Le marché du travail et son vocabulaire : étude contrastive entre le français et l’allemand
p. 485-500
Texte intégral
Objet et objectif
1Comme beaucoup de pays, l’Allemagne et la France sont aux prises avec d’importants problèmes sur le marché du travail. Les données extralinguistiques à propos de l’emploi changent, des réformes sont lancées : les langues doivent trouver des moules dans lesquels verser ces nouveaux contenus. Comment procèdent l’allemand et le français pour combler leurs lacunes ?
2Dans la multitude de discours sur le sujet, celui des ministères respectifs fait autorité. Ce sont le ministère des Affaires sociales, du Travail et de la Solidarité et le Ministerium für Wirtschaft und Arbeit qui, en prenant des mesures, dénomment aussi les nouvelles procédures et figures. Repris dans les médias et par l’administration, leur discours a un effet multiplicateur et représente donc un élément de poids dans le développement du vocabulaire dans ce domaine. Les ministères lancent des campagnes entières de communication pour informer et (s’)expliquer. Le Web est devenu le canal privilégié d’une communication presque bidirectionnelle que les ministères recherchent. Je présenterai ici des néologies et des emplois (linguistiques !) déviant de la langue commune décelés dans les pages Web des ministères allemand et français, surtout entre juin et octobre 2003.
1. Le vocabulaire français
1.1. La composition
3La création de lexèmes complexes à partir de lexies autonomes préexistantes est un des moyens les plus sollicités pour former de nouvelles dénominations. En français, la limite entre une séquence libre de lexèmes et une séquence figée, constituant une unité polylexicale, est souvent difficile à tracer, puisque le mot polylexical peut comporter trait d’union, apostrophe ou même blanc (Gross, 1996). Dans notre but modeste de déceler les moules de formulation fréquemment appliqués pour parler de l’emploi, nous ferons abstraction de ce problème de définition et retiendrons comme noms composés, dans un sens large, d’un côté les désignations de segments de réalité bien délimités, des noms propres pour ainsi dire de certains programmes, démarches, etc., et d’un autre côté des formules récurrentes qui peuvent être considérées comme des collocations préférentielles, sinon des expressions en voie de figement.
4Michel Mathieu-Colas (1996) relève en français plus de 700 types de constructions : nom + nom, nom + de + X, nom + à + X, nom + en + X, nom + préposition + X, nom + adjectif, adjectif + nom, etc. Un grand nombre de mesures d’actualité sont nommées d’après ces moules bien établis. Leur sens découle pour ainsi dire naturellement du sens des éléments lexicaux constitutifs, les prépositions indiquant des rapports de complémentation (final, temporel, local, etc.) entre ces derniers : contrat d’apprentissage, contrat d’adaptation, plan de formation, contrat de site, allocation d’éducation spéciale, contrats en alternance…
5Des lexies parallèles comme contrat de vente et l’expérience et le savoir extra-linguistiques sur les rapports qui peuvent exister non pas entre les termes A et B du composé, mais entre les entités désignées par ces termes A et B, permettent de se former une idée approximative du contenu des nouveaux composés. Seul contrat en alternance reste, hors contexte, plus vague. Mais comme tous ces dispositifs sont fixés par loi ou décret, ils possèdent en fait une définition bien plus précise que la plupart des catégories « naturelles ». Le ministère fournit les limites exactes de la mesure (public, durée, conditions…), ce qui confère au terme une intensité sémantique assez grande et une extension assez limitée.
6Certaines de ces formules sont aussi complètes qu’une formulation en syntaxe, comportant des noms actualisés par un déterminatif : Contrat d’insertion des jeunes dans la vie sociale, allocation pour la garde d’enfants à domicile, Trajet d’ACcès à l’Emploi, programme d’action personnalisé pour un nouveau départ, Stage d’Insertion et de Formation à l’Emploi.
7On trouve des lexies plus résumées où le raccourci est signalé par un signe de ponctuation : contrat de qualification (jeunes), contrat de qualification (adultes). D’autres formulations sont « elliptiques » sans que ceci soit signalé : contrat emploi-solidarité, contrat emploi consolidé, contrat emploi-jeune, contrat initiative emploi, Contrat jeunes en entreprise, Contrat emploi ville, assurance Emploi formation, chèque emploi service, titre emploi service…
8Dans la majorité des exemples cités, il s’agit de lexèmes tripartites, faits de 3 noms : N+(N+N), le premier représentant la base déterminée, et les second et troisième la partie déterminante. Cette complexion est recensée par Mathieu-Colas (1996 : 106 ; cf. plan épargne logement). Les néologismes du ministère suivent donc des traces attestées.
9Mais autant ou plus important que la nature morphologique des composants est la relation sémantique qui les lie. Michèle Noailly (1990 : 36) distingue 4 relations au sein des composés français de forme N1 + N2 (où, dans nos exemples, N2 est à son tour fait de N+N) : qualification, identification, coordination et complémentation.
10Dans une relation de coordination, le composé équivaut à une coordination explicite (l’Alsace-Lorraine) ou il désigne une nouvelle entité réunissant des caractéristiques tant de N1 que de N2 (moissonneusebatteuse) (Noailly, 1990 : 76-91). Cette constellation se donne peu, tant en français qu’en allemand, et les exemples sont également rares dans notre champ sémantique ; peut-être peut-on considérer nouveaux services – emplois jeunes comme la coordination de deux macro-éléments et contrat emploi-solidarité comme une coordination à l’intérieur du second élément.
11Une relation de qualification entre N1 et N2 comme dans un livre événement peut être paraphrasée par « N1 est un N2 » (Noailly, 1990 : 39 sq. ; 48 sqq.) ; cette constellation dans laquelle N2 développe des qualités adjectivales est en principe la relation la plus fréquemment réalisée dans les composés binominaux français, mais elle n’est pas représentée dans notre petit corpus.
12Une relation d’identification, réductible à « N2 est un N1 », réside par exemple dans le président Pompidou (Noailly, 1990 : 135). Le seul exemple que j’ai relevé dans le champ des néologies autour de l’emploi est le programme « Nouveaux services – emplois jeunes ». Ce composé remplit une fonction d’identification au sens fort : ce qui pourrait sembler une suite libre est marqué par les guillemets comme un bloc correspondant à un segment de réalité dont N1 fait connaître la nature catégorielle.
13Dans la relation de complémentation finalement, N2 tient lieu de complément de N1. N1 et N2 sont liés par une relation temporelle, locale, causale, finale, instrumentale, etc., telle qu’elle pourrait être exprimée par une préposition, mais qui reste ici valeur implicite de la simple juxtaposition N1 N2. Cette construction est celle de plus ample représentation dans notre corpus, ce qui est un fait remarquable du point de vue de l’histoire de la langue.
14En 1877, Arsène Darmesteter juge ces constructions encore « barbares » mais pas contraires au génie de la langue (cf. Noailly, 1990 : 95). Presque cent ans plus tard, Christian Rohrer continue à voir dans le manque de la préposition un danger d’agrammaticalité (1967 : 92). André Goosse critique encore, en 1975, « le caractère ambigu » et « l’appauvrissement sémantique provoqué par ces ellipses » (Goosse, 1975 : 63sq.). En 1990, Noailly leur atteste déjà une productivité croissante, tout en reconnaissant « que la complémentation dans le groupe nominal reste d’abord en français l’affaire des prépositions » (Noailly, 1990 : 95).
15Le composé binominal, sans préposition, est particulièrement fréquent dans les cas où N2 exprime le but ou la raison d’être de N1 (réduction groupes, congé maternité) ; et le ministère fait ample usage de ce procédé dans sa création de mots : le contrat emploi-jeune, le contrat initiative emploi. Souvent, ces formations ne sont pas seulement faites de deux éléments mais de trois. Cette complexité peut s’expliquer par la nécessité de désigner beaucoup d’objets différents qui s’inscrivent dans un même segment de réalité, en puisant donc pour la composition dans un même fonds de mots préexistants. Ces composés à trois éléments constitutifs peuvent même renfermer deux relations de complémentation : le Contrat emploi ville, le chèque emploi-service1.
16Le ministère ne craint pas non plus les créations hybrides, faisant appel au sein d’un même macro-composé à la composition avec ou sans préposition. Les organismes de l’État sont traditionnellement nommés selon la formule plus canonique et complète, avec préposition et souvent avec détermination (cf. l’Agence Nationale pour l’Emploi). Ce schéma reste toujours en vigueur, ce qui peut amener à des composés « mixtes » du style Centre national du traitement du chèque emploi-service.
17Noailly s’explique la montée actuelle des composés de complémentation sans préposition par l’emprise de la « civilisation de l’image » (1990 : 209). Ce type de composé donne une vue plus impressionniste, plus holistique qu’analytique. Il permet de nommer en enchaînant des concepts sans avoir à formuler la relation entre eux ; cf. le contrat emploi-solidarité. Il ne saurait être fortuit que le ministère choisisse ces formes d’expression associatives et rapides à assimiler pour les dispositifs qu’il veut faire connaître à un large public.
1.2. Les sigles
18Même en supprimant les prépositions, ces dénominations restent longues, ce qui donne naissance à une multitude de sigles comme CJE (Contrat Jeune en Entreprise), CEC (Contrat emploi consolidé), même CIF-CDD (congé individuel de formation à l’issue d’un contrat de travail à durée déterminée) ou PAP-ND (Programme d’action personnalisé pour un nouveau départ). Certaines entités incontournables sont, à force de répétitions, probablement mieux connues sous leurs sigles que sous leurs dénominations complètes : DDTEFP (Direction départementale du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle), PAIO (Permanence d’accueil, d’information et d’orientation).
19Les exemples cités se prononcent en dénommant individuellement les lettres qui correspondent aux initiales des lexèmes constitutifs du mot. L’acronyme, résultat d’une prononciation syllabique, demande un moindre effort de mémoire : SIFE (Stage d’Insertion et de Formation à l’Emploi), PARE (Plan d’aide au retour à l’emploi). Pour arriver à des mots existants, voire de valeur symbolique, la règle des initiales peut être enfreinte, et des variations sur l’orthographe tentées : CIVIS (Contrat d’insertion des jeunes dans la vie sociale), TRACE (Trajet d’ACcès à l’Emploi).
20Les sigles, pleinement intégrés dans les structures syntaxiques, permettent des emplois métonymiques et peuvent entrer dans des formations plus complexes avec préfixoïde (cf. les ex-SIFE).
1.3. La dérivation
21Un autre procédé productif de la formation des mots est la dérivation par suffixation : un nouveau mot formé à partir d’une base lexicalisée et d’un suffixe répertorié court peu de risque d’être mal compris ou de déconcerter par son originalité.
22Nous trouvons ainsi dans notre champ lexical employabilité. Le Nouveau Petit Robert donne uniquement employable, daté du XVIe siècle, comme « rare Qu’on peut employer » et renvoie à utilisable pour sa signification semblable (748). Ce qui peut choquer en employable n’est pas tellement la forme puisque la dérivation est admise à partir de toutes ses acceptions, mais le lien établi avec un quasi-synonyme réifiant. L’adjectif précédemment rare trouve même des formes graduées – les personnes les plus employables ; les personnes les moins employables (www.travail.gouv.fr/publications/picts/titres/titre1835/integral/2002.12-52.3pdf) – et le nom dérivé de l’adjectif dérivé : employabilité (www.nsej.travail.gouv.fr/professionnalisation/reperes/profess.html).
23Dans de rares occasions, la dérivation se fait même à partir d’un sigle, comme dans le RMiste (www.travail.gouv.fr/actualites/pdf/DPemploi.PDF).
1.4. Formes de création lexicale pas ou peu représentées
24La troncation, la réduction d’un mot (trop) long par apocope par exemple, semble être un procédé trop simpliste et marqué comme familier pour être utilisé dans ce genre de document ; nous relevons une seule forme, bien établie de nos jours et utilisée hors syntaxe : le service Info Emploi.
25Devant la loi Toubon du 4 août 1994, il va sans dire que le ministère remplit son devoir d’exemplarité et évite tout anglicisme, par ailleurs une puissante source de néologies.
26Par contre, on constate que des mots existants développent de nouvelles acceptions et expérimentent des glissements de registre.
1.5. Nouvelles acceptions
1.5.1. Spécialisation
27Les nouvelles acceptions peuvent aller dans le sens d’une spécialisation comme dans le cas de professionnalisation. Le Nouveau Petit Robert explique professionnaliser comme « donner à (une activité) le caractère d’une profession » ou « rendre (qqn) professionnel » (1993 : 1790). Les exemples viennent du monde du sport, un domaine avec une tradition d’amateurisme, et de l’univers universitaire visiblement perçu comme loin du monde du travail.
28Maintenant, le mot trouve application aussi dans le domaine de l’emploi où il devrait être pléonastique : on parle de « professionnalisation des “emplois-jeunes” » (www.nsej.travail.gouv.fr/professionnalisation/professionalisation.html), de « professionnalisation des acteurs » (www.travail.gouv.fr/fse/download/bilan02.03.PDF). Le ministère définit cette nouvelle acception comme « l’ensemble des démarches et des actions qui permettent de maîtriser une activité et de la faire reconnaître comme une qualification et un métier » et en expose les modalités (www.nsej.travail.gouv.fr/professionnalisation/reperes/profess.html).
29Un mot central dans la préoccupation actuelle pour l’emploi est celui d’insertion. Appliqué à des personnes, ce terme désigne, d’après le Nouveau Petit Robert, l’« intégration d’un individu (ou d’un groupe) dans un milieu social différent » (1993 : 1183). Cette définition englobe tout le processus d’intégration jusque dans son accomplissement – un point final qui échappe évidemment aux programmes d’aide de l’État. Il est donc cohérent que des formules comme parcours d’insertion (www.travail.gouv.fr/actualites/pdf/dpjeunes.pdf), étapes d’insertion (www.travail.gouv.fr/publications/picts/titres/titre1835/integral/2002.12-52.3pdf), la possibilité de prolonger ou réorienter un parcours d’insertion (www.senat.fr/rap/a02-305/a02-3058.html) mettent l’accent sur la continuité de l’effort au détriment de son point culminant.
30Le résultat final lui-même est devenu problématique et va souvent être accompagné d’évaluatifs qui attestent l’authenticité de l’insertion : « une insertion durable » (www.travail.gouv.fr/dossiers/pdf/Circulaire-2002-411.PDF) ; « une véritable insertion en entreprise », « une insertion professionnelle réussie » (www.travail.gouv.fr/actualites/pdf/DPemploi.PDF) ; « une insertion efficace dans la vie professionnelle » (www.travail.gouv.fr/dossiers/exclusion/sspartie15.html), « insertion réelle dans la société » (www.travail.gouv.fr/actualites/pdf/dpjeunes.pdf), « des personnes qui retrouvent un emploi, c’est-à-dire des individus plutôt en situation de réinsertion forte » (www.travail.gouv.fr/publications/picts/titres/titre1835/integral/2002.12-52.3pdf).
31Ce qui devrait être la situation normale, à partir du terme dans son acception générale, devient dans ce contexte la « version forte » du contenu – l’usage multiple, optimiste, programmatique a miné la valeur du mot.
1.5.2. Retour à une extension plus large
32Il se peut aussi donner le processus inverse de la spécialisation. Éligibilité correspond pour le Nouveau Petit Robert à « aptitude légale à être élu », et éligible à « Qui remplit les conditions requises pour pouvoir être élu, et spécialt pour être élu député » (1993 : 733).
33Éligibilité au RMA, au revenu minimum d’activité, qui se trouve par exemple dans la page Web du Sénat (www.senat.fr/rap/a02-305/a02-3058.html), réactive la plus ample signification de base qui était passée au second plan.
1.5.3. Transfert à un autre domaine
34Le développement de capitalisation est un exemple pour la conquête graduelle d’un nouveau domaine par un mot.
35En 1977 encore, le Petit Robert explique capitalisation uniquement dans un sens financier (249). Le Nouveau Petit Robert de 1993 donne pour capitaliser aussi un équivalent « accumuler », avec comme exemples d’emploi capitaliser des avantages, des diplômes. Pour le nom cependant, les exemples restent exclusivement financiers : Taux de capitalisation. Capitalisation boursière (300sq.). En 2003, la langue a complété la famille du mot par la dérivation déverbale de routine : « la capitalisation de ses acquis professionnels » (www.nsej.travail.gouv.fr/actualite/bilan/bilan_detail.html), « la capitalisation des expériences » (www.travail.gouv.fr/actualites/pdf/memofin1.pdf).
1.5.4. Élargissement de l’extension
36Des glissements de sens peuvent même se donner sans que la définition du mot en porte des traces. D’après le Nouveau Petit Robert, emploi signifie « Ce à quoi s’applique l’activité rétribuée d’un employé, d’un salarié » (1993 : 748).
37Avec les divers « dispositifs » de l’État pour aider l’embauche est né le terme de emploi aidé. Dans sa forme linguistique, avec la spécification par l’attribut, il se présente comme une subcatégorie de l’emploi. Par conséquent, ce qui était auparavant la seule forme d’emploi devient une forme parmi d’autres : l’emploi au sens de la définition citée devient le terme général et il se crée à côté de emploi aidé et en forme parallèle – nom composé fait de nom + adjectif – son pendant emploi classique, emploi ordinaire pour désigner ce qui était auparavant l’emploi tout court, une relation impliquant uniquement l’employeur et l’employé. L’emploi recouvre dorénavant cette relation binaire et la relation triangulaire où l’Etat intervient aussi, et au moins les textes de spécialité se doivent de préciser :
80 % de jeunes […] sont en emploi (aidé ou non). (www.travail.gouv.fr/publications/picts/titres/titre1835/integral/2002.12-52.3pdf)
1.5.5. Changement du niveau de langue
38La spécialisation peut s’accompagner d’un glissement dans le niveau de langue.
39Le Nouveau Petit Robert de 1993 caractérise pérennisation comme « didact », comme donc un « mot ou emploi qui n’existe que dans la langue savante (ouvrage pédagogique, etc.) et non dans la langue parlée ordinaire » (XXV). Entre-temps, par rapport au travail, pérennisation est redevenu un mot banal, au moins dans une acception plus spécifique de « rendre un emploi durable au-delà de la durée de sa protection par des aides publiques ».
40La validation d’acquis ranime une acception que le Petit Robert de 1977 donne, sans commentaire évaluatif, comme la seule attachée à ce mot : « savoir acquis, expérience acquise » (20) mais que le Nouveau Petit Robert de 1993 évalue comme « vieilli ou littéraire ». Une deuxième acception, datée de 1960, est donnée pour le pluriel les acquis : « les avantages sociaux qui ont été acquis » (23). La nouvelle acception administrative à usage du grand public reprend donc un terme qui s’était vu limité dans son rayon d’application. Mais on constate aussi des nouveautés au niveau morphosyntaxique, dans la construction verbale ou l’emploi des prépositions.
1.5.6. La construction verbale
41Le Nouveau Petit Robert de 1993 encore présente débuter comme un verbe exclusivement intransitif :
1. (1665) (personnes) Faire ses premiers pas dans une activité, une carrière. Débuter dans la vie.
2. (choses) Commencer. Discours qui débute par une citation. (543) Il n’est sûrement pas fortuit qu’un emploi transitif s’installe maintenant parallèlement, par exemple :
un jeune qui débute sa vie professionnelle
(www.nsej.travail.gouv.fr/professionnalisation/reperes/profess.htm)
42Le verbe prend dans cette construction qui l’oriente vers un objectif en dehors du sujet une tournure plus activiste, en harmonie avec les appels à l’initiative. Une recherche avec Google dans les textes publiés dans le Web révèle que la construction transitive de débuter se trouve surtout en collocation avec carrière et vie professionnelle ; d’autres enchaînements comme débuter des projets, débuter l’année sont largement minoritaires.
1.5.7. Préposition et détermination, manifestations de la conceptualisation
43Les prépositions et les déterminants sont souvent perçus comme morphèmes grammaticaux plus imposés par des servitudes grammaticales ou lexicales que choisis par le locuteur. Or, on relève dans les textes un nouveau maniement de la préposition en :
être en emploi
(www.travail.gouv.fr/cje/index.html)
44 % des salariés étaient en CES
recrutement en CES
le travail en CEC
des personnes en CEC
(www.travail.gouv.fr/publications/picts/titres/titre1835/integral/2002.12-52.3pdf)
embauche en contrat jeune
embauche en contrat à durée indéterminée
les jeunes en parcours Trace
des jeunes en rupture scolaire
(www.travail.gouv.fr/actualites/pdf/DPemploi.PDF)
44On dit – ou disait ? – bien être sous contrat (avec une entreprise), mais entre-temps le en semble s’être imposé. La subjugation est remplacée par une situation plus « démocratique » et égalitaire. Mais la comparaison de il vit dans la ville (« à l’intérieur d’une étendue physique bien délimitée ») et il vit à la ville (« à un endroit précis et concret, perçu comme un point plutôt que comme une extension ») avec il vit en ville (« dans certaines conditions différentes de celles de la campagne, dans un espace défini par ses qualités plutôt que par ses dimensions physiques ») fait apparaître que la préposition en et l’absence de déterminant soustraient emploi, contrat jeune, etc., au concret et l’élèvent au concept, à la condensation de l’idée d’une manière d’être, telle qu’on le trouve aussi dans il est en formation, en congé, en maladie, en vacances. Ainsi, on parle des bénéficiaires de plus de 50 ans à l’entrée en mesure (www.travail.gouv.fr/publications/picts/titres/titre1835/integral/2002.12-52.3pdf), pour se référer à toute et n’importe quelle mesure, et on renvoie à une mesure précise avec dans et détermination :
Avant leur entrée dans la mesure, trois jeunes sur dix étaient au chômage et près de six sur dix étaient en emploi
(www.travail.gouv.fr/cje/index.html ; voir « info »)
45Significativement on continue à dire être au chômage : on préfère penser en point et sans étendue cet état indésirable.
46Nous constatons donc dans les textes officiels français un ample usage de la composition, parfois hypertrophique, ce qui entraîne un recours également ample à la siglaison ; dans une mesure moindre, le recours à la dérivation ; l’activation du vocabulaire existant par le développement de nouvelles acceptions et par la récupération d’acceptions plus larges ou plus littéraires, moins sollicitées dans l’actualité ; et finalement des glissements sémantiques produits par l’entourage lexical et morphosyntaxique.
2. Le vocabulaire allemand
47La discussion autour de la réforme du marché du travail a été dominée par les propositions de la commission Hartz. Les mesures qui en découlent et d’autres décisions antérieures ou postérieures supposent de profonds changements à l’organisation du monde laboral – qui suscitent de vives protestations, tout comme d’ailleurs en partie aussi les nouveautés linguistiques qui veulent s’en faire reflet.
2.1. La composition
48Comme on peut le prévoir en allemand, les composés se taillent la part du lion des néologies. Deux ou plus de deux unités lexicales autonomes, provenant de catégories morphologiques diverses, sont mises en juxtaposition et généralement fondues graphiquement (Fleischer/Barz, 1992, Ortner/Ortner, 1984) : Eingliederungsvereinbarung, individuelle Beschäftigungsfähigkeit, Entgeltersatzleistung, Eingliederungszuschüsse, Förderkonzepte, Förderkonditionen, Teilzeitunterhaltsgeld, Weiterbildungsfähigkeit und –bereitschaft, Strukturanpassungsmaßnahme et même Aufstieg fortbildungsförderungsgesetz.
49Un trait assez typique du langage administratif en général est la construction participiale (Pümpel-Mader/Gassner-Koch/Wellmann, 1992), en particulier le participe présent, en position attributive et plus encore en tant que nominalisation : Sozialhilfebeziehende, berufsvorbereitende Bildungsmaßnahme (www.bma.de/kampagnen/reform/arbeitnehmer.php).
50Comme la composition allemande repose sur la simple juxtaposition, des noms de dispositifs qui comportent une formulation syntaxiquement plus complète prennent l’allure de slogans programmatiques. Ils se présentent alors souvent avec un nom d’appui catégorisant, dans un composé additionnel à structure parataxique et à graphie discontinue, renfermant une « identification par adordination » (Schanen/Confais 1986 : 366 sq.) : das Programm » Arbeit für Langzeitarbeitslose«, die Maxime » Fördern und Fordern«.
2.2. Les sigles
51Les sigles ont moins de tradition en allemand mais ils sont mis à profit pour abréger des dénominations fleuries, poussées peut-être pour arriver à un sigle syllabique, voire introduire un élément ludique :
das Job-AQTIV-Gesetz. […] AQTIV steht für Aktivieren, Qualifizieren, Trainieren, Investieren und Vermitteln. (Zwischenzeitlich hat sich aber auch die Schreibweise Job-Aktiv-Gesetz durchgesetzt.)
(www.bundesregierung.de/artikel,-56395/Job-AQTIV-Gesetz-Arbeitslosigk.htm)
52Tip-Lehrgänge (testen – informieren – probieren) assume le pléonasme testen – probieren pour arriver au jeu avec Tip, anglicisme qui n’est plus ressenti comme tel. Avec JUMP ou même en orthographe suivie, Jump, on a su trouver pour le programme Jugend mit Perspektive un acronyme qui correspond à un verbe anglais – symbolique de surcroît. Le programme a connu une réédition, baptisée dans le style de noms de produits Jump Plus pour « Sonderprogramm zum Einstieg arbeitsloser Jugendlicher in Beschäftigung und Qualifizierung ». Il y a même MoZArT – Modellvorhaben zur Verbesserung der Zusammenarbeit von Arbeitsämtern und Trägern der Sozialhilfe. Les sigles se prêtent à représenter des composés hypertrophiques ou des lexies complexes nées du figement de syntagmes : Berufsgrundbildungsjahr (BGJ), Beschäftigung schaffende Infrastrukturförderung (BSI), Lehrgänge zur Verbesserung der beruflichen Bildungsund Eingliederungschancen (BBE-Lehrgänge).
53Le sigle AG est même entré dans le nouveau composé Ich-AG, choisi comme « Unwort des Jahres 2002 », ce qui n’a pas empêché le dispositif d’entrer en vigueur.
2.3. Les emprunts
54Un élément nouveau dans le discours officiel est l’invasion massive d’éléments provenant de l’anglais. Il est cependant vrai que la plupart de ces éléments sont déjà bien assimilés et implantés dans la langue générale : Bridgesystem, Beratungsteams, Jobrotation, Niedriglohn-Jobs, Assessment-Verfahren, etc. (www.bma.de/kampagnen/reform/arbeitnehmer.php).
55Des changements d’organisation sont consciemment traduits par des changements de dénomination, inspirés souvent d’une autre langue ou d’un autre domaine lexical. Ainsi, die Bundesanstalt für Arbeit s’appellera dorénavant Bundesagentur für Arbeit : le terme provenant du domaine de la libre concurrence (« Geschäftsstelle von Versicherungen, Vermittlungsorganisationen ») est censé manifester le rapprochement aux principes du marché. Les Arbeitsämter d’antan se transforment, sous l’influence du ReiseCenter de la Deutsche Bahn et autres Einkaufscenter, en JobCenter. Dans ces JobCenter, des Fallmanager suivent les participants dans des programmes, et les JobCenter peuvent faire appel à des PersonalServiceAgenturen pour un placement rapide des chômeurs.
56Des concepts avec tradition dans les échanges commerciaux sont importés dans le domaine de l’aide de l’État au travail : parallèlement à Geschenkgutscheine ou Gutschein bei Umtausch, le ministère forme Vermittlungsgutschein. En suivant entre autres le modèle (linguistique) des Fashion Card, Payback Card, etc., par lesquelles des centres commerciaux tentent de fidéliser leur clientèle, on introduit la JobCard pour calculer plus facilement les droits individuels à des aides.
57Dans la même veine, et avec des reminiscences de la langue des sports (gelbe/rote Karte) et du langage familier (jemandem grünes Licht geben), on a créé la Green Card qui permet à des experts informaticiens non européens une activité professionnelle temporaire en Allemagne.
58Il est remarquable qu’on évite l’assimilation orthographique, en se moquant presque autant des normes de l’anglais que de l’allemand, pour suivre de manière assez cohérente un « design » graphique en mode. Celui-ci consiste à enchaîner graphiquement des composés qui auraient normalement une graphie discontinue et à marquer par des majuscules les constituants lexicaux : GründerServiceDeutschland, JobCard, JobCenter, PersonalServiceAgenturen.
2.4. Les doublettes
59L’allemand a une tradition de dénomination double ; des mots de la vie quotidienne d’origine étrangère, souvent retranchés, ont ou avaient un équivalent tout-germanique en langage administratif : Telefon – Fernsprecher, Kino – Lichtspielhaus.
60Maintenant, les dénominations alternatives dans le texte peuvent au contraire servir à introduire l’anglicisme qui fait office de terme technique :
In einem umfassenden Bewerberprofil (Profiling) werden Ihre Berufserfahrung, Kenntnisse, Qualifikationen, Weiterbildungsfähigkeit und -bereitschaft festgestellt.
(www.bma.de/kampagnen/reform/arbeitnehmer.php)
61Maintenant que les éléments étrangers sont visiblement acceptés sans peine, ce sont souvent des composés longs, bien allemands, qui portent un flair de Amtsdeutsch, qui sont doublés d’une variante allégée. Arbeitnehmerüberlassung, par exemple, fait de N(N +N) + N(déverbal), connaît la variante Zeitarbeit : plus court, fait de deux noms simples, mais aussi moins univoque que Arbeitnehmerüberlassung. Minijobs et 325-Euro-Regelung sont des variantes rapides ou du moins plus usuelles pour Geringfügige Beschäftigung – qui reste cependant la dénomination officielle à laquelle renvoie l’entrée 325-Euro-Regelung du Joblexikon für Jugendliche (www.bundesregierung.de/Themen-A-Z/Arbeit-,1996/JoblexikonfuerJugendliche.htm).
2.5. La troncation
62Le champ lexical allemand comporte quelques exemples de troncation, apparemment inexistant dans le domaine français. Dans son Joblexikon für Jugendliche, le gouvernement explique Telearbeit et il nomme Kombilohn(-Modelle) des programmes prévoyant un complément financier pour des postes à salaires bas. Il s’inspire ainsi de Kombi, apocope de Kombination, lexicalisé pour Kombiwagen ou Kombination même, dont on a l’habitude dans la dénomination de produits de consommation comme Kombischrank ou Kombimode.
2.6. Reprise de lexique désuet
63Dans la mouvance générale vers tout ce qui est nouveau et a l’air innovateur, le retour vers le passé linguistique est rare. Il ne concerne que le nouveau mot-clé du discours sur le social, Agenda 2010. Le mot jugé « veraltet » par Duden Deutsches Universalwörterbuch A-Z est cependant accompagné d’un chiffre qui élance vers le futur.
Conclusion
64Autant d’indices que le travail est devenu un bien presque comme les autres, les « offres » de l’État par rapport au travail sont affichées d’après les principes de modernité, d’effet auprès du public qui règnent dans le domaine commercial. L’État se veut proche de ses administrés et s’il ne peut se défaire complètement de la traditionnelle langue de bois, il l’agrémente de sigles, d’anglicismes, de variantes sur un ton familier. On aspire à un changement fondamental d’organisation et on cherche à traduire cette rupture avec l’ancienne mentalité de bureaucrate en rompant aussi avec ses formes d’expression.
65En France, il n’y a pas de bouleversement ou du moins on ne tente pas de transmettre l’impression qu’il y en ait un. Par conséquent, on formule de manière beaucoup plus classique, de préférence par composition avec des lexèmes dont l’éclat réside en leur sémantisme positivement évalué : insertion, emploi, solidarité, etc. Seule audace linguistique : le fait de ne pas toujours exprimer la relation de complémentation au sein d’un composé par une préposition. Les sigles abondent, et puisqu’on recycle du matériel linguistique existant plutôt que d’en créer du nouveau, apparaissent de nouvelles acceptions, des variations d’extension et de registre, de nouvelles utilisations morphosyntaxiques. De part et d’autre, des formations et des créations d’emploi donc – mais plus en langue que sur le marché du travail.
Bibliographie
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Sitographie
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www.senat.fr
www.travail.gouv.fr
Notes de bas de page
1 Dans son usage du trait d’union, le ministère s’avère aussi assez relâché. Le trait d’union figure par exemple dans emploi-service, quoique la complémentation ne l’admette que « par négligence ou par erreur » (Noailly, 1990 : 141).
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Médiations ou le métier de germaniste
Hommage à Pierre Bertaux
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Volk, Reich und Nation 1806-1918
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Échanges culturels et relations diplomatiques
Présences françaises à Berlin au temps de la République de Weimar
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Une langue européenne à découvrir : le néerlandais
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France-Allemagne. Les défis de l'euro. Des politiques économiques entre traditions nationales et intégration
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