La singularité de l’expérience et l’expérience de la singularité selon Fritz Mauthner

Jacques Le Rider

p. 89-97

Résumé

« Le sentiment du Moi est une illusion, mais ce n’est pas un mensonge » [Das Ichgefühl ist eine Täuschung, ist aber keine Lüge]. Cette formule, extraite de l’article « Individualismus » du Wörterbuch der Philosophie, résume l’entreprise de déconstruction de l’identité que Fritz Mauthner mène à bien depuis ses Beiträge zu einer Kritik der Sprache : on y reconnaît l’héritage de la philosophie anglaise (Bacon, Locke, Hume), de Lichtenberg, de Schopenhauer et de Nietzsche, mais aussi l’influence d’Ernst Mach qui fait du « moi insauvable » [unrettbares Ich] un thème central de son Analyse des sensations [Die Analyse der Empfindungen]. Si le « scepticisme linguistique » de Mauthner a fasciné les contemporains, de Hofmannsthal à Landauer, c’est qu’il condense les thèmes de la crise de l’identité (que l’on peut en l’occurrence appeler une « crise de l’individualisme ») qui sont au cœur de la modernité de l’époque 1900.


Texte intégral

1Né en 1849 dans une famille juive de culture allemande, Mauthner passa son enfance dans la petite ville de Horzitz-Horice, voisine de Sadowa, en Bohême, puis, de 1855 à 1876, sa jeunesse à Prague. La victoire prussienne de Sadowa en 1866, son adhésion au nationalisme allemand et à la politique bismarckienne, l’expérience de la guerre des langues allemande et tchèque en Bohême, puis du nouvel antisémitisme qui mettait en cause son sentiment d’identité d’un Juif assimilé le conduisirent à réfuter, dans ses mémoires intitulés Une jeunesse pragoise, ce que Claudio Magris appelle « le mythe habsbourgeois » de la coexistence harmonieuse des nationalités en Autriche-Hongrie.

2Les Contributions à une critique du langage, publiées en 1901 et 1902, peuvent être interprétées comme la traduction en système théorique de la controverse berlinoise sur l’antisémitisme qui, en 1879-1881, avait mis en évidence la crise des valeurs néo-humanistes du système culturel de la Bildung constitué à l’époque de Goethe et de Humboldt et l’émergence d’un nouveau code culturel antisémite. Les Contributions à une critique du langage, monument du scepticisme, pour ne pas dire du nihilisme linguistique, tirent à leur manière les conséquences théoriques de l’échec des ordonnances linguistiques du gouvernement viennois de Badeni qui avaient plongé Prague dans une sorte de guerre civile en 18971.

3Après avoir quitté Prague en 1876 pour faire carrière à Berlin, Fritz Mauthner s’affirme, jusqu’à 1905, comme un des journalistes les plus en vue de la capitale du Reich et comme un romancier à succès.

4En 1901, lors de la publication des deux premiers volumes des Contributions à une critique du langage, Fritz Mauthner a 52 ans. Il surprend ses contemporains par un changement de registre radical. Son traité de philosophie du langage est à la fois colossal (chacun des trois volumes des Contributions dépasse les sept cents pages !), ambitieux, puisqu’il ne s’agit de rien de moins que d’une critique de la tradition métaphysique et d’une refondation de la théorie de la connaissance, et inclassable. Certains passages sont rédigés avec la plume alerte d’un publiciste de métier ; d’autres chapitres ont toutes les apparences d’une thèse universitaire.

5Dès 1881, cinq ans après son départ de Prague et son installation à Berlin, Mauthner avait, dans son roman Der neue Ahasver [Le Nouveau Juif errant], publié en 1881, pris position dans la controverse qui opposait les antisémites se réclamant de l’historien Treitschke aux intellectuels anti-antisémites dont Mommsen était le porte-parole. Dans les Contributions à une critique du langage, le sentiment de crise culturelle prend les dimensions d’un système.

6Radicalisant la critique schopenhauerienne et nietzschéenne du langage, renouant avec la tradition de l’empirisme anglais, de Locke à Hume, Mauthner soutient que penser, ce n’est que parler. Que l’intellect se réduit à une activité linguistique. Que le sujet parlant est un receptacle de sensations et de souvenirs de sensations où le langage ne sert qu’à mettre un semblant d’ordre. Si tous les objets tenus pour extérieurs sont des objets internes, c’est-à-dire des sensations, il est illusoire de penser que toutes les subjectivités perçoivent les mêmes objets de la même façon. Mais la langue produit un « effet de communication » qui nous pousse, lorsque nous utilisons les mêmes mots, à faire comme si nous parlions des mêmes choses et comme si les individus se comprenaient, alors que les mots les séparent et les isolent, car ils composent, selon Mauthner, un langage privé. La langue parlée au sein d’un groupe social, d’un peuple, d’une nation, n’est que le « tronc commun » à tous les langages privés, à toutes les idiosyncrasies qui les composent.

7Cette langue de « tronc commun » fonctionne assez bien du point de vue pragmatique, pour les interactions et les transactions de la vie quotidienne. Nos paroles permettent un « agir communicationnel » qui convient à la vie sociale. Mais cet usage de la parole pour des actions de communication, de désignation, de signification, n’apporte aucune preuve de la validité de la langue comme moyen d’expression : l’essentiel et la singularité de ses sentiments, de ses pensées, de ses sensations, de sa vision du monde restent pour chaque individu inexprimables et intransmissibles par les mots. « Par le langage, les humains se sont rendu à jamais impossible de faire la connaissance les uns des autres. »2

8Le scepticisme linguistique de Mauthner s’appuie sur l’analyse de Nietzsche dans Vérité et mensonge au sens extramoral : les mots sont à l’origine des traductions, des transpositions, des métaphores (ce que Nietzsche appelle des « mensonges au sens extra-moral ») de sensations et de perceptions. Nous nous trahissons nous-mêmes quand nous cherchons à nous exprimer, c’est-à-dire à nous traduire en mots. Nous mentons alors même que nous pensons, en toute bonne foi, dire la vérité, car notre langue et toute langue naturelle sont à l’origine un tissu de « mensonges » convenus que l’on appelle des vérités.

9Je montrerai comment la singularité de l’expérience et l’expérience de la singularité servent à Mauthner d’argument pour démontrer l’infirmité de toute langue.

10Mauthner part de la position du réalisme et de l’opposition sujet / objet. Il existe une réalité indépendante des sensations, perceptions et représentations humaines. Le lien entre l’être humain et l’être du monde est établi par les sens. Ce que les humains appellent la réalité n’est que ce qu’ils perçoivent de la réalité du réel. Cette dernière excède la réalité perçue. Mauthner oppose la connaissance des choses sensibles, les seules accessibles à notre appareil sensoriel limité et contingent, et la « réelle réalité » qui reste inconnaissable.

11Toute connaissance se rattache à une sensation mémorisée et interprétée. Or nos sens sont limités et nous pourrions avoir un autre appareil sensoriel et par conséquent une autre image du monde. Nos sens et notre monde pourraient donc avoir d’autres limites. Les animaux, par exemple, ont d’autres sens que l’espèce humaine et chaque espèce a son image du monde. Et cependant nous croyons connaître, comme on connaît la lumière du jour ou l’eau qui s’écoule, des choses que nos sens ne permettent pas de percevoir : l’électricité, la radioactivité.

12L’antériorité de l’expérience sensible par rapport à la dénomination des choses perçues est un élément essentiel du système de Mauthner. Il importe pour lui de maintenir l’écart entre les mots, leur syntaxe, d’une part, et les choses, l’expérience sensible, d’autre part. C’est cet écart qui permet à Mauthner de se représenter une saisie non langagière de la réalité, qu’il appelle la position mystique de l’individu face au monde. La mystique sans Dieu, gottlose Mystik selon l’expression de Gustav Landauer est la position à laquelle aboutit Mauthner au terme de sa déconstruction du langage.

13Les langues et tout langage humain sont des constructions du monde anthromorphiques. Le langage reflète ce que nos sens sélectionnent et perçoivent. Le langage filtre la réalité et lui donne la forme de ce que nous appelons « le monde ». La théorie sensualiste de Mauthner consiste en un retour à Hume : en particulier, il affirme que la causalité est une construction subjective destinée à mettre de l’ordre dans les sensations. Ce que les sens nous apprennent à connaître par le langage, c’est donc ce que Mauthner, préférant le terme latin au mot anthropomorphisme, appelle un hominisme limité [beschränkter Hominismus].

14L’être humain parlant est coupé des choses muettes. S’il y avait un langage de la nature, nous ne le comprendrions pas. Notre langage est un voile anthropomorphique, un filtre déformant ou « informant » qui nous empêche de connaître la « réelle réalité » des choses, de telle sorte que celle-ci reste indicible, inexprimable. Le langage reproduit le monde en le soumettant à la logique de son organisation. En ce sens, toute langue est logos et raison. La logique n’est pas une mise en ordre, une rectification du langage destinée à lui permettre d’énoncer la vérité : la logique est la forme immanente de l’organisation interne d’une langue, de sa syntaxe.

15C’est en associant un mot, un concept, à une sensation que l’on convertit la perception en connaissance. Chaque sensation est unique, mais lorsque plusieurs sensations paraissent liées par un lien de ressemblance établi par rapprochement entre la sensation présente et des sensations antérieures, le mot qui les désigne est un concept [Begriff]. Le concept ne se rapporte pas à une sensation en particulier, mais constitue le dénominateur commun d’une série de sensations, une abstraction, une généralisation.

16La faculté de langage peut donc être définie comme une faculté cognitive illusoire et trompeuse. La langue est une image du monde, mais une image déformée et filtrée par les mots. Parce que Mauthner conçoit sa théorie du langage humain comme une théorie de la connaissance, on peut dire que, chez lui, la philosophie et la science du langage consistent en une épistémologie. Mais il s’agit d’une épistémologie d’un genre particulier puisqu’elle ne distingue pas l’erreur de la vérité, mais démontre que toute connaissance passant la médiation des mots est illusoire.

17Les mots sont les archives de nos sensations, notre mémoire sensorielle. C’est dans la mémoire que se manifeste l’unité langage / pensée. Penser, c’est classer les sensations mises en ordre par le langage. Les mots sont des marqueurs, des condensateurs de souvenirs de sensations.

18Le langage est mémoire, mais il ne fonctionne convenablement que grâce à une dose indispensable d’oubli. Les concepts, les substantifs, sont rendus possibles par l’oubli des petites différences qui font le caractère unique des sensations. Les concepts généralisent l’expérience singulière et individuelle de la sensation. Ils sont les archives entassées dans notre mémoire des sensations passées que nous identifions à une sensation présente.

19Borges, dans « Funes ou la mémoire », a montré ironiquement que la singularité d’une sensation ne peut jamais être subsumée dans un concept généralisant :

D’un coup d’œil, nous percevons trois verres sur une table ; Funes, lui, percevait tous les rejets, les grappes et les fruits qui composent une treille. Il connaissait les formes des nuages austraux de l’aube du trente avril mil huit cent quatre-vingt-deux et pouvait les comparer au souvenir des marbrures d’un livre en papier espagnol qu’il n’avait regardé qu’une fois et aux lignes de l’écume soulevée par une rame sur le Rio Negro la veille du combat du Quebracho3.

20Borges, qui fut un lecteur attentif de Mauthner, poursuit en ces termes :

Locke, au XVIIe siècle, postula (et réprouva) une langue impossible dans laquelle chaque chose individuelle, chaque pierre, chaque oiseau et chaque branche auraient eu un nom propre. […] Non seulement Funes se rappelait chaque feuille de chaque arbre de chaque bois, mais chacune des fois qu’il l’avait vue ou imaginée. […] Il avait appris sans effort l’anglais, le français, le portugais, le latin. Je soupçonne cependant qu’il n’était pas très capable de penser. Penser, c’est oublier les différences, c’est généraliser, abstraire. Dans le monde surchargé de Funes, il n’y avait que des détails, presque immédiats4.

21Par le contre-exemple du malheureux Funes, Borges démontre que la singularité de l’expérience est condamnée à rester inexprimable. Une langue vouée à dire le singulier serait une langue pathologique, une langue n’ayant que l’apparence d’une langue, un langage sans pensée, mais s’il est vrai, comme l’affirme Mauthner, que penser, c’est parler, que voudrait dire l’inverse parler sans penser ?

22La langue n’est pas non plus capable d’exprimer l’expérience que fait la subjectivité de sa propre singularité. Chaque individu ayant face aux « états de choses » des souvenirs différents de sensations particulières et en fonction de ses états d’âme des sentiments qui lui semblent uniques, Mauthner peut écrire que le langage n’existe que comme langue individuelle [Individualsprache]. Le langage ou la langue n’existent pas, seules existent ma langue, ta langue, sa langue, leur langue… Ces langues individuelles ne sont pas intégralement ni parfaitement traduisibles dans la langue de l’autre qui serait la langue.

23Mauthner n’emploie pas le terme de Privatsprache, mais celui d’Individualsprache. Il ne suggère pas qu’il y aurait un langage privé et une activité linguistique solitaire (sauf dans les cas pathologiques), mais il affirme que les sensations et les souvenirs de sensation, en particulier le sentiment de soi, sont uniques, singuliers, ce qui oblige tout acte de langage, dans la pragmatique sociale, à sacrifier la singularité pour parvenir à la simplification schématique nécessaire à la communication. C’est la rose « absente de tout bouquet »… Mais cette simplification schématique de la singularité des sensations et des sentiments est une source de confusions et de malentendus.

24La contingence des sensations explique qu’on ne puisse parler ni de l’identité du sujet ni de l’identité de l’objet de la perception. Notre sentiment d’identité du « je » et des objets de la réalité est une illusion accréditée par notre langue. « Il n’y a d’absolue identité ni des objets, ni du moi. Sans arrêt, les objets ont des qualités changeantes, sans arrêt mes concepts changent d’extension et par là, fluctuant silencieusement, de contenu », écrit Mauthner (Beiträge III, p. 341). Ici, la langue apparaît non seulement comme déficiente, mais même comme perfide et maléfique, car elle suscite dans la subjectivité un sentiment d’identité et de singularité, mais lorsque le sujet veut exprimer son identité et sa singularité, celles-ci se réduisent à l’usage de la première personne du singulier.

25Lorsque Mauthner écrit « Niemand hat vor der Kritik der Sprache das Ichgefühl als eine Täuschung klar durchschaut5 » (III, p. 609), on peut donner à Täuschung son sens le plus fort de tromperie. Mauthner ne reconnaît qu’un devancier : Novalis, qui a montré que les représentations [Vorstellungen] ont pour accompagnement le je (« vom Ich begleitet », écrit Mauthner). Le je n’a pour Novalis, repris par Mauthner, de présence et de consistance que dans les paroles [nur in Worten vorhanden].

26Malgré l’effet de communication qu’ils produisent, les mots séparent et isolent les individus : en tant que moyen d’expression de la singularité (il vaudrait sans doute mieux dire : en tant que recherche de l’expression de la singularité), toute langue est un langage privé. Comme l’océan entre les continents, le langage s’agite entre les individus. Mauthner file la métaphore : la mer sépare et relie à la fois, quelques bateaux arrivent à bon port, d’autres font naufrage. Les individus sont des îles séparées et reliées par l’élément marin.

27« La langue maternelle est commune dans le sens où l’horizon est commun », écrit Mauthner, « chacun est le point central de son propre horizon » (Beiträge I, p. 19). Dans le chapitre intitulé « Muttersprache nirgends », « Nulle part une langue maternelle », il affirme : « Il n’y a pas deux personnes qui parlent la même langue » (Beiträge I, p. 18). Chaque individu parle son idiolecte.

28« C’est une vérité, ajoute Mauthner, que l’on pourrait exprimer en ces termes : chacun “maîtrise” un segment différent de la langue maternelle commune » [ dass ein jeder einen anderen Ausschnitt aus der gemeinsamen Muttersprache « beherrsche »] (ibid.).

29On a compris que les questions de théorie du langage qui préoccupent Mauthner relèvent de la sémantique. Ce qu’il appelle Wortbedeutung, la signification du mot, le sens d’une parole, dépend de l’expérience personnelle qui constitue l’arrière-plan [Erfahrungshintergrund] de ce mot (ibid.).

30Tandis que la dénomination des contenus concrets de l’expérience commune peut en général être correctement comprise de tous, l’abstraction accroît la part de ce que Mauthner appelle la coloration individuelle de la sémantique [individuelle Färbung der Semantik].

Plus la parole est intellectualisée [ je vergeistigter das Wort], plus elle éveille à coup sûr des représentations différentes chez des personnes différentes. De là les si fréquentes querelles parmi des gens d’ordinaire calmes et raisonnables. Des gens parlant des langues différentes ne peuvent que se disputer quand ils sont assez sots pour vouloir parler les uns avec les autres. La parole la plus abstraite est la plus ambiguë (Beiträge I, p. 56).

31Mauthner cite en français Gustave Flaubert : « Nous sommes tous dans un désert. Personne ne comprend personne » (Beiträge I, 49).

32Le langage mis en action, le discours, est un moyen de communication, et dans le discours, le locuteur se constitue comme sujet. On peut donc dire que c’est en réalité le langage qui fonde le concept d’« ego ».

33« Est “ego” qui dit “ego”. Nous trouvons là le fondement de la “subjectivité”, qui se détermine par le statut linguistique de la “personne”. […] Le langage n’est possible que parce que chaque locuteur se pose comme sujet, en renvoyant à lui-même comme je dans son discours. »6 Mais dans cette formule d’Émile Benveniste, il s’agit de la première personne du singulier et non de la personne dans sa singularité. Mauthner dénonce comme une illusion linguistique cette subjectivité qui n’a de fondement que dans l’exercice de la langue. Cette illusion de la subjectivité produite par l’usage de la première personne du singulier est du même ordre que l’illusion de la temporalité produite par l’expression des prépositions indiquant la succession et les temps des verbes, le passé et le futur n’étant définis que par rapport au temps de la parole qu’on appelle le présent (à cette illusion linguistique de la temporalité se rattache l’illusion de la causalité produite par l’usage de la langue, comme le rappelle Mauthner en bon lecteur de Locke et Hume).

34Les langues, chez Mauthner, mènent le monde humain comme la volonté du monde chez Schopenhauer. Quand je parle, je donne substance à mon sentiment d’identité et de singularité. Il m’arrive de soupçonner qu’il s’agit d’une illusion accréditée par mon usage de la langue, mais je ne peux m’en détacher que si j’accède à l’Anschauung de l’idée du monde, ce qui correspondrait chez Mauthner à l’Anschauung du monde linguistique comme Sprachwille, comme volonté du langage. Tant qu’il parle, l’être humain est tourmenté par cette volonté du langage qui le conduit à se représenter la singularité, forme linguistique du principe d’individuation, et à vouloir l’exprimer, sans avoir les mots pour la dire.

35Mauthner ne voit pas de possibilité de loger la singularité du sujet dans le discours. Il considérait la langue comme une force supra-individuelle, comme une structure assumée par l’individu locuteur. La médiation de la langue implique une standardisation de la subjectivité qui interdit de définir la première personne du singulier du discours comme l’expression de la subjectivité conçue comme singularité. Mauthner retrouve le principe souvent reformulé dans la tradition philosophique depuis Platon et Aristote : individuum est ineffabile et il prend la formule au pied de la lettre. L’individu est ineffable parce que la langue et tout langage humain sont incapables de l’exprimer. « En tant que réalisation individuelle, l’énonciation peut se définir, par rapport à la langue, comme un procès d’appropriation. Le locuteur s’approprie l’appareil formel de la langue »7, écrit encore Benveniste. Mais ce processus d’appropriation n’est jamais achevé, jamais l’étranger que constitue « l’appareil formel de la langue » ne devient intégralement le propre de la subjectivité ni ne se révèle parfaitement approprié à exprimer sa singularité.

36Du constat selon lequel la subjectivité conçue comme singularité est une illusion linguistique, Mauthner tire argument contre la langue. Dans le théâtre de Maurice Maeterlinck, il trouve le tableau de la misère existentielle de l’homme prisonnier de son langage infirme, contraint de renoncer à l’expression de sa singularité à chaque fois qu’il met sa parole en action pour « communiquer ».

37« Il ne faut pas croire », écrit Maeterlinck dans Le Trésor des humbles cité en traduction allemande par Mauthner, « que la parole serve jamais aux communications véritables entre les êtres », et il poursuit :

Les lèvres ou la langue peuvent représenter l’âme de la même manière qu’un chiffre ou un numéro d’ordre représente une peinture de Memlinck, par exemple, mais dès que nous avons vraiment quelque chose à nous dire, nous sommes obligés de nous taire. […] Dès que nous parlons, quelque chose nous prévient que des portes divines se ferment quelque part. […] Si vous voulez vraiment vous livrer à quelqu’un, taisez-vous : et si vous avez peur de vous taire avec lui, […] fuyez-le8.

38Autant la singularité de l’expérience des sens que l’expérience intime de la singularité subjective relèvent de l’indicible. La langue maternelle, ni aucune autre langue, ne permettent d’exprimer la singularité. Telle est la conclusion du scepticisme linguistique de Mauthner.

Notes de bas de page

1 Les ordonnances linguistiques du gouvernement viennois de Kasimir Felix von Badeni, en 1897, renforçaient l’usage du tchèque dans la province de Bohême (en particulier dans l’administration, dans les institutions judiciaires). Ressenties par les Allemands de Bohême comme des mesures conduisant inévitablement à la « tchéquisation » de la Bohême, sur le modèle de la « polonisation » de la Galicie, ces ordonnances plongèrent Prague dans un climat insurrectionnel : les Allemands nationalistes protestaient contre ce qu’ils considéraient comme un « lâchage » de la part du pouvoir central habsbourgeois et comme une « marée » tchèque susceptible de réduire la culture allemande en Bohême à quelques « îlots » résiduels. Cette crise provoqua la fermeture du Parlement, le renvoi de Badeni (remplacé par Thun-Hohenstein) et le retrait de ces ordonnances linguistiques de 1897.

2 Fritz Mauthner (1901), Beiträge zu einer Kritik der Sprache, Stuttgart, Cotta, vol. I, p. 56 : « Durch die Sprache haben es sich die Menschen für immer unmöglich gemacht, einander kennen zu lernen ».

3 Jorge Luis Borges (1993, 2010), « Funes ou la Mémoire », dans Borges, Œuvres complètes, éd. par Jean Pierre Bernès, Paris, Gallimard (La Pléiade), vol. 1, (p. 510-517), p. 514.

4 Ibid., p. 515-517.

5 « Personne, avant notre critique du langage, n’a clairement percé à jour la tromperie que constitue le sentiment du moi. »

6 Émile Benveniste (1966), Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, vol. 1, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », p. 259.

7 Émile Benveniste (1974), Problèmes de linguistique générale, vol. 2, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », p. 82.

8 Maurice Maeterlinck (1986), Le Trésor des humbles, Bruxelles, Labor, p. 16.


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