Conclusion
p. 305-308
Texte intégral
1Musil passe pour l’un des penseurs les plus « exacts » que la littérature ait produits. Dans le paysage culturel de son époque, où triomphaient l’expressionnisme et son cortège d’innovations formelles et langagières, il fait figure de curiosité, avec ses exigences inlassablement répétées de précision et d’exactitude. Difficile de concevoir un penseur plus rigoureux, plus méthodique, plus ordonné que lui. Aussi pouvait-on s’étonner que la thématisation de l’ordre, conçu non seulement comme méthode, mais comme sujet de son investigation littéraire, n’ait pas fait naître de recherche spécifique. Cet ouvrage, qui se conçoit comme une réponse à cette lacune a permis de mettre au jour comment Musil place l’étude de l’ordre, ou plutôt des ordres au centre de sa démarche. Ordre des discours, ordre de la raison, ordres de la société, ordre politique ou privé : malgré la richesse sémantique du terme lui-même, son œuvre est gouvernée par un schéma récurrent, celui de la représentation critique, puis de la remise en cause par la transgression du principe fondateur de chacun de ces ordres. Quoique recoupant des réalités fort différentes, les notions d’ordre et de désordre s’avèrent particulièrement structurantes dans les quatre champs du savoir que son la philosophie, la politique, le droit et la psychologie. À chaque fois, la pensée musilienne s’articule autour d’une même hésitation, d’un même balancement entre la tentation d’un ordre absolu et l’inclination spontanée au désordre, au chaos, à la transgression. Cette polarité est particulièrement typique de l’attitude intellectuelle de Musil et de sa pensée de l’éthique, sous laquelle il faut probablement subsumer l’intégralité de son activité littéraire.
2Il n’est pas aisé de dissocier les différents discours à l’œuvre chez lui afin d’en remonter méthodiquement la piste, d’en retrouver les sources, d’en comprendre les enjeux et les distorsions spécifiques au sein de son univers, sans jamais perdre de vue sa littérarité si singulière. Car Musil opère une redéfinition du champ littéraire en même temps qu’une révolution de l’art du roman, doté de nouveaux pouvoirs cognitifs. L’ambition de dire l’époque et l’intellectuellement typique, par le biais de la représentation critique des « systèmes de pensée », préside au projet de rédaction de L’Homme sans qualités. L’insertion de discours variés au sein d’un roman « polyphonique » mobilise des horizons de pensée différents, tout en commandant une transgression de la forme romanesque traditionnelle et son ouverture vers des savoirs extra-littéraires. Paradoxalement, cette inflexion vers l’essai, la philosophie, la réflexion « abstraite » ou « théorique » qui accompagne la disparition du « fil » du récit, va de pair avec une réévaluation critique des pouvoirs de la raison. Dans le sillage de Nietzsche, Musil opère ainsi une étonnante analyse du concept, conçu comme un outil falsificateur et grossier au service d’une pensée générale qui échoue à saisir la singularité de l’expérience individuelle. Le fonctionnement du langage s’apparente ainsi à celui de la sphère morale, au sens où c’est précisément sa vocation à l’universalité qui s’avère limitative et empêche d’appréhender l’acte individuel. L’acte unique, la chose singulière ne peuvent jamais se dire, ils échappent sans cesse au langage dont les possibilités sont finies. Musil compare les mots, ces outils de la pensée, aux différents commandements qui reposent au fondement de la morale occidentale. Ils ont en commun de constituer un filtre de perception du réel, dont la grossièreté ne permet pas de rendre compte de la complexité des situations réelles. Il n’est donc pas surprenant de voir les personnages de Musil explorer la zone frontière de la morale, qui est en même temps en lisière du dicible. Mais les nombreuses tentatives de dépassement de la morale proposées par les personnages s’épuisent dans un manque de raison, faute de pouvoir se justifier en termes rationnels. La signification des actes se perd alors souvent dans les brumes de l’extase qu’elle soit poétique, mystique ou pathologique. Le feu scintillant d’un autre sens, plus riche et plus fécond, ne résiste généralement pas au retour de la raison, comme l’atteste l’incapacité d’Ulrich et Agathe à justifier la falsification du testament, l’humiliation post mortem du père, la destruction d’un piano ou même leur propre histoire d’amour.
3La même tension structure les champs politiques et juridiques, dans lesquels Musil hésite entre l’apologie du chaos, voire du crime, et l’explication rationnelle de ceux-ci. Pourtant, il sait pour l’avoir expérimenté, que le désordre politique n’est pas toujours synonyme de bouleversements féconds, et peut aussi bien faire émerger la part primitive de l’homme, toujours prête à ressurgir. Sur le terrain juridique, Musil parvient au prix d’un colossal effort d’appropriation d’un savoir technique, à démontrer l’absurde logique du droit, et ses tentatives infructueuses pour appréhender le fait déviant et penser la folie. Il lui oppose une démarche reposant sur l’empathie avec le transgresseur, par laquelle il cherche à montrer l’identité de nature entre le normal et le pathologique. La possibilité même de l’identification avec le criminel ou avec le fou révèle non seulement la proximité insoupçonnée du bien et du mal, du normal et du pathologique, mais aussi l’extraordinaire malléabilité de l’âme humaine. L’homme est, selon une formule musilienne sous le signe de laquelle se place une grande partie de son œuvre, une « masse colloïdale », un être privé de substance propre, une chose amorphe se contentant d’épouser les formes qu’on lui imprime de l’extérieur. Plus exactement, Musil considère que seules les choses « basses », prosaïques ou inavouables sont sûres. Cette idée qu’il faut « spéculer sur l’homme à la baisse » constitue le complément du « théorème de l’amorphisme humain » : ce qui est noble est suspect, mais l’infamie est toujours fiable. Le moins que l’on puisse dire est que Musil a fait des théorèmes de la « spéculation à la baisse » et de « l’amorphisme humain » un usage conséquent dans sa création littéraire. Car pour qui sait y regarder, la présence d’éléments sauvages, oniriques, violents et « indécents » (si tant est que l’on puisse appliquer une catégorie morale à une œuvre d’art) s’impose avec force et fait sens, à la lumière de ce principe. L’œuvre de Musil est innervée par un vaste réseau d’obsessions, présentant entre elles des relations, des similitudes, reliées par des renvois internes, ou parfois dissimulées par des cryptages. Tout se passe comme si Musil cherchait à explorer systématiquement la frontière basse de l’homme, la limite inférieure, celle qui regarde en direction de la violence, de l’asocialité, de la contestation de la culture. La découverte de cette force primitive et première comme donnée anthropologique fondamentale, est probablement l’un des principaux points de convergence avec la psychanalyse, puisqu’à la même époque, Freud théorisait l’affrontement d’Éros et de Thanatos, au niveau onto-et phylogénétique. Or la quête de la limite inférieure de la psyché humaine est généralement liée à la représentation d’une sexualité transgressive : le recours à l’adultère, à l’inceste, à l’homosexualité, au sadisme, voire même au crime sexuel doit se lire dans cette optique. Tous ces comportements, alors considérés comme des perversions relevant de lourdes sanctions pénales, fournissent à Musil le terrain de sa littérature et le cadre de sa réflexion sur l’homme. Ils constituent un champ expérimental au sein duquel il peut décrire des comportements, observer des réactions, imaginer des possibles, inventer des solutions.
4L’œuvre de Musil est donc aussi le lieu dans lequel se reflète le changement de paradigme en matière de sexualité, ou plutôt elle devient l’oscillographe des tensions qui secouent la société viennoise, polarisée entre des tentatives utopiques de « nouveau désordre amoureux » et une opinion dominante encore très réactionnaire. La sexualité, en tant qu’important moteur psychique, devient un thème « littérarisable », tout en offrant d’excellents ressorts comiques et satiriques : ainsi, la constitution de la sexologie comme « science » autonome est persiflée avec humour dans L’Homme sans qualités, à travers les personnages de Diotima et Bonadea. À côté de cela, la sexualité fait l’objet d’une codification littéraire et symbolique savante : l’espace géographique entretient ainsi d’étroits liens de parenté ou de contraste avec la conscience des personnages. La nature même des décors, la qualité des paysages, concourent à charger de sens les actions qu’ils abritent. La logique de désinsertion qui préside à L’Homme sans qualités fait ainsi écho à la réclusion des premiers romans de Musil. Les transgressions, censées rendre compte de l’intériorité singulière des « héros », s’accomplissent en marge, à l’écart des centres : l’expérience limite requiert un espace limite. La nature le plus souvent sexuelle de ces transgressions appelle logiquement une thématisation de la pénétration, de l’ouverture et de la perforation. L’ouverture du corps n’est là encore qu’un préliminaire symbolique à l’ouverture de la conscience, un moyen de s’approprier l’autre, dans l’acte de chair pour les personnages, dans l’acte d’écriture pour l’auteur.
5Cette relecture d’une partie importante de l’œuvre de Musil permet de faire émerger un « autre Musil », sans doute moins docte et moins ironique, chez qui la satire le cède parfois à l’écriture d’impérieux fantasmes de violence ou de possession. Le dévoilement de ce pan plus méconnu ou laissé dans l’ombre, n’est pas censé contester la lecture traditionnelle d’un auteur « rationaliste », mais permet d’en souligner l’indispensable complément. D’ailleurs, en thématisant l’amour et la violence dans ses écrits, Musil entend bien faire œuvre d’anthropologue, au même titre que lorsqu’il évoque un « système idéaliste à cinq étages »1 ou la « dernière témérité somptuaire de la raison pure »2 que sont les mathématiques. Relever ces motifs, c’est alors rester fidèle à sa pensée, et dresser l’inventaire des faiblesses humaines n’est pas trahir l’esprit, mais en dévoiler le caractère humain, trop humain.
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