Les faits ethnographiques actifs-collectifs, passifs-collectifs, productifs et improductifs1
p. 251-253
Texte intégral
1Nous pouvons diviser les faits ethnographiques en faits actifs-collectifs et passifs-collectifs. Au groupe des faits actifs-collectifs appartiennent ceux qui non seulement sont conçus par l’ensemble du collectif comme propriété commune, mais qui sont aussi créés par l’ensemble de ce collectif donné. Il faut compter au nombre de ceux-ci par exemple les broderies populaires que toutes les femmes du village peuvent fabriquer (dans ce cas l’activité est limitée à un seul sexe), d’autre part les chants largement répandus que tout le village connaît et que tous ses habitants chantent, et les coutumes que chaque maître ou maîtresse de maison ou encore tous les membres de la famille doivent accomplir en certains jours de fête, qu’il s’agisse de fêtes de famille ou de fêtes du calendrier annuel. Au groupe des faits passifs-collectifs appartiennent les faits ethnographiques que, certes, tout le collectif considère comme sa propriété, mais qui ne sont créés et exécutés que par des personnes isolées qui parfois n’appartiennent même pas au collectif donné. Il faudrait compter par exemple au nombre de ceux-ci ce qu’on appelle les produits du terroir : des images particulières, une vaisselle particulière, un matériau particulier, etc. qui dans certains cas sont fabriqués par des travailleurs à domicile n’appartenant pas au collectif des usagers ou même dans des usines, mais qui apparaissent comme des signes distinctifs du collectif donné, sont utilisés par l’ensemble de ses membres et sont conçus comme un bien propre. Y appartiennent également les bylines russes, les chansons historiques, les dumi1, les vers religieux et autres – des chansons qui ne sont chantées que par des chanteurs populaires isolés mais qui sont considérées par tous les paysans des régions russes et ukrainiennes concernées comme les leurs ; de même y appartiennent les formules magiques et les sortilèges qui ne sont utilisés également que par des personnes isolées (magiciens, voyants et rebouteux des deux sexes) mais à la vertu thérapeutique desquels tout le village croit.
2Nous pouvons étendre cette distinction entre faits ethnographiques actifs-collectifs et passifs-collectifs au domaine du tabou, qui relie, soit toute une communauté, soit certains de ses membres. J’ai surtout à l’esprit des exemples du deuxième groupe issus du cérémonial agraire et des coutumes liées au pâturage. J’ai pu constater dans un village de Russie carpatique que le gazda (père de famille) chez lequel on commence à labourer la première fois au printemps, n’a pas le droit de parler pendant toute cette journée. Il existe d’autre part toute une série de prescriptions relevant de tabous, qui lient les bergers. Ainsi en Russie carpatique un berger n’a le droit de manger ni viande ni lard le premier jour de Pâques. S’il se tient à ce tabou, alors aucun loup ne lui dévorera ses bêtes. Dans le gouvernement d’Arkhangelsk j’ai pu noter en 1916 toute une série de prescriptions relevant de tabous. Un berger n’a le droit de chercher ni baies ni champignons dans la forêt. S’il contrevient à cet interdit, il entrera en conflit avec le lešij (esprit de la forêt), et celui-ci causera du tort à ses bêtes. Une série de ces exigences ont un caractère ascétique. Le berger n’a pas le droit, par exemple, de danser avec des filles et une femme n’a pas le droit de se montrer à lui sans foulard sur la tête ou pieds nus.
3De même que, d’après la théorie de Saussure, nous pouvons distinguer dans le langage des formes grammaticales productives et improductives, nous trouvons aussi parmi les coutumes cérémonielles agraires, à côté de certaines qui sont encore vivantes, d’autres qui sont improductives, dont la population rurale ne comprend déjà plus tout à fait le sens et qui doivent s’éteindre avec la disparition de la génération présente. Des coutumes productives continuent à vivre, créent un nouveau matériau et le retravaillent en suivant les formes anciennes.
4Dans les remarques qui suivent, j’indique une série de faits ethnographiques que j’ai consignés en Slovaquie orientale et qui attestent la fonction magique ou primitive-religieuse du sapin de Noël dans cette région.
5Je cite moi-même le matériau.
6Le sapin ou « arbre du Christ » (Jesulanek) est installé du soir de Noël jusqu’à la fête des rois. Après la fête des rois, le 7 janvier, l’arbre est béni par le prêtre et peut ensuite être utilisé pour diverses coutumes. Ainsi, la femme encense les arbres fruitiers avec le sapin de Noël en feu, ce qui est dit protéger contre les chenilles. (Noté dans le village slovaque de Široke par la fermière Smolko Otyla).
7Le Jesulanek est installé jusqu’à la fête des rois mages. Quelques jours plus tard il est béni par le prêtre. On mange alors les biscuits qui y étaient accrochés et on dépose le sapin lui-même sur le four à sécher les grains. Si le maître de maison part ensuite labourer pour la première fois durant cette année-là, il utilise le tronc proprement scié du Jesulanek comme manche de fouet et fait claquer le fouet : « pouk ! pouk ! pouk ! ». On ne prend ce manche de fouet que pour la première fois, ensuite on le jette. (Noté dans le village de Laznov en Russie carpatique d’après les déclarations d’une vieille femme, A. Fedorko, et du jeune garçon Joseph Heško).
8Ici l’une des coutumes de l’intelligentsia citadine, celle du sapin de Noël, a été complètement transformée d’après le modèle des anciennes coutumes, d’après l’ancienne croyance productive. En Russie carpatique et en Slovaquie orientale nous trouvons beaucoup de coutumes cérémonielles agraires intéressantes qui apportent des variantes nombreuses aux coutumes de ce genre répandues dans le monde entier.
Notes de bas de page
1 Note de la traductrice : chants épiques ukrainiens racontant la vie des cosaques.
Notes de fin
1 Bogatyrev, Petr, 1939, « Die aktiv-kollektiven, passiv-kollektiven, produktiven und unproduktiven ethnographischen Tatsachen », in : IIe Congrès international des sciences anthropologiques et ethnologiques (Copenhague 1938), Copenhague, p. 343-345.
Auteur
Céline Trautmann-Waller (trad.)
Professeur en études germaniques à l’université Sorbonne Nouvelle – Paris 3. Elle a consacré son habilitation à la psychologie des peuples de Heymann Steinthal (Aux sources d’une science allemande de la culture. Linguistique et psychologie des peuples chez Heymann Steinthal, Paris, CNRS Éditions, 2006). Elle a coordonné un numéro de la Revue germanique internationale sur les transferts entre Allemagne et Russie dans le domaine de la linguistique et de l’anthropologie culturelle (L’Allemagne des linguistiques russes, Paris, CNRS Éditions, 2006) et participe actuellement au projet ANR Formalisme esthétique en Europe centrale aux XIXe et XXe siècles (www.formesth.fr).
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