Récits d’exil et identités multiples. Le cas des exilés germanophones au Canada après 1933
p. 113-131
Texte intégral
L’identité est-elle une question de choix personnel ou bien une réalité purement objective, indépendante de la volonté : juif, Allemand, Canadien ? le pense pouvoir distinguer trois formes d’identité : une identité reçue, une identité imposée et une identité choisie1.
1Il est des moments dans l’histoire où il est particulièrement pertinent de s’interroger sur le complexe identitaire. Ainsi les réflexions actuelles sur le multiculturalisme, l’apparition de revendications de plus en plus fortes en termes d’« ethnicité » et les reconfigurations post-coloniales rendent-elles à nouveau légitime une telle réflexion. Après un long dix-neuvième siècle consacré à l’émergence puis à la domination des affiliations et des sentiments identitaires de type national, le climat politique des années 1930 a révélé tout ce que ce « grand moment national » avait laissé d’impensé. La mise en place du régime hitlérien en Allemagne a aussi été une opération – aux conséquences particulièrement tragiques – d’exclusion de la communauté nationale. Le régime national-socialiste a été à l’origine d’un mouvement migratoire forcé de personnes germanophones contraintes de quitter l’Allemagne, l’Autriche ou la Tchécoslovaquie en raison de leur identité politique, idéologique ou « raciale ». On estime qu’après 1933, environ 500 000 personnes de langue allemande furent contraintes à l’exil, ce qui inclut les quelque 150 000 Autrichiens et 25 000 Tchécoslovaques ayant quitté leurs pays respectifs après 1938. La majorité des exilés étaient Juifs, ou bien furent désignés comme tels par le régime et la législation nazis. Wolfgang Benz estime qu’au moins 250 000 Juifs ont quitté l’Allemagne entre 1933 et 1939, dont près de la moitié après novembre 19382.
2L’analyse présente est centrée sur les exilés qui ont trouvé refuge au Canada. Annette Puckhaber a établi que le Canada avait, entre 1933 et 1945, ouvert ses frontières à environ 6 000 exilés3. Il s’agit là de l’une des plus faibles contributions au problème de l’accueil des exilés à l’échelle internationale. L’un de ces exilés au Canada, Ernst Oppenheimer, a surnommé le pays « das Land der begrenzten Unmöglichkeiten » (le pays des impossibilités limitées) – jeu de mots sur l’appellation courante des États-Unis en allemand : « das Land der unbegrenzten Möglichkeiten » (le pays des possibilités illimitées)4. Oppenheimer fait partie de cette génération qui fut brutalement exclue de la communauté nationale. Pour elle, la question de l’identité s’est posée de manière abrupte, venant rompre les liens d’identification – notamment avec la nation, et par là même la langue et la culture allemandes – dans lesquels ils avaient été socialisés. L’horizon identitaire de ces exilés était en effet fortement marqué par le paradigme national, particulièrement dans le cas des Juifs allemands dont le sentiment identitaire se faisait « par la grâce de Goethe »5.
3Il s’agira donc ici de revenir sur cette « identité » des exilés, rendue problématique par l’exclusion de la communauté nationale et la perte des repères socioculturels. Car au même titre que le « paria » ou l’« apatride », l’exilé est un cas limite particulièrement intéressant pour étudier de l’intérieur la manière dont une collectivité traite ceux qu’elle relègue hors du paradigme identitaire. C’est d’ailleurs ce que relevait déjà la sociologie allemande et autrichienne de l’époque, qui s’intéressait au paradigme de l’« étranger ». Selon Alfred Schütz en effet :
Ce qui perd ici toute validité, ce n’est pas seulement l’image du modèle culturel du nouveau groupe que l’étranger a transportée avec lui, mais aussi l’ensemble du schéma d’interprétation de son groupe natal qui était tenu jusque-là comme allant de soi. […] [L]’étranger demeure […] un hybride culturel qui vit à la frontière de deux modèles différents de vie, sans savoir vraiment auquel des deux il appartient6.
4Il s’agit donc de rendre compte de plusieurs aspects à la fois : des problématiques de l’exil, de la perte et de l’absence de repères d’une part ; des problématiques de l’acculturation, de l’adaptation et de la recomposition identitaire de l’autre. Car l’exil n’a pas pris fin avec la capitulation allemande. En effet, comme l’ont montré les études sur la « rémigration », tout retour d’exil s’est apparenté à une seconde émigration. La fin de la guerre et la possibilité même de rémigrer furent ainsi à l’origine de véritables cas de conscience. C’est au plus tard à ce moment-là que l’exil est devenu émigration : lorsque le retour n’était plus immédiatement envisageable dans une projection biographique. Pour reprendre la célèbre formulation de Georg Simmel :
On ne conçoit donc pas ici l’étranger au sens [...] du vagabond, qui vient un jour et repart le lendemain, mais de celui qui vient un jour et reste le lendemain – pour ainsi dire le vagabond potentiel qui, bien qu’il ne pousse pas plus loin son voyage, n’a pas entièrement surmonté l’absence d’attaches de ses allées et venues7.
Affiliations identitaires – étiquetage identitaire
5Le terme même d’« identité » est contradictoire, car il oscille entre la notion de similitude (que l’on retrouve dans idem) et celle de différenciation (de singularité et de distinction). Par ailleurs, il convient également d’interroger la notion d’« identités multiples8 » : si elle paraît paradoxale à première vue, elle correspond en réalité tout à fait au travail identitaire fourni par les exilés dans leurs récits de vie, dans lesquels ils s’emploient justement à unifier le multiple. Le concept d’identité, hautement problématique en sciences sociales, fait partie des concepts voyageurs régulièrement réinvestis au gré des courants de pensée. Dans ce cadre, il sera impossible d’en retracer de manière exhaustive les évolutions. Claude Lévi-Strauss soulignait à juste titre que : « L’identité est une sorte de foyer virtuel auquel il nous est indispensable de référer pour expliquer un certain nombre de choses, mais sans qu’il n’ait jamais d’existence réelle9. » Contentons-nous ici de rappeler quelques jalons des théories sociologiques sur l’identité10.
6Dans la tradition sociologique allemande évoquée plus haut, le lien identitaire repose surtout sur des affinités et des « affiliations » socialisantes. Cette sociologie a largement influencé la sociologie urbaine de ce que l’on a coutume d’appeler l’« École de Chicago11 », laquelle a relié la question du lien identitaire à celles de l’intégration sociale et de l’acculturation. Plus récemment, les Cultural Studies anglo-saxonnes se sont emparées de la notion d’identité, soulignant la dimension performative d’une identité qui procède toujours par variations successives. On préfère alors évoquer des processus identitaires plutôt qu’une identité stable et permanente. Par le jeu des interactions sociales, l’identité est donc momentanément stabilisée par la réitération d’un ensemble de valeurs reconnues dans une culture donnée. Cette conception du lien identitaire, défendue notamment par Stuart Hall, permet de penser la complémentarité entre l’identité choisie et l’identité assignée. L’identité devient alors une stabilisation momentanée d’une suite d’identités possibles, qui véhiculent chacune une forte charge émotionnelle12.
7Mais ce sont sans doute les catégories et les mots employés par les acteurs eux-mêmes qui sont le plus à même d’éclairer le concept d’identité. Un exilé au Canada, Helmut Kallmann, qui a consacré un article entier à la question de l’identité, distingue trois dimensions fondamentales :
L’identité est-elle une question de choix personnel ou bien une réalité purement objective, indépendante de la volonté : Juif, Allemand, Canadien ? Je pense pouvoir distinguer trois formes d’identité : une identité reçue (unfreiwillig), une identité imposée (erzwungen) et une identité choisie (selbstgewahlt)13.
8Il subdivise ici son « moi » en une identité sociologiquement transmise (par les parents ou le milieu) et une identité imposée par les circonstances de vie (par le régime nazi dans son cas). La capacité de réaction de l’individu repose alors sur la troisième dimension : l’identité choisie, qui permet de corriger les contraintes sociologiques et historiques. La notion d’identité désigne à la fois un ensemble d’assignations identitaires « objectives » (et contraignantes : biologiques, juridiques, sociologiques) et de sentiments identitaires « subjectifs » et plus ou moins librement « choisis ». L’individu n’est donc pas inerte dans la constitution de son identité, car il intervient, à tout le moins, dans le processus d’agencement des différents éléments contribuant à sa constitution. Selon Vincent de Gaulejac : « L’identité se construit et se transforme sous l’influence d’autrui, à travers les multiples appartenances auxquelles l’individu peut se référer dans son histoire14 ».
Aux « sources » des identités multiples : les récits de vie
9Pour avoir accès aux constellations identitaires individuelles, il est important de rassembler des sources primaires permettant de tenir compte des différents points de vue qui sont en jeu. Les témoignages écrits laissés par les exilés – autobiographies, correspondances et journaux personnels, procès-verbaux d’associations, périodiques, etc. – sont des outils indispensables pour étudier le processus de recomposition identitaire. Une grande partie des sources consultées dans notre étude entrent dans la catégorie des « récits de vie15 ». Par la multiplicité des destins individuels auxquels ils donnent accès, les récits de vie constituent autant de fragments de réalité vécue. Les témoignages oraux d’immigrants de langue allemande, récoltés par entretien, sont par ailleurs venus compléter ces sources écrites. En interrogeant une trentaine de personnes, il s’agissait avant tout de laisser aux enquêtés la liberté de « raconter leur histoire », une histoire faite de déplacements géographiques, linguistiques et culturels, mais aussi d’efforts continus pour garder la maîtrise de leur destin. Mais le travail de mémoire à l’œuvre lors de l’entretien est ambigu : en tant que témoignage, il donne bien sûr accès aux événements vécus et aux impressions « de l’intérieur » ; en tant que remémoration, il donne toutefois lieu à une forme de réécriture du passé. La mémoire biographique choisit et résume, reformule en fonction de schémas explicatifs acquis en cours de vie et stylise, afin de rendre la communication attrayante et compréhensible par autrui.
10L’histoire orale en tant que méthode d’investigation historique a souvent été critiquée, notamment au sein de la profession historienne. Depuis qu’elle est pratiquée, c’est-à-dire depuis les années 1970, elle a pourtant donné des résultats probants16. Si elle ne permet pas de récolter les « faits authentiques », il ne s’agit pas pour autant de rejeter le récit remémoré comme source d’information historique, mais plutôt de déplacer le problème afin de reposer la question de l’authenticité. Selon Harald Welzer, les récits de témoins doivent ainsi plutôt être perçus
comme des constructions orientées en fonction du destinataire, qui présentent et recomposent constamment des expériences biographiques, en fonction de leur signification sociale et émotionnelle, de contraintes narratives et normatives et de connaissances postérieures. [...] Le récit d’un témoin dévoile la manière dont un narrateur cherche à transmettre sa vision du passé à son interlocuteur. C’est d’ailleurs là une question beaucoup plus intéressante que celle de la vérité historique, du moins du point de vue de la psychologie sociale : nous nous trouvons ici en présence d’un matériau attestant la survivance de l’histoire dans des processus sociaux, c’est-à-dire la signification d’une modulation de l’histoire dans le présent17.
11Il convient donc de déplacer le regard vers la manière dont les acteurs expriment leur expérience, dont ils l’interprètent rétrospectivement et perçoivent le monde à la lumière de cette expérience. Une expérience identitaire ne devient événement biographique qu’après avoir été reformulée. Cette reformulation est nécessairement informée par des catégories collectives ou sociales, sans lesquelles le vécu n’est pas socialement communicable18. Le travail historien sur un matériau issu de la mémoire des individus requiert donc de prendre conscience du fait qu’une narrativité propre, avec ses codes et ses contraintes, s’instaure.
Identité multiple et cohérence narrative du récit de vie ?
12Pour de nombreux exilés au Canada, la production d’un récit de vie est intervenue en fin de vie. La distance des années a ainsi libéré la parole et la proximité de la mort l’a parfois rendue urgente. On constate dans les différents récits de vie que les acteurs procèdent à une relecture de vie qui cherche à mettre en avant une cohérence d’ensemble. Seule cette cohérence retrouvée permet de donner un sens rétrospectif à la rupture identitaire causée par l’exil ; elle insère une trajectoire de vie individuelle dans l’histoire collective. Produire un récit cohérent est ainsi une manière de faire sens et de se réapproprier une identité19. Une relecture de vie – Ricœur parle à ce sujet de « vie examinée20 » – permet de faire taire ce sentiment d’étrangeté que l’on peut éprouver lorsque l’on fait retour sur sa vie. Et l’étape ultime de la recomposition identitaire, celle qui stabilise l’identité pour soi, consiste parfois à adapter sa propre histoire aux trames disponibles dans la société.
13On constate un grand désir de récit chez les exilés : dans les récits écrits bien sûr, mais également dans les entretiens d’histoire orale. Erwin Schild, faisant allusion au cogito cartésien, écrit dans son autobiographie : « l’ai vécu -j’ai écrit21 ». Edgar Lion compare quant à lui son parcours de vie à une œuvre de fiction : « Vous savez, bon nombre d’entre nous [...] ont eu des parcours de vie plus bizarre que de la fiction22. » Le récit de soi, qui est la rencontre entre un désir et une situation objective, prend finalement la forme dictée par cette situation : autobiographie écrite plus ou moins travaillée, ou récit de vie oral23. Pour pouvoir réinscrire son récit personnel dans un « grand récit » collectif, il est cependant toujours nécessaire qu’il obéisse à certaines règles formelles de logique textuelle et de cohérence narrative. En effet, un récit de vie est toujours déjà reconstruit et ordonné en fonction des aléas de la mémoire, mais aussi de l’horizon social du dicible. Faire entrer son récit dans le cadre formel d’une cohérence validée collectivement est déjà un moyen de retrouver une maîtrise de sa trajectoire biographique. Edgar Lion déclare :
D’une certaine manière, je ne me sens pas tout à fait dans les limbes identitaires, mais plutôt flottant entre deux extrêmes : Autrichien, Canadien, le ne suis ni complètement ici, ni là-bas : je flotte quelque part entre les deux24.
14Nombreux sont les exilés qui ont fait le constat de cette difficulté à exprimer leur identité. Ils procèdent alors à un retour réflexif. L’expérience du déracinement les a en effet forcés à repenser les paramètres et les limites de leur identité. Ils ont soudain été placés dans une situation où ils ont pris conscience de leur différence et de leur individualité. Parfois, les ruptures biographiques et les traumatismes vécus ont été trop forts et ont empêché l’instauration d’une cohérence narrative, miroir d’une certaine cohérence du moi : les récits de vie sont alors hachés, ou bien ils ont recours au « hasard », ce hasard qui, n’expliquant rien, donne néanmoins un sentiment de finitude. L’acteur ne se reconnaît plus comme le sujet de sa propre histoire et son expérience lui devient étrangère.
15Certaines trajectoires d’exil pourraient en effet faire croire que les exilés étaient de simples jouets du destin, soumis aux lois de la contingence. Edgar Lion se rappelle le caractère purement aléatoire de son transfert au Canada :
Il y avait deux paquebots et la question était simplement la suivante : « Tu allais à droite et tu te retrouvais en Australie, tu allais à gauche et tu te retrouvais au Canada. » le me suis retrouvé au Canada. C’était une simple question de chance, une simple coïncidence, il n’y avait là ni sens, ni raison25.
16Ernst Martin Oppenheimer ne dit pas autre chose :
Bien sûr, c’est l’une des choses les plus étonnantes dans toute cette histoire, parce que vous alliez soit en Australie, soit au Canada, Cela dépendait de la place que vous aviez dans la queue. J’ai toujours trouvé que c’était la meilleure illustration de ce qui s’appelle avoir de la chance dans la vie, Je me suis par hasard retrouvé au Canada parce que le paquebot à destination de l’Australie était plein, ou vice versa26.
17En guise de conclusion de son récit de vie, Peter Cahn en appelle également à la « chance » comme catégorie explicative :
La vie est une question de chance : j’ai évité la guerre en Allemagne en m’exilant, j’ai évité la guerre en Angleterre parce qu’on m’a interné, et j’ai évité la guerre aux États-Unis en restant au Canada au lieu d’émigrer aux États-Unis, alors que c’était mon objectif à l’origine, le me suis en fait retrouvé au Canada par hasard27.
18Certains exilés s’en remettent donc à l’ironie grotesque du destin, une ironie qu’ils qualifient parfois de « kafkaïenne ». Leur parcours est alors vu comme une « mauvaise blague de schlemihl », comme le comble de l’absurde. « Même Kafka n’aurait jamais pu imaginer une situation plus grotesque et plus absurde », concède Erwin Schild28. Ce chaos biographique aurait pu conduire au désespoir identitaire. Or les efforts consentis pour produire une identité stabilisée sont considérables.
19Pour pouvoir être entendu, son propre récit de vie se doit d’être cohérent pour soi, certes, mais surtout pour les autres. Erwin Schild écrit ainsi dans son autobiographie qu’il a voulu « rétrospectivement découvrir comment les différents éléments composant la mosaïque de [s]a vie devaient nécessairement s’assembler pour former une configuration signifiante29 ». Le besoin de cohérence narrative est frappant. Il est même constructeur d’identité, par l’intermédiaire d’un récit intérieur dont la continuité même constitue l’identité du sujet. C’est ce que souligne, d’un point de vue clinique, le neurologue Oliver Sacks dans son livre de souvenirs thérapeutiques, L’Homme qui prenait sa femme pour un chapeau :
Nous avons tous et chacun une biographie, un récit intérieur – dont la continuité, le sens, constituent notre vie. On peut dire que chacun de nous construit et vit un « récit », et que ce récit est nous-même, qu’il est notre identité. [...] Pour être nous-même, nous devons avoir une biographie – la posséder, en reprendre possession s’il le faut. Nous devons nous « rassembler », rassembler notre drame intérieur, notre histoire intime.30
20Chaque individu se transforme en permanence, tout en restant le même. Il éprouve un sentiment de continuité, alors même que la vie est discontinue, faite de ruptures et de réajustements. Le moi ainsi rassemblé, s’il est l’expression d’une expérience privée et personnelle, est pourtant toujours déjà co-construit par les récits socialement acceptés. Dans son récit de vie, Ernst Poser (qui fut psychiatre à Vancouver jusqu’à sa retraite) souligne surtout à quel point cette recherche de cohérence est d’ordre intime :
Au final, ce que nous recherchons tous, c’est de pouvoir nous raconter à nous-mêmes une histoire qui soit cohérente. Nous ne la racontons pas forcément aux autres. Mais nous récitons tous ce monologue qui se doit absolument d’être cohérent. Et je pense que c’est à ce niveau-là qu’interviennent les distorsions, vous savez, les dénis, les exagérations, les inexactitudes ou les imprécisions31.
21Mais encore faut-il disposer des outils adéquats (et cela dépend largement de la socialisation et du « capital culturel » reçus) et d’un langage approprié : d’où l’importance de recourir à des trames narratives préexistantes.
22Il s’agit là, au sens le plus large, d’une opération d’appropriation, au moyen, par exemple, d’un recours à la trame de la « revanche prise sur l’existence », qui conduit à relire des épisodes particuliers, parfois anodins, comme des clins d’œil de la Providence. Ainsi Henry Kreisel écrit-il en 1988 à un professeur de l’université de Vienne :
Demain, ma femme et moi allons à Ottawa, où l’on doit me décerner l’Ordre du Canada. En raison des débuts peu prometteurs de mon séjour dans ce pays [il faisait partie des enemy aliens transférés d’Angleterre puis internés au Canada], je savoure toute l’ironie de la situation, même si le fait de recevoir cette distinction, la plus élevée qui soit, me fait évidemment plaisir32.
23L’épisode est vécu par Kreisel, l’exilé, comme un moment de revanche, un instant hors du temps qui lui permet de faire retour sur les difficultés passées et d’affirmer son ancrage identitaire canadien. L’opération est plus facile si l’on sait lire les signes du destin, car seule la relecture de vie peut déterminer si l’existence a été heureuse ou malheureuse. C’est ce qu’exprime Ernst R. Deutsch :
Ma seule remarque ici sera de dire que mon retour, en tant que résident, à Saint-Jean de Terre-Neuve, ce lieu qui avait été notre premier point de contact avec l’Amérique du Nord (là où Moïse aperçut la Terre promise, pour ainsi dire), ne peut pas avoir été le fruit du hasard, mais plutôt d’une volonté supérieure33.
24C’est en effet dans le port principal de l’île de Terre-Neuve que le paquebot qui transportait Ernst Deutsch a fait la première halte en 1940 (rappelons que Terre-Neuve ne faisait alors pas encore partie de la Confédération canadienne). Et en 1963, soit plus de vingt ans plus tard, Deutsch, spécialiste de la dérive des continents, est devenu membre du département de géophysique de la Memorial University de Terre-Neuve.
25C’est également un voyage transatlantique qui permet rétrospectivement à Charles Cahn – né à Berlin en 1921 dans une famille « mixte » de père Juif converti et de mère protestante – de se réapproprier son itinéraire biographique et de « prendre sa revanche » sur l’existence. Ce voyage est en effet constitué dans son récit comme le parfait pendant à son tout premier voyage transatlantique, qui, à l’instar de celui d’Ernst Deutsch, le menait en exil au Canada en 1940. L’anecdote, maintes fois racontée et re-racontée, ainsi que le confirment le frère, la sœur et le beau-frère de Charles34, relate la rencontre fortuite sur un paquebot entre Charles, qui était alors le médecin de bord, et sir John Anderson, qui avait été ministre de l’Intérieur de Grande-Bretagne en 1940. Ce dernier était donc responsable du transfert vers le Dominion canadien des étrangers que son pays jugeait indésirables :
Et tout d’un coup, plusieurs personnes ont frappé à ma porte : le capitaine en uniforme, son assistant en uniforme, et deux ou trois messieurs en civil. Et là, le capitaine me dit : « Bonjour docteur, je voudrais vous présenter sir John Anderson ». « Sir John Anderson ? ». C’était le ministre de l’Intérieur qui nous avait internés ! C’est lui qui avait été responsable de notre transfert vers le Canada et l’Australie. Et voilà que je me trouvais assis là, traversant l’Atlantique pour la seconde fois de ma vie d’est en ouest. La première fois, j’avais été son hôte, la seconde, c’est lui qui était mon hôte35.
26Cet épisode, raconté par Cahn avec une certaine délectation, donne un sens a posteriori à sa vie en exil et une cohérence d’ensemble à son récit de vie. Et l’épisode lui permet par là même de se réapproprier un fort sentiment identitaire. En effet, au cours de ce moment-clef, il a opté pour une attitude magnanime, décidant de ne rien dire et se réappropriant du même coup son destin. Bien sûr, il n’est pas possible ici de tenter de retrouver la « véritable » intention de Charles Cahn au moment où l’épisode s’est produit, qui est aujourd’hui recouverte par plusieurs strates de reformulations narratives ; là n’est d’ailleurs pas le propos.
27Parfois la recherche de cohérence narrative va jusqu’à une quête philosophique personnelle capable de transcender les ruptures. C’est chez le théologien Gregory Baum que cette recherche paraît la plus intellectualisée :
Après l’écroulement de mon univers, j’ai remarqué que tous les membres de ma famille et de mon entourage se taisaient ; ils n’arrivaient plus à parler. Cela veut dire qu’une philosophie sécularisée n’avait plus rien à dire là-dessus. C’est ce qui s’est produit pour la bourgeoisie allemande qui croyait en l’éducation et la culture – on était dorénavant condamné à se taire. On ne savait plus que dire. C’est certainement pourquoi, comme je l’ai écrit quelque part, je me suis mis à chercher une vision du monde (Weltanschauung) qui survive, qui puisse survivre aux tragédies. C’est probablement l’une des raisons de mon intérêt pour la religion. Sûrement36.
28Il apparaît donc ici que la recherche de cohérence, d’abord narrative puis biographique, conduit à construire une représentation stable, et, surtout, communicable, du moi. Cette opération inclut des éléments biographiques « réels », des stylisations et des raccourcis, mais elle produit un texte autobiographique qui, pour être efficace, « dit quelque chose sur » l’environnement social dans lequel (ou contre lequel) il a été produit. Comme le formule la sociologue Marie-Madeleine Million-Lajoinie à propos de l’identité :
Le récit de vie dit toujours quelque chose des appartenances et références familiales et sociales de son auteur, et des modèles qui y sont associés (le soi) en termes tout à la fois d’informations objectives, d’imprégnation et de vécu subjectif ; [une] identité qui se construit aussi dans la différence éventuellement subie ou au contraire revendiquée (par le je) par rapport à ces appartenances et ces références en cours d’itinéraire ; au sein d’interactions avec les « autres » les plus importants pour le sujet, ces interactions qui lui sont apparues « nécessaires » d’évoquer ou d’analyser dans son récit37.
L’identité du « soi » et du « moi » : une identité multiple ?
29La distinction que fait Million-Lajoinie entre le « soi » et le « moi » est fondamentale. La distance de soi à soi (ou plutôt la distance du moi au soi) que crée la relecture de vie est l’expression d’un libre arbitre contraint par les circonstances de vie. L’exemple des changements de patronyme illustre de manière paradigmatique ce va-et-vient entre des choix personnels et des circonstances sociétales et culturelles. Sous le régime nazi, les Juifs ont dû adjoindre un prénom juif à leur prénom, le plus souvent « Sara » et « Israel ». Après ce changement forcé, l’arrivée dans une nouvelle société d’accueil posait d’autres problèmes : certains ont alors à nouveau changé de nom. Si ce changement était apparemment volontaire, il était en réalité sociétalement contraint. Gerry Waldston est un cas parlant, parce qu’il est particulièrement sensible aux questions de patronyme, lui qui est né Gerhard Waldstein (son nom de famille étant lui-même certainement une déformation de Wallenstein), qui s’est ensuite appelé Gerhard Israel Waldstein, avant d’angliciser son nom en Gerry Waldston, tout en choisissant parfois de se faire appeler Gerd Wal, notamment dans l’exercice de son hobby, la philatélie ! Il a anglicisé son nom dans les années 1940 parce que la consonance juive-allemande de son patronyme risquait de le pénaliser dans le secteur publicitaire canadien. Il aime à raconter le calembour suivant :
C’est l’histoire d’un homme qui s’appelle David Krakau. Tout ce qu’il y a de plus Juif. Une fois qu’il a émigré, il se fait tout d’un coup appeler « C. S. Green ». Ses amis lui demandent alors : « Pourquoi te fais-tu appeler C. S. Green ? ». Et il répond : « Parce que j’habite sur la rue Green, au Coin avec Sherbrooke. Comme ça, c’est plus pratique38 !
30C’est évidemment l’adaptabilité zélée du migrant juif qui est raillée ici, mais aussi en filigrane l’intolérance de la société d’accueil qui oblige le migrant à changer d’identité. L’anglicisation et la simplification étaient des opérations fréquentes, tant pour les prénoms (Erich/Eric, Ernst/Ernest, Franz/Frank, Fritz/Fred, Werner/Warren, Wilhelm/William, etc.), que pour les patronymes : « Feuerstein » était ainsi transformé en « Firestone », « Iggersheimer » en « Iggers », « Neumark » en « Newmark », « Rosenblüth » en « Rosenbluth ». Le cas d’Erich Eckstein (Eric Exton) est intéressant. Avant de quitter l’Allemagne, il est contraint de « judaïser » son prénom en « Eli ». Arrivé au Canada, il reprend son nom d’origine, Erich Eckstein. Alors qu’il cherche du travail au Canada en pleine guerre, son premier patron lui suggère de modifier son nom :
« Nous sommes en guerre avec l’Allemagne, donc un nom à consonance germanique et juive ne fera pas l’affaire », dit-il. « Et si vous choisissiez quelque chose de plus canadien, comme Elliot par exemple39 ?
31Il finit par s’appeler Eric Exton, qui rappelle de surcroît le nom d’une petite ville anglaise :
Des années plus tard, après avoir plusieurs fois changé d’avis, éprouvé des regrets, après avoir essuyé les remontrances de mes parents et de mon épouse, je décidai malgré tout, après m’être longtemps interrogé, de garder le nom d’Exton. En 1943 toutefois, je n’avais pas eu le choix : soit je m’exécutais, soit je stagnais dans ma carrière40.
32Ainsi, le moi cohérent, c’est-à-dire le moi qui est à la fois privé (parce que l’on s’y reconnaît intimement) et public (parce qu’il est socialement communicable), est le résultat d’un cheminement réussi à partir d’un « soi » donné au départ. Si tous les exilés ne font pas le lien entre leur habitus social hérité et le rôle du contexte sociétal plus ou moins favorable (leur soi) d’une part, et leurs valeurs identitaires et normes comportementales (leur moi) d’autre part, les occurrences de ce lien n’en sont que plus significatives. Erwin Schild dit :
Je pense que ce que vous faites et que ce qui vous arrive est en partie dû à des influences extérieures qui vous échappent : dans mon cas mon transfert vers le Canada. Mais cela est dû également en partie à qui vous êtes et ce que vous voulez.41
33Au-delà des aléas de l’existence, il importe donc de s’y retrouver, de faire le tri entre les données du soi et les choix contraints du moi. Pour rendre compte de cette distinction justement, Paul Ricœur a forgé l’opposition conceptuelle entre « identité » et « ipséité », qui recouvre en grande partie celle entre le soi et le moi. Pour Ricœur, le moi ne se constitue véritablement que dans la narration, et l’« identité narrative » est constitutive de l’« ipséité ». Le sujet est alors à la fois auteur et « lecteur » de sa propre vie. Par le terme d’« identité narrative », Ricœur désigne « cette forme d’identité à laquelle l’être humain peut accéder au moyen de la fonction narrative42 ». Ailleurs, il écrit :
La différence entre idem et ipse n’est autre que la différence entre une identité substantielle ou formelle et l’identité narrative. [...] À la différence de l’identité abstraite du Même, l’identité narrative, constitutive de l’ipséité, peut inclure le changement, la mutabilité, dans la cohésion d’une vie43.
34L’acte narratif autobiographique, écrit ou oral, doit être conçu comme une manière de se réorienter dans le temps par la mise en place d’une chronologie et d’enchaînements visant à créer de l’ordre dans une masse d’événements et d’impressions remémorées qui n’ont pas de sens en dehors de cette construction narrative. L’identité narrative est une construction autonome de l’individu à partir de la mise en mots d’une histoire personnelle qui fasse sens « pour soi ». À la limite, notre identité est incomplète jusqu’à ce que quelqu’un (qui est souvent nous-même) raconte notre histoire. Cet acte perpétuellement recommencé et qui « peut inclure le changement, la mutabilité » (Ricœur) – puisque les différents récits de soi apparaissent comme autant de « brouillons » en train d’être réécrits – permet dans le même temps de rassembler son identité et de retrouver une fonction d’acteur de sa propre existence, et non d’être le jouet du hasard. Au-delà de cette fonction historico-analytique, la relecture de vie comporte donc aussi un aspect résolument thérapeutique ; elle devient même parfois une narration palliative. Car il faut bien comprendre que « parler de soi » peut être un facteur de changement personnel. La narration de soi a donc ici une vertu de modulation identitaire. Claude Dubar souligne que dans la période contemporaine, l’identité narrative a pris une importance croissante, à mesure que les formes antérieures d’identification (culturelles, généalogiques, statutaires) ont perdu de leur légitimité au profit de formes émergentes, réflexives et narratives. On peut penser que la génération des exilés a pleinement vécu cette mutation44.
35La création d’une cohérence fondatrice d’identité apparaît donc comme l’un des instruments majeurs du processus d’acculturation au niveau individuel. Les impressions personnelles et le discours historique général sont ainsi largement entrecroisés, voire indissociables. Le récit de vie est par conséquent une opération fondamentalement hétérologique. Il incorpore des éléments extérieurs – réels ou fictifs – pour les faire siens. Ricœur a forgé le concept de « refiguration » pour précisément décrire ce phénomène d’incorporation. La « refiguration » a partie liée avec la « configuration », qui est « cet art de la composition qui articule concordance et discordance45 », c’est-à-dire cet arrangement signifiant propre à chacun :
Le travail de pensée à l’œuvre en toute configuration narrative s’achève dans une refiguration de l’expérience temporelle.
[...]
L’histoire d’une vie ne cesse d’être refigurée par toutes les histoires véridiques ou fictives qu’un sujet raconte sur lui-même. Cette refiguration fait de la vie elle-même un tissu d’histoire racontées46.
36La « refiguration » est alors une manière signifiante pour soi de réarranger son récit propre pour les autres. Non seulement la « refiguration » est la conséquence de l’incorporation de diverses histoires plus ou moins extérieures au sujet, mais le récit de soi qui fonde l’identité est, de surcroît, une suite de chemins du souvenir déjà empruntés ; chaque nouvelle occurrence de récit reprend en effet la direction générale du récit précédent, tout en s’en éloignant à la marge.
37Pour approfondir encore l’analyse et rendre compte de l’inscription du moi dans la société ou l’Histoire, il nous faut ici recourir à l’un des concepts-clefs de la recherche sociologique sur les identités : la notion de « script » (trame narrative), particulièrement employée dans la recherche anglo-saxonne. Une identité collective – qui soit mobilisatrice au point de susciter l’identification – n’émerge que par un phénomène de stylisation des normes et des valeurs minimales. Seules ces valeurs communes peuvent en retour susciter une volonté d’identification. En résumé, les identités collectives fournissent des trames, c’est-à-dire des récits partagés et possédant un fort pouvoir évocateur, dont les individus se servent en retour pour reformuler (« refigurer », dirait Ricœur) leurs récits propres. Ainsi la recomposition identitaire des exilés apparaît-elle comme ce phénomène d’appropriation qui a conduit ces « nouveaux Canadiens » à adopter/adapter les attentes et les représentations du pays – voire du continent – d’accueil, et notamment le débat sur la diversité et le multiculturalisme.
38Dans certains cas, il nous a été possible de « lire entre les lignes » du récit de vie et d’y repérer de l’hétéroglossie. Kurt Jonassohn, né en 1920 à Cologne et résidant à Montréal, professeur émérite de sociologie à l’Université Concordia, semble avoir réfléchi intensément à la question du succès migrant, infléchissant du même coup son récit de vie. Dans un entretien accordé à la fin des années 1970 à l’historienne canadienne Paula Draper, il déclarait :
Ce qui m’a le plus impressionné en venant au Canada, c’est l’absence d’un système de caste. Au Canada, j’ai vite appris que la seule chose qui détermine votre statut social est, plus ou moins, l’argent. [...] De là où je viens, cela est impensable. [... ] C’est ce qui m’a le plus favorablement impressionné dans cette partie-ci du monde47.
39Cette déclaration se présente à première vue comme le constat neutre d’une « réalité nord-américaine ». Durant l’entretien que nous avons eu avec lui quinze années plus tard, Kurt Jonassohn va plus loin dans la mise en forme narrative de son expérience de vie, en reprenant à son compte une « légende urbaine », qu’il appelle « a meaningful story » :
Vous savez, les proverbes reflètent la réalité. C’est comme pour le proverbe : « L’impossible risque de prendre un peu plus longtemps, » C’est exactement ce qui m’est arrivé à moi, et mon intégration professionnelle n’aurait jamais pu avoir lieu en Europe, Le Nouveau Monde est véritablement « nouveau » parce qu’il n’a pas d’histoire, Laissez-moi vous raconter une anecdote significative : une fois, alors que je me trouvais à New York, j’ai vu un gamin qui vendait des pommes. Et puis il s’est mis à pleuvoir et, l’instant d’après, ce même gamin vendait des parapluies. Voyez-vous, aucun permis n’est nécessaire, c’est un pays libre, l’ai juste profité d’une société ouverte. En général, il n’y a pas d’échecs parmi les immigrants48.
40Notons le procédé phatique visant à inclure l’interlocuteur (« Voyez-vous »), qui affirme d’autorité l’authenticité de l’anecdote. En devenant le témoin oculaire d’une scène légendaire, Jonassohn replace sa propre histoire dans un récit plus vaste. Son itinéraire propre n’est plus singulier, il s’insère et fait sens dans un ensemble cohérent. Soulignons que son récit s’appuie incontestablement sur des éléments concrets. Il est en effet exact de constater qu’alors qu’il n’avait fait montre d’aucun goût particulier pour les études jusqu’à son départ d’Allemagne en 1939, Jonassohn a pu entamer au Canada des études de sociologie à l’université Sir George Williams (la future université Concordia) puis à l’université McGill. Il était alors âgé de 33 ans. Il a ensuite obtenu son doctorat de sociologie à l’université de Chicago en 1960, c’est-à-dire à 40 ans, pour finalement devenir professeur de sociologie à l’Université Concordia en 1972, à 52 ans. Il ne faut donc jamais perdre de vue le contexte socio-économique « dur » qui s’impose comme un donné aux nouveaux arrivants et qui sert de toile de fond à leurs projections identitaires. Mais il est également important de mettre en évidence les liens entre une réalité biographique et l’appropriation d’un imaginaire collectif. Dans son récit, Kurt Jonassohn recourt manifestement à l’histoire plus ou moins romancée de Rockefeller, à laquelle il s’identifie ici.
41Ce que les récits de vie d’exilés au Canada reflètent enfin, c’est le problème fondamental de l’identité mal assurée du pays49. En cela, ils incorporent des trames narratives éminemment canadiennes. Le signe ultime de la recomposition identitaire réussie serait alors peut-être que les récits personnels des exilés sont marqués par le même hiatus que le « grand récit » de la nation canadienne. Les déclarations ne manquent pas qui font du Canada un « second best » dans la hiérarchie des destinations possibles. Or on aurait pu s’attendre à ce que les exilés trouvent des arguments pour justifier a posteriori pourquoi ils ont justement « choisi » ce pays. Il n’en est rien. En 1942, une exilée installée aux États-Unis écrit à un Comité d’aide aux réfugiés pour que son frère, Alfred Adler, soit libéré du camp d’internement canadien dans lequel il se trouve depuis bientôt deux ans :
Nous sommes plus qu’impatients de voir Alfred nous rejoindre ici en Amérique, ou au moins de le savoir libéré au Canada. Nous préférerions encore cela que de le voir rapatrié en Europe [c’est-à-dire en Angleterre] où il n’a plus aucune famille50.
42En 1988, les déclarations de Gerry Waldston résonnent comme un écho lointain à ces propos :
Je n’avais aucune envie de retourner en Grande-Bretagne, parce que je m’étais senti profondément trahi par ce pays et que j’y avais été traité en citoyen de seconde zone [...]. Retourner en Allemagne était hors de question et les États-Unis ne voulaient pas de moi : donc je n’avais vraiment pas d’autre choix que de tenter ma chance dans ce pays51.
43En 2001 enfin, Erwin Schild écrit : « Puisque l’émigration aux États-Unis n’entrait pas en ligne de compte pour l’instant, au moins le Canada était l’endroit qui s’en rapprochait le plus (as close as I could get)52. » Cette constance des déclarations dans le temps est tout à fait remarquable. Elle coïncide avec les constats d’historiens de l’immigration au Canada. L’exil germanophone après 1933 reflète en effet une tendance longue de l’immigration dans ce pays. Harold Troper, spécialiste d’immigration juive, écrit :
Le Canada ne fut jamais tant le pays de la seconde chance que celui du second choix. [Les immigrants] sont arrivés au Canada parce que des réglementations restrictives en matière d’immigration ou un manque de moyens les ont empêchés d’atteindre leur destination de premier choix : les États-Unis dans la plupart des cas. Pour eux, le Canada était une Amérique au rabais53.
44Le Canada est donc ce morceau d’Amérique que l’on rejoint par défaut. Cet aspect est indissociable d’un second : comme l’imaginaire canadien est relativement peu surdéterminé, contrairement à l’imaginaire états-unien, il laisse davantage de place à la création identitaire. Car, dans un deuxième temps, l’identité canadienne vacillante s’avère être une chance : cette « nation à trait d’union » permet de cultiver les « identités ethniques », les « identités à trait d’union » plus souples et donc plus propices à l’expérimentation et à la recherche personnelle. La comparaison implicite ou explicite se fait ici, bien évidemment, avec les États-Unis. W. Gunther Plaut écrit dans son autobiographie :
« Non-Canadien » (un-Canadian) n’existait pas, contrairement au « Non-Américain » (un-American) de notre voisin méridional, ici, on ne parlait pas de la jeune fille 100 % canadienne (all-Canadian) d’à côté, ni d’un quelconque « esprit de canadianisme » gonflant les poitrines. Les rares velléités nationalistes étaient plutôt fondées négativement : sur la peur de la présence américaine54.
45Plus que son voisin méridional, le Canada permet à ses citoyens de « garder un accent ». C’était déjà là l’une des préoccupations des experts de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme en 1967, qui soulignaient en effet qu’il fallait permettre aux immigrants d’« exprimer cette nouvelle culture [canadienne], si l’on ose dire’’ avec un accent étranger"55 », de se l’approprier et pas seulement de l’absorber mimétiquement.
Conclusion
46Garder un accent dans la culture d’accueil – une belle idée que la politique du multiculturalisme a certainement tenté de mettre en pratique avec plus ou moins de bonheur. Si les récits de vie attestent que leurs auteurs se sont approprié une sorte d’espace identitaire multiple et « à trait d’union », ils refusent pourtant le titre de « Canadiens à trait d’union », jugé péjoratif. Ils considèrent avec raison que le repli sur une « identité ethnique » est une réduction des identités significatives à une seule identité, et donc un anéantissement de l’identité réelle de l’individu, qui oscille en permanence entre « soi » et « moi ». Gerry Waldston s’interroge :
Quelle est donc mon étiquette ? Suis-je un « Germano-Canadien », suis-je un « Judéo-Canadien », suis-je un « réfugié-judéo-germano-canadien » ? Tout cela n’est qu’une question d’étiquettes que nous nous collons à nous-mêmes parfois. [...] Mais vous ne pouvez pas vous changer complètement. Comme le disait mon ancien rabbin, aujourd’hui décédé, dans sa grande sagesse : « Un hareng saur reste un hareng » (a marinated herring is still a herring)56.
47L’identité « à trait d’union », si caractéristique de l’« ethnicité » nord-américaine, n’est pour lui qu’une question d’étiquettes. Par une plaisanterie, Waldston donne en réalité accès à sa propre vision de l’identité. Et en utilisant la métaphore du « hareng », il entend peut-être aussi se démarquer du « saumon » canadien docile, qui retourne toujours à son lieu de naissance. Paradoxalement pourtant, les exilés ont généralement la plus grande facilité à se déclarer « Canadiens ». L’identification au Canada est en fait une forme de non identification et devient une manière commode de résoudre des difficultés d’ordre biographique. N’entrant pas toujours véritablement dans une catégorie ethnique – la « voie royale » pour acquérir le statut d’appartenance dans un Canada-mosaïque – les exilés ont recours à une catégorie molle et fluctuante, à une identité « à la carte » en dehors du menu fixe. En conclusion de sa réflexion poussée sur l’identité, Helmut Kallmann écrit que « si l’identité était une affaire de simple choix, [il] serai[t] volontiers Canadien et rien d’autre (nichts als Kanadier) », confirmant cette aisance qu’ont de nombreux exilés à s’identifier à cette catégorie ouverte. Arrivé au terme de cette exploration, nous sommes amené à dresser le constat de la remarquable capacité que nous avons chacun à vivre dans plusieurs mondes et avec plusieurs identités à la fois. Une recomposition identitaire réussie est celle qui procède par glissement plutôt que par cassures. Ce glissement, que nous appellerons « tuilage » avec Ricœur57, nous semble correspondre à une exigence humaine fondamentale. Il s’agit de la capacité de résilience à faire se recouvrir, à tenir ensemble plusieurs instances productrices d’identité : le passé vécu, la projection à venir et le présent de l’énonciation.
Notes de bas de page
1 Helmut Kallmann, « In Sachen Identität », Berlin Aktuell. Zeitschrift für exilierte Berliner, no 69/juillet 2002, p. 20. Sauf indication contraire, toutes les traductions sont de l’auteur.
2 Wolfgang Benz, « Das Exil der kleinen Leute », in : Wolgang Benz (dir.), Das Exil der kleinen Leute. Alltagserfahrungen deutscher Juden in der Emigration, Munich, Beck, 1991, p. 9.
3 Annette Puckhaber, Ein Priviteg für wenige. Die deutschsprachige Migration nach Kanada im Schatten des Nationalsozialismus, Münster, Lit, 2002, p. 12-13, 40 et 256.
4 Entretien avec Ernst M. Oppenheimer, Ottawa, 11/04/2003.
5 Voir à ce sujet Daniel Azuélos, L’entrée en Bourgeoisie des Juifs allemands ou le paradigme libéral, Paris, PUPS, 2005.
6 Alfred Schütz, L’étranger [1944], trad. B. Bégout, Paris, Allia, 2003, p. 24 et 37.
7 Georg Simmel, Sociologie. Études sur les formes de socialisation [1908], trad. L. Deroche-Gurcel & S. Muller, Paris, PUF, 1999, p. 663.
8 C’était là le titre du colloque international organisé du 26 au 29 mars 2009 par Anne Saint Sauveur-Henn (université Sorbonne nouvelle Paris 3, CEREG) à la Maison Heinrich Heine : « Identités multiples et intégration à l’exemple des migrations allemandes du XXe siècle ».
9 Claude Lévi-Strauss, L’Identité. Séminaire interdisciplinaire dirigé par Claude Lévi-Strauss, professeur au Collège de France, 1974-1975, Paris, Grasset, 1977, p. 332.
10 Pour une présentation plus approfondie de ces questions, cf. Patrick Farges, Le trait d’union ou l’intégration sans l’oubli. Itinéraires d’exilés germanophones au Canada après 1933, Paris, Éd. de la MSH, 2008, p. 36-44. De même, on y trouvera une analyse approfondie des expériences proprement dites décrites dans les récits de vie recueillis au Canada, la contribution se centrant davantage sur le principe même du récit de vie.
11 Cf. Olivier Agard, « Contributions juives à l’ethnographie urbaine : Simmel, Kracauer et l’École de Chicago », Revue germanique internationale, no 17, 2002, p. 127-146.
12 Cf. Stuart Hall et Paul Du Gay (dir). Questions of Cultural Identity, Londres, Sage, 1996.
13 Helmut Kallmann, « In Sachen Identität », Berlin Aktuell. Zeitschrift für exilierte Berliner, no 69, juillet 2002, p. 20.
14 Vincent de Gaulejac, Qui est « je » ? Sociologie clinique du sujet, Paris, Seuil, 2009, p. 60.
15 Cf. Daniel Bertaux, Les Récits de vie. Perspective ethnosociologique, Paris, Nathan Université, 1997.
16 Sur la méthode de l’histoire orale, voir Paul Thompson, The Voice of the Past. Oral History, Oxford, Oxford UP, 1978, et Elizabeth Tonkin, Narrating Our Pasts: The Social Construction of Oral History, Cambridge, Cambridge UP, 1992.
17 Harald Welzer, « Das Interview als Artefakt. Zur Kritik der Zeitzeugenforschung », Bios. Zeitschrift für Biographieforschung uni Oral History, no 13.1 (2000), p. 60.
18 Cf. Gabriele Rosenthal, Erlebte uni erzählte Lebensgeschichte. Gestalt uni Struktur biographischer Selbstbeschreibung, Francfort/M., Campus, 1995.
19 Cf. Charlotte Linde, Life Stories : The Creation of Coherence, New York-Oxford, Oxford UP, 1993 ; Gabriele Lucius-Hoene et Arnulf Deppermann, Rekonstruktion narrativer identität. Ein Arbeitsbuch zur Analyse narrativer Interviews, Wiesbaden, Verlag für Sozialwissenschaften, 2004.
20 Paul Ricœur, Temps et récit, t. 3 : Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 356.
21 Erwin Schild, The Very Narrow Bridge, Toronto, Malcolm Lester, 2001, p. 301.
22 Entretien avec Edgar Lion, Montréal, 04/08/2003.
23 Cf. Philippe Lejeune, Les Brouillons de soi, Paris, Seuil, 1998.
24 Entretien avec Edgar Lion, Montréal, 04/08/2003.
25 Ibid.
26 Archives nationales du Canada (ANC), MG30-C192, « Fonds Eric Koch », vol. 3, Interview d’Ernst Martin Oppenheimer par Harry Rasky (Radio Canada), p. 15.
27 Entretien avec Peter Cahn, Montréal, 26/08/2003.
28 Erwin Schild, The Very Narrow Bridge, Toronto, Malcolm Lester, 2001, p. 236.
29 Ibid, p. 295.
30 Oliver Sacks, L’homme qui prenait sa femme pour un chapeau et autres récits cliniques, Paris, Seuil, 1988, p. 148.
31 Entretien avec Ernst Poser, Vancouver, 01/07/2004.
32 Archives de l’université du Manitoba, MSS 59 « Fonds Henry Kreisel », vol. 2, dossier 5, lettre de Henry Kreisel à W. Zacharasiewicz, 04/05/1988.
33 ANC, MG30-C192, « Fonds Eric Koch », vol. 1, lettre d’Ernst R. Deutsch à Eric Koch, 26/03/1979.
34 Entretien avec Peter Cahn, Montréal, 26/08/2003 ; entretien avec Ernst & lutta Poser, Vancouver, 01/07/2004.
35 Entretien avec Charles Cahn, Montréal, 25/03/2003.
36 Entretien avec Gregory Baum, Montréal, 25/03/2003.
37 Marie-Madeleine Million-Lajoinie, Reconstruire son identité par le récit de vie, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 16.
38 Entretien avec Gerry Waldston, Toronto, 13/05/2004.
39 Eric Exton, Zaidie Exton’s Odyssey, Toronto, Eric Exton, 1986, t. 1, p. III.
40 Ibid.
41 Entretien avec Erwin Schild, Toronto, 10/05/2004.
42 Paul Ricœur, « L’identité narrative », Revue des sciences humaines, no 221 (1991), p. 35.
43 Paul Ricœur, Temps et récit, t. 3 : Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 355.
44 Claude Dubar, La Crise des identités. L’interprétation d’une mutation, Paris, PUF, 2000.
45 Paul Ricœur, « L’identité narrative », Revue des sciences humaines, no 221 (1991), p. 39.
46 Paul Ricœur, Temps et récit, t. 3 : Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 9 et 356.
47 Paula J. Draper, « The accidental immigrants: Canada and the interned refugees », Canadian Jewish Historical Society Journal, no 3, automne 1978, p. 102.
48 Entretien avec Kurt Jonassohn, Montréal, 31/07/2003.
49 L’identité canadienne a notamment du mal à exister à côté de l’identité « américaine », qu’il faudrait d’ailleurs plutôt appeler « identité états-unienne ». Cf. Hélène Quanquin, Christine Lorre-Johnston et Sandrine Ferré-Rode (éd.), Comment comparer le Canada avec les États-Unis aujourd’hui – Enjeux et pratiques, Paris, PSN, 2009.
50 Archives du Congrès juif canadien, UJRA, série Bc « Internés », dossier Alfred Adler, lettre de Trudy Adler au CCIR, 12/05/1942.
51 Cité dans Ted Jones, Both Sides of the Wire. The Fredericton Internment Camp, Fredericton (NB), New Ireland Press, 1988, p. 286.
52 Erwin Schild, The Very Narrow Bridge, Toronto, Malcolm Lester, 2001, p. 233.
53 Harold M. Troper, « New Horizons in a new land: Jewish immigration to Canada », in Ruth Klein et Frank Dimant (éds.), From Immigration to Integration. The Canadian Jewish Experience : A Millenium Edition, Toronto, Malcolm Lester, 2001, p. 4.
54 W. Gunther Plaut, Unfinished Business. An Autobiography, Toronto, Lester & Orpen Dennys, 1981, p. 192.
55 Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Rapport final, vol. 1 : « Introduction générale. Les langues officielles », Ottawa, Imprimeur de la Reine, 1967, p. XXII.
56 Entretien avec Gerry Waldston, Toronto, 13/05/2004.
57 Paul Ricœur, Temps et récit, t. 3 : Le temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 192.
Auteur
Ancien élève de l’ENS-Ulm, agrégé d’allemand et docteur en études germaniques. Après des études de sciences sociales et de langue à Paris, Berlin, Toronto et Berkeley, il est depuis 2007 maître de conférences à l’Institut d’allemand de l’université Sorbonne nouvelle – Paris 3. Ses thèmes de recherche sont l’histoire, la sociologie des migrations et les Gender Studies. Il a notamment publié sa thèse sous le titre Le Trait d’union ou l’intégration sans l’oubli. Itinéraires d’exilés germanophones au Canada après 1933, Paris, Éd. de la MSH, 2008.
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