaissances égalitaires, ou la multiplication des procédures judiciaires, qui considèrent le refus de reconnaissance comme une forme d’oppression).

26Cette reconnaissance du besoin de reconnaissance rend manifeste le caractère contradictoire d’un idéal singulariste uniquement centré sur lui-même. Du point de vue des rapports personnels, autrui s’avère en effet jouer un rôle essentiel dans l’expression d’une identité originale, qui a toujours besoin d’être reconnue comme telle pour devenir pleinement réelle. L’identité se construit toujours dans le dialogue avec les autres, que ce soit sur le mode de l’accord ou de la lutte ; c’est pourquoi, écrit Taylor, « se contenter de relations simplement instrumentales, c’est se condamner soi-même à l’échec »49. Cela mène, d’une certaine manière, à priver a priori l’identité que je veux exprimer de toute substance réelle.

27Au niveau social les choses s’avèrent cependant plus complexes ; de ce point de vue, écrit l’auteur, « tout ce que la reconnaissance des différences semble requérir est que nous acceptions quelques principes de justice procédurale »50, chaque individu ou communauté pouvant pour le reste rester centré sur lui-même. Cette reconnaissance des différences ne semble pas faire ressentir par elle-même le besoin d’une allégeance à la chose publique, ou à un bien commun ; elle semble même les exclure, car ils risqueraient de défavoriser injustement ceux qui s’en écartent. Cependant Taylor se montre sceptique face à la conception du libéralisme qui se profile ici, selon laquelle on pourrait n’entretenir au droit et à la société qu’un rapport neutre et instrumental. Cette conception a selon lui des fondements simplistes et naïfs ; elle souffre d’une certaine manière de la même superficialité que la valorisation relativiste des singularités critiquée plus haut. Il faut en effet se demander à quelles conditions une reconnaissance des différences peut vraiment avoir du sens. Or, de même que le simple fait de pouvoir choisir ne suffisait pas, en lui-même, à donner de la valeur aux différentes options, ici « la simple différence ne suffit pas en elle-même à fonder l’égalité des valeurs »51. De nouveau, Taylor montre que la valorisation des singularités, pour être cohérente et consistante, requiert un horizon commun :

Pour nous entendre sur une reconnaissance réciproque des différences – c’est-à-dire, sur la valeur égale des différentes identités – il faut que nous partagions plus qu’une croyance en ce principe ; nous devons aussi partager des valeurs de référence [some standards of value] sur la base desquelles les identités en question puissent mesurer leur égalité. Il doit y avoir un accord substantiel sur les valeurs, sans quoi le principe formel d’égalité sera vide et truqué […]. La reconnaissance des différences, comme la liberté de choix, requiert un horizon de signification, dans ce cas un horizon partagé.52

28En réaffirmant la valeur de l’idéal d’authenticité, Taylor défend donc une valorisation bien comprise des singularités, qui ne sombre ni dans le relativisme, ni dans l’égocentrisme. Même s’il comporte des risques de dérives, cet idéal ne doit pas être rejeté en bloc, car selon les mots de l’auteur « dans sa forme la plus accomplie l’authenticité rend possible un mode d’existence plus riche » : « l’authenticité nous oriente vers une vie plus responsable d’elle-même [a more self-reponsible form of life] », « nous permet de vivre une vie (potentiellement) plus pleine et plus différenciée, que nous pouvons plus pleinement nous approprier comme la nôtre »53. La légitimité morale et politique de cet idéal semble donc réhabilitée, et je ne la remettrai pas en cause. En m’appuyant sur les analyses de Larmore, je voudrais maintenant poser un autre type de question à Taylor : l’idéal d’authenticité ainsi restauré permet-il réellement de fonder et de défendre philosophiquement ce que Dumont appelait l’idéal singulariste ? Avant de voir si elle est néfaste ou non, ne faudrait-il pas d’abord se demander si cette valorisation des singularités n’est pas illusoire ? L’idée que chacun d’entre nous aurait, cachée au fond de lui-même, une originalité qui le caractériserait en propre peut-elle vraiment constituer un principe philosophique, ou bien ne manifeste-t-elle pas plutôt ce que Larmore appelle un « faible » de Taylor pour une conception un peu trop classique et naïve de l’authenticité54 ?

Larmore

29Charles Larmore prend une position particulière face au débat dont j’ai dans l’introduction retracé les grandes lignes. Il considère que les critiques que j’ai mentionnées, mettant l’accent sur tel ou tel aspect néfaste de l’idéal d’authenticité, ne saisissent pas ce qu’il a de plus problématique. Que « le culte de l’authenticité mène au mépris des attentes d’autrui et donc à l’anomie sociale », ou « qu’il inspire une sorte de fatuité qui empêche ses adeptes, contents d’avoir rejoint leur moi véritable, d’imaginer qu’il vaut souvent mieux transcender ce qu’on est déjà » ne suffit pas, selon lui, « à discréditer la notion en bloc »55. Cela serait le cas uniquement si l’on supposait que « l’authenticité ne peut constituer une valeur qu’à condition de toujours l’emporter sur nos autres intérêts ». Or Larmore, héritier – comme Taylor – de Berlin, rejette d’emblée un tel présupposé, en développant une conception pluraliste de l’éthique : il n’existe pas selon lui de « valeur fondamentale […] servant à fonder toutes les autres valeurs que nous avons raison d’embrasser », ni de « valeur suprême qui doive prévaloir contre toute autre valeur à laquelle elle puisse se heurter »56. Une fois la toute-puissance de cet idéal relativisée, la question la plus décisive devient alors celle de sa cohérence conceptuelle. Larmore déplace donc la critique des plans historique ou pratique à un plan proprement analytique, en soumettant le concept d’authenticité à deux grandes critiques :

Être authentique ne peut pas signifier « devenir ce que l’on est ». Tout effort pour nous faire coïncider avec notre « moi véritable » se trouve voué à l’échec, car le désir de nous voir y parvenir nous oblige à réfléchir sur nos progrès et à maintenir ainsi la division entre sujet et objet qu’il s’agit soi-disant d’annuler […]. D’ailleurs, il n’existe pas de « moi véritable », si l’on entend par là un moi non imprégné des formes de pensée que nous avons faites nôtres en nous modelant sur autrui […]57.

30C’est le deuxième point qui va nous intéresser ici. Larmore veut réfuter l’idée « qu’être authentique consiste à puiser dans le “moi véritable” qui subsiste au fond de nous-mêmes, à rétablir le contact avec ce moi qui, innocent de tout ce que nous avons emprunté à autrui, représente la manière originale que nous avons chacun d’être au monde »58 – autrement dit, il veut réfuter l’idée selon laquelle la découverte de notre moi authentique serait aussi celle de notre singularité la plus propre.

31Cette critique pourrait cependant être rattachée aux développements de Taylor, notamment lorsqu’il expliquait que je ne décide pas, subjectivement, de ce qui rend une singularité moralement significative, et qu’au contraire son sens s’enracine toujours dans un contexte social. Larmore développe en quelque sorte deux conséquences de ce fait. Il montre tout d’abord, en s’appuyant sur Valéry, que cela interdit de penser l’authenticité comme une adéquation avec un « moi naturel ». En effet ce dernier concept devient creux, puisque tout principe pour départager le naturel du conventionnel, s’il doit avoir une origine sociale, se révèle dès lors lui-même conventionnel59. Il explique ensuite, en s’inspirant de Girard, que le « moi authentique » qu’il s’agissait de retrouver sous les conventions et le conformisme ne peut alors plus être interprété comme une singularité repliée sur elle-même, vierge de l’influence d’autrui.

32Dans Mensonge romantique et vérité romanesque (1961), Girard développe en effet une théorie mimétique du désir, doublée d’une critique redoutable de la conception romantique du sujet, dont la grande force est d’être radicale et systématique. Le désir humain, explique-t-il, est essentiellement plastique et indéterminé, et ne peut se déterminer qu’en prenant ses repères sur autrui ; il est essentiellement triangulaire, et passe toujours par un médiateur. Le « génie romanesque » d’auteurs comme Cervantès, Flaubert, Stendhal, Proust ou Dostoïesvki, est de révéler cette vérité contre le « mensonge romantique », qui se détourne de la « face obscure du désir »60, pour le représenter comme « l’émanation d’une subjectivité sereine, la création ex nihilo d’un Moi quasi divin »61. Le désir n’est donc jamais l’expression spontanée d’une singularité, mais toujours l’imitation d’un modèle, qui joue le rôle de médiateur entre le sujet et l’objet désiré. Larmore, commentant cette théorie, fait cependant remarquer qu’il lui faut alors expliquer pourquoi, sur fond d’une telle universalité anthropologique, « l’idéal de l’authenticité prend son essor dans l’âge démocratique, étant en fait plutôt inconnu avant »62 : nous en revenons ainsi à notre question initiale, celle du soudain et irrépressible pouvoir d’attraction de cet idéal. Mais c’est là que se manifeste alors toute la force de la grande distinction girardienne entre la médiation externe, où le modèle est reconnu comme un être supérieur, et la médiation interne, où l’imitateur veut considérer le médiateur comme son égal, et tente donc de cacher sa dette, aux autres ou à lui-même. La médiation externe entretient en effet une affinité structurelle avec les sociétés inégalitaires, aristocratiques ou monarchiques ; tandis que le développement de l’idéal démocratique d’égalité entraîne au contraire une multiplication des situations de médiation interne, chacun refusant de reconnaître qu’il ne fait le plus souvent que copier les autres, car cela serait reconnaître une sorte d’infériorité.

33L’époque démocratique, résume Larmore, a donc favorisé l’essor de l’idéal d’authenticité parce qu’elle a mis l’homme dans une « attitude discordante », le divisant entre la « dépendance personnelle et la croyance dans l’égalité »63. Cet idéal, en réalité, sert avant tout à oublier cette « réalité gênante » :

La stratégie la plus commune consiste alors à se persuader que son désir jaillit du fond de son propre moi, sa dépendance à l’égard du modèle étant en vérité un moment accessoire, un moyen pour arriver à l’objet qu’en fin de compte on poursuit de sa propre initiative. Si j’essaie de me faire ressembler à James Dean, c’est, me dis-je, qu’il correspond, lui, à ma propre image de la masculinité. Ainsi est-on amené à intervertir l’ordre logique, faisant du modèle la conséquence de son désir, au lieu de son origine. En un mot, et c’est là l’essentiel de l’analyse, on finit par croire que son désir est spontané ou « authentique »64.

34Ce pouvoir de séduction est de plus renforcé par le fait que l’idéal d’authenticité s’accommode paradoxalement très bien du conformisme démocratique :

Pour refuser d’admettre sa dépendance réelle à l’égard de ceux qu’on prend pour ses égaux, point n’est besoin de nier l’évidence : les sentiments qu’on éprouve ne sont pas très différents des leurs. Il faut simplement se persuader qu’ils surgissent de son moi profond tout comme des sentiments semblables prennent naissance chez eux. Au lieu de reconnaître l’opération de rapports de dépendance, et par conséquent l’existence d’inégalités, on recourt à l’image d’une sorte d’harmonie préétablie entre des individus également authentiques65.

35Comme pour la sincérité chez Sartre, mais en mobilisant des stratégies différentes, chez Girard l’idéal d’authenticité s’identifie finalement avec une forme de mensonge à soi et de mauvaise foi. Cependant, même cette analyse géniale ne parvient pas, selon Larmore, « à éclaircir de manière satisfaisante l’attraction permanente qu’exerce cette notion sur notre imagination »66, et ce pour deux raisons. Tout d’abord, si « l’attrait de la notion d’authenticité paraît universel et intarissable », « le conflit entre le principe égalitaire et notre disposition imitative est limité et surmontable »67. Larmore explique que l’on peut aussi imiter un modèle abstrait, ou se conformer à une norme objective, et ainsi se regarder avec les yeux d’un autre sans entrer en conflit avec soi-même. Mais surtout, Girard ne semble pas tenir compte du fait qu’« il y a tout un monde entre l’action où nous nous guidons sur l’exemple d’autrui et l’action qui, tout marquée qu’elle soit par des conventions d’une culture, se déroule sans que nous y fassions appel »68. Il faut distinguer entre deux degrés de l’imitation, à savoir : l’affectation (généralement ponctuelle), et la codification (probablement universelle). L’authenticité, s’opposant seulement à l’affectation, conserve alors un sens et une valeur réels, que Larmore explicitera dans la suite de l’ouvrage.

36Il reste encore à expliquer pourquoi cet idéal n’est alors devenu si puissant qu’à l’époque moderne. L’auteur soutient finalement que la véritable cause de son succès est le développement de la « conviction qu’il faut priser le caractère irremplaçable de chaque vie individuelle ». Il est cependant illusoire d’identifier, comme Taylor, ce « caractère irremplaçable » à la singularité d’une personne, à ses différences propres, car « l’individualité d’une vie ne revient pas aux traits qu’un individu ne partage avec aucun autre ». Au contraire « l’individualité signifie […] que c’est chaque individu lui-même, et personne d’autre à sa place, qui vit sa vie, pour le meilleur ou pour le pire »69. Larmore propose ainsi finalement de penser l’authenticité sans la singularité, « en écartant comme bien illusoire l’exigence courante d’originalité »70. Ce ne sont pour lui pas les différences qui constituent le propre d’un individu, mais ses engagements ; ce n’est pas la matière de la vie, mais la manière de la vivre qui la rendent authentique. Ce qui importe « n’est pas l’originalité de nos idées ou de nos gestes, mais l’état d’esprit où nous sommes occupés à penser ceci ou à faire cela ». Il subsiste en effet, pour prendre l’exemple de l’amour, une différence importante entre celui qui fait semblant d’aimer en imitant des codes, et celui qui est transporté par sa passion, même si celle-ci aussi s’avère codifiée : « toutes les études sur les codes de l’amour-passion, aussi justes qu’elles soient, ne peuvent mettre en cause la distinction entre l’amour affecté et l’amour authentique »71. Ainsi finalement Larmore, plutôt que de faire référence au Wilhelm Meister de Goethe, préfère se tourner vers son Faust, citant la scène (I, 3051-3204) où Méphistophélès tourne en ridicule la passion de Faust pour Gretchen :

[Pour Méphistophélès], il ne s’agit que d’un exemple de plus de l’histoire immémoriale où un homme plus âgé et résolu à jouir enfin de la vie se met à séduire une jeune fille naïve. Il anticipe presque à la lettre les paroles avec lesquelles Faust va déclarer ses sentiments à Gretchen. « Tu lui parleras d’amour et de fidélité éternelle », précise-t-il cyniquement, et aussitôt après, en lui faisant sa déclaration d’amour, Faust invoque en fait la « volupté éternelle » qu’il ressent. Vu le caractère par trop typique de l’affaire, le diable refuse de croire que la passion de Faust soit réelle ou, si l’on veut, « authentique ».72

37Mais la réponse de Faust est selon Larmore tout à fait décisive, car il ne nie pas du tout le caractère conventionnel et presque banal de son amour ; il précise seulement que ce n’est pas ainsi qu’il l’éprouve, qu’il ressent au contraire un transport irrésistible. Ainsi, Goethe semble montrer que l’authenticité se définit aussi par « la façon dont on vit son amour et non [par] l’originalité de ses sentiments »73 : l’amour de Faust nuance finalement le singularisme de Wilhelm Meister.

Notes de bas de page

1 C. Taylor (1989), Sources of the Self, Cambridge, Harvard University Press ; traduction française de C. Melançon (1998), Les sources du moi, Paris, Seuil. Pour des raisons que je détaillerai en partie plus loin, je ne suivrai cependant pas cette traduction, dont le manque de précision masque souvent la rigueur ou l’unité de la pensée taylorienne ; je proposerai donc systématiquement dans ce papier mes propres traductions.

2 C. Taylor, The Malaise of Modernity, Conférences Massey de l’Université de Toronto, publiées avec le soutien de la Canadian Broadcasting Corporation, 1991 (il s’agit à l’origine de conférences radiophoniques) ; traduction française de C. Melançon (1994), Paris, Les Éditions du Cerf. Je ne suivrai cependant pas non plus cette traduction, pour les mêmes raisons que dans la note précédente ; je renverrai dans mes notes à la pagination de l’édition américaine de ce texte : C. Taylor (1991 [2003]), The Ethics of Authenticity, Cambridge, Harvard University Press.

3 C. Larmore (2004), Les pratiques du moi, Paris, PUF. Bien qu’écrit par un auteur américain, cet ouvrage a été rédigé directement en français.

4 C. Taylor, Sources of the Self, op. cit., p. 375. Taylor présente pour la première fois ce concept en 1975 dans la première partie de Hegel, Cambridge, Cambridge University Press.

5 Ibid.

6 Voir principalement I. Berlin (1976), Vico and Herder, London, Hogarth Press, « Herder and the Enlightenment », notamment p. 155 sq.

7 « Jeder Mensch hat ein eignes Maß, gleichsam eine eigne Stimmung aller sinnlichen Gefühle zu einander » ; voir J. G. W. Herder, Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit, VIII.i (et non VII.i comme indiqué dans les notes des éditions françaises de Taylor) ; Sämmtliche Werke, sous la direction de Bernard Suphan, Berlin, Weidmann, 1877-1913, vol. XIII, p. 291. On retrouve notamment cette citation et des commentaires dans Hegel, op. cit., p. 16-17 et sq. ; Sources of the Self, op. cit., p. 375 et sq. ; The Ethics of Authenticity, op. cit., p. 28 et sq., ainsi que dans Taylor (1994), Multiculturalism, Princeton, Princeton University Press, p. 30 et sq.

8 L. Dumont (1991), L’idéologie allemande, Paris, Gallimard, p. 111.

9 G. Simmel (1912 [1990]), Philosophie de la modernité, trad. de J.-L. Vieillard-Baron, Paris, Payot, t. II, « L’individualisme de Goethe », p. 300-301.

10 L. Dumont, L’idéologie allemande, op cit., p. 236.

11 Ibid., p. 237 (c’est moi qui souligne). On trouvera un développement de cette opposition, là aussi à l’occasion d’un commentaire de Taylor, dans l’article de V. Descombes : « Y a-t-il une politique de l’expressivisme ? », repris dans Le raisonnement de l’ours, Paris, Seuil, 2007.

12 Voir Taylor, Sources of the Self, op cit., p. 510 : « de nombreuses idées des mouvements du “potentiel humain” aux États-Unis remontent aussi à l’expressivisme originel ».

13 Voici, pour rappel, comment lui-même le décrivait : « Pour tout te dire d’un seul mot : me former moi-même, tel que je suis de par ma nature, ce fut obscurément, dès ma jeunesse, mon désir et mon intention ». Goethe (1954 [1999]), Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister, trad. de B. Briod, Paris, Gallimard, coll. « Folio classique », V, 3, p. 364-365.

14 Voir notamment Vers une psychologie de l’être, publié en 1968, traduit en 1972 par Mersrie-Hadesque, Paris, Fayard.

15 M. Lacroix (2009), Se réaliser, Paris, Robert Laffont, p. 152-153. Tout en continuant avant tout à s’intéresser à l’idéal qui la fonde, Taylor développe un peu plus les changements récents de cette culture dans son dernier ouvrage, A Secular Age. Il y explique en effet que « ce qui est nouveau est que ce type d’auto-orientation [self-orientation] semble être devenu un phénomène de masse », et qu’alors « un expressivisme simplifié s’infiltre partout » ; « les thérapies se multiplient, qui promettent de nous aider à nous trouver, à nous réaliser, à exprimer notre vrai moi, etc. ». Voir Taylor (2007), A Secular Age ; trad. fr. P. Savidan (2011), L’âge séculier, Paris, Seuil, p. 808, 812 et sq.

16 Voir notamment R. Sennett (1974), The Fall of Public Man, trad. fr. A. Berman et R. Folkman (1979), Les tyrannies de l’intimité, Paris, Seuil ; D. Bell (1976), The Cultural Contradictions of Capitalism, trad. fr. M. Matignon (1979), Les contradictions culturelles du capitalisme, Paris, PUF ; M. Foucault (1976), La volonté de savoir, Paris, Gallimard ; C. Lasch (1979), The Culture of Narcissism, trad. fr. M. L. Landa (1981 [2006]), La culture du narcissime, Paris, Flammarion ; G. Lipovetsky (1983), L’ère du vide, Paris, Gallimard ; R. Bellah (éd.) (1985), Habits of the Heart, Berkeley, University of California press; A. Bloom (1987), Closing of the American Mind, trad. fr. P. Alexandre (1987), L’Âme désarmée, Paris, Julliard.

17 Voir notamment A. Ehrenberg (1991), Le culte de la performance, et en 1995, L’individu incertain, Paris, Calmann-Lévy ; puis en 1998, La fatigue d’être soi, et en 2010, La société du malaise, Paris, Odile-Jacob ; R. Sennett (1998), The Corrosion of Character, trad. fr. P. E. Dauzat (2000), Le travail sans qualités, puis en 2006, The culture of new capitalism, trad. fr. P. E. Dauzat (2006), La culture du nouveau capitalisme, Paris, Albin Michel ; L. Boltanski & E. Chiapello (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard ; P. Dardot & C. Laval (2009), La nouvelle raison du monde, Paris, La découverte. Voir aussi M. Marzano (2008), Extension du domaine de la manipulation, Paris, Grasset, et les travaux de V. de Gaulejac. Enfin, pour une présentation synthétique, voir A. Honneth (2002), « Organisierte Selbstverwirklichung. Paradoxien der Individualisierung », trad. fr. P. Rusch (2006), « Capitalisme et réalisation de soi : les paradoxes de l’individuation », dans La société du mépris, Paris, La Découverte.

18 C. Taylor, The Ethics of Authenticity, op. cit., p. 75.

19 C. Larmore (2004), Les pratiques du moi, Paris, PUF, p. 19.

20 C. Taylor, Sources of the Self, op. cit., p. 376.

21 Ibid., p. 203.

22 C. Taylor, The Ethics of Authenticity (édition américaine du Malaise of Modernity), op. cit., p. 15.

23 Ibid., p. 56.

24 Taylor, Sources of the Self, p. 504 : « Those who flaunt the most radical denials and repudiations of selective facets of the modern identity generally go on living by variants of what they deny ».

25 A. Bloom, L’âme désarmée, op. cit., p. 175.

26 Ibid., p. 92.

27 Ibid., p. 66.

28 Ibid., p. 77.

29 Ibid., p. 72 (c’est moi qui souligne).

30 Les tyrannies de l’intimité, op. cit., p. 14.

31 Foucault (2001), Dits et Écrits, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », tome II, no 258 : « Sexe, pouvoir et la politique de l’identité », p. 1558.

32 Taylor développera plusieurs contradictions de ce type chez Foucault dans l’article intitulé « Foucault, la liberté, la vérité », repris dans D. Couzens Hoy (éd.), 1989, Michel Foucault. Lectures critique, De Boeck, p. 85-120. Boltanski et Chiappello relèveront le même type de contradictions chez Bourdieu et Deleuze : tous deux continuent implicitement de s’appuyer dans leurs critiques sur une certaine « position d’authenticité » non assumée ni explicitée ; voir Le nouvel esprit du capitalisme, op. cit., p. 550, notamment les notes 49 et 51.

33 C. Taylor, The Ethics of authenticty, op. cit., p. 17-18 : « The result is an extraordinary inarticulacy about one of the constitutive ideals of modern cultures » ; le verbe articulate a un sens technique, herméneutique, chez Taylor ; voir à ce sujet P. De Lara (1997), « L’anthropologie philosophique de C. Taylor », dans La liberté des modernes, Paris, PUF, p. 5. Son importance et sa systématicité sont malheureusement totalement masqués par la traduction de C. Melançon, qui suivant les cas utilise indifféremment les verbes « définir » (Le malaise de la modernité, op. cit., p. 27), « formuler » (ibid., p. 35-36, p. 44, p. 52), « dire » (ibid., p. 37), « comprendre » (ibid., p. 82), « suggérer » (ibid., p. 84), « donner forme » (ibid., p. 90), « exprimer » (ibid., p. 94) ou même le supprime purement et simplement (ibid., p. 80, p. 93, p. 100) !

34 C. Taylor, The Ethics of Authenticity, op. cit., p. 23: « So what we need is neither root-and-branch condemnation nor uncritical praise ; and not a carefully balanced trade-off. What we need is a work of retrieval, through wich this ideal can help us restore our practice » (je souligne). On retrouve au sujet du concept de retrieval exactement le même problème que dans la note précédente : ici encore, les fluctuations fantaisistes de la traduction masquent l’unité du projet taylorien, ce concept central étant suivant les cas rendu par « ressourcement » (Le Malaise de la modernité, p. 31, p. 113), « restauration » (ibid., p. 78, p. 102), « réévaluation » (ibid., p. 85), ou encore « retour aux principes » (ibid., p. 110).

35 C. Taylor, Sources of the Self, op. cit., p. 505: « Romanticism has shaped just about everyone’s views about personal fulfilment in our civilization ».

36 Ibid., p. 182. L’individualisme du désengagement et de l’autonomie est principalement étudié dans la deuxième partie des Sources du moi, celui de la reconnaissance des singularités dans la quatrième. À ces deux individualismes il faut, pour compléter le tableau, en rajouter un troisième : « l’individualisme de l’engagement personnel » (voir p. 185 et sq.), d’origine protestante, principalement étudié dans la troisième partie.

37 Ibid., p. 509.

38 C. Taylor, The Ethics of Authenticity, op. cit., p. 32.

39 Ibid., p. 33.

40 C. Taylor, Sources of the Self, op. cit., p. 36.

41 C. Taylor, The Ethics of Authenticity, op. cit., p. 37.

42 Ibid., p. 35-36.

43 Ibid.

44 C. Taylor, Sources of the Self, op. cit., p. 28. Voir aussi à ce sujet la conférence de Paul Ricœur, « Le fondamental et l’historique », et la réponse de Taylor dans les actes du colloque de Cerisy, G. Laforest et P. de Lara (éd.), 1998, Charles Taylor et l’interprétation de l’identité moderne, Paris, Cerf et Presses de l’Université de Laval, p. 19-49.

45 C. Taylor, The Ethics of Authenticity, op. cit., p. 41, je souligne : « Authenticity is not the enemy of demands that emanate from beyond the self; it supposes such demands ».

46 Ibid., p. 45.

47 Ibid., p. 46.

48 Ibid., p. 48.

49 Ibid., p. 53: « having merely instrumental relationships is to act in a self-stultifying way ».

50 Ibid., p. 51: « All the recognition of difference seems to require is that we accept some principle of procedural justice ».

51 Ibid., p. 51: « Mere difference can’t itself be the ground of equal value ».

52 Ibid., p. 52.

53 Ibid., p. 74.

54 C. Larmore, Les pratiques du moi, op. cit., p. 83.

55 Ibid., p. 20.

56 Ibid. Taylor aussi esquissait d’ailleurs une telle position à la p. 637 des Sources du moi, avant de radicaliser son approche dans Le Malaise de la modernité ; il y expliquait en effet que « nous devons éviter l’erreur de déclarer sans valeur ces biens dont la recherche exclusive mène à des conséquences méprisables ou désastreuses », mais au contraire les intégrer dans des « ensembles » de valeurs.

57 C. Larmore, Les pratiques du moi, op. cit., p. 7.

58 Ibid., p. 61.

59 « Croit-on que même l’amour, s’exclamait Valéry, ne soit pas pénétré de choses apprises, qu’il n’y ait pas de la tradition jusque dans les fureurs et les émois et les complications de sentiments et de pensées qu’il peut engendrer ? ». Voir P. Valéry (1957), « Stendhal », dans Œuvres complètes, t. I, Paris, Gallimard/Pléiade, p. 570.

60 R. Girard (1961), Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Grasset, p. 54.

61 Ibid., p. 30.

62 C. Larmore, Les pratiques du moi, op. cit., p. 70.

63 Ibid., p. 70-71.

64 Ibid. ; voir également Mensonge romantique et vérité romanesque, op. cit., p. 25.

65 Ibid., p. 72.

66 Ibid., p. 76.

67 Ibid., p. 81.

68 Ibid., p. 82.

69 Ibid., p. 84.

70 Ibid., p. 83.

71 C. Larmore, Les pratiques du moi, op. cit., p. 85.

72 Ibid.

73 Ibid., p. 86.


Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.