Introduction
p. 11-51
Texte intégral
Ontologie du réel dont la particularité est de ne prendre appui ni sur la pensée de son « être » ni sur celle de son « unité », mais sur la considération de sa seule singularité. Appui qui peut certes apparaître comme à jamais douteux, puisque la considération sur laquelle se fonde semblable ontologie est obscure en son principe : considération d’un réel qui, en tant que singulier, ne saurait jamais être vu ni décrit1.
1. Définitions
1Depuis que le nominalisme a ramené les idées générales ou essences à de simples signes, les choses particulières de ce monde apparaissent virtuellement comme des entités partiellement inconnaissables et singulières. En se focalisant non pas sur ce qui est commun aux choses et qui en fait des semblables, mais sur ce qui ne permet justement pas de leur assigner une essence commune, on pose une sorte de principe universel de singularité. En outre, toutes les choses formant « un tout reconnaissable », « déterminé » et « donné dans l’expérience »2, donc tout ce qu’autrefois, et sans penser seulement aux êtres humains, on désignait par le concept d’individu, sont également susceptibles de comporter un plus qui excède la nature commune : Socrate est certes un homme, mais il est aussi spécifiquement Socrate. Anciennement, le principe d’individuation n’était guère que la « réalisation de l’idée générale dans tel individu »3. Or si tout « individu » peut être considéré dans sa singularité radicale, le grain de sable est à la rigueur logé à la même enseigne que le génie romantique. Certes, ce sont les artistes, les créateurs, les héros, les marginaux, etc. que l’on voit en premier lieu comme singuliers et qui nous occuperont surtout ici. Mais nous retrouverons aussi le versant « quelconque » de la singularité.
2Quelles que soient la richesse ou l’étrangeté supplémentaire que l’on veuille accorder à l’objet singulier, il est d’abord un individu dans le sens large de ce terme. Telle pomme de terre possède bien une cohésion interne et par conséquent une « unité ». Elle peut donc, à la différence des universaux (le courage, la rougeur…) ou des masses (l’eau, le sable…), « être objet d’un acte de référence démonstrative […] et être le sujet logique d’une proposition singulière »4. Nous sommes en mesure de l’identifier, de la faire identifier par autrui et de la distinguer d’autres plantes et légumes5. Cette différenciation externe définit son « unicité ». Mais, en général, elle nous intéresse seulement comme espèce ou variété. Sa singularité ne préoccupe personne. Il faudrait des circonstances bien particulières6, pour que l’on y perçoive non seulement le « numériquement un », mais aussi le « spécifiquement un ». C’est ce dernier aspect qui nous importera le plus dans ce livre : un singulier « qui ne ressemble à rien, ou à personne ; qui est, métaphoriquement, seul de son espèce ; ou qui, dans son espèce, présente seul tel ou tel caractère »7. Cette dimension radicalement incomparable se voit souvent assortie d’une valeur positive, indépendante de la découverte de la singularité génétique effective propre à chaque être vivant8. On pourra voir à ce sujet l’article de N. Voeltzel qui, en s’appuyant sur Taylor et Larmore, s’intéresse à la question de la valorisation des singularités et de l’« authenticité » tantôt légitimées tantôt critiquées.
3Du moins depuis le XVIIIe siècle nous aimons associer cette valeur positive de la singularité à l’individualité humaine et à la façon toute particulière qu’aurait chaque être humain d’agencer sa vie. D’une façon parfaitement logique, Werther situe son individualité non pas dans ce qu’il sait et partage avec tous les autres puisque tout le monde peut savoir la même chose9, mais dans son « cœur » qu’il a pour lui tout seul. Werther, personnage de papier, s’attribue le statut de personne réelle et singulière en revendiquant pour lui-même des zones opaques et impénétrables pour autrui.
4« Qu’est-ce qui fait qu’une chose d’une espèce F quelconque est une autre chose que chacune des choses de la même espèce ? »10 Pour saisir le principe d’individuation applicable à tel individu, on se laisse éventuellement guider par la valeur positive de la singularité, mais on met aussi de côté le prédicat unique (« singulier ») ou le langage muet du cœur wertherien. On revient aux traits et aux distinctions et on aura recours à des moyens de différenciation comme un ensemble d’accidents spécifiques, une somme unique de prédicats, une localisation spatio-temporelle, etc. On passera ensuite à des critères plus proprement individualisants : une différenciation « interne et originaire » ou une « différenciation interne continuée » voire une « auto-différenciation permanente »11. On pourra indéfiniment remplir le panier conceptuel de traits, diminuer, voire évacuer l’importance du donné, insister sur la différenciation active, sur les engagements concrets pris par une personne (voir ce que dit N. Voeltzel sur Larmore)… Et pourtant, face à ce défilé de propriétés et de précisions, « l’être-tel », ne reste-t-il pas voilé, « caché dans la condition d’appartenance » ?12 Ce que contient de plus (ou de moins ?) le simple « être tel », se révèle-t-il dans l’amour, comme le suggère G. Agamben ? « Car l’amour ne s’attache jamais à telle ou telle propriété de l’aimé. […] Il désire le quel uniquement en tant que tel. »13
2. Le réel, le singulier, l’inexprimable
5La complexité des traits et distinctions, est-ce donc vraiment ce que l’on veut voir comme la marque, la preuve de la singularité ? Ne préférerait-on pas la saisir en elle-même, comme une donnée ontologique ? Or – puisqu’il s’agit toujours de concevoir et de dire, donc de conceptualiser – cela supposerait d’affirmer l’existence et le bien-fondé de « concepts singuliers », de concepts privés de généralité dont l’extension serait nulle ou plutôt réservée à un seul objet. « Il ne va pas de soi », écrit Stéphane Chauvier, « que nous puissions avoir des idées claires et distinctes des choses singulières. »14 Ou, dit dans les termes de Clément Rosset qui détecte dans « l’incommunicabilité » de l’objet singulier la difficulté d’accéder sans « double » et sans « miroir » au réel tout court :
L’objet réel est en effet invisible ou plus exactement inconnaissable et inappréciable, précisément dans la mesure où il est singulier, c’est-à-dire tel qu’aucune représentation ne peut en suggérer de connaissance ou d’appréciation par le biais d’une réplique. Le réel est ce qui est sans double, soit une singularité inappréciable et invisible parce que sans miroir à sa mesure15.
6Le problème de la représentation du singulier ou du réel ne date pas d’aujourd’hui. Individuum est ineffabile. Par conséquent, on estimait traditionnellement qu’il n’est en effet pas possible de former un concept d’un particulier, « un concept dont il serait le seul occupant »16 – et qu’il n’y a de science que du général (Aristote). Un concept devait être analysable, à savoir être décomposable en propriétés multiples et bien définissables. Le « concept singulier », en revanche, rappelle plutôt ces propositions « métaphysiques » et dénuées de sens sur lesquelles Wittgenstein a tant attiré l’attention : il y a des mots, il y a une structure grammaticale, donc une phrase, mais rien ne permet d’utiliser cette phrase dans un effort d’explication. Elle reste aveugle. Or la philosophie de C. Rosset campe précisément sur le terrain dont Wittgenstein dit qu’il faut garder le silence17. Sa tentative de revenir avec le langage philosophique avant le langage inverse pour ainsi dire la démarche wittgensteinienne en prônant un (impossible) retour au « réel » qui ne serait justement pas une essence vague et nullement testable, une scorie dans le fonctionnement du langage, mais la chose la plus quotidienne et concrète18.
7Ne pas pouvoir être saisi par la parole, tout en voulant quand même pointer vers une idée fondamentale ou une réalité irradiant de concrétion, est-ce à dire, non pas que nous tentons ainsi – en vain – de dépasser les frontières du dicible19, mais beaucoup plus banalement qu’il y a une partie « hors langage » à prendre en compte ? Est-ce à dire, comme le formule Stéphane Chauvier, que « le contenu d’un concept peut ne pas être lui-même entièrement conceptuel, qu’il peut renfermer un contenu informationnel non conceptuel qui procède du commerce direct que nous avons avec les objets »20 ? Le concept singulier pointe-t-il seulement vers le réel et ne peut-il se remplir de contenu que dans les rencontres, manipulations et observations de la vie ? Ou l’hypothèse de l’inexprimable, est-elle simplement une « façon de parler », un moyen de désigner un objet insolite, un arbre biscornu en qualifiant sa bigarrure d’« indescriptible » ou « difficile à décrire exactement » ?
8L’« inanalysable » ne hante pas uniquement la métaphysique ou la déconstruction de la métaphysique. Il se retrouve, semble-t-il, même dans les mathématiques modernes où la singularité désigne un point où un objet mathématique n’est pas bien défini. Il en est de même en physique où une « singularité gravitationnelle » est un point spécial de l’espace-temps au voisinage duquel certaines quantités décrivant le champ gravitationnel deviennent infinies. La futurologie, quant à elle, croit pouvoir repérer un point dans l’histoire des progrès technologiques à venir, point appelé « singularité », à partir duquel l’intelligence artificielle induira des changements tels sur la société humaine que l’Homme d’avant la Singularité ne peut ni les appréhender ni les prédire de manière fiable. La création imminente d’entités « éveillées » [awake] (Vernon Vinge), par exemple d’ordinateurs dotés d’une intelligence dépassant celle des êtres humains, produira une rupture (la singularité) qui mettra fin à l’ère humaine.
9Par ailleurs, si le « concept singulier » pose problème (nous verrons cependant que Stéphane Chauvier essaie finalement de donner une définition non contradictoire de ce qu’il appelle une « monade »21), il paraît encore plus difficile de parler sérieusement d’un « code singulier ». Un code est justement destiné à une réutilisation infinie et suppose en général au moins deux états et étapes d’une information ou d’un langage, une sorte de traduction donc (encodage – décodage). Or là aussi, certains auteurs « osent » le code singulier, naïvement peut-être. Ainsi Gilles Lipovetsky, qui ne cherche pas forcément à (dé-)montrer, mais à « indiquer » quelque chose, évoque-t-il en passant et sans se poser beaucoup de problèmes épistémologiques l’art, qu’il dit « révolutionnaire »22, de l’époque individualiste. Cet art pulvériserait les concepts, les conventions, les normes, les codes, les hiérarchies et antinomies traditionnelles23, produisant des choses qui n’intéressent pas forcément beaucoup de monde, mais qui sont singulières, encore jamais vues ou entendues : « Le modernisme personnalise la communication artistique plus qu’il ne la détruit, confectionne des “messages” improbables où le code est lui-même à la limite singulier. L’expression s’établit sans code préétabli, sans langage commun, conformément à la logique d’un ton individualiste et libre »24…
10On peut considérer la singularité comme l’idéologie, le credo, la condition sine qua non de l’individualisme. On n’est pas individu dans le sens moderne de ce terme si l’on ne se distingue pas de tous les autres et si, en même temps – au moins comme point de départ –, on n’est pas situé, en cela, sur le même plan que tous les autres. Si l’on considère, de même, que le héros d’un roman constitue une figure individuelle, voire, comme dit Gaspard Turin dans son article sur Volodine, le « dépositaire d’un devoir de promotion de cette individualité », le roman devient alors un « adjuvant zélé de la Modernité ». Car l’aventure semble destinée à être assumée par tel héros précis et non par un autre, ce qui est, en même temps, occasion et source de sa richesse intérieure. En outre, l’histoire (la fable) va inexorablement de l’avant, tout comme la grande Histoire, mue par le « progrès » et les velléités des individus, se précipite vers l’avant. G. Turin présente ici une alternative à ce roman individuel, irréversible, « penché en avant », pris dans la logique du progrès. Cette alternative est celle des scénarios narratifs d’Antoine Volodine. « Se perdant dans le tourbillon du collectif », les personnages de Volodine tentent de réfuter l’« irréversibilité de la syntaxe, de la diégèse et de l’Histoire ». Ils « oscillent entre le témoignage de l’horreur du XXe siècle et la tentation de l’amnésie », du devenir-animal. Pour Volodine, « c’est l’individu qui a été l’agent de la catastrophe ». Par conséquent, la perte de l’individualité, le collectif, le devenir-muet apparaissent comme la seule manière de « nier le retour de l’Histoire, d’enrayer la machine ».
11Brouillant les instances énonciatives (qui est l’auteur, qui est le personnage ?), jouant ironiquement avec des hétéronymes multiples, mettant en avant le collectif, le roman volodinien constitue un phénomène singulier dans le paysage littéraire (du moins occidental), même si la « disparition de la figure de l’auteur » est contrebalancée par l’existence d’un « seul Volodine de chair et d’os ».
12Le jeu volodinien avec la perte, la réversibilité, la démultiplication, la « disparition du héros moderne au sein d’un collectif », voire l’extinction du langage lui-même peuvent, par analogie, faire comprendre que la singularité est une boucle, une trajectoire qui va de son affirmation forte à sa dissolution cognitive, méthodologique et narrative, la dissolution débouchant sur le surgissement et la réaffirmation d’une nouvelle singularité.
13À la différence de l’originalité, et encore plus de l’excentricité, la singularité n’est pas à proprement parler visible comme on verrait un arbre. Elle peut ne pas être un spectacle. On la suppose présente et active dans ses manifestations. Celui qui n’en sera pas subjugué, ne la verra pas ou la niera.
3. Dilemme persistant et approche nominaliste
14Même dans une encyclopédie comme le Vocabulaire technique et critique de la philosophie d’André Lalande, les auteurs tiennent à souligner un dilemme persistant. Pour eux aussi, la question demeure de savoir si l’individu en tant qu’être singulier, n’est qu’un « entrecroisement de propriétés, chacune exprimable en un concept distinct, si bien que tout ce qui ferait l’individualité serait le concours, la rencontre de notions dont chacune est générale ; ou bien si, au contraire, au-dessous et au-delà de ces notions, il n’y a pas dans l’individu quelque chose d’inexprimable en concept, d’inanalysable, soit substantiellement, soit qualitativement unique »25. Les deux côtés de l’opposition évoquent partiellement la distinction établie plus tard par S. Chauvier entre « hénade » et « monade », entre identité numérique dans le sens de l’introduction d’une unité de compte sur fond de composant général (l’humain, par exemple) et une identité qualitative que Chauvier appelle « agentive » puisqu’elle est mouvante : le même individu singulier peut, dix ans plus tard, ne plus être la même « personne »26. En tout cas, le Vocabulaire de Lalande ne propose aucune synthèse. Il renvoie dos à dos une unicité numérique (un parmi d’autres) et une dimension ineffable, réfractaire à l’analyse dont l’exemple cité par Lalande est la position de Stirner.
15Il y a des époques et des auteurs qui mettent un accent particulier sur la singularité : Daniel Defoe avec son Robinson Crusoé et son économie solitaire, la deuxième moitié du XVIIIe siècle, Max Stirner, mais aussi, beaucoup plus tôt, Guillaume d’Occam. Pour Occam, c’est Dieu qui représente l’absolue singularité, l’être nécessairement singulier, existant uniquement par Lui-même et à partir de Lui-même. Pour saint Augustin aussi, Dieu est Un, de même que l’âme tournée vers Dieu aspire à cette unité, alors que la vie sur terre et notamment le commerce sexuel l’entraînent dans la multiplicité et la dispersion. Or une unité englobant tout, unité qui est non seulement concentration et omniprésence, éternité et immutabilité, omniscience et toute-puissance, mais en premier lieu singularité, se manifeste par ses conséquences pour la création et la forme de connaissance de cette dernière. La création relève alors directement de la spontanéité et volonté insondables du Seigneur, et se trouve être tout aussi singulière que Lui. Rien, jusqu’aux substances éternelles s’exprimant dans des notions universelles, ne doit faire concurrence à Dieu ou être pensé au-dessus de Lui ou avant Lui. Tout ce qui existe est donc radicalement singulier, créé par Dieu à partir du néant, non connu d’avance ou donné dans un ordre universel qui précéderait la création. De même – avec ou sans Dieu –, ce que l’être humain désire connaître, il ne pourra pas non plus le connaître grâce à l’imitation ou la reconduction d’un ordre déjà donné, mais seulement par une expérience, entre autres scientifique, entièrement ouverte sur l’avenir. La singularité de la création est si radicale que même le Seigneur ne saurait subsumer l’existant à un genre ou une espèce. D’où le statut uniquement mental des universaux, les notions générales étant de simples flatus vocis, des approches théoriques continuellement falsifiables. Chez Nietzsche encore on retrouvera cet alliage entre une approche nominaliste du langage et la singularité radicale, inconnaissable en quelque sorte, du réel.
16Une position post-nietzschéenne et à son tour radicalement nominaliste, celle de Fritz Mauthner, est présentée ici par l’article de Jacques Le Rider. Partant de la singularité absolue de la perception ou de la sensation (entre individus singuliers, aucune perception du « même » objet n’est identique à l’autre), Mauthner en arrive à dénoncer le langage, qui constitue poutant une donnée anthropologique fondamentale et un fait social majeur, comme une vaste machine à produire de l’illusion, des « vérités » historiquement relatives, des filtrages arbitraires, des déformations anthropomorphiques dues au hasard de nos sens [Zufallssinne] qui nous présentent les choses réelles sous une forme aléatoire et limitée. Notre expérience personnelle étant en effet rivée aux sens que nous possédons, nous ne percevons par exemple ni rayons X ni ultrasons. Or, à vrai dire, cela ne gêne nullement le développement de la science qui a inventé des instruments de mesure beaucoup plus performants que nos sens. Cependant, Mauthner reste obsédé par cette « défaillance » : à ses yeux, nous n’accédons qu’à des « apparences » et, par-dessus le marché, nous opérons avec de simples « mots ». Car, comme pour Lichtenberg déjà, la « réalité » du monde se présente sous la forme de l’organisation syntaxique que notre langage lui impose. Si Mauthner affirme bel et bien l’existence de langages privés (on sait que Wittgenstein a passé sa vie à en démontrer l’impossibilité), c’est dans un sens assez banal, celui d’un parti pris empiriste ou plutôt sensualiste considérant la sensation comme l’opération élémentaire de toute connaissance [Erkenntnis] : comme les mots, nos mots, cherchent à transcrire nos sensations singulières, pas précisément authentiques, mais tout de même élémentaires (dont ils constituent la simple « mémoire »), mon mot pour dire ma sensation ne peut guère désigner exactement la même chose que celui d’une autre personne. Or pour vraiment identifier la « singularité de l’expérience et l’expérience de la singularité » (Le Rider), il faudrait en dernière analyse se détourner du langage « incapable de pénétrer l’essence de la réalité » [ungeeignet zum Eindringen in das Wesen der Wirklichkeit27], se tourner vers une expérience immédiate de la réalité. Celle-ci prend la forme d’une « mystique sans Dieu » dont la pièce maîtresse est le silence qui, seul, donnerait un accès direct aux choses tout en évacuant le problème même de l’accès, de la description optimale des régularités détectées dans la nature, de la théorisation pertinente à trouver, etc. Étrange philosophie du langage donc que celle de Mauthner, philosophie bavarde, en boucle, qui part de la singularité absolue des sensations, qui critique violemment les erreurs et illusions inévitables induites par le langage, lui demande beaucoup trop, en quelque sorte, et programme ainsi sa propre déception, pour aboutir finalement au silence qui fait retrouver la singularité. On voit chez Mauthner à quel point cette dernière fait fonction de conviction fondamentale, de croyance ou d’idéal, voire d’idéologie moderne. Mauthner ne dit pas seulement : « écartez les mots des autres, chassez les expressions toutes faites et conventionnelles, soyez authentiques, soyez vous-mêmes », comme aurait pu le dire Emerson. Pour Mauthner, le langage commun tant chéri par Wittgenstein apparaît décidément comme une invention profondément viciée. S’il fonctionne à peu près dans les échanges quotidiens, il est impropre à la connaissance de la vérité des choses. La seule vérité qu’il importe de chercher réside dans la singularité radicale avant la parole et dans le silence après elle. Partant d’une position entièrement nominaliste, obsédé par la dissection minutieuse des innombrables difficultés de la connaissance, Mauthner s’aventure finalement dans l’évacuation pure et simple de la connaissance au profit d’une mystique du réel.
17Point spécialiste de cette littérature, je n’évoquerai que brièvement une autre « position » – si l’on peut dire – post-nietzschéenne, celle de Ladislav Klíma (1878-1928), présentée ici par l’article de *Mateusz Chmurski. Pour Klíma, le renversement des valeurs n’est plus un programme, un projet avec un but formulable, une répulsion qui rejette des choses précises, mais une bouffonnerie grotesque qui sape les concepts et met fin à la philosophie elle-même – en philosophant tout de même. On rejoint en quelque sorte le sens futurologique de la singularité : le tout autre (au-delà de tout principe de non-contradiction ou de tiers exclu) dont on ne pourra justement rien dire encore.
4. Le réel singulier et son double philosophique
18Avant de partir en voyage, le touriste se fait une idée de ce qui l’attend « sur place », l’élève au cours de géographie accumule des représentations sur les lieux de la terre. Or pourquoi l’attente est-elle toujours surprise alors que la représentation est en principe seulement confirmée par le réel, la ville, par exemple, que l’on finit par visiter concrètement ? Si l’attente est surprise, « et l’expérience apprend qu’il en est généralement ainsi, c’est que le réel auquel on est confronté est riche de quelque chose à quoi aucun savoir ne peut préparer, qu’aucune représentation ne peut figurer à l’avance : précisément sa qualité d’être réelle, le mystère de sa présence (qui implique entre autres choses, la condition d’un temps présent) »28. Cette surprise face à toute représentation anticipée telle que la voit ici Clément Rosset se recoupe largement avec la singularité et rappelle en tout cas l’état de saisissement que l’on associe à elle.
19Est-il, non pas le signe, le principe, le caractère, l’attribut, le trait… mais le propre du réel, d’exister toujours sous une forme singulière et déterminée, d’être, comme dit C. Rosset, à la fois « d’une certaine façon » et « quelconque », c’est-à-dire partageant avec toute autre chose le trait particulièrement général d’être absolument singulier, toujours « d’une certaine façon » – et en même temps quelconque ?29 Le caractère singulier, erratique, incommensurable du réel apparaît d’autant plus prononcé chez Rosset qu’il n’est pas racheté par une perspective transcendantale, constructiviste ou discursive nous rassurant sur le fait que ce que nous voyons ou expérimentons correspond toujours à ce que nous disons et pensons déjà. Rosset pose là le réel singulier dans toute son idiotie radicale, et le sépare justement de ce qui fait « reflet » et « double »30, de ce qui pousse à comprendre une chose par une autre ou en introduisant un « ailleurs » : « La réalité est idiote parce qu’elle est solitaire, seule de son espèce. »31
20Pour Clément Rosset, redonner au réel son caractère « pierreux » ou « rugueux »32, lui rendre son « insignifiance » équivaut quasiment à un acte militant : « Rendre le réel à l’insignifiance consiste à rendre le réel à lui-même : à dissiper les faux sens, non à décrire la réalité comme absurde ou inintéressante. Et surtout pas à décrire comme anodin le fait qu’il existe une réalité […]. »33
21Ce qui rend radicalement réel et singulier peut aussi être la mort qui, pierreuse comme la réalité et comme le contact avec « sa propre personne » tels que les voit C. Rosset34, ne connaît pas, elle non plus, de double rassurant ou grandiloquent à l’instant où elle survient : « Seul le singulier peut mourir et tout ce qui est mortel est solitaire. »35 Voici une remarque de Franz Rosenzweig à l’issue de la Grande Guerre, remarque qu’* Anne Mounic prend comme point de départ de son article sur deux poètes anglais, G. M. Hopkins et surtout Robert Graves. À son tour fortement marqué par l’expérience de la guerre, Graves se trouve confronté, en tant que poète « globalement antiautoritaire, agoraphobe et intuitif plutôt qu’intellectuel » à la difficile prise de conscience d’une appartenance à la communauté.
22Dans son article, *Daniel S. Larangé emprunte un chemin assez opposé à la rugosité de C. Rosset : en se focalisant sur le symbole du livre brûlé ou détruit (chez B. Hrabal et Ray Bradbury), il redécouvre la charge mystique dont est investi l’écrit dans notre culture. Le livre, proscrit par les régimes totalitaires, singularise son lecteur si celui-ci, s’opposant au Pouvoir, a le courage de reprendre à sa charge le devoir de mémoire et de transmission qui passe par l’écrit. L’autodafé serait aussi une forme d’apothéose du Livre, que le lecteur doit intérioriser comme saint Jean dans son Apocalypse.
23Le réservoir « classique » des singularités est la nature ou la réalité non soumise à un concept. On pense savoir – encore que personne n’ait dû le vérifier – qu’aucun grain de sable n’est strictement identique à l’autre. La feuille d’un arbre que Nietzsche choisit comme exemple de la singularité radicale de toute chose, de tout événement et de toute expérience est censée constituer à l’origine, c’est-à-dire à l’abri de tout regard, un objet totalement différent, et ensuite, grâce à l’intervention du langage seulement, une notion commune, fausse dans le fond, encore que non dépourvue d’utilité : « Tout concept naît de l’identification du non-identique » [Jeder Begriff entsteht durch Gleichsetzung des Nichtgleichen]36. Nominalisme encore et exil de ces entités radicalement séparées, de leur être-tel ou être-ainsi, dans un enfer ou un paradis hors du langage, hors des catégories de pensée ou modes d’appréhension.
24L’aspect d’incommunicabilité ou d’incommensurabilité qui serait attaché à un singulier radical et en deçà de tout langage descriptif adéquat, ne rappelle pas seulement l’étrange et chatoyante relation du mot « sur » avec « l’homme » dans le concept nietzschéen du « surhomme » (voir l’article de Gilbert Merlio), mais aussi l’Unique de Stirner : « Aucun concept ne m’exprime ; rien de ce qu’on prétend donner comme mon essence ne m’épuise » [Kein Begriff drückt mich aus ; nichts, was man als mein Wesen angiebt, erschöpft mich]37.
25L’argumentation de Stirner vise à éclairer et réorienter la vie pratique, concrète de tout un chacun, à lui rappeler ce qui lui est propre. Cependant, cette visée concrète repose sur un programme dont, malgré le ton péremptoire avec lequel il est annoncé, on ne peut manquer de situer l’origine ailleurs que dans la tête de Stirner. Cette origine se trouve visiblement dans la philosophie du sujet depuis Descartes. Lorsque Stirner proclame : « Je suis tout pour moi et je fais tout pour moi » [Ich bin Mir Alles und Ich tue alles Meinethalben] ou : « Qu’est-ce qui reste quand je me trouve libéré de tout ce que je ne suis pas ? Moi seul et rien d’autre que moi » [Was bleibt übrig, wenn ich von Allem, was ich nicht bin, befreit worden ? Nur Ich und nichts als Ich], lorsqu’il se réfère au « génie » [Genialität] qui serait « toujours originalité » [immer Originalität] et le « créateur de tout » [Schöpferin von Allem], voire « le créateur de nouvelles productions de l’histoire mondiale » [die Schöpferin neuer weltgeschichtlicher Produktionen38], on entend des réminiscences du doute systématique des Méditations de Descartes, du préambule des Confessions de Rousseau, du Sturm und Drang ou « temps des génies », de l’idéalisme allemand, notamment de Fichte, etc. Or il me semble que Stirner tire des conséquences certes parfaitement logiques, mais inopérantes dans leur logique même, c’est-à-dire dans leur application non métaphorique à la vie de chacun, de ce que la philosophie moderne du sujet avait depuis longtemps affirmé, tout en soulignant en même temps qu’il s’agissait bel et bien de fondements métaphysiques, de philosophie, de théorie et non pas de règles de conduite quotidiennes. Pour donner un exemple : si, pour Kant, les formes d’aperception (temps et espace) ont une qualité active puisque la conscience humaine les fournit, voire les impose aux choses dont nous faisons l’expérience, il ne rime cependant à rien – malgré les spéculations de Fichte ou des romantiques – de faire du sujet transcendantal, et encore moins du sujet singulier, le législateur ou le créateur du monde, même pas de son propre monde à lui. Or Stirner s’aventure visiblement dans une telle voie littérale, et dans son article Michel Kauffmann examine dans quelle mesure Fichte lui-même va déjà dans le sens d’un tel solipsisme expérimental. Il décèle, en tout cas, dans l’autonomie d’action fichtéenne [Selbsttätigkeit] (« que tout dépende de moi et que je ne dépende de rien »39) un « substrat solipsiste », et il estime justement que chez Fichte « le Moi auto-fondateur n’est pas une entité métaphysique détachée de l’individu empirique ». Cela préfigure sensiblement la position de Stirner puisqu’il s’agit d’un Moi marqué par le désir, la volonté, l’aspiration, le sentiment, la pulsion… Moins heureux néanmoins dans sa façon de prendre les choses au pied de la lettre, notamment la position centrale et quasiment démiurgique du sujet, Stirner applique l’auto-position du Moi transcendantal telle qu’on pouvait la trouver chez Fichte (chez Stirner, elle devient « être-soi » [Eigenheit / Eigentum]), à son moi quotidien et individuel posé concrètement au-dessus et au-delà de toute influence et pouvoir extérieurs. Il lui importe peu que les servitudes imposées de l’extérieur, mais fréquemment intériorisées, soient des systèmes politiques (la république propose une autre, mais tout aussi grande servitude que le règne des Princes), des religions ou des systèmes de pensée, comme par exemple le socialisme. Ces systèmes et croyances fournissent de multiples occasions de mourir au service de grandes idées et de grandes causes, mais ne permettent point d’apprécier ce qui est en « mon » pouvoir souverain et ce que « je » veux : « Mon affaire est ni le divin ni l’humain, ce n’est pas le vrai, le bon, le juste, la liberté, etc., mais c’est uniquement ce qui m’appartient, et ce n’est pas une chose générale, mais unique, comme moi, je suis unique » [Meine Sache ist weder das Göttliche, noch das Menschliche, ist nicht das Wahre, Gute, Rechte, Freie usw., sondern ist allein das Meinige, und sie ist keine allgemeine, sondern ist – einzig, wie ich einzig bin]40. Ce programme de singularisation active ne pouvait que déplaire à Marx.
26Le Moi totalement autonome de Stirner n’est pas un sur-homme et se refuse d’être une structure universelle. Le Moi fichtéen contient en quelque sorte l’Autre en lui-même. Cet Autre en lui lui donne la détermination indispensable pour devenir un être rationnel. C’est ce dédoublement en une altérité ou pluralité qui lui permet aussi de concevoir une ipséité collective tandis que, de nos jours, on estime généralement que dans le passage de l’individuel au collectif se manifestent des propriétés émergentes, « produites par le mode de composition des parties et qui sont irréductibles aux propriétés de chacune d’entre elles »41. En rupture avec cette structure interne / externe du Moi fichtéen, Stirner, lui, insiste sur le caractère absolument unique et pour ainsi dire solitaire de son Moi. Cependant, Stirner a beau dire « je ne suis pas un Moi à côté d’autres Mois, mais le Moi unique : Je suis unique » [Ich bin aber nicht ein Ich neben anderen Ichen, sondern das alleinige Ich : Ich bin einzig]42, il n’en est pas moins vrai que cette étanchéité établie entre Moi et chacun est néanmoins une possibilité ouverte à chacun. L’Unique n’est en tout cas pas placé au-dessus, mais bien à la même hauteur que les autres Uniques, leur autonomie relevant d’une décision ou d’une prise de conscience de leur vraie liberté de principe accessible également à tout un chacun. Le « sur » qui caractérise en revanche le surhomme nietzschéen ne constitue pas non plus, comme le précise Gilbert Merlio dans son article, un « sur » de nature, de naissance aristocratique, de sang guerrier, de génie inné. S’il indique bien une supériorité effective, celle-ci découle d’une auto-discipline et surtout d’une auto-formation. Le surhomme, artisan de lui-même, est un artiste. L’amor fati rend héroïque l’humanisme nietzschéen. Le renversement antichrétien des valeurs fait du beau le critère du vrai et du bon. Or G. Merlio a certainement raison de voir en même temps dans l’ascétique « travail sur soi » du surhomme, travail qui engendre une singularité non pas donnée, mais créée, une « potentialisation de l’idéal classique de la Bildung ».
5. Le marginal et l’idiot, l’égotiste et le déraciné
27Si le moi stirnerien représente une singularité au présent (l’autonomie est déjà là, il suffit de la saisir), le surhomme nietzschéen est une singularité à venir, annoncée, possible, souhaitée. Florence Vatan montre dans son article qu’il n’en est pas de même du marginal, de l’idiot situé, par de grands efforts de description et de classification effectués par la médecine du xix e siècle, à la marge de la société, de la civilité, de la mesure et des convenances. Les termes anglais et allemand outsider / Außenseiter précisent la position qui est assignée au déviant, à l’inadapté : son absence de pensée et de langage articulé est censée le situer en dehors d’une société marquée par le progrès et la santé, « hors du registre de l’humain ». On sait que l’herméneutique médicale du XIXe siècle, en définissant des critères d’appartenance et d’exclusion, met en place un « biopouvoir » de l’interprétation, du contrôle, de la gestion de populations classifiées comme marginales, et qu’elle assimile la singularité à la déviance. L’idée de l’hérédité biologique aidant, le soupçon d’anomalie finit par s’étendre au génie dont, à partir du milieu du XIXe siècle, on souligne l’hypersensibilité, la fragilité nerveuse qui risque à tout moment de le faire basculer dans l’idiotie dont il partage déjà l’isolement, à l’écart du monde ordinaire, l’indépendance sauvage, l’excès, etc. Comme tout est pensé à partir du corps ou des conditions organiques, l’inspiration de l’artiste pas moins que la démence, toute singularité risque d’être interprétée comme « dégénérescence ». F. Vatan montre comment, déjà dans les réflexions du narrateur de son roman Louis Lambert, l’étau de cette herméneutique médicale se voit néanmoins desserré par Balzac qui souligne la « précarité des jugements sur l’idiotie et la génialité » et qui valorise une singularité ne se laissant justement pas « intégrer dans le réseau des représentations ordinaires », bref une singularité « irréductible et inassimilable ».
28Comme la médecine normative du xix e siècle, en particulier celle de Max Nordau, semble s’intéresser en premier lieu à la protection de la société ou de l’espèce par l’exclusion des êtres singuliers, du fou comme du génie, de la « société saine », Julie Cheminaud fait ressortir dans son article le renversement d’une telle notion qui s’impose à nombre d’artistes, d’intellectuels et d’écrivains : la folie ou la maladie non pas du côté de l’être exceptionnel (être doué aussi de la capacité de créer de nouvelles formes de vie), mais du côté de la société. Aussi de nombreux auteurs, notamment Rimbaud, ont-ils inversé l’exclusion « médicale » en situant la maladie, la normalisation, la folie dans la société même.
29D’une façon un peu différente, *Pierre Truchot part dans son article du personnage du Prince Mychkine de Dostoïevski et, dans un élan plutôt romantique, fait l’apologie de l’idiot, être singulier par excellence, ne pouvant exister qu’en tant qu’idiorrythme (*P. Truchot donne ici l’exemple de l’original New Yorkais Moondog), condamné à échouer dès qu’il cherche, comme Les Idiots du film de Lars von Trier, à devenir pluriel.
30Au marginal « biologique », il faut ajouter, à côté de lui et parfois en résonance avec lui, un marginal dont la définition est politique et idéologique. Les personnages des romans français de la Belle Époque qu’analyse Jean-Michel Wittmann dans son article sur l’égotiste et le déraciné témoignent d’une forte réaffirmation de la singularité. Pour le des Esseintes d’À rebours de Huysmans, la seule valeur sûre « dans un monde ébranlé par le sens du relatif » est son Moi. C’est des Esseintes lui-même qui crée son milieu et se trouve donc en rupture avec l’idée d’un « lien de causalité censé relier l’individu à son milieu », avec tout scientisme, positivisme ou déterminisme naturaliste donc. Des Esseintes lui-même assume et revendique son identité de décadent. De même, la trajectoire de l’égotiste dont Maurice Barrès fixe le type dans sa trilogie du Culte du moi correspond-elle à une « quête et à une culture méthodique de la singularité, présentée sous un angle positif ». Cependant, cette affirmation esthétique et élitiste de la singularité produit dans un mouvement de balancier une perspective tout à fait opposée, critique et fortement idéologique. Dans la nouvelle trilogie de Barrès déjà, Le Roman de l’énergie nationale, l’individu singulier est perçu non plus comme enfermé ou plutôt s’enfermant – contre la dispersion du monde moderne – dans une tour d’ivoire, mais comme « déraciné ». Le fait d’être « coupé de l’ensemble auquel [on] appartient », en « scission avec le groupe, avec ses valeurs, ses normes et, surtout, son identité collective » fournit maintenant la matière pour un réquisitoire sévère. Du coup, le singulier, l’égotiste devient socialement « dangereux ». « L’affirmation d’une différence essentielle […] tend à placer l’individu hors du cadre social ». Si dans ce tout autre regard sur le même phénomène il s’agit d’une question de perspective, il faut bien admettre que cette dernière, que l’on peut qualifier de nationaliste, débouche infailliblement sur l’exclusion des minorités perçues par Maurras comme des corps étrangers : « les francs-maçons, les protestants, les juifs et les métèques ». J.-M. Wittmann ne manque pas d’opposer à cette « perspective » la position de Gide, défendant la singularité de l’individu et considérant l’hybridation comme le ferment positif d’une communauté nationale en devenir constant.
6. Héros singulier ou produit de son temps ? Une question de perspective ?
31Il est bien vrai qu’un phénomène ou un événement qualifié de singulier peut toujours, avec autant, voire avec plus de raison, être considéré comme pas singulier du tout. Selon le bon-mot de Raymond Radiguet, « l’originalité consiste à essayer de faire comme tout le monde sans y parvenir ». Voilà une variante comique, inattendue, paradoxale de la mise en question de la notion de singularité : l’originalité (donc une singularité valorisée) serait le produit non pas d’un talent au-dessus du commun, mais d’une maladresse ou balourdise, d’un défaut d’adaptation… Or en général la mise en doute suit d’autres voies, notamment le soupçon que la prétendue singularité ne soit qu’une illusion, l’effet d’une façon naïve de voir les choses. La causalité ne dort jamais. L’auto-engendrement est un mythe. Personne ne vient de nulle part. Même pas Alexandre le Grand, même pas Napoléon. Alexandre n’est pas pensable sans les ambitions de Philippe, comme Frédéric II de Prusse n’est pas pensable sans son monstre de père, Frédéric Guillaume I er et sa lubie militaire. Napoléon ne doit-il pas « tout » à sa famille, son clan corse ou alors à la Révolution française ? Même pour ces individus phares de l’histoire, on peut désigner des chaînes infinies de causes ou de déterminations qui les ont rendus possibles ou du moins des catégories sous lesquelles on peut les classer : rois, despotes, philosophes, stratèges, etc. En tant que tels, ils ne sont pas singuliers. Ils ont suivi des modèles, saisi des occasions qui se présentent. Même dans le sens hégélien, la singularité de Napoléon, « âme du monde », ne doit rien au hasard, mais tout au monde qu’il incarne et anime. L’homme de la nature imaginé par Rousseau, sans langage articulé, mais sain et d’une vigueur incomparable, serait dans son indépendance et autarcie solitaire l’enfant chéri de la seule nature, et donc singulier par nature, tandis que ceux qui n’admettent pas l’existence d’un état préculturel voient dans l’enfant sauvage privé de la société humaine un monstre ou un débile quelconque. Pour autant, cette objection si vraisemblable n’anéantit pas forcément le rêve robinsonien et rousseauiste. N’estime-t-on pas tout de même, et tout naturellement, que le destin de Victor, l’enfant sauvage de l’Aveyron, représente le comble du singulier ? L’autarcie, la survie dans un isolement et dénuement absolus fascinent.
32Cependant, à consulter le livre de Lucien Malson, Les enfants sauvages (au pluriel donc), on apprend qu’il y a 51 cas similaires dans le monde et certainement beaucoup d’autres restés inconnus. Et comme le montre *Ricarda Schneider dans son article sur Victor et l’enfant placard américain, Genie, ces êtres totalement insolites et visiblement objets de fascination servent en premier lieu à confirmer des hypothèses de base et à ramener l’étrange à un défaut d’évolution ou d’éducation, à un manque, une déviance significative, bref à quelque chose qui n’a justement rien de singulier : ils servent à tester des théories sur l’acquisition du langage, à comprendre les phases propices où celle-ci est possible, à évaluer le rôle de l’inné ou de l’acquis, de la culture ou de l’hérédité biologique, etc.
33Le créateur d’un « champ autonome littéraire à lui seul », Karl Kraus (dont la position dans le monde intellectuel viennois est présentée ici par Gerald Stieg), se profile, lui aussi, en opposition à un milieu bien existant. Le seul détenteur de la vérité a besoin de ceux qui sont dans l’erreur, le mensonge ou l’ignominie. Même son anti-modernisme élitiste est une position « contre ». Et comme on le sait de L’homme sans qualités de Musil, l’homme de génie, celui qui est décidé à devenir « un grand homme » [ein bedeutender Mensch43], se trouve mis en concurrence avec un cheval de course performant. Concurrence déloyale, certes, mais inévitable dans une modernité marquée par la différenciation fonctionnelle, par une vie en réseau où les critères de performance ne sont plus individuels. Dans une perspective non romantique, la définition de la génialité et de la singularité devient une affaire de statistique : « la zoologie enseigne que la sommation d’individus diminués peut parfaitement donner un total génial » [Außerdem lehrt die Zoologie, daß aus einer Summe von reduzierten Individuen sehr wohl ein geniales Ganzes bestehen kann]44 (voir à ce sujet l’article d’*Olivia Leboyer).
34Même le « chosen one » ou « the one » comme on dit pudiquement dans « Matrix », laissant dans le flou l’instance responsable de l’élection, même cet élu unique et messianique, appelé, lui et personne d’autre, à sauver le monde, est une figure qui réapparait régulièrement dans d’autres épopées, évangiles ou productions hollywoodiennes. Les héros de la mythologie comme Achille ou Hercule, les « grands hommes » comme Solon, Périclès, César et bien d’autres ou les saints et martyrs que le Moyen Âge célébrait dans la Légende dorée étaient tous des personnages exemplaires qui n’avaient rien de privé. Ils constituaient des modèles proposés à l’admiration et possédant des mérites et qualités extraordinaires, des entéléchies sans évolution dans lesquelles éclot ce qui est donné par le destin, inné. Le terme « hagiographie » résume bien de quoi il s’agit ici. Si singularité il y a ici, elle n’est justement pas indicible, muette de concrétion, mais célébrée, amplifiée, exposée sur la place publique, exemplaire. D’une exemplarité cependant qui invite moins à l’imitation qu’à l’admiration. Une singularité supérieure en quelque sorte, réservée, prédestinée à quelques rares « humains ». Elle s’apparente ici à un rêve qu’on fait les yeux ouverts, à quelque chose de nécessaire, mais, hélas, de peu probable et de peu commun. L’exemplarité s’étend par ailleurs à une autre singularité radicalement non individualiste, celle du prophète biblique, chargé, souvent contre son gré, d’une mission difficile qu’il n’a point conçue lui-même, mais qui le singularise fortement devant les autres.
35Paradoxalement, l’élu moderne ne présente pas toujours des traits singuliers très nettement marqués. Sa trajectoire rappelle, avec une dimension universelle de salut du monde en plus, les happy-end de tant de films dont les protagonistes sont souvent de pauvres hères à la Chaplin ou Buster Keaton. L’élu moderne possède des vertus assez peu spectaculaires telles que la modestie, la simplicité et le courage ou le don de savoir écouter la parole des autres (un don que possède le personnage éponyme du roman Momo de Michael Ende). Dans un sens, la seule chose singulière propre à ce genre de « chosen one » est le fait que sa modestie et sa simplicité, son amour pour les autres45 – faits improbables dans le monde tel qu’il est – résistent finalement à toutes les épreuves auxquelles il est soumis. Cette singularité de l’improbable persévérance, de ce qui n’est tout de même pas ordinaire dans sa trajectoire, laquelle finit réellement par apporter le salut de tous, rapproche même le héros si quotidien de la fantasy du saint ou du Christ. Et ce n’est donc pas son génie extraordinaire, mais la vraie modestie et simplicité du « chosen one », son amour véritable qui dépassent ici l’existence humaine habituelle. C’est dans ce seul dépassement d’autant moins spectaculaire et d’autant plus improbable qu’il est accompli par un personnage commun, non parfait, que peuvent renaître, ici aussi et dans un univers souvent fantastique, l’aura et l’unicité exclusive de l’élu et du saint, l’universalité du héros ancien seul capable d’opérer le salut de tous. La singularité d’Harry Potter tient dans le seul destin que la providence ou « l’esprit de la narration » [der Geist der Erzählung], comme dit Thomas Mann dans son roman L’Élu [Der Erwählte], lui a réservé et dans la persévérance avec laquelle, à la fin de chaque tome, il répond entièrement à cette vocation.
36Il y a des héros auxquels on se sent tout particulièrement attaché, qui nous sont plus chers que d’autres. Telle est notamment la figure (multiple) de Joseph, présentée ici par Laurent Pietra. L’attrait singulier de la légende joséphique n’est pas étranger au fait que cette histoire, si importante pour la naissance de la nation juive et établissant précisément son principe d’unité, ne se situe pas dans la droite ligne de cet avènement, mais qu’elle représente un détour éclairant, une marge essentielle. Parmi les douze tribus d’Israël ne figure pas de tribu de Joseph. Ce n’est pas Joseph, l’ancêtre du roi David, mais Juda. Figure non pas de commandement, mais de conseil, incarnation du « Logos médiateur », définissant positivement la place du « Juif parmi les Nations », voire, selon Philon d’Alexandrie, la « citoyenneté juive universelle » (comme Joseph, tous les juifs ont deux patries, Jérusalem, la cité aux lois universelles, et la ville où leurs pères se sont établis), « Joseph est une victime singulière en ce qu’il ne reconduit pas les processus victimaires mais y échappe par le pardon et par sa compréhension de ces processus ; c’est cette singularité qui définit l’élection » (L. Pietra). Si le pardon peut également être compris comme la possibilité de réparation offerte à Juda, l’un et l’autre sont rendus concevables grâce à la position excentrée du personnage, probablement la plus aimée (avec sa mère Rachel) des figures bibliques.
37Un héros, en particulier celui de la fiction romanesque, est singulier parce qu’il n’est pas comme les autres « hommes » (ce qui ne l’empêche point d’être comme beaucoup d’autres héros de la fiction !) : il peut être fou comme Don Quichotte, doué comme Sherlock Holmes, fougueux comme Julien Sorel, fort comme Old Shatterhand, etc. Or même le personnage banal, le « petit homme » comme dit Fallada, par le simple fait qu’il soit devenu le centre de l’attention narrative, se voit placé en dehors de l’ordinaire (ou engagé dans un jeu désabusé, ironique et corrosif avec cet extraordinaire-là ; voir les antihéros de Beckett). Dans le roman policier, par exemple, même l’enquêteur accablé de défauts, drogué, obèse, vieux, etc., conserve une certaine supériorité, un zeste d’héroïsme à l’ancienne, dans la mesure où, en général, son enquête finit par aboutir et qu’il suggère par là une lisibilité ou intelligibilité du moins partielle d’un univers tendanciellement opaque.
38Si un lecteur peut bien se délecter d’un roman noir par compensation, idéalisation ou en tout cas par délégation (le héros agit et comprend à la place du lecteur), il est dérangeant en revanche d’assister à la production d’un exploit fictionnel dans la réalité même. Telles que les analyse *Anne D. Peiter dans son article sur les alpinistes allemands entre les deux guerres, les expéditions dans l’Himalaya ne sont pas en premier lieu des réalisations concrètes, des compétitions sportives parmi d’autres. Elles sont bien au contraire destinées à produire une symbolique hautement codée : après la guerre perdue, l’aventure himalayenne offre l’opportunité de continuer à être combatif et conquérant. Le danger du chemin vers le sommet, là où personne n’a jamais été, remet en marche et surtout en scène devant la nation médusée une persévérance et une volonté singulières, une disposition au sacrifice hors norme. Cette épreuve à la fois solitaire et entourée de « camarades » animés du même esprit, décidés, eux aussi, à aller jusqu’au bout, jusqu’à la mort et / ou la victoire, permet de fantasmer d’autres conquêtes à venir d’une Allemagne guérie de la mollesse démocratique de la République de Weimar et prête à aller vers un nouveau Reich. Bref, l’abondante littérature alpiniste ne nous montre pas des exploits réels et en effet extraordinaires, mais une fiction compensatrice d’anciens combattants nostalgiques et revanchards.
39Pour ne pas faire de la question des perspectives plus ou moins aléatoires un dilemme, mais tenter de définir une coexistence possible, je reviens à la distinction faite par Stéphane Chauvier entre hénade et monade46. Selon Stéphane Chauvier, les deux « manières d’accéder cognitivement à un individu »47, par l’identité numérique (hénade) et par le concept singulier (désignant une monade) ne peuvent pas être « fusionnées »48. Ce qu’on pointe dans un cas ou dans l’autre, ce qu’on focalise dans une perspective ou dans l’autre indique chaque fois une vérité. Mais il n’y a pas de vérité d’ensemble. Les deux perspectives ne sont pas vraies en même temps. Elles sont seulement, l’une comme l’autre, légitimes. Par analogie, la critique répandue qui veut que la singularité, nettement valorisée dans la modernité, ne soit jamais autre chose qu’une façon de parler, pourrait donc être à la fois exacte et sans objet. On ne fera pas de science avec des façons de parler – encore que Lichtenberg et Popper leur accorderaient volontiers un rôle dans la première phase de l’invention d’une nouvelle théorie. Une façon de parler suffit cependant aux échanges quotidiens et survit aisément, à l’instar du sujet tant de fois déclaré mort, aux preuves de son caractère illusoire.
40L’utilisation critique du concept de perspective voudrait qu’il dépende entièrement de ce que l’on croit par ailleurs pour percevoir plutôt une singularité ineffable qu’un phénomène parfaitement analysable et nullement original. On verrait une chose plutôt que son contraire suivant que l’on croit plutôt à la causalité qu’à la providence, qu’on s’élève contre le mythe de l’autonomie ou qu’on cherche au contraire à défendre le bien-fondé de l’idée d’un choix individuel et singulier, du moins pour la vie et la communication de tous les jours. À tort, certains cherchent-ils à « prouver » la liberté individuelle (si ce n’est le droit aux métaphores) en se référant à la nouvelle physique quantique. Celle-ci aurait justement dépassé la causalité horlogère et découvert le principe d’indétermination. Or ce que nous faisons dans notre langage et dans la vie quotidienne n’a nul besoin d’une bénédiction scientifique et ne s’en trouve aucunement justifié : le monde et les vérités de la physique nucléaire se situent à des années lumière de nos attitudes quotidiennes et de notre habituel « sens de la réalité ». Quand le « fantôme » de Gryffindor House parle du « sang noble qui coule dans ses veines » [The noble blood that runs in my veins], Ron lui rappelle les faits : en tant qu’esprit, il n’a pas de sang. Sur quoi Nick, esprit, certes, mais aussi locuteur comme tout un chacun, lui répond d’une façon parfaitement concluante qu’on ne peut le priver du plaisir de parler et d’utiliser toute expression comme bon lui semble49.
41L’habitude de traiter les perspectives et façons de parler « naïves » à la manière de Ron est assez répandue : on dénonce une valeur, une notion généralement admise. L’auteur de cette critique a la certitude qu’il ne peut s’agir que d’une illusion qui ne saurait trouver aucune place dans son propre système théorique. Mais quand il en parle quand même, ne serait-ce que pour dire qu’il ne veut surtout pas de cela, il est tout de même sûr de se faire bien comprendre.
42Oscar Wilde se pose, a priori, comme un exemple d’une singularité voyante, de dandy et d’extravagant. Or d’après *Sylvie Arlaud qui, dans son article, s’appuie sur Judith Butler, on doit adopter une perspective beaucoup plus complexe pour aborder le cas Wilde. Le procès intenté par Wilde lui-même, procès dont il est d’abord le héros, puis la victime, peut être considéré comme un appel adressé à la société de son époque pour que ce soit précisément celle-ci qui reconnaisse et garantisse sa singularité d’artiste et d’esthète. Bien entendu, cette « singularité par ricochet » n’est point accordée à Wilde à l’issue du procès. C’est la société qui va imposer à l’individu réclamant sa reconnaissance une normalisation ou une désingularisation radicale et va se protéger de lui pour garantir son propre fonctionnement.
43Or la définition relationnelle ou dialectique de l’individu (A n’est pas A sans B, comme B n’est pas B sans A, ce qui dans les termes de Fichte revient à dire que le Moi pose nécessairement le Non-Moi et ne se réalise qu’à travers cette mise en opposition), en d’autres termes la considération de la structure ou du réseau relationnel interdit-elle d’emblée toute identité singulière ? La réponse est non puisque le niveau d’abstraction propre à ce genre de théorisation évacue justement les marques singulières pour ne retenir que les traits les plus généraux de l’être dans le monde. Pour retrouver la possibilité de caractériser un singulier, il faudra entrer dans l’histoire et ses réalisations toutes particulières qui ne sont d’ailleurs pas uniques dans le sens d’une simple identité à trait dominant. On sait qu’un groupe ou un collectif peuvent à leur tour être singuliers (voir *P. Michon, M. Kauffmann), et l’identité multiple apparaît, elle aussi, comme compatible avec l’idée de singularité, même si, à l’instar d’Oscar Wilde, il s’agit d’une « multiplicité » en partie subie : l’auteur à succès, le détenu, l’exilé qui se donne le nom parlant et en lui-même double de Sebastian Melmoth… L’idée de singularité n’est pas rendue caduque par une mutation, un flottement, une diminution, une augmentation, un dédoublement, etc. Or nous verrons qu’en dépit de son invraisemblance psychologique, l’aspect fascinant du rêve démiurgique moderne, autrement dit du mythe de Robinson, tient justement à l’hypothèse qu’à la fois la multitude et la structure dialectique, binaire, relationnelle de l’existence humaine sont battues en brèche et glorieusement levées par l’affirmation de l’individu auto-suffisant et d’autant plus efficace qu’il est (provisoirement, mais essentiellement) solitaire. Pour Robinson, la singularité imposée et développée par la solitude s’avère être, en fin de compte, non pas une épreuve ou une perte de ses moyens de communication, de survie, d’orientation…, mais une occasion de performance.
7. Sauvetages divers
44La survivance d’une notion pourtant soigneusement déconstruite peut prendre des formes diverses. Il me semble que, de nos jours, la tentation de procéder, en fin de compte, à un sauvetage du moins partiel de la notion incriminée, ici de la singularité, est assez répandue.
45Ainsi Rémi Astruc, dans son article sur « Figures modernes de la singularité et pensée de la communauté », attire-t-il d’emblée l’attention sur une contradiction apparemment rédhibitoire en citant une remarque de René Girard (tirée de Mensonge romantique et vérité romanesque) sur « l’homme du souterrain » de Dostoïevski. Tandis que le héros dostoïevskien entendrait « exprimer l’orgueil et la souffrance d’être unique » et « étreindre la particularité absolue », il aboutirait en fait à un « principe d’application universelle ». R. Astruc en conclut selon toute logique que le héros singulier est « quelconque » et que « son désir est celui de tout le monde ». On connaît la mise en garde de René Girard contre le désir linéaire, spontané, allant directement et librement du sujet désirant à l’objet désiré. R. Girard montre la structure imitative, mimétique, et donc « triangulaire » (sujet – médiateur – objet) de tout désir. En dépit de notre conviction de vivre positivement la passion qui nous tient à cœur (à notre cœur), nous ne choisissons en réalité que des objets désirés (déjà) par quelqu’un autre. (Nicolas Voeltzel aussi se sert de R. Girard pour critiquer l’idée d’un accès direct à un « moi naturel », tout en rappelant l’énorme pouvoir de séduction que continue malgré tout à exercer depuis le xviii e siècle l’idée d’un moi [auto] créateur, autonome, authentique, quasiment divin et foncièrement singulier.)
46Le caractère mimétique du désir selon R. Girard ruine encore plus complètement que la psychanalyse toute prétention à la singularité et à l’autonomie du sujet. Les mouvements de passion les plus spontanés sont initiés par un Autre, l’autonomie est une chimère, un « mensonge » ou un « rêve prométhéen »50. Or les différents dogmes de la modernité « défendent tous une illusion d’autonomie à laquelle l’homme moderne est passionnément attaché »51 … On comprend donc que R. Astruc ne cherche pas ses exemples de singularité dans une essence ou un caractère naturel. Les « figures » de la singularité qu’il évoque sont singulières parce que marginales, à savoir le monstre, le laid, le comique, y compris ce « fripon divin », le trickster qui « s’écarte par son outrance comique de sa communauté ». R. Astruc cherche alors à comprendre comment, à partir de ces formes de singularité, de la transgression comique et en particulier de modèles de singularités « sans qualités » tels qu’on les trouve dans les romans de Robert Walser, on peut repenser et retrouver la communauté. Si l’on veut suivre, avec R. Astruc, les spéculations de G. Agamben dans son essai de 1990 : La Communauté qui vient, cette communauté « à venir », se situant après les grands récits, les grandes idéologies et les grands États, et au-delà surtout de toute revendication d’identité et d’appartenance, serait justement marquée par la « singularité quelconque », censée être à même de développer une virulence toute nouvelle et régénératrice… Elle profiterait en cela de l’avènement de la petite bourgeoisie planétaire et de la disparition des classes.
47Dans son article sur le rapport entre individu et démocratie, Nicolas Poirier essaie d’analyser la pertinence ou l’insignifiance des singularités individuelles dans les démocraties modernes. Son point de départ est le célèbre constat de l’avènement d’un individu postmoderne narcissique et consumériste ainsi que la dissolution des liens sociaux causée par ce nouveau type d’individu. Or son but consiste précisément à surmonter ce constat en montrant que l’individualité singulière n’est pas nécessairement antinomique à l’existence d’institutions démocratiques tant soit peu durables, mais qu’elle peut au contraire nourrir et régénérer la société. Reste à savoir si les singularités, en instaurant un « rapport réflexif » à elles-mêmes, sont capables, non seulement de remettre en question les institutions et normes sociales, mais en même temps, et dans l’intérêt du bien commun, de s’autolimiter dans leur fantasme de toute-puissance ou d’indépendance.
48Quoi qu’il en soit, lorsqu’on évoque un phénomène considéré comme singulier, on pense toujours savoir de quoi on parle. Au besoin, on est dans le « oui, mais ». Napoléon peut bien avoir été le fils de la révolution ou le énième despote à avoir foulé la terre ; ne fait-il pas sens néanmoins de le considérer comme singulier, comme le produit de sa propre volonté, le seul capable de terminer la révolution, de faire revenir les émigrés, etc. ? Et Hitler, n’est-il pas tristement singulier dans l’histoire du monde, même si, dans une perspective à long terme, on peut déceler nombre de circonstances et constellations qui seules ont pu le rendre possible ?
8. La critique du dualisme
49Depuis l’extravagance sympathique du man of humour en Angleterre, on constate une affinité élective entre singularité et subjectivité. Le sort de la singularité est donc étroitement lié à la question de savoir si l’on accorde ou non un début historique précis au sujet dit « moderne » ou autonome. L’histoire des idées reste marquée par cette conception dualiste, du moins en Occident. Même pour un analyste de la fluidification postmoderne comme Gilles Lipovetsky la séparation nette entre un avant et un après représente un socle naturel pour sa théorisation du monde postmoderne ainsi que pour sa terminologie (individualisme, révolution individualiste, personnalisation, etc.). Son individu contemporain, aussi fluide ou changeant qu’il soit, a un début historique qui correspond à ce qu’on a si longtemps considéré comme l’émergence de l’individu dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle. L’homo aequalis de Louis Dumont ou l’homo clausus de Norbert Elias, sont censés prendre, d’abord partiellement et dans un contexte religieux, puis définitivement, à cette même époque, le pas sur l’homo hierarchicus. Cependant, la question cruciale est de savoir si l’accentuation notable de la singularité individualiste à partir de la fin du XVIIIe siècle, permet de scinder l’histoire et le monde en deux époques et deux sphères fondamentalement différentes ? L’individualisme moderne et occidental représente-t-il un stade qualitativement supérieur au monde ancien ? Même après Auschwitz et la fin des idéologies, on en reste curieusement un peu persuadé. « On n’est plus au Moyen Âge », a-t-on coutume de dire. Dans les récits qui postulent un saut qualitatif, le basculement de l’histoire vers l’individualisme apparaît, résume *Pascal Michon, d’une façon critique, « comme le long mais inéluctable parcours d’une libération et d’une intériorisation progressives »52. D’un côté l’émancipation de l’être singulier des parcours tout tracés d’un monde ancien, d’un tout originel. De l’autre la découverte de nouveaux espaces et de nouvelles facultés propres à un individu qui se voit libre et conscient de sa singularité. C’est *Pascal Michon surtout qui, depuis longtemps, a mis en garde contre ces évidences dualistes largement partagées encore en Occident, voire dans un « Orient » qui tourne son regard vers nous. Ainsi Tahar Ben Jelloun dit-il, dans une interview avec le Magazine littéraire, que « l’émergence de l’individu est une promesse de ce printemps arabe. […] L’individu qui émerge est un bouleversement pour une société habituée à se réfugier dans l’esprit du clan et de la tribu »53.
50En outre, en dépit de la fin des « grands récits » et du discrédit jeté sur l’idée de progrès dans l’histoire, la proclamation des droits de l’homme apparait toujours comme une avancée incontestable. Or cette proclamation est justement censée aller de pair avec l’émergence du « sujet moderne ». Les nouveaux motifs subjectivistes prouveraient donc, eux aussi, qu’une avancée a réellement eu lieu. Une sorte de mutation subite se serait produite, donnant naissance à une monade libérée de l’emprise de la société et de la religion. Mais l’histoire offre de nombreux démentis. On est obligé de tourner la perspective et d’ôter à l’évolution historique son caractère de déroulement inéluctable, de progrès assuré si l’on veut vraiment défendre l’idée que la prépondérance époustouflante des thèmes subjectivistes depuis Rousseau jusqu’à l’individualisme postmoderne n’est pas seulement un phénomène de mode mais une nouvelle donne. Or comment, sans cette idée d’une progression dans l’histoire, considérer encore le développement de l’individualisme dans nos sociétés modernes comme une subjectivation effective, du moins comme une promesse de cette dernière pour qui veut bien la saisir ?54 Pour ne pas affirmer une garantie de subjectivation sur le mode déterministe et donc historiquement nécessaire dans nos siècles marqués par le nazisme, le stalinisme et l’intégrisme, pour n’en garder qu’une perspective ou une possibilité, il faudrait alors faire émerger dans l’histoire occidentale non pas seulement le sujet autonome, mais en même temps et au même moment la fameuse « crise du sujet ». Ainsi le sujet ne serait-il pas né un beau matin comme Vénus émergeant des flots ; il n’aurait pas vécu sa belle vie de valeur affirmée et de densité personnelle pour entrer en crise à l’aube de la société des masses. Le sujet serait entré en crise tout de suite. Il serait lui-même la crise, autrement dit l’expression d’une nouvelle configuration précaire et hypertrophiée de l’existence humaine. Il serait le résultat paradoxal de la différenciation fonctionnelle grandissante des systèmes sociaux, différenciation créatrice d’indépendance et / ou de solitude, ou alors d’une intensification et diversification des contrôles exercés sur l’individu, y compris par lui-même (N. Elias). Dès le début, le sujet aurait donc porté son lot d’instabilité, d’illusion et de croyance contingente et problématique, mais aussi la promesse de nouvelles formes et possibilités de subjectivation effective.
51Il faut admettre que la théorisation proposée par *Pascal Michon permet d’éviter ces ambigüités et de saisir les phénomènes d’une façon plus nette en partant de la distinction entre individuation et subjectivation. Pour lui, l’individuation « consiste à produire des entités distinctes » tandis que la subjectivation « implique l’accession à la position d’agent d’un processus » (voir l’article de *P. Michon). La terminologie utilisée par *Pascal Michon se distingue de l’usage habituel : cet auteur définit de manière bien distincte le sujet et l’individu, la subjectivation et l’individuation, termes souvent confondus ou pris pour synonymes. Pour lui, l’individualisme est en premier lieu un phénomène apparu dans l’histoire occidentale récente. S’il recouvre un certain nombre de pratiques sociales apparues dès le XVI e siècle, la liberté de conscience, la liberté économique, la division du travail, etc., il ne va pas forcément de pair avec une personnalisation accrue, et en tout cas pas avec un processus d’évolution ou de libération découlant de la marche de l’histoire, le XXe siècle étant certes le siècle de l’individualisme, mais aussi celui de la massification et des totalitarismes.
52Pour cet auteur, individuation et individualisme correspondent donc à des données historiques étroitement circonscrites55. En revanche, « le sujet, lui, est une fonction anthropologique universelle. À toutes les époques et dans toutes les sociétés, il y a toujours eu et il y aura toujours […] des expériences de subjectivation. Faire une histoire du sujet, c’est donc abandonner le paradigme dualiste de l’individu, au profit d’une description des diverses expériences qui ont eu lieu dans le passé. »56 Le « paradigme dualiste de l’individu » signifie ici le modèle déjà mentionné de l’émergence de l’individualisme situant la naissance d’un sujet autonome à un moment précis de l’histoire occidentale57 et postulant un « avant » ainsi qu’un « après » bien distincts, et donc un processus irréversible et orienté58. L’universalisme que l’on voit affleurer dans la même remarque ne propose pas une nouvelle philosophie essentialiste, bien au contraire. Il est intimement lié à ce que *P. Michon appelle le « primat du langage » pour sa propre philosophie du sujet : « Comme le je du langage, sujet et modernité doivent être conçus comme des places vides disponibles pour n’importe quel être humain. »59 Il n’y a donc pas de « classes de références » stables pour les occurrences du sujet dans l’histoire, et, comme pour le pronom personnel je, il n’y a pas d’objets définissables une fois pour toutes ou émergés à un moment précis, invariablement présents dès lors. La singularité ou du moins sa possibilité peut être au rendez-vous précisément parce qu’il n’y a que des processus ouverts. Proposant une « nouvelle conception du flux historique »60 qui met fin aux dualismes habituels (holisme et individualisme, avant et après, etc.), *P. Michon accentue donc particulièrement le caractère de processus de la subjectivation. Le sujet singulier lui-même constitue une possibilité, le résultat non figé et non nécessaire (connaissant éventuellement des degrés et des domaines plus ou moins « actifs ») d’une construction à l’œuvre dans la vie d’une personne ou d’un collectif, et toujours aussi dans un langage.
9. Un détour par Rousseau : singularité et universalisme
53Illusion collective ou « croyance qui fait vivre » de l’ère individualiste, il est indéniable que, malgré cette critique lumineuse, l’idée d’une émergence, à un moment historique donné, du sujet autonome synonyme de libération et d’intériorisation ainsi que le dualisme géographique et historique rencontrent encore un engouement certain. Philippe Lejeune appelle toujours les Confessions de Rousseau une anticipation sur 1789, un « passage du genre aristocratique des “Mémoires” à un nouveau genre démocratique »61. Pour ce qui est des résonances politiques et universalistes, j’avoue avoir, moi aussi, toujours tendance à lire la réponse au roi Stanislas évoquée par Rousseau dans ses Confessions comme un fait marquant annonçant le déclin de l’Ancien régime. Rousseau rejette, comme s’il s’agissait là d’une simple opinion de particulier parmi d’autres, la critique de son Discours sur les sciences et les arts formulée par le Roi Stanislas. « Je réfutai pleinement l’ouvrage », écrit Rousseau. Selon lui, le fait de devoir et de pouvoir répondre au Roi de Pologne et de l’« apprendre au public » apporte la preuve qu’« un particulier pouvoit défendre la cause de la vérité contre un souverain même »62.
54Même l’individu « hypermoderne »63, consumériste, inquiet, obsédé par la sécurité et la santé, et néanmoins hédoniste, se voit encore porteur de droits universels, acquis dans les Révolutions américaine et française. Il ne sait pas si la pression exercée par les mass-médias correspond vraiment à ce qu’on voulait dire par liberté d’opinion. Il est désabusé et peu porté au sacrifice, mais il y croit quand même, sans enthousiasme. La liberté acquise en 1776 et en 1789, et s’annonçant nettement chez Rousseau, reste plus ou moins une évidence propre à la modernité. Et si nous voulons toujours réaliser notre liberté non pas dans et par la société, mais contre elle, ce réflexe libertaire peut, lui aussi, être retracé jusqu’à Rousseau : « L’homme est né libre, et par-tout il est dans les fers. »64 Nous avons changé de chaînes, et notre autonomie individualiste et présentiste ne nous permet pas toujours de distinguer entre accomplissement d’un désir individuel et addiction, mais il reste réconfortant de se dire que les chaînes n’ont pas de légitimité et ont déjà été brisées.
55Par rapport aux valeurs modernes d’indépendance personnelle, de liberté de penser, etc., les Confessions ne sont pas neutres. Elles prennent parti pour ces valeurs, mais elles le font sous la forme d’événements biographiques parmi d’autres dans la chaîne narrative. Une résolution d’indépendance ou l’« enthousiasme républicain » apparaissant à tel moment précis de la vie de Rousseau ne sont point présentés à la manière d’une illumination suivie d’une conversion à partir de laquelle le sujet religieux, lui, se serait trouvé dans le vrai et dans le droit chemin, sauvé une fois pour toutes. Chez Rousseau, une telle décision phare est relativisée par un faisceau de motivations différentes et de retournements de situation possibles. Aussi la célèbre « réforme personnelle » reflète-t-elle certes une volonté de changement et d’indépendance, mais elle est en même temps une réaction aux propos d’un médecin qui ne lui donne plus que quelques mois à vivre (il se trompe). Le refus d’être présenté au roi après le succès du Devin du village à Fontainebleau est dû autant à la peur de ne pas être présentable (d’être mal habillé, barbu…), de bafouiller en la présence du roi, de ressentir un besoin urgent d’uriner, etc. qu’à son humeur d’« anti-despote ». Et combien de fois Rousseau ne nous dit-il pas qu’à partir de tel événement marquant ou de telle résolution prise datent, non pas son bonheur, mais ses misères… Le récit rousseauiste parle effectivement de l’émergence, dans la vie d’une personne, de motifs assimilables aux droits de l’homme, et il ne cache pas non plus leur valeur de conquête à résonance plus qu’individuelle. Or les ambigüités et fluctuations dans la motivation, les retournements imprévus de situations, etc. expliquent pourquoi ce récit ne donne point l’impression d’être fadement programmatique ou de mettre toute vérité dans la bouche d’un protagoniste parfaitement conscient de tous les aléas de son destin. Le narrateur ne cesse de souligner sa propre timidité, sa gaucherie et balourdise, son manque d’esprit, et comme on sait, il parle de ses erreurs, méfaits et perversions. Les Confessions n’ont donc rien à voir avec un écrit à visée idéologique. Il s’agit d’un récit vif et souple où prime après tout le plaisir de l’évocation du passé.
56Le préambule et d’autres passages du texte expriment l’idée que, pour arriver à un récit entièrement personnel, il faut adopter une organisation narrative supra-personnelle. Certes, les Confessions sont travaillées par un besoin immédiat de compréhension. Or comme l’autobiographe ne doit pas se montrer « comme il veut être vu », mais « comme il est »65, et que le jugement impartial invoqué par Rousseau dépasse déjà la compétence analytique et la responsabilité personnelle du narrateur, ce jugement ne peut être le fait du « Je narré » [erzähltes Ich] (le Je qui porte l’action au moment où elle se déroule) sans distance par rapport à ce qui lui arrive. Mais il ne l’est pas non plus vraiment du Je narrateur et commentateur66. Malgré sa compréhension par la rétrospective, ce dernier s’en remet plutôt à l’organisation générale de son entreprise de dévoilement (« tout dire », transparence, pluralité de styles, « enchainement d’affections secrettes », etc.) qu’à sa vision personnelle des choses. Dès le préambule, il est donc question non pas d’un choix de moments significatifs, mais d’un « tout » continu : « ce bisarre et singulier assemblage a besoin de toutes les circonstances de ma vie pour être bien dévoilé »67. Comme il s’agit de comprendre une vie qui n’est justement pas marquée par une insertion harmonieuse dans le monde de l’époque, mais par un décalage prononcé, il ne suffirait pas d’éclairer simplement des raisons d’agir, de justifier des choix stratégiques et de raconter des aventures. Le jugement de vérité à rendre sur l’individu autant que sur la société doit dépasser l’apologie personnelle et transcender l’opinion.
57Dans cette mise en scène judiciaire, l’outil principal dont dispose Rousseau pour dépasser l’apologie est l’aveu. Or l’aveu qui relève de la pratique de la confession dévoile certes la faute ici et ne refuse pas le repentir ou l’expiation68, mais il n’appelle pas la sanction. L’aveu ne plaide pas non plus le pardon ou l’acquittement. Il plaide la singularité69. Traduit en termes plus juridiques, cela s’apparente à un principe généralisé de circonstances atténuantes et confère à cet aveu un statut différent de l’aveu chrétien ou de l’aveu judiciaire confessant péché ou crime. C’est décidément la singularité, déclinée dans d’innombrables scènes de la vie de Jean-Jacques, qui possède en même temps un aspect universel, de revendication générale, de vérité à accorder à toute personne humaine. Rousseau a beau dire que les autres n’arriveront pas à suivre son exemple ; sa démonstration vaut pour tout le monde. On ne peut comprendre l’individu et, partant, la société dans son ensemble sans prendre en compte les singularités diverses, sans partir d’elles comme données élémentaires (ce qui prépare le futur « individualisme méthodologique »).
58L’apparition du thème du jugement « dernier » correspond certainement aussi à la demande du particulier Rousseau d’être jugé d’une manière plus équitable. Il prend lui-même sa propre défense contre Grimm, Diderot, Madame d’Épinay, l’ambassadeur à Venise et bien d’autres (les occasions deviennent plus nombreuses à partir du livre IX). Or, comme le jugement « dernier » relève de l’humanité entière, en l’occurrence des futurs lecteurs non partisans, et qu’il doit porter sur un seul être singulier, il en appelle implicitement à une redéfinition du statut de l’individu dans le monde. On sait que le jugement du préambule n’est plus assuré par Dieu qui, dans le dispositif rousseauiste, n’est que spectateur bienveillant, présent pour approuver. Il ne l’est pas non plus par l’auteur, mais – fine et essentielle différence – par le livre qu’il vient d’écrire (« on ne peut juger qu’après m’avoir lu »70). Ce livre qui retrace la trajectoire inédite de Rousseau est dicté par la nécessité d’en arriver à une transparence toute nouvelle par un effort de dévoilement total qui seul permettra au tribunal de la postérité de se prononcer équitablement sur son cas. Et celui-ci ne constitue pas un exemple parmi d’autres, mais un cas radicalement singulier. À son tour, le lecteur se trouve astreint à une condition similaire : seule la lecture complète du livre fonde son droit d’être juge.
59À partir des maximes apparaissant au fil du récit des Confessions ainsi que des développements théoriques des Discours ou du Contrat social, on peut indéniablement projeter un changement politique à venir. Or dans le récit autobiographique, on trouve certes les maximes et sentences (le droit de penser qu’on reçoit à la naissance, la supériorité du mérite personnel sur la hiérarchie des trois ordres…), mais il y a aussi un mode de vie qui n’a rien de révolutionnaire. Aussi Rousseau respecte-t-il scrupuleusement les lois du pays dans lequel il vit et entend-il profiter de sa protection :
Je voulois user pleinement du droit de penser que j’avois par ma naissance ; mais toujours en respectant le Gouvernement sous lequel j’avois à vivre, sans jamais desobéir à ses loix, et, très attentif à ne pas violer le droit des gens, je ne voulois pas non plus renoncer par crainte à ses avantages71.
60On voit ici la difficulté de traduire le « dualisme historique » en événements précis, d’observer les circonstances et détails de la mutation imaginée, d’entendre sonner les trompettes annonçant l’avènement d’un monde nouveau. Même la maxime prophétique apparaît surtout comme telle après coup, dans la rétrospective : elle constitue le résultat d’une interprétation au goût du jour (par les révolutionnaires de 1793/94, par exemple ; Robespierre recycle jusqu’à l’habitus de Rousseau). Et le préambule des Confessions n’est pas juste le début du texte, mais la première réinterprétation massive effectuée par Rousseau lui-même en 1769. Il y accentue fortement l’aspect judiciaire et défensif présent surtout à partir du livre IX.
61Pour ne pas en rester à la canonisation du Citoyen de Genève par les révolutionnaires, rappelons qu’il existe une façon tout autre d’expliquer ces mutations dans l’habitus interprétées traditionnellement comme l’émergence de la subjectivité et de l’intériorité autour de 1800. Cette approche écarte délibérément les notions de sujet, d’œuvre et d’auteur pour s’interroger sur les conditions de possibilité de certains discours, en l’occurrence du nouveau discours subjectiviste. Évacuant justement les perspectives intérieures, l’analyse historique du discours regarde en direction des sciences, des nouvelles techniques et des nouveaux médias de l’époque considérée. Si Napoléon a gagné ses batailles, c’est à cause de l’accélération de la transmission des informations, grâce entre autres au télégraphe et à la mobilité plus grande de ses armées : le génie du stratège n’intéresse personne. Cette analyse de l’histoire cherche à insérer un texte donné (les Confessions, par exemple) dans le processus global d’encodage des significations politiques, culturelles, etc. en le mettant en parallèle avec nombre d’autres textes de différente nature. Toutefois, les résultats de ces analyses restent souvent extrêmement généraux et volontairement anonymes. Dès qu’on veut connaître l’apport de tel acteur ou auteur, on bute sur la même perspective globale permettant de dire ce que faisaient tous (approximativement, en moyenne…), jamais ce que fait l’un. L’un apparaît uniquement comme exemple du tout.
62On sait bien qu’en politique, l’exécution d’un projet est très aléatoire, que les conséquences de beaucoup d’actions demeurent imprévisibles et que l’intention consciente se trouve facilement déviée, etc. Néanmoins, n’est-ce pas renverser le bébé avec l’eau du bain que de décréter que tout effet produit ou action menée, constitue le résultat de dispositifs, c’est-à-dire de cristallisations spécifiques des discours interconnectés ou alors de hasards qui ne sont produits par aucune volonté ? Par conséquent, les auteurs des Lumières n’ont pris aucune part intentionnelle dans la préparation de ces mutations. Ils ont au mieux enregistré et porté ce qui était dans l’air du temps. Ainsi se trouve déconstruit et mis à distance, c’est-à-dire rattaché aux « règles d’énonciation » en vigueur, ce qui semblait, à première vue, caractériser cette époque : la subjectivité, l’écriture des sentiments, etc. L’outil principal pour procéder à ces déconstructions me semble être l’analogie. L’analogie doit permettre, par exemple, d’établir des connexions entre le discours sentimentaliste et romantique qui prône l’intériorisation et fonde une psychologie du sujet, et l’émergence de la famille cellulaire. L’importance que revêtent pour cette théorie les « seuils historiques », donc les vastes mutations des discours, des techniques, sciences, pratiques et croyances corrélés, rappelle certes un peu l’aspect schématique du dualisme historique. Mais l’essentiel reste qu’une telle théorie met radicalement fin à l’affinité élective apparemment si évidente qui alliait subjectivité et singularité. Pour Friedrich Kittler, par exemple, c’est la nouvelle famille cellulaire avec ses désirs œdipiens préprogrammés qui produit à elle seule cette propension aux confidences, aux confessions et aux souvenirs d’enfance. Et c’est elle aussi qui façonne cette subjectivité dont on célèbrera tant la singularité et la richesse insondables. Rien de surprenant donc à ce que F. Kittler rejette violemment la position de Rousseau qui, lui, accorde une place centrale à la singularité.
63Comme on le sait de l’Émile, la leçon de Robinson a été décisive pour Rousseau. Le Rousseau à l’époque de sa « réforme personnelle », le reclus de l’Ermitage, le « promeneur solitaire » pratiquent une sorte de robinsonisme, l’île devenant la métaphore d’une attitude nécessaire pour bien juger de l’utilité personnelle de toute opinion ou comportement. Comme le monde est censé ne pas comprendre l’auteur des Confessions, un tel moyen pour accéder à la juste vision des choses a sans doute beaucoup tenté Rousseau : « Le plus sur moyen de se mettre au dessus des prejugés et d’ordonner ses jugemens sur la vérité des choses est de se mettre à la place d’un homme isolé et de juger de tout comme cet homme en doit juger lui-même eu égard à sa propre utilité. »72 Ce robinsonisme expérimental à visée critique et universelle (« L’Isle du genre humain c’est la terre »73) se comprend aisément pour l’Émile. Le caractère programmatique de ce livre correspond à son but : proposer une méthode pratique d’éducation permettant de développer les facultés « naturelles » et personnelles d’un enfant. On sait qu’Émile doit lire un seul livre, le « Robinson Crusöé », et le mythe robinsonien a sans doute façonné les idées de Rousseau, influencé sa conception de l’homme de la nature, laissé sa trace dans certains traits de l’« ours » Rousseau. Cependant, l’écriture des Confessions n’est pas une entreprise de purification solitaire, de réduction à un état élémentaire. Les Confessions ne ramènent pas les choses à une explication simple74.
64Même les « révolutions » dans la vie de Rousseau ne durent pas. Les prises de position les plus marquantes, les mutations les plus prometteuses s’avèrent passagères, suivies d’un retour vers le même Jean-Jacques qu’avant. Rousseau s’étonne de voir qu’un de ses écrits et les vérités qui y sont exprimées contredisent complètement un écrit précédent75… Pour couronner le tout, il ne peut s’empêcher de constater un manque persistant dans tout ce qu’il tente d’achever avec le plus de conviction et d’élan. Rousseau appelle « oscillations » ce mouvement dans sa vie qui lui fait continuellement rater la « ligne de repos » :
… sans qu’on s’en aperçut, sans presque m’en apercevoir moi-même, je redevins craintif, complaisant, timide, en un mot le même Jean-Jacques que j’avois été auparavant. / Si la révolution n’eut fait que me rendre à moi-même et s’arrêter-là, tout étoit bien ; mais malheureusement elle alla plus loin et m’emporta rapidement à l’autre extrême. Dès lors mon ame en branle n’a plus fait que passer par la ligne de repos, et ses oscillations toujours renouvellées ne lui ont jamais permis d’y rester76.
65L’universalisme et le caractère atemporel des maximes et résolutions d’indépendance et de vérité se trouvent donc comme réabsorbés par l’enchaînement biographique du récit qui a toujours le dernier mot et qui dessine les contours d’une singularité dans le monde et contre le monde. Autrement dit, la mise en scène judiciaire, le principe du « tout dire » (de l’aveu) laisse se profiler en fin de compte une vérité entièrement biographique et narrative sans donner naissance à un principe politique – aussi juste et généreux soient les idées évoquées – mais produisant une singularité dans le temps.
66J’appellerai « désocialisation » le processus d’autodétermination qui paraissait opposer l’individu autonome « moderne » à la société : on ne peut accéder à la vérité (vérité intérieure, profonde) d’une personne qu’en la considérant en dehors des liens avec la société, comme personne isolée. (Notons au passage que, l’essor de la sociologie aidant, on est en général d’un avis contraire aujourd’hui : « on ne peut décrire et encore moins rendre compte de ce qu’il [l’être humain] fait en le considérant de manière isolée. »77) Seule la désocialisation, pensait-on, donnerait accès à ce qu’est la personne singulière dans sa vérité. Le passage déjà évoqué de la « réforme personnelle » de Rousseau vantant l’auto-détermination et le rejet du qu’en dira-t-on représente un exemple typique d’un enchaînement d’arguments qui transforment une sorte de liberté spirituelle à l’ancienne en un programme moderne d’indépendance et de libération personnelle dont le modèle me semble davantage être l’autosuffisance robinsonienne que la simple diminution des allégeances (mais il faudrait écarter de ce passage des Confessions tout ce qui le relativise pour arriver à une pureté idéologique) :
Je ne trouvai plus rien de grand et de beau que d’être libre et vertueux, au dessus de la fortune et de l’opinion, et de se suffire à soi-même. […] Je renonçai pour jamais à tout projet de fortune et d’avancement. Déterminé à passer dans l’indépendance et la pauvreté le peu de tems qui me restoit à vivre, j’appliquai toutes les forces de mon ame à briser les fers de l’opinion, et à faire avec courage tout ce qui me paroissoit bien, sans m’embarrasser aucunement du jugement des hommes78.
67À partir de ce plaidoyer rousseauiste pour l’indépendance de la personne, la distinction que fait Louis Dumont, en s’appuyant sur Simmel, entre un « individualisme de l’égalité » caractéristique de la France et un « individualisme de la différence » qu’il appellerait volontiers singularisme79 (voir aussi N. Voeltzel) et dont on trouverait les principales manifestations chez Herder, Goethe et d’autres auteurs allemands s’effondre au moins partiellement puisque, chez Rousseau, en tout cas, les deux aspects sont également présents (pas d’égalité des droits sans le « bisarre et singulier assemblage » de chacun). Certes, c’est en tant que valeur générale que la singularité devient le garant de l’égalité. Mais le « moi, je » des Confessions est d’abord différence. En revanche l’égalité, et l’universalité qui y est forcément liée, jouent probablement un rôle un peu moindre outre Rhin et c’est bien là qu’un philosophe comme Fichte peut, selon M. Kauffmann, se mettre à expérimenter avec le solipsisme…
68Revenons au principe de « désocialisation » dont la liberté individuelle est supposée être le moteur. Ce principe n’est pas anéanti par les entraves rencontrées en chemin, mais davantage encore accentué par elles80. Les obstacles indiquent le chemin à parcourir, la tâche à accomplir et tout ce que doit surmonter la personne en quête d’indépendance. On est singulier parce que mouvant, non défini. (C’est l’opposé même du Moi spirituel dont la liberté consiste à rester égal à lui-même.) Dans le contexte des Lumières, de la foi dans le progrès, l’éducation, etc., le temps humain finissait déjà par apparaître comme une progression. Or si l’on complète le processus de formation (dont le Bildungsroman allemand essaie tant bien que mal de maintenir le caractère ascensionnel) d’un processus de déformation tel que le fabuleux Anton Reiser de Karl Philipp Moritz l’exemplifie déjà à la fin du XVIIIe siècle, on voit que le temps biographique et le « modèle historique d’explication de la personnalité »81 s’imposent comme la forme d’aperception de la vie singulière, voire de la vie des êtres humains en général :
Pour bien connoitre un caractère il y faudroit distinguer l’acquis d’avec la nature, voir comment il s’est formé, quelles occasions l’ont développé, quel enchainement d’affections secrettes l’a rendu tel, et comment il se modifie, pour produire quelquefois les effets les plus contradictoires et les plus inattendus82.
69Dans le cadre narratif des Confessions, c’est cette même aperception biographique circonscrivant la singularité qui s’avère fondamentale, tandis que le bien-fondé des idées adoptées ou des objectifs à atteindre reste aléatoire parce que soumis à son tour au temps biographique. L’autobiographie montre comment on devient autre que ce que l’on était, mais évolution narrative n’y signifie pas vraiment accomplissement. Tout se tient, et « pour me connoitre dans mon age avancé, il faut m’avoir bien connu dans ma jeunesse »83. Or la dynamique de l’autobiographie moderne est peut-être « penchée en avant », comme disait G. Turin au sujet de Volodine (« penchée en arrière » serait tout aussi exact), mais guère téléologique ou orientée vers un dénouement heureux.
70Quand on évoque, sans trop y réfléchir, la singularité d’une personne, voire d’un animal insolite comme la bête du Gévaudan, on pense plutôt à un état donné une fois pour toutes ou ne demandant qu’à éclore dans des circonstances propices (le héros moyen du cinéma américain et hitchcockien, le héros de la fantasy…) tandis que, pour *P. Michon, la singularité est « fondamentalement fluide ». Cependant, même quand on suppose une base « matérielle » à la singularité d’une personne, un caractère prédominant et donc répétitif, on n’exclut pas des facteurs multidirectionnels et contradictoires. Dans le même homme, le citoyen, la personne, le salarié, le croyant peuvent être en désaccord entre eux-mêmes84, puis les rythmes de vie nourris par l’échange avec le monde « extérieur » entraînent une évolution ou « ondulation » permanente des contours de cette singularité. Une relative fluidité n’exclut cependant pas une relative stabilité, et elle n’est point incompatible avec l’idée traditionnelle d’une singularité marquante et « sautant aux yeux ». L’idée d’évolution ou de progrès a déserté la grande histoire, mais nullement la vie personnelle. Du projet professionnel ou culturel en effet réalisable jusqu’aux promesses les plus extravagantes des stages de « mieux-être » et de « développement personnel »85, l’idée individualiste et singulariste d’évolution est toujours omniprésente. C’est probablement « l’évidence » toujours grande de cette idée d’évolution (et, plus discrète, de déformation) qui nous fait volontiers considérer la confusion des perspectives si soigneusement séparées par *P. Michon comme notre lot commun. Ainsi « l’accession à la position d’agent » garderait néanmoins un certain aspect de donnée naturelle ou de déroulement nécessaire puisque l’évolution personnelle serait un dû qu’on est en droit d’exiger de la société au stade le plus élevé de ses performances. Le zeste de croyance qui subsiste du welfare state et des facilités du premier hédonisme postmoderne individualiste et narcissique n’empêche cependant pas que les Robinsons actuels ne soient en même temps volontaristes. Ils savent qu’ils doivent mettre la main à la pâte et ne pas attendre que la nature bienveillante les gratifie de son attention : l’évolution que la société doit garantir demande à être enclenchée activement par l’individu « motivé », ce qui limite les bienfaits de la dynamique individualiste et rejette dans la nature des singularités non adaptées à ce volontarisme et à son besoin d’« auto-motivation ». Or l’automotivation est-elle subjectivation ?
71Tous ces avatars de l’individualisme mis de côté, il n’est sans doute pas inutile de rappeler qu’on peut concevoir une singularité et une subjectivation sans idéologiquement les accoler à l’individualisme. Dans les mémoires d’aristocrates du XVIIe siècle, par exemple, écrits bien avant Rousseau, on constate une accentuation non pas descriptive et biographique de la singularité, mais performative. Le mémorialiste exploite souverainement la limitation spatiale et temporelle de sa perspective. Il a son point de vue très particulier et s’exprime très librement. Il parle souvent uniquement de ce qu’il a vu et de ce qui lui tient personnellement à cœur. Or en se profilant ainsi comme le sujet énonciateur singulier de son histoire, il n’a aucun besoin, en même temps, d’affirmer la valeur de l’intime et de l’intériorité, de mettre au centre de l’intérêt une personne hors société, en deçà des ordres et des destins prédéfinis, une personne qui accéderait à son histoire personnelle en la dissociant de l’Histoire avec un grand H. On pourrait donc émettre l’hypothèse que le mémorialiste ancien est un exemple d’une singularité performative se constituant dans l’écriture, mais sans idéologèmes individualistes. Nous sommes cependant si habitués à la valorisation du for intérieur privé, à des biographies ne suivant pas le destin tout tracé par la lignée paternelle ou la naissance que la pourtant forte singularité de ces vies anciennes (voir Retz, Dumont de Bostaquet, Bussy-Rabutin…) ne saute pas aux yeux.
10. Robinson
72Retournons, pour finir, à une acception déjà entrevue de la singularité qui combine l’autarcie avec la solitude, la solitude non plus comme punition, épreuve ou invitation à la contemplation, mais comme révélateur des capacités inouïes ou infinies de l’être singulier – de chaque être singulier. Dans son article sur Le Travail de la nuit de Thomas Glavinic, *Sylvaine Faure présente un ouvrage qui constitue un condensé de figures de la singularité telles que la littérature, les mythes et les légendes les ont mises à notre disposition, en tout premier lieu Robinson, puis le naufragé, le dernier homme, le survivant (d’un déluge, d’une guerre nucléaire…), l’élu (le prophète). Il manque l’ascète ou l’ermite qui se retirent délibérément de la société humaine, encore que cela ne soit justement pas dans le but de se singulariser. Les trajectoires robinsoniennes ne sont pas des exemples de singularité, mais de singularisation. C’est le destin, le hasard ou un accident dramatique qui a singularisé le héros et l’a poussé dans une solitude non voulue. Il existe d’innombrables variantes de ces trajectoires robinsoniennes : on y rencontre en premier lieu la valorisation inconditionnelle de la solitude qui n’est plus épreuve, mais moyen idéal pour vivre en autarcie, l’individu (tout individu) pouvant expérimenter ainsi ses capacités de production et d’organisation. Mais la solitude peut aussi apparaître sous son angle tragique quand il faut faire face aux conséquences de l’absence d’autrui. La version positive de la situation insulaire s’étend du roman de Defoe The Life and Adventures of Robinson Crusoe (1719) jusqu’à l’individualisme méthodologique de nos jours (le terme est employé dès 1908 par Joseph Schumpeter86), en passant par Rousseau. Néanmoins, la question de l’Autre n’est pas absente du Robinson de Defoe, grâce au personnage de Vendredi, bien sûr, mais aussi à cause de la frayeur terrible qui saisit Robinson à la vue de la première trace d’un pied humain dans le sable de son île. Pourquoi cette frayeur ? Pour Rousseau et Campe, l’existence robinsonienne est principalement marquée par la concentration, le dépouillement et le retour aux besoins élémentaires et véritables. « L’île », école idéale de l’individu, sert alors de métaphore et de modèle pour ce que l’on doit privilégier dans le développement des facultés et besoins naturels : Defoe aurait su inventer, écrit Rousseau, « une situation où tous les besoins naturels de l’homme se montrent d’une maniére sensible à l’esprit d’un enfant et où les moyens de pourvoir à ces mêmes besoins se développent successivement »87. Il en conclut :
Robinson Crusöé dans son isle, seul, dépourvu de l’assistance de ses semblables, et des instrumens de tous les arts, pourvoyant cependant à sa subsistance, à sa conservation, et se procurant même une sorte de bien-être, voilà un objet intéressant pour tout âge […]. Voila comment nous réalisons l’Isle déserte qui nous servoit d’abord de comparaison. Cet état n’est pas, j’en conviens, celui de l’homme social ; vraisemblablement il ne doit pas être celui d’Emile ; mais c’est sur ce même état qu’il doit apprécier tous les autres88.
73Malgré les nombreux outils et armes dont dispose Robinson (Campe les retirera de la fable), le dénuement et la singularisation par la solitude l’emportent toujours dans cette histoire et poussent celle-ci vers un mythe de performance et d’autarcie victorieuse impossible à démentir. Le mythe renaît toujours. Or l’« existence » robinsonienne n’est-elle pas surtout marquée par la construction d’un système hautement complexe ? Toute la différenciation fonctionnelle telle qu’elle existait déjà en Angleterre dans une grande ville comme Londres s’y trouve présente puisque Robinson ne se contente nullement de se lancer dans la cueillette, par exemple. Robinson n’est-il pas l’homme le plus hanté par les devoirs, appréhensions, pratiques, croyances, formes d’organisation et techniques du monde occidental ? Ces données propres à une société technologiquement évoluée ne lui sont-elles pas d’autant plus indispensables encore qu’il se trouve loin de son univers d’origine et se voit contraint de vivre de ses souvenirs ? Robinson, le plus aliéné et le moins singulier donc des occidentaux ? C’est ainsi que le voit l’héroïne de Giraudoux dans Suzanne et le pacifique (1921), naufragée et insulaire elle aussi, qui soupçonne son prédécesseur Robinson d’encombrer « déjà sa pauvre île, comme sa nation plus tard allait faire le monde, de pacotille et de fer-blanc »89. Robinson poursuit en tout cas ses efforts jusqu’à la création d’un équivalent solitaire de plus ou moins tous les corps de métier et des produits de l’artisanat contemporain. La gravure de Robinson sur la couverture du livre montrerait alors comment, dans la personne singularisée par son isolement (« singled out »), mais lourdement équipée et terriblement organisée du héros de Defoe, tout un système sophistiqué, pas juste une habitude, mais un empire gouverné sans faille s’écroule à la vue du pas d’un autre homme dans le sable. L’effroi terrible qui saisit Robinson équivaut à l’irruption du chaos en plein milieu de son rêve de démiurge solitaire, ordonné et efficace. La présence des autres peut, ensuite, apporter plus de satisfaction (Robinson ne parle de bonheur qu’après l’arrivée de Vendredi). Elle permet, par la division du travail, un développement inespéré, mais elle rend aussi caduc le perfectionnement du système individuel de production (et la production de systèmes). Même si, en fin de compte, Vendredi ébranle peu l’univers occidental reproduit en solitaire par Robinson et appliqué sans hésiter au bon sauvage, le vrai mythe de performance et d’autarcie apparaît comme soudé à l’idée d’isolement et de singularisation expérimentale. Car l’état robinsonien n’a rien à voir avec une quelconque réalité. L’histoire véridique d’Alexander Selkirk, le modèle dont s’est servi Defoe pour camper son personnage, diffère largement du récit de Defoe. Selkirk était à moitié fou et presque incapable de parler quand il fut retrouvé par le capitaine Woodes Rogers90. L’invraisemblance psychologique du récit de Defoe saute donc aux yeux, ce qui n’enlève visiblement rien à la fascination qu’il procure. La situation insulaire donne à l’application besogneuse de Robinson non pas un certain intérêt, mais un intérêt inouï et extraordinaire, une singularité fantasmagorique.
74Le roman de T. Glavinic explore le versant désastreux de l’absence d’autrui. « Comment s’éprouver encore comme un être singulier quand l’autre fait défaut », demande *S. Faure. La disparition de la « structure autrui » (Deleuze sur M. Tournier) risque d’affecter la perception des choses et du temps. Le héros du roman, Jonas, cherche à (se) créer une altérité de substitution en posant des caméras à plusieurs endroits de son univers et surtout en se filmant lui-même (mais est-ce lui encore ?) pendant son sommeil. Apparaît ainsi le « personnage » du « dormeur ». Parallèlement, la « possibilité de surgissement inopiné de l’autre » entretient la paranoïa d’être observé et crée le suspense narratif. Or même dans les rêves, les visages se déforment, les corps se disloquent… Dans son article sur la robinsonnade poétique de Franz Baermann Steiner, *Isabella Parkhurst-Atger propose utilement de distinguer différentes phases dans la prolifération du récit et du mythe si vivace de Robinson. La première phase serait celle de la « réécriture », une longue période où d’innombrables récits plus ou moins fidèles à l’inspiration d’origine de Daniel Defoe voient le jour, voire des textes sans aucune trame similaire, reprenant uniquement le nom « Robinson » qui fait vendre. La deuxième phase, celle du « désenchantement » débuterait avec le XXe siècle, suivie, après la fin de la Seconde Guerre mondiale, d’une variante postcoloniale, celle de la « désécriture » initiée, selon *I. Parkhurst-Atger, par Baermann Steiner. On constate que cette première « désécriture » ne s’attaque ni à l’invraisemblance psychologique de l’existence robinsonienne ni à son caractère mythique, mais essentiellement à sa coloration économique et colonialiste, à la stature du « faiseur », de l’universel artisan, de l’homme blanc. Semblable en cela au « Robinson originaire » d’Ibn Tufayl (Havy ben Yaqzân – Le philosophe autodidacte, XIIe siècle), le personnage fusionné du Robinson-Vendredi de Baermann Steiner, expurgé de tout primitivisme et de la supériorité de l’un par rapport à l’autre, est devenu non pas – et surtout pas – un entrepreneur, mais un sage, « aguerri par la solitude ». « Sans espoir », certes, mais aussi très loin d’avoir été rendu débile par la solitude. Le mythe continue à agir et à se chercher de nouvelles constellations. En tant que survivant aguerri et sage, ce Robinson appartient en quelque sorte à une tradition seconde du récit insulaire dont l’amorce se trouve déjà chez Defoe91, récit où les héros ne sont pas des travailleurs infatigables se battant contre une nature hostile, des insectes agressifs et d’autres difficultés (voir surtout Johann Heinrich Campe, Robinson der Jüngere, 1779) mais des êtres qui – accablés par la solitude ou non – vivent en harmonie avec leur environnement ou regrettent leur paradis insulaire. Cette tradition va d’Ibn Tufayl à Giraudoux (Suzanne et le pacifique, 1921) et au Robinson de M. Tournier qui reste dans l’île tandis que Vendredi part avec la goélette (Vendredi ou les limbes du pacifique, 1967). Même Lord of the Flies (1954) de William Golding contient quelques bribes d’harmonie et de fusion idyllique, bien que Golding montre avant tout comment l’effort d’instaurer une organisation sociale et un gouvernement à partir d’un état de nature aboutit presque infailliblement à la violence, à l’usurpation du pouvoir, au sacrifice de boucs émissaires, à la chasse à l’homme et à la dictature. La singularisation des héros naufragés par le destin se retourne en une éclosion du pire bien connu, la répétition d’un même schéma dépourvu de toute singularité.
75Qu’elle soit perspective, valeur, mythe, idéologie moderne ou garantie d’un nouveau réalisme loin de toute idéologie, la singularité est toujours un parti pris. Celui-ci peut être nominaliste (Occam, Mauthner, Stirner, Nietzsche…), subjectiviste (Rousseau, Goethe…), esthétique (Huysmans, Wilde, Barrès…), nationaliste (Barrès encore…) ou biologique…, la singularité épouse les ramifications des discours et croyances d’époques très différentes. On se réclame d’elle comme valeur ou donnée élémentaire ou alors on la rejette comme dangereuse ou illusoire. Nous avons exploré tout particulièrement l’aspect nominaliste jusques dans ses variantes « quelconques » (Clément Rosset, G. Agamben). Nous avons pris au sérieux la philosophie du sujet de l’époque idéaliste jusques dans ses conséquences solipsistes (Fichte) et présenté, dans l’introduction même, l’exemple le plus saillant de la singularité biographique et narrative de l’époque moderne : Jean-Jacques Rousseau. La singularité peut être le « tout autre », l’impensé ou l’inconnu, mais elle peut aussi définir le rebelle ou le dissident ou guider la quête des plaisirs privés dans une société post-disciplinaire. Car même dans notre monde postmoderne d’individualisme massifié, la singularité continue à faire sens – comme un happy end inespéré.
Notes de bas de page
1 Clément Rosset (1985 [1979]), L’objet singulier. Nouvelle édition augmentée, Paris, Minuit, p. 28.
2 André Lalande (13e éd., 1980 [1926]), Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Presses Universitaires de France, p. 495.
3 Ibid., p. 505.
4 Stéphane Chauvier, « Particuliers, individus et individuation » dans Pascal Ludwig et Thomas Pradeu (2008), L’individu. Perspectives contemporaines, Paris, Vrin, p. 18.
5 Voir à ce sujet ibid., p. 20-21.
6 Il semblerait que chez les indiens du Pérou, la mariée doive éplucher une pomme de terre particulièrement biscornue et accidentée, pleine d’excroissances pour apporter la preuve qu’elle sait traiter son futur mari avec douceur et sans le brusquer. Elle est donc amenée à traiter cette pomme de terre presque comme un individu.
7 A. Lalande, Vocabulaire…, op. cit. p. 995 et 996.
8 Par le séquençage de l’ADN du génome humain.
9 « Ah ! ce que je sais, tout le monde peut le savoir – mais mon cœur n’est qu’à moi » [« Ach, was ich weiß, kann jeder wissen – mein Herz habe ich allein »] (Goethe, Die Leiden des jungen Werther, lettre du 9 mai 1772).
10 S. Chauvier, « Particuliers… », art. cit., p. 15.
11 S. Chauvier, « Particuliers… », art. cit., p. 32-33. Voir aussi C. Rosset : « Ce problème est d’ailleurs bien connu de l’histoire de la philosophie, qui a toujours achoppé sur le caractère impensable et indescriptible de la notion du même dès lors qu’il n’est aucun autre pour en rendre raison. […] Impossible, en bref, de penser le même sans penser du même coup son propre contraire, d’imaginer une identification qui ne passerait pas par le biais d’un “ne pas être identique” en quoi se résume paradoxalement la dernière et meilleure preuve. […] Une identification consiste à ramener un terme inconnu à un terme connu ; opération impossible dans le cas du réel qui est seul à être et ainsi, si l’on peut dire, le seul à être seul » (L’objet singulier, op. cit., p. 16, 20 et 22).
12 Giorgio Agamben (1990), La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, Paris, Seuil, p. 10.
13 Ibid., p. 11.
14 S. Chauvier, « Particuliers… », art. cit., p. 21.
15 Clément Rosset, L’objet singulier, op. cit., p. 15.
16 S. Chauvier, « Particuliers… », art. cit., p. 22.
17 Tractatus 7 : « Sur ce dont on ne peut parler, il faut garder le silence » [« Wovon man nicht sprechen kann, darüber muß man schweigen »].
18 Curieusement, c’est à partir de cet élagage rossetien que G. Agamben semble développer sa nouvelle transcendance de la « communauté qui vient » : « l’avoir-lieu de toute chose est le transcendant pur » (La communauté…, op cit., p. 21 et 16 sq.).
19 Cf. par exemple: Wittgenstein und der Wiener Kreis. Gespräche, aufgezeichnet von Friedrich Waismann, Werkausgabe (8 tomes), Frankfurt, Suhrkamp, 1984, t. 3, coll. « stw » 503, p. 93 : « Der Mensch hat die Tendenz, gegen die Grenzen der Sprache anzurennen. »
20 S. Chauvier, « Particuliers… », art. cit., p. 22.
21 Voir S. Chauvier, « L’unique en son genre », Philosophie, 2010/2, no 106, p. 3 et 17-21.
22 Gilles Lipovetsky (1983 et 1993), L’ère du vide. Essais sur l’individualisme contemporain, Paris Gallimard, coll. « folio essais » 121, p. 130 : « Le modernisme est l’importation du modèle révolutionnaire dans la sphère artistique. »
23 « Le Modernisme institue un art détaché du passé, souverainement maître de lui-même » (ibid., p. 125). Voir aussi ibid., p. 142.
24 Ibid., p. 144-145.
25 A. Lalande, Vocabulaire…, op. cit., p. 1163.
26 Voir S. Chauvier, « Particuliers… », art. cit., p. 21.
27 Fritz Mauthner (1901), Beiträge zu einer Kritik der Sprache, Stuttgart, Cotta, vol. III, p. 641.
28 Clément Rosset (2004 [1977]), Le Réel. Traité de l’idiotie, Paris, Minuit, p. 164. Voir aussi, pour une appréciation différente et néanmoins similaire, Proust, Recherche, op. cit., t. I, p. 87.
29 « Nous appellerons insignifiance du réel cette propriété inhérente à toute réalité d’être toujours indistinctement fortuite et déterminée, d’être toujours à la fois anyhow et somehow : d’une certaine façon, de toute façon » (C. Rosset, Le réel…, op. cit., p. 14).
30 Voir ibid., p. 7.
31 Ibid., p. 58.
32 Ibid., p. 52.
33 Ibid., p. 47.
34 Ibid., p. 52.
35 Franz Rosenzweig (2003 [1921]), L’Étoile de la Rédemption, Paris, Seuil, p. 20.
36 F. Nietzsche (1966), Werke in drei Bänden, éd. K. Schlechta, München, Hanser, t. III, p. 313.
37 Max Stirner (1972), Der Einzige und sein Eigentum, Stuttgart, Reclam, RUB 3057, p. 412.
38 Ibid., p. 179 et 180.
39 Johann Gottlieb Fichte (1971), Fichtes Werke, Band III, Berlin, de Gruyter, p. 229 (Grundlage des Naturrechts).
40 M. Stirner, Der Einzige…, op. cit., p. 5.
41 Charles Girard, « Qui sont les individus de la politique ? » dans P. Ludwig et T. Pradeu (2008), L’individu, op. cit., p. 184. « … un groupe humain n’est pas simplement une addition de parties, mais un tout intégré » (ibid.). Voir aussi Razmig Keucheyan, « Individu et individualisme dans les sciences sociales », dans P. Ludwig et T. Pradeu, L’individu, op. cit., p. 208.
42 M. Stirner, Der Einzige…, op. cit., p. 406.
43 Robert Musil (1950), Der Mann ohne Eigenschaften, Hamburg, Rowohlt, p. 35.
44 Ibid., p. 32.
45 Harry Potter finit même par sauver la vie de son ennemi juré Draco Malfoy.
46 Voir infra, p. 17.
47 S. Chauvier, « L’unique… », art. cit., p. 3. Voir aussi ibid., p. 22 : « Les individus humains peuvent être appréhendés dans leur individualité à la fois par le biais d’une focalisation démonstrative ou descriptive et par le biais d’un concept singulier, en partie inarticulable, celui que nous formons et mobilisons peu à peu à mesure que nous les connaissons intimement et directement ».
48 Voir ibid., p. 22.
49 « I assume I am still allowed to enjoy the use of whichever words I like » (J. K. Rowling, 2004, Harry Potter and the Order of the Phenix, London, Bloomsbury, p. 233).
50 René Girard (2001), Mensonge romantique et vérité romanesque, Paris, Hachette, coll. « Pluriel », p. 292.
51 Ibid., p. 30.
52 P. Michon, Mémoire HDR : « Pour une philosophie éthique et politique à l’ère du capitalisme mondialisé. De l’histoire du sujet aux formes contemporaines d’individuation », habilitation soutenue le 28 novembre 2009 à l’ENS-LSH de Lyon, p. 132.
53 Magazine littéraire, no 510, juillet/août 2011, p. 92.
54 Michel Kauffmann attire mon attention sur le fait que Chantal Delsol, en reprenant l’apport des existentialistes, voit le Sujet, ou l’Ego, moins comme un donné historique que comme une tâche, un projet que chaque individu empirique doit réactualiser pour lui-même (voir C. Delsol, 2007, Éloge de la singularité, Paris, La Table ronde).
55 Voir aussi P. Michon (2007), Les Rythmes du politique. Démocratie et capitalisme mondialisé, Paris, Les Prairies ordinaires, p. 31 sq.
56 P. Michon (1999), Éléments d’une histoire du sujet, Paris, Éditions Kimé, p. 190.
57 P. Michon parle aussi d’une « dissociation de l’humanité en deux, entre Occident et reste du monde. Le sujet “moderne” serait une élaboration anthropologique typiquement occidentale, qui serait censée s’opposer radicalement à celle de l’homme “traditionnel” » (Mémoire HDR, op. cit., p. 132).
58 « On note, en premier lieu, le dégagement progressif de l’individu hors des solidarités et du holisme originel. La subjectivation est alors pensée comme le produit d’un processus d’émancipation de l’individu par rapport au groupe » (ibid., p. 129).
59 P. Michon, Éléments…, op. cit., p. 192.
60 Ibid., p. 184.
61 P. Lejeune (2005), « La révolution autobiographique », dans Signes de vie. Le pacte autobiographique 2, Paris, Seuil, p. 213.
62 J.-J. Rousseau (1959), Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « Pléiade », t. I (Confessions), p. 366. Voir aussi : « Et qu’on n’objecte pas que n’étant qu’un homme du peuple, je n’ai rien à dire qui mérite l’attention des lecteurs. […] Dans quelque obscurité que j’aye pu vivre, si j’ai pensé plus et mieux que les Rois, l’histoire de mon ame est plus intéressante que celle des leurs » (ibid., p. 1150).
63 Voir G. Lipovetsky et S. Charles (2010 [2004]), Les Temps hypermodernes, Le livre de poche, coll. « Biblio essais » 4401.
64 J.-J. Rousseau, « Du contrat social », dans Œuvres complètes, op. cit., t. III, p. 351.
65 J.-J. Rousseau, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 1149.
66 Voici comment Rousseau définit ces deux instances narratives : « En me livrant à la fois au souvenir de l’impression receue et au sentiment présent je peindrai doublement l’état de mon ame, savoir au moment où l’événement m’est arrivé et au moment où je l’ai décrit » (ibid., p. 1154).
67 Ibid., p. 1153.
68 Voir ibid., p. 454, 1155…
69 « J’ose croire n’être fait comme aucun de ceux que j’ai vus » / « … mon entreprise est singulière » (ibid., p. 5 et 1151).
70 Ibid., p. 5.
71 Ibid., p. 406 sq.
72 J.-J. Rousseau, Œuvres complètes, op. cit., t. IV [ Émile], p. 455.
73 Ibid., p. 429.
74 Certes, la déchéance du jeune Rousseau qui passe de garçon innocent, vif et heureux à apprenti voleur et menteur, se trouve en résonance avec la critique rousseauiste de la civilisation élaborée dès le premier Discours, mais ces résonances complexifient encore davantage le récit.
75 Voir J.-J. Rousseau, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 425.
76 Ibid., p. 417.
77 J. Dewey (2003 [1927]), Le public et ses problèmes, Pau, Farago-Léo Scheer.
78 Ibid., p. 356 et 362.
79 Voir Louis Dumont (1991), L’idéologie allemande, Paris, Gallimard, p. 237.
80 Voir J.-J. Rousseau, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 367-368.
81 Voir Philippe Lejeune, Signes de vie, op. cit., p. 212.
82 J.-J. Rousseau, Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 1149. Voir aussi p. 1153.
83 Ibid., p. 174.
84 Voir C. Girard, « Qui sont les individus… », art. cit., p. 192 sq.
85 Voir aussi sur l’éclosion de ces techniques à partir des années 1960, l’article de N. Voeltzel.
86 J. Schumpeter (1908), Das Wesen und der Hauptinhalt der theoretischen Nationalökonomie, Leipzig, Duncker & Humblot.
87 Rousseau, Œuvres complètes, op. cit., t. IV (Émile), p. 454.
88 Ibid., p. 455.
89 J. Giraudoux, Suzanne et le pacifique, Le livre de poche, coll. « Biblio » 3277, p. 176.
90 En 1709, le capitaine Woodes Rogers prit à bord de son navire un certain Alexander Selkirk qui avait séjourné quatre ans et quatre mois sur l’île principale (Mas-a-Tierra) de l’archipel de Juan Fernandez et relata cette rencontre dans Voyage autour du monde publié en 1712 : A Cruising Voyage Round the World, edited by G. E. Manwaring from the original edition of 1712, New York 1928, p. 91-95.
91 « From this moment I began to conclude in my mind that it was possible for me to be more happy in this forsaken, solitary condition than it was probable I should ever have been in any other particular state in the world ; and with this thought I was going to give thanks to God for bringing me to this place » (D. Defoe, Robinson Crusoe, op. cit., p. 126),
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