Identités et intégrations plurielles : bilan et perspectives
p. 229-238
Texte intégral
1Quelles conclusions et quelles perspectives peut-on dégager de cette analyse croisée des mouvements migratoires allemands du vingtième siècle, que ce soit hors d’Allemagne ou vers l’Allemagne ? Quelles peuvent être les réponses aux questions mentionnées en introduction : peut-on dessiner, au-delà de la diversité des exemples, des lignes de forces communes ? Quels facteurs, d’ordre juridique, linguistique, sociologique ou culturel, favorisent un équilibre entre pays d’origine et pays d’accueil, et donc l’intégration ?
Multiplicités identitaires et pluralités d’intégrations
2Si le pluriel s’impose pour les concepts d’identité et d’intégration dans une approche migratoire, c’est que les identités se dessinent sur une trame diverse selon la typologie des migrations et que les domaines d’intégration sont à penser en catégories distinctes.
3Une différence fondamentale sépare la colonisation d’une migration économique ou de l’exil. Dans la colonisation, nul équilibre ne s’opère entre pays d’origine et pays d’accueil, il s’agit bien d’une non-intégration. Les deux paramètres analysés dans le cas de l’Afrique, celui des mariages et de la langue, ont montré des positions théoriques tranchées, même si les relations au quotidien pouvaient être un peu plus souples. Le refus officiel tant de l’apprentissage de l’allemand par les colons que des mariages mixtes équivalents à une stigmatisation sociale démontre l’imperméabilité des deux sociétés. Ce type de non-imbrication et de refus d’intégration a certes perdu de son actualité puisque le phénomène de décolonisation qui a marqué la période suivant la Première Guerre mondiale pour l’Allemagne, la Deuxième Guerre mondiale pour la France, a rendu caduque ce type d’approche des rapports entre identités et intégration. Mais il reste une référence ex negativo de ce que ne devrait pas être un rapport entre étrangers et autochtones, ou l’insertion d’une population minoritaire dans un ensemble majoritaire. N’a-t-on pas entendu même le terme de « colonisation » pour critiquer le processus d’intégration des Allemands de l’Est dans l’Allemagne de l’Ouest après l’unification d’octobre 1990 ?
4Dans le cas d’une émigration économique, telle qu’elle a été analysée pour l’Argentine de l’entre-deux guerres, les rapports sont autres. Si l’émigrant choisit de quitter son pays d’origine, c’est qu’il souhaite bénéficier ailleurs d’un cadre de vie qui lui apparaît plus favorable, ce qui signifie une tendance première à l’idéalisation du pays d’accueil. Cette idéalisation est renforcée par les « mythes » des infinis possibles liés à ces terres si peu peuplées des pays d’immigration, revenant dans l’expression hacerse la América (« faire l’Amérique »). En découle un rapport nuancé aux identités : nulle déchirure identitaire ne vient rompre le lien avec la patrie d’origine, nul a priori négatif ne vient empêcher une intégration. Mais c’est bien souvent le décalage entre idéalisation et réalité qui explique les recompositions identitaires et les formes d’intégration à penser dans l’entre-deux et l’hybridité. Devant l’ambivalence face à la perte de la « mère patrie » et l’étrangeté de l’identité collective du pays d’accueil, l’émigrant aura tendance à idéaliser sa terre natale, rendant une intégration économique possible pour la première génération, sans intégration culturelle, et induisant une volonté de maintien du lien d’origine pour les générations à venir. La césure du national-socialisme, marquant sur le plan identitaire une forte réactivation nationale, voulue par les instances dirigeantes allemandes y compris pour les Auslandsdeutsche, les Allemands de l’étranger, par l’intermédiaire des ambassades et des structures associatives copiées de l’Allemagne national-socialiste, renforça pour un temps l’identité d’origine au détriment de celle du pays d’accueil.
5Les six analyses de l’exil entre 1933 et 1945 nous permettent de distinguer entre identité imposée et identité choisie. Une identité « imposée » relève, pour reprendre le terme de Levinas, d’une « désignation » par le doigt qui fixe. L’exemple spécifique des Juifs allemands exilés a montré l’impact du déchirement identitaire : Alfred Grosser exigeant d’être présenté comme « Allemand juif » et non comme « Juif allemand », Georges-Arthur Goldschmidt parlant de « protestant de mauvaise race », un émigré du Canada se définissant comme « Canadien d’origine allemande, et si vous voulez, de destin juif ». Du fait d’une exclusion imposée, on observe une déconnection identitaire, avec une difficulté de recomposition. Un émigré en Argentine affirme : « je ne me sens ni allemand, ni argentin, peut-être européen », un émigré au Canada formule de manière imagée : « un hareng saur reste un hareng ». À travers l’exemple de l’exil apparaît également la multiplicité des facettes d’une identité, un émigré juif autrichien réfugié en Bolivie puis en Uruguay, Fritz Kalmar, affirmant que l’Autriche n’est pour lui ni une notion politique ni géographique mais un « état d’âme ». Jamais Fritz Kalmar ne parvint à surmonter la déchirure fondamentale de l’exil. Ni dans sa langue, qu’il parlait toujours avec son accent viennois y compris en espagnol soixante-dix ans après son exil datant de 1938, ni dans ses coutumes alimentaires, qui le faisaient dévorer à Vienne des mets typiquement autrichiens, lui qui ne mangeait guère à Montevideo, ni dans sa manière d’être globale, attaché qu’il était à une ponctualité sourcilleuse, dans un continent où la souplesse en ce domaine était et demeure extrême. Seul l’humour de l’écriture, permettant la distance rendant supportable la déchirure, lui permit de vivre avec son Heimweh, terme si difficile à traduire en français, le concept de nostalgie ne rendant que partiellement la souffrance face à la perte du « foyer ». Fritz Kalmar parvint à formuler admirablement, dans son poème Der Emigrant aus Wien, l’impact d’une identité imposée : « zwei halbe Heimaten sind keine game », « deux demi-patries n’en font pas une entière »1.
6Les perspectives dans l’actualité de cette problématique sont évidentes. En effet, ce qui fige une identité, en la liant à un faciès, un nom, une couleur de peau, une religion ou une orientation sexuelle, obérant par là même le choix personnel et la possibilité d’évolution, assigne une identité imposée. Lier intrinsèquement les notions d’identité nationale et d’immigration n’est pas sans poser problème, car ce lien peut suggérer un danger potentiel de l’immigration et une norme fixe à laquelle tous ceux et toutes celles qui voudraient relever d’une nation devraient se plier : la communauté de valeurs et de destin doit inclure une identité aux facettes multiples.
7Les composantes d’une identité « choisie » dans le contexte de l’exil juif allemand sont difficiles : elle peut être une identité narrative, historique et/ou mémorielle, constituant ce que Paul Ricœur a qualifié de « tuilage ». Deux exemples, opposés en termes d’intégration, montrent l’impact potentiel de la narration. Dans le cas de Anna Seghers, le processus narratif peut permettre de dépasser des cassures, par une idéalisation, voire une mythification. Si elle trouva refuge en France en 1933, elle fut contrainte de quitter son premier pays d’accueil en 1941 pour le Mexique du fait de la guerre, mais aussi de la politique du gouvernement français, qui considérait à partir du 3 septembre 1939 comme « ennemi » tout ressortissant allemand. L’État français oublia par là même de distinguer entre partisans de l’hitlérisme et victimes, et parqua dans des camps d’internement ceux-là mêmes qui avaient été poursuivis en Allemagne, comme le mari de Anna Seghers, Laszlo Radvanyi, au camp du Vernet puis des Milles, n’acceptant comme seule identité que celle du passeport. Anna Seghers, exilée communiste, opta en 1947 pour le retour du Mexique en zone soviétique d’occupation, future République démocratique allemande, son fils Pierre Radvanyi choisit en 1945 le retour vers la France, terre de son premier exil, cas rare2. Or Anna Seghers reprit après son départ contraint de France, dans la nouvelle Post ins gelobte Land, le mythe de la France terre d’accueil, terre des droits de l’homme, oubliant la réalité et choisissant une référence historique et mémorielle à des valeurs. Pour Georges-Arthur Goldschmidt, qui parvint à trouver refuge en France malgré les difficultés extrêmes pour un jeune enfant d’être séparé à dix ans de ses parents, le recours à la langue française et à l’écriture fut un Ersatz pour la perte identitaire : son « Hitler caca » prononcé sans le « h » aspiré lui montrant son lien à la France. En retranscrivant par la narration, sous des formes modulées selon les récits, les césures déterminantes comme la scène de l’adieu à ses parents sur le quai de la gare en 1938 ou celle de la prise de conscience d’une identité propre en 1943, et en faisant œuvre de passeur par son travail de traducteur, Georges-Arthur Goldschmidt parvint progressivement à élaborer une mémoire culturelle entre la France et l’Allemagne, signe d’une intégration réussie.
8Si la narration peut servir de « tuteur de résilience », pour reprendre l’expression de Boris Cyrulnic, si on peut même se demander globalement si toute identité n’est pas narrative au sens de récit de soi, d’autres tuteurs de résilience permettant de rebondir après le traumatisme entrent en jeu en exil pour faciliter l’intégration, qu’elle soit économique ou socioculturelle. L’analyse du rayonnement des architectes allemands exilés en Turquie montre par exemple combien un transfert culturel via les immigrés peut être possible, dont les traces sont visibles de nos jours encore. Même si cet exemple est spécifique du fait d’un recrutement choisi en fonction de besoins économiques, de nombreux pays d’accueil furent marqués par ces transferts, bien au-delà de l’économique. L’exemple des États-Unis est connu, celui de l’Argentine beaucoup moins dans des branches industrielles comme le commerce ou le textile, ou dans le domaine culturel, en particulier musical3. Sur le plan socioculturel, les structures d’accueil, associatives, caritatives, religieuses ou culturelles, au travers notamment de la presse et des publications diverses, permettent de garder le contact avec le pays d’origine tout en rendant possible l’insertion progressive dans le pays d’accueil par l’apprentissage de la langue par exemple. La plupart des émigrés juifs allemands tentèrent, au niveau de la première génération, de récréer une Heimat in der Fremde, une « terre natale à l’étranger », sans que cela ne pose de problème pour le pays d’accueil. Bien évidemment, l’étrangeté de la terre d’accueil, comme au Kenya, rendait l’intégration plus difficile, alors qu’au Canada par exemple, les émigrés accédèrent progressivement à une « identité à la carte » ou à « trait d’union ». Si seule une très petite minorité parmi les émigrés juifs choisit l’option du retour en Allemagne après 1945, c’est que, malgré le déchirement identitaire, ils purent réussir une intégration économique d’abord, culturelle ensuite pour la seconde et la troisième génération. Ces identités multiples, dans des pays d’immigration comme l’Argentine ou le Canada où la majorité et non la minorité est descendant d’immigrés, y permettent le trait d’union plus encore qu’aux États-Unis où le lien identitaire au pays d’accueil prédomine rapidement. Quels tuteurs de résilience, individuels ou collectifs, un blessé peut-il trouver de nos jours, ces blessures identitaires n’ayant pas forcément la gravité de celle de la Shoah mais pouvant prendre des formes variées ? L’identité collective qui veut favoriser l’intégration doit se concevoir comme une trame sur laquelle l’individu reformule son identité propre dans un processus évolutif.
Identités, intégrations et mémoire
9Ces pluralités d’identité et de formes d’intégration ne peuvent s’analyser qu’en introduisant une composante mémorielle, tant au plan individuel que collectif.
10Toute personne et tout groupe de personnes constituant un État, ont une histoire. Or refuser d’accepter et d’analyser cette histoire, au plan individuel comme au plan collectif, mène au refoulement, au déni ou au clivage, fonctionnel ou structurel. L’accès à l’identité authentique, qui résulte d’un tri par rapport au passé, nécessite le recours à la mémoire. Toute histoire induit des implications, tant négatives sous forme de projection, d’idéalisation erronée, de retour de refoulé, que positives par un apprentissage en partant des erreurs et des traumatismes engendrés ou subis par une personne ou une collectivité. Si une personne ou une nation ne peut parler le passé, le traumatisme est rangé hors de la conscience dans l’espoir de ne plus y penser. Or le refoulement de la souffrance et de la honte n’est pas une solution, seule la mise en mots permet le dépassement.
11Cette composante mémorielle nécessite parfois un travail de deuil, individuel ou collectif, corollaire le cas échéant d’un travail de repentance. Le cas de l’Allemagne, analysé dans cet ouvrage au prisme des migrations d’un vingtième siècle hors norme, est en ce sens exemplaire. L’ampleur du traumatisme engendré par les nationaux-socialistes au pouvoir de 1933 à 1945 tient au fait que ces dirigeants politiques, soutenus ou tolérés par un peuple dont une minorité seulement a trouvé la force de résister et de lutter par un non constructif, étaient porteurs d’une idéologie aux composantes racistes, politiques, économiques, culturelles, diplomatiques et militaires sans précédent. Cette idéologie du Herrenmensch, de l’homme supérieur en quête d’espace vital, visait l’éradication systématique et délibérée d’un groupe humain, les Juifs, stigmatisés comme boucs émissaires sous couvert d’une idéologie prétendument raciale et dans la négation absolue de toute humanité et de toute dignité humaine, prenant la forme du génocide planifié et organisé. D’autres catégories de personnes, comme les Roms, les homosexuels, les handicapés, non abordées dans ce cadre, se virent également dénier le droit de vivre. Le caractère unique de cette catastrophe à dimension mondiale nécessite, au plan individuel comme collectif, un retour sur l’histoire pour accepter, puis dépasser l’impensable, tant pour les agresseurs que pour les victimes. Le livre de Margarethe et Alexander Mitscherlich, Die Unfäfiigkeit zu trauern4 (L’incapacité au deuil), offre une analyse pertinente des conséquences dramatiques pour l’Allemagne de l’échec du travail de deuil durant un temps.
12Cette intégration de l’histoire entraîne nécessairement des conséquences individuelles et collectives. Au plan psychologique, la constitution d’une identité passe par l’intégration des blessures ou déchirures subies par une personne, au plan sociologique, elle signifie l’introduction des facettes historiques multiples dont la personne est issue, ce qui veut dire, au niveau des migrations qui nous intéresse, le rapport à la culture d’origine du migrant ou de ses descendants. L’analyse de ce rapport nécessite l’introduction des notions de première, seconde et troisième génération, dans une approche évolutive et nuancée. Mais dans tous les cas, individuels et/ou collectifs, l’oubli des origines est un leurre, comme l’a fort bien montré Paul Racamier en rappelant le « génie des origines »5. Vouloir se débarrasser de sa culture d’origine, au sens large du terme, fait problème en bousculant les repères. Le risque étant un exil de soi-même, un éloignement de soi par une identité d’emprunt.
13Les études de l’intégration dans une approche plurielle de l’Allemagne comme pays d’immigration après 1945 ont montré combien une intégration touche, au-delà des identités, à la mémoire, nécessitant une différenciation entre intégration économique et intégration culturelle, mais aussi entre générations.
14Les analyses de la réintégration des Juifs en Allemagne montrent le poids de la mémoire d’une exclusion qui a mis la personne en exil d’elle-même, qui l’a éloigné de soi en tentant de gommer la multiplicité de ses composantes identitaires. Si l’identité juive est en soi plurielle et difficile à réduire à une définition unique, elle s’avère plus compliquée encore dans le cas des Juifs allemands. On ne peut faire l’économie de la mémoire tragique, il apparaît illusoire de vouloir se taire, pour les agresseurs comme pour les victimes : seule la vérité permet de grandir et de guérir. L’exemple, analysé en partant d’une fiction autobiographique, du retour de la famille Zweig quittant l’exil au Kenya pour regagner l’Allemagne en 1947, montre la désillusion et l’antisémitisme demeuré latent ; il fait apparaître la différence entre intégration économique et intégration culturelle, tout comme la différence entre générations. Le père, qui avait appelé le retour de ses vœux car il n’avait pu parvenir à s’intégrer comme colon au Kenya, dans une terre si radicalement étrangère, mourut en Allemagne à 55 ans des suites de sa non-intégration. Et ce dans un mouvement inverse à celui de son épouse et de sa fille puisqu’au moment de l’exil accepté à contrecœur sous la pression de son mari en 1938, Madame Zweig (Redlich dans la fiction) ne pouvait s’imaginer ne pas emporter dans ses malles pour le Kenya l’ensemble de sa porcelaine et ses robes de soirée, alors qu’en 1945, elle ne souhaitait plus regagner son pays d’origine. De même, sa fille qui, jeune au moment de l’exil en 1938, avait pu parvenir à une forme d’intégration au Kenya par l’apprentissage de la langue et des coutumes, en particulier grâce au contact avec le boy et les enfants autochtones, ne souhaitait nullement un retour en Allemagne, qui lui fut imposé par son père. Mais contrairement à son père, elle trouva une autre voie/voix en Allemagne, parvenant à une nouvelle intégration économique et socioculturelle, malgré les difficultés premières.
15Globalement, l’exemple du retour des Juifs à Berlin après 1945 pourrait s’intituler : « retour dans un pays étranger ». Il traduit la difficulté d’être juif ou Juif dans l’Allemagne de l’après-guerre et fait apparaître plus globalement les composantes si variées d’une judéité par essence multiple. Les nouveaux apports migratoires des Juifs russes marquent l’hétérogénéité des communautés et un nouveau repli identitaire russe en Allemagne. Le judaïsme allemand de la République de Weimar, incarné par tant d’éminentes personnalités dans les domaines politiques, économiques et culturels, est perdu à jamais, et l’exemple de l’Argentine a montré que la spécificité de ce judaïsme allemand avait entre temps disparu également des pays d’exil, du fait de l’assimilation progressive au judaïsme du pays d’accueil, au travers de la troisième génération en particulier. Ces analyses montrent donc combien il est impossible de restituer a posteriori une identité qui vous a été arrachée, et combien un groupe peut souffrir de se sentir exclu ou du moins individualisé, stigmatisé, du fait de son appartenance propre. Si ce cas du retour de Juifs exilés est bien une spécificité allemande, qui ne concerna qu’une très petite minorité parmi les émigrés juifs allemands considérant majoritairement tout retour comme impensable, il montre d’une manière globale combien la lutte contre des préjugés infondés tels que le racisme et l’antisémitisme doit avoir une place essentielle dans une société prônant l’intégration, ou plutôt dans une société tout court.
16Même si la migration des expulsés allemands qui durent quitter leur terre d’origine du fait des pertes territoriales résultant de la défaite allemande en 1945 est d’un tout autre ordre, induisant une problématique du retour très différente, elle permet d’aborder des problématiques similaires. Certes, l’intégration de cette nombreuse catégorie de personnes déplacées d’origine allemande apparaît comme réussie tant sur le plan socio-économique que culturel, comme part d’une collectivité nationale, mais elle renvoie aussi au devoir de mémoire. En effet, cette donnée constitua un tabou dans les années 1960-1970, et le fait que ces catégories d’expulsés se considèrent comme victimes pose le problème du rapport au passé, dans un débat relancé dans les années 1990. Si ces débats concernant le statut des expulsés allemands de retour en Allemagne et leur perception dans la population ne sont pas clos aujourd’hui encore, cela montre à la fois la spécificité du problème allemand face aux conséquences du passé national-socialiste et de la guerre, mais aussi globalement la nécessité de ne rendre tabou aucun pan d’une histoire nationale pour permettre l’intégration de tous les ressortissants.
17Pour le retour des « émigrants de souche allemande » (Aussiedler ou Spätaussiedler), qui bénéficient de la nationalité allemande du fait du droit du sang, il convient de distinguer entre une intégration économique réussie et une intégration culturelle nuancée, la religiosité constituant une identité spécifique qui, si elle n’est un obstacle à l’intégration, agit de manière marginalisante. Ces deux dernières catégories d’immigration montrent l’aspect problématique de la définition d’une identité nationale par des données strictement juridiques, en l’occurrence le droit du sang, qui considérait comme allemands des étrangers dont un parent avait été allemand et comme étranger un descendant d’immigré de troisième génération, loi modifiée récemment en Allemagne. Les aspects juridiques sont essentiels dans l’intégration, en particulier pour l’accès à la naturalisation, ou pour le maintien des marqueurs identitaires d’une minorité que constituent la presse en langue étrangère, les lieux de culte spécifiques, un tissu associatif propre ou un système éducatif permettant les spécificités linguistiques. Ces problèmes juridiques de l’intégration vont bien au-delà du cas de l’Allemagne.
18L’importance des facteurs juridiques ressort également de l’analyse des migrations d’étrangers vers l’Allemagne après 1945, représentant eux-mêmes deux catégories bien distinctes. D’une part ceux qu’on appelle en allemand « Gastarbeiter », c’est-à-dire travailleur « hôte » ou « invité », catégorie appelée, par le concept même de son recrutement, à rester au départ purement étrangère, la motivation du recrutement choisi de manière délibérée étant purement économique pour pallier une pénurie de main-d’œuvre en période de miracle économique et de sous-emploi. L’exemple des femmes parmi cette catégorie de migrants « hôtes » montre des problèmes identitaires spécifiques. Non seulement le statut de la femme allemande diffère de celui de la femme française, mais la pluralité des problèmes identitaires et d’intégration est démultipliée du fait du statut de femme étrangère, de mère par rapport au travail, d’identité par rapport au pays d’origine. Aucune volonté d’intégration n’a prévalu dans les années 1960-1970 : pour reprendre l’expression de Max Frisch, on attendait de la main-d’œuvre et on fut étonné de voir arriver des « personnes », en allemand Menschen. Penser une catégorie de migrants uniquement comme travailleurs et non comme personnes désirant vivre avec une famille dans un pays d’accueil, s’est révélé une illusion absolue : mettre l’accent sur le seul apport économique se révèle, hier comme aujourd’hui, non constructif pour le migrant comme pour le pays d’accueil. On retrouve de nos jours encore au niveau de la deuxième et de la troisième génération en Allemagne, mais aussi en France, les problèmes essentiels de ghettoïsation ou de communautarisme parce que dans l’accueil et les structures socioculturelles mises en place, on a négligé de miser d’emblée sur une intégration à la fois économique et culturelle.
19Si le contexte économique externe est souvent déterminant dans les changements de politique migratoire, les analyses ont montré que la réponse à ce contexte peut varier en fonction d’une volonté politique. Certes, le cas des demandeurs d’asile ne constitue pas une migration de masse, mais les enjeux humains d’un tel accueil restent majeurs. On l’a vu dans le cas des émigrés juifs sous le national-socialisme, on le voit aujourd’hui avec des populations en provenance de pays en guerre et frappant à la porte des démocraties. Devant un phénomène unique comme celui de la Shoah, les démocraties ont de toute évidence fait preuve d’aveuglement et d’égoïsme coupable : combien de témoignages avons-nous pu recueillir de parents d’exilés ayant péri en camp de concentration parce que le visa d’accueil était arrivé trop tard ou n’avait jamais été obtenu ? Et on n’oublie pas l’exemple du bateau Serpa Pinto dont les occupants s’étaient vus délivrer en Allemagne de faux visas, refusés par Cuba où ils auraient dû trouver refuge, refusés aussi par les États-Unis qui s’opposèrent à leur accueil, et qui durent regagner l’Allemagne national-socialiste où la plupart périrent. Certes, après 1945 l’Allemagne avait nécessairement un rapport spécifique au droit d’asile ; elle était consciente des dettes du passé, liées au refuge accordé à ceux et celles qui parvinrent à fuir pour survivre et elle choisit en 1949 d’ancrer ce droit à l’asile dans la Constitution même. Mais il s’agit de nos jours d’un problème humanitaire qui va bien au-delà du cas spécifique allemand. Ne pourrait-on en tirer des conclusions pour l’actualité, même si l’ampleur des drames politiques et humains n’atteint plus celle du génocide juif du vingtième siècle ?
20Loin d’une identité figée, assignée une fois pour toutes par des contraintes biologiques, psychiques, culturelles, sociales ou historiques, toute identité a une part évolutive de réflexion subjective qui permet d’accéder à des appartenances multiples et de s’accepter collectivement dans la dissemblance. Toute identité, individuelle et/ou collective, est protéiforme et s’enrichit de l’image de l’Autre, tout processus d’intégration se nourrit de valeurs communes qui permettent une identification en respectant la diversité, contrairement à l’assimilation. Si l’identité peut être multiple, c’est que le terme recouvre, comme l’a souligné Paul Ricœur, idem et ipse, c’est-à-dire à la fois ce qui est tout à fait similaire et ce qui demeure dans la continuité du temps. Or dans le domaine de l’intégration, ce n’est pas la composante idem qui devrait prévaloir, mais ipse : une identité comme réalité unique mais dynamique, en mouvement et en devenir, avec de multiples facettes qui trouvent leur indéniable unicité dans le monde intime spécifique. L’identité multiple est celle que chacun se constitue, avec le regard critique de la raison mis en avant avec tant de justesse par Emmanuel Kant et l’Aufklärung : sapere aude, c’est-à-dire « aie le courage de te servir de ton propre entendement » en te défaisant des chaînes imposées pour accéder à la Mündigkeit, à ce qui fait l’adulte majeur et responsable. Au vingt-et-unième siècle, c’est l’identité et la société plurielles qui sont la règle : « normal ist plural6 », qu’on pourrait traduire par « le normal, c’est le pluriel » ou transposer par « l’essentiel, c’est le pluriel ». Le lien intégratif entre ces pluralités relève d’un choix individuel pour une personne, collectif pour un groupe de personnes réunies en un État, par un processus constitutif d’identification impliquant une responsabilité individuelle et/ou collective, dans le respect du Soi et de l’Autre. À tous les niveaux, le respect dépasse nécessairement la soumission aveugle à un Diktat imposé comme norme unique, il nécessite l’émergence du « je » par une mise en mots du désir, constitutif de la personne dans toutes les dimensions de son humanité. Même si cela peut sembler quelque peu paradoxal, un processus d’intégration au plan individuel et collectif naît, dans la multiplicité des identités, de la reconnaissance de l’unicité de la personne.
Notes de bas de page
1 Fritz Kalmar, Das Herz europaschwer. Heimwehgeschichten aus Südamerika. Wien, Picus, 1997, p. 186. Cf Anne Saint Sauveur-Henn, « Les identités de l’exil : une résilience possible ? ». In lean Paul Cahn, Bernard Poloni, Migrations et identités, Lille, Presses Universitaires du Septentrion, 2009, p. 31-45.
2 Cf. Anne Saint Sauveur-Henn, « Anna Seghers en exil, 1933-1947. Entretien avec Pierre Radvanyi ». Europe, juin-juillet 2000, p. 202-216.
3 Anne Saint Sauveur-Henn, « América Latina : Una nueva patria para exiliados de habla alemana ? », in Anuario Argentino de Germanistica, 2007, III, p. 17-33 ; Id., « Exil als Forderung der Satire ? Am Beispiel des Bolivienemigranten Fritz Kalmar », in Jeanne Benay, Anne Saint Sauveur (éds.), Österreichische Satire (1933-2000), Exil-Remigration-Assimilation. Bern, Peter Lang, 2003, p. 91-129.
4 Alexander et Magarethe Mitscherlich, Die Unfähigkeit zu trauern. Grundlage kollektiven Verhaltens. Munich, Piper, 1967.
5 Paul Racamier, Le génie des origines. Psychanalyse et psychose. Paris, Payot, 1992.
6 Michael Wolfsohn, Meine Juden, Eure Juden. Munich, Zurich, Piper, 1967, p. 229.
Auteur
Ancienne élève de l’École normale supérieure, agrégée d’allemand, diplômée de l’Institut d’études politiques, docteur en études germaniques et docteur d’État. Elle est professeure à l’Institut d’allemand de l’université Sorbonne nouvelle – Paris 3. Ses domaines de recherche sont la civilisation contemporaine, les mouvements migratoires, et plus particulièrement l’exil sous le national-socialisme. Parmi ses publications : Un siècle d’émigration allemande vers l’Argentine. Köln, Wien, Weimar, Böhlau, 1995 ; (éd.), Zweimal verjagt. Die deutschsprachige Emigration und der Flucfitweg Erankreich-Latinamerika. Berlin, Metropol, 1998 ; Alte und neue Identitatsbilder im heutigen Deutschland. Leipzig, Universitätsverlag, 1999 ; Fluchtziel Paris. Die deutschsprachige Emigration 1933-1940, Berlin, Metropol, 2002.
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