Mascarade américaine : portrait de l’artiste en entrepreneur
p. 219-243
Résumé
The notion of creativity may characterize a great deal of activities, whether they be entrepreneurial audacity or artistic excellence. However, is it relevant to assimilate the work of an artist and that of an entrepreneur? In this chapter, we analyse stories told by visual artists about their work. They do not object to the comparison with entrepreneurs but they consider it in light of their everyday work and their creation. Their reading, a somehow ironical one, is probably quite different from that of managers and entrepreneurs themselves. By presenting contemporary testimonies about the art world and the influence of creative industries, we hope to offer a contrasted perspective of the present situation. It might help identify similarities and differences, historical invariable facts and recent evolutions in the emergent artistic value chain as well as the growing influence of the Anglo-Saxon entrepreneurial model.
Texte intégral
When fully activated, masks [become] ‘spirits’ made tangible,
(Cole, 1985).
Introduction
1Les artistes sont aujourd’hui présentés comme des entrepreneurs car ils doivent vendre leurs œuvres pour survenir à leurs besoins dans un monde où ils ont choisi, le plus souvent, d’être indépendants, afin de pouvoir travailler comme ils l’entendent. Si certains cherchent à être les concepteurs et les promoteurs de leurs propres œuvres, ce n’est pas véritablement pour figurer parmi les membres actifs d’une « classe créative », urbaine et internationale (Florida, 2002) mais pour tenter de se positionner plus favorablement dans la nouvelle chaîne de valeur artistique émergente. Adopter le masque et le langage de l’artiste-entrepreneur ne signifie pas pour autant souscrire corps et âme au modèle anglo-saxon de l’entrepreneuriat artistique qui semble s’imposer dans le monde. La posture ironique de l’artiste-entrepreneur, que certains artistes affectent en feignant de jouer le jeu du nouvel idéal entrepreneurial de productivité et de socialité, apparaît plus comme une réponse défensive pour tenter de maintenir leur liberté d’action et leur légitimité au sein d’industries culturelles et de processus de médiation de plus en plus influents. De nombreux témoignages décrivent cette lutte aux formes variées pour l’existence et la reconnaissance artistique. C’est un esprit et des pratiques entrepreneuriales nouvelles, un art inédit de la stratégie et de la gestion, qu’auraient déployés les artistes qui se sont imposés sur la scène artistique. D’autres méditent encore sur les conditions de la réussite artistique ou sur les affres rimbaldien de l’artiste « maudit ». Du moins, connaît-on mieux, après la publication des lettres de Vincent Van Gogh à son frère Théo, les sentiments ambivalents que lui inspiraient son art : « Il n’est pas plus facile, j’en suis convaincu, de faire un bon tableau que de trouver un diamant ou une perle, cela demande de la peine, et on y risque sa vie comme marchand et comme artiste. » (Van Gogh, 1888).
2Mais qu’en est-il des artistes n’ayant pas encore véritablement percé et qui sont confrontés, aujourd’hui, à la montée et à la prégnance du modèle anglo-saxon de la réussite entrepreneuriale ? Comment réagissent-ils devant l’emprise de ce modèle issu des sociétés anglo-saxonnes ? Pour en savoir plus sur leurs pratiques et leurs discours, nous avons interrogé des artistes plasticiens en France qui utilisent les arts numériques et sont en contact avec le monde anglophone. Ils nous ont confié leur histoire et leurs points de vue. Ces récits donnent une vision très contrastée de la vie d’artiste et de son rapport à l’entrepreneuriat. Il faut noter qu’un bon nombre de ces artistes ont recours à l’ironie pour décrire leur condition. Cette figure de style et ce mode de présentation de soi et du travail artistique témoignent de la complexité et de l’ambivalence de leur situation et révèlent l’impact de ces discours entrepreneuriaux sur les créateurs.
3Dans un premier temps, nous proposerons un tableau de la situation de l’artiste aujourd’hui telle qu’elle apparaît à travers la littérature sur l’entrepreneuriat artistique, et nous définirons cette posture « ironique » qui semble très largement répandue chez les artistes du monde entier, en réponse à la nouvelle exigence sociale d’entrepreneurialité qui leur est adressée. Dans un deuxième temps, nous décrirons la méthode d’analyse choisie pour recueillir et traiter les témoignages qui sont au cœur de notre travail de terrain. Enfin, dans un troisième temps, nous proposerons une interprétation de ces témoignages au regard de la situation des artistes aujourd’hui et de leurs pratiques. Condition qui semble proche, à bien des égards, de la situation vécue par les entrepreneurs et propre également aux nouveaux métiers « créatifs ». Elle s’en distingue toutefois par le degré d’indépendance et d’autonomie toujours revendiqué par les artistes, lié à la dynamique intrinsèque de l’œuvre et à l’intentionnalité du geste artistique.
I. L’artiste, l’entrepreneur et l’ironie
4Les figures de l’artiste et de l’entrepreneur sont, de prime abord, bien différentes voire antithétiques dans leurs visées et leurs intentions. Cependant, comme le montre l’histoire récente, ces deux acteurs et les deux champs artistique et économique auxquels ils appartiennent se sont rapprochés. Il faut ainsi noter que le statut de l’artiste a aujourd’hui évolué sous les effets conjugués de la reconfiguration des pratiques et de la montée de nouvelles représentations et formes de médiations issues du monde anglo-saxon. Le rapport des artistes à ce nouveau statut, et plus largement, à leur situation sociale présente a changé. C’est ainsi qu’ils ont constamment recours au procédé de l’ironie. Cette position ironique, implicitement critique, semble étrangère à celle de l’entrepreneur bien qu’elle en rejoigne parfois les mêmes interrogations. Elle peut faire obstacle à la réussite de leurs projets artistique et les empêcher de se positionner au sein de la nouvelle chaîne de valeur artistique qui est désormais mondialisée.
I. 1. Crise du modèle de l’« artiste » élitaire et montée d’un modèle globalisé de médiation culturelle
5La figure de l’artiste a grandement évolué, notamment en France, sous l’influence modernisatrice de l’impulsion politique donnée lors des « années Lang » par le ministère de la Culture (Saint-Pulgent, 2009) et la montée d’un marché artistique de plus en plus mondialisé. La hausse des budgets et la valorisation de la création en tant que processus de marchandisation ont bénéficié à l’art et aux industries culturelles et modifié radicalement leur mode de fonctionnement. Le nombre d’artistes professionnels a augmenté. Cette croissance est en partie liée à l’élargissement de la profession aux nouvelles industries culturelles et à l’apparition de nouvelles structures d’intermédiation. Les contenus et le rôle de la représentation ont été aujourd’hui entièrement bouleversés par les nouveaux média et complexifiés par les enjeux mondiaux du marché de l’art et les spéculations qui en découlent (Fumaroli, 1992 ; Heinich, 1998 ; Moulin 1992). L’évolution des goûts d’un public toujours plus nombreux et qui joue un rôle central (Lahire, 2001), la diffusion de masse, ont contribué à modifier le contenu et la forme des activités artistiques, (Nicolas le Strat, 2000) ainsi que la réalité du « travail créateur » (Menger, 2002 ; 2009). Ces changements transforment également les organisations artistiques et les modes de diffusion (Guillet de Monthoux, 2004 ; Rambach & Rambach, 2003). Pour définir leurs programmations, ces structures privilégient désormais les techniques marketing de la segmentation, le ciblage des publics, et des modes de présentation plus attractifs (Meister, 2010/1976). Fréquentation et audience sont ainsi devenus les clefs du succès et l’objectif numéro un de ces organisations culturelles. C’est donc l’aval de la chaîne de valeur artistique gouvernée par des médiateurs-organisateurs, qui, en s’appuyant sur le grand public, met en œuvre une vision plus industrielle de la culture. Certes, la figure prestigieuse de l’artiste célèbre (Becker, 1982 ; 1988) perdure, surtout par le biais de la personnalisation et de la valorisation de l’acte créatif. Deux tendances nous semblent particulièrement frappantes. La première concerne le contenu des œuvres et des spectacles qui intègrent de plus en plus les technologies numériques et le multimédia, mêlant réel et virtuel (Cauquelin, 1994 ; de Méredieu, 2003 ; Kisseleva, 1998 ; Tribe & Jana, 2006). La deuxième concerne les modes de diffusion liés à des pôles urbains et leurs réseaux (Castells, 2000), ainsi que la montée en puissance de nouvelles médiations culturelles positionnées en aval de la chaîne de valeur artistique (Bourriaud, 1998 ; SmartBe, 2010 ; Tremaud, 2002). Les centres culturels, les industries de la culture et de nouvelles organisations médiatrices semblent désormais en mesure d’organiser et de gérer des flux d’œuvres et de publics importants, et d’orchestrer un ensemble d’activités multiples tout en contribuant avant tout à leur propre rayonnement.
6Se crée ainsi ce que l’on pourrait appeler un vaste « complexe créatif » qui place les industries créatives au centre, au détriment de la figure de l’artiste. Ces organisations industrielles et nouvelles institutions culturelles font appel à une très large palette de métiers, mobilisent la créativité de nombreux professionnels dont une infime part d’entre eux peut être qualifiée d’artiste. Paradoxalement, c’est dans le cadre de ces « industries créatives » que le modèle de l’artiste autonome et de l’entrepreneur innovateur ont pu, peu à peu, se rapprocher. Comme pour l’artiste, l’entrepreneur mobilise un esprit d’innovation (Christensen, 2003), d’audace (Drucker, 1985) et privilégie « la joie à agir » (Schumpeter, 1934). Cet esprit entrepreneurial distingue l’entrepreneur du manager gestionnaire plus routinier et le rapproche ainsi de la singularité de l’artiste et de son projet. Ce complexe créatif permet de constituer des communautés d’activités et de valeurs. Il réassemble ainsi une chaîne de valeur désormais commune aux mondes de la création et de l’innovation (Amabile, 1993, 1996, 1998 ; Caves, 2000 ; Cziksentmihalyi & Rochberg-Halton, 1981 ; Florida, 2005, 2002). Mais n’est-ce pas plutôt l’emprise managériale des industriels de la culture qui s’y exerce plutôt qu’une vision purement entrepreneuriale portée par les artistes (Hesmondalgh, 2007) ou les entrepreneurs individuels (Fayolle, 2008 ; Vérin, 1982) ? D’autant que les différences culturelles, les structures et personnalités singulières continuent d’exister et peuvent, dans une certaine mesure, faire obstacle à la montée d’un imaginaire collectif à travers lequel la figure paradigmatique de l’entrepreneur anglo-saxon autonome triompherait (Azuelos, 1996 ; Champroux & Frayssé, 2005).
I. 2. L’ironie : discours « critique » de l’artiste sur son « entreprise » artistique
7Notre étude empirique porte sur les stratégies de création adoptées par des artistes qui appartiennent au monde de l’art mais ne sont pas rattachés à une institution culturelle précise. Ils se définissent, non sans ironie, comme des « entrepreneurs » autonomes responsables de leur « entreprise artistique ». Les dénominations parfois parodiques qu’ils utilisent sont ainsi des tentatives de redéfinition de leur place sociale et rôle sociétal. Ces stratégies discursives visent également à dépasser la dichotomie traditionnelle qui opposerait le monde de la technique, de la production fonctionnelle en série, au monde de l’art où le créateur élabore l’œuvre unique. Se considérer comme un entrepreneur permet aux artistes de s’insérer dans un monde et un discours social partagés sans abandonner leur position d’artiste autonome. Cette volonté d’adopter un vocable « à la mode » et de le détourner pour décrire et caractériser leurs pratiques s’inscrit dans la tendance actuelle au rapprochement entre la société civile et les champs de l’économie. Il s’agit sans doute, pour ces artistes, de trouver une place tenable en « jouant » avec le paradigme entrepreneurial tout en reprenant le discours social plus ample (enterprise discourse) qui est propagé aujourd’hui par la grande vague transatlantique de l’entrepreneuriat à succès, sans totalement y adhérer.
8Nous définirons d’abord ce procédé ironique et son fonctionnement, puis examinerons les cibles qu’il vise et qui permettent de repérer et caractériser ces récits de l’entrepreneurialité artistique. Enfin, nous évoquerons les ambiguïtés d’un recours systématique à l’ironie lorsqu’il s’agit de faire passer un message cohérent et de communiquer plus efficacement avec des partenaires issus des institutions variées, ou encore un public plus large.
I. 3. L’ironie : renversement et déplacement du sens
9Jankélévitch souligne que la « ruse de l’ironie » c’est « l’art d’effleurer » (1964 : 33) et de renvoyer à l’ineffable et à l’indicible en passant pas le mot, l’image, ou en combinant les deux. L’ironie procède par un renversement, l’un des procédés fréquent de l’art moderne puis de l’art contemporain, lequel a cherché de moins en moins à s’inscrire dans les thèmes et les genres liés à une tradition. L’ironie caractérise ainsi une posture critique. Elle suscite une forme de dialogue « gnostique » entre l’artiste et son public. Elle peut également s’avérer être une stratégie défensive ou offensive. L’ironie peut servir de « bouée de sauvetage » ou d’arme rhétorique pour les artistes qui refusent de se plier au cadre artistique institutionnel qui s’impose de plus en plus à eux.
I. 4. Les cibles de l’ironie
10L’ironie est « polémique ». C’est ainsi que les artistes, qui appartiennent eux-mêmes au monde de l’art et en façonnent les contours, ne se privent pas d’en faire la cible privilégiée de leur ironie. On pense à l’avant-garde moderne et au franco-américain, Marcel Duchamp, dont une œuvre célèbre de 1959 s’intitule : « With my tongue in cheek ».
11La flèche que décoche l’artiste ironique lorsqu’il se présente et se représente en tant qu’artiste-entrepreneur vise plusieurs cibles :
sa propre liberté d’artiste et l’aura qui entoure la réception de son œuvre destinée à un monde préoccupé par l’accumulation de capital ;
l’affirmation de la matérialité du travail artistique face à la montée d’une industrialisation et standardisation des tâches que permettent des dispositifs mécaniques et virtuels issus de « l’industrie » ;
le savoir et l’expertise supposés des « professionnels » de l’art (journalistes, experts, consultants, marchands, etc.) dont l’artiste est souvent entouré et qui se chargent de la médiatisation et de la commercialisation des œuvres tout en lui imposant des modes et des cadres de communication contraignants ;
la tendance au jeu gratuit et à la prise de risque avant-gardiste qui survalorise une stratégie de provocation et une posture anticonformiste afin de se démarquer des comportements attendus au sein des sphères plus institutionnelles (art contemporain officiel, art académique, professionnels de la création, etc.) ;
le rapport difficile de l’artiste aux institutions artistiques, lesquelles sont souvent ambivalentes à son égard car les objectifs de performance de ces dernières, leurs stratégies de communication, leurs projets institutionnels sont en décalage avec ses ambitions théoriques, artistiques et personnelles.
I. 5. Les risques potentiels de l’ironie et le rapport au public
12L’utilisation systématique de l’ironie dans le discours de l’artiste peut créer malentendus et confusion. Son mode de communication est le plus souvent interindividuel, affectif, par essence plus délicat à établir avec un vaste public ou des organisations et des institutions en attente de formes plus professionnelles et plus objectives. En effet, la posture ironique introduit chez le récepteur un questionnement, du doute, un recul, des formes de négativité qui peuvent nuire à la bonne compréhension du projet de l’artiste. Certes, l’ironie peut être bénéfique et nécessaire car elle invite à prendre du recul par rapport à des propositions artistiques et des situations trop souvent présentées comme allant de soi. L’ironie est en fait une forme de défense utilisée par les artistes. Elle est moins perceptible dans les discours enthousiastes et euphoriques des entrepreneurs puisque la visée ultime de ces derniers est de faire aimer, diffuser et commercialiser une innovation au sein de toute la société (Riot & Ramanantsoa, 2010 ; Riot, 2007). Ainsi, la posture ironique des artistes-entrepreneurs, plus rarement adoptée par les entrepreneurs économiques, doit se comprendre à l’aune de la position délicate qui leur est dévolue. Il s’agit sans doute d’une réaction de défense à la situation d’incertitude dans laquelle ils se trouvent et qui résulte de leurs interrogations quant à la faisabilité et l’acceptabilité de leur projet. Artistes et entrepreneurs développent tous deux un univers imaginé, une vision « autre » qui leur est propre et qui n’est pas toujours facilement objectivable, ni communicable. Cette difficulté à faire partager et accepter leur vision a des effets immédiats sur les modalités de leur expression et l’efficacité de leur communication. Chez les artistes, l’ironie est la trace de cette difficulté à faire partager leurs projets. Les récits de vie qu’ils proposent permettent de lire leur trajectoire professionnelle, d’en repérer le fil conducteur, de comprendre pourquoi ils en sont arrivés là. Ils ont en effet dû accepter un grand nombre de contraintes avant de pouvoir incarner leurs visions en œuvres pérennes. C’est toute une série de rapports de forces liés à leur position socio-économique en amont de la chaîne de valeur artistique qu’ils doivent tenter de régler à leur avantage. Du fait de la multiplication des médiations et des structures industrielles que les diffuseurs (dernier maillon avant le public) interposent entre eux et leur public potentiel, les artistes peinent à retrouver une place plus centrale dans la chaîne de valeur artistique.
I. 6. Le récit « ironique » de l’artiste : une stratégie discursive d’intégration ?
13Choisir de retracer les origines et les évolutions d’un projet créatif en s’intéressant à sa part représentée, imaginative et imaginaire, suivre le fil rouge de son développement, constitue pour le chercheur une voie d’accès originale à la réalité vécue et au dialogue incessant que l’artiste entretient avec son projet, sa vie d’artiste et la société. C’est opérer un dévoilement de la vérité en racontant ce qui a été visé et ce qui s’est vraiment passé ou a été ressenti comme tel. Faire appel au récit rétrospectif de l’artiste permet de mettre en relief les conditions d’émergence et de possibilité du projet, et de mieux comprendre sa formulation. Il s’agit de saisir le lien qui unit l’initiative créative à la création de valeur économique produite en aval. L’artiste peut ainsi revendiquer la paternité de l’idée et des droits de propriété intellectuelle liés à son œuvre. Le discours produit ainsi un effet de vérité et d’efficacité pour celui qui le tient. L’enjeu discursif est de se réapproprier son projet et de se donner une lecture des conditions de son effectuation, succès et échecs compris (Foucault, 1972 ; Veyne, 1978). L’ironie constituerait, pour l’artiste, une forme de commentaire indirect mais critique de ses propres actes, une reconnaissance partielle mais acceptable de ses propres limites, une volonté de s’affranchir des rôles sociaux et des catégories qu’une situation ou des acteurs externes imposent à son autonomie. La stratégie ironique est une modalité paradoxale de résistance et d’appropriation face à l’extension de ces discours entrepreneuriaux. Elle témoignerait de la volonté de l’artiste de transposer et adapter les discours exogènes sur la représentation entrepreneuriale à la sphère artistique.
14Si les artistes tiennent un discours ironique sur la figure de l’entrepreneur, c’est plus rarement le cas des entrepreneurs (Riot, 2007, 2009, 2010) qui évoquent peu la figure de l’artiste. En effet, la « geste créative » des entrepreneurs n’émerge en général que dans un deuxième temps, après le succès de leurs projets (Boltanski & Chiapello, 2000 ; Chiapello, 1998 ; Lasch, 2007). Les entrepreneurs ne sont pas toujours les auteurs de ces récits épiques et anaphoriques bien qu’ils en soient les héros. Par contre, le milieu artistique, les artistes en particulier, se lancent de plus en plus dans un travail de médiation de leurs projets, au point d’en faire souvent profession. Ces acteurs cherchent alors à tisser des alliances avec d’éventuels partenaires, des financeurs, ou à se protéger des tentatives d’appropriation de leurs travaux et de leur image par certains intermédiaires (Riot, 2009, 2011). Dès lors, l’usage et l’emprise de ces récits qui privilégient l’« artiste-entrepreneur » et son entreprise artistique s’accroissent au sein du monde artistique et de ses métiers. Il faut donc comprendre le sens de ces récits ironiques qui entretiennent un lien fort avec le modèle entrepreneurial anglo-saxon car ils redéfinissent en retour, la figure même de l’artiste contemporain et les valeurs du monde de l’art et de la culture. Nous pensons que raconter l’histoire d’artistes qui tentent de s’approprier mais aussi de mettre à distance la figure controversée de l’entrepreneur permet de rendre compte de ces contradictions et de saisir l’extension transnationale d’un modèle artistique entrepreneurial anglo-saxon et son acclimatation européenne. L’adoption par l’artiste d’un vocabulaire et d’un « style entrepreneur » marque une rupture avec le modèle européen antérieur qui voyait l’artiste « engagé » mettre son art au service de la société et être reconnu dans ce rôle par les institutions. A contrario, la figure de l’artiste-entrepreneur est davantage centrée sur la vie et les projets plus personnels, ainsi que le processus de valorisation socio-économique de l’activité artistique. Il s’agit de l’une des métaphores récurrente des sociétés entrepreneuriales, paradoxalement reprise par les artistes, qui se veulent ainsi créateurs plus que simples producteurs. Face à des processus d’intermédiation nouveaux qu’ils tentent d’éviter ou de contourner, les artistes adoptent dans leurs récits un traitement ambivalent, distancié, souvent réflexif et parodique de leurs activités, pour se positionner au sein du nouveau modèle d’entrepreneuriat artistique émergent (Hillaire, 2008 ; Huitorel, 2008 ; Kisseleva, 1998 ; Saurin, 2011 ; Toma, 2008). C’est pourquoi nous avons choisi délibérément d’analyser des paroles d’artistes qui racontent une histoire (la leur, celle de l’entrepreneur qu’ils s’imaginent être ou se refusent parfois d’être), et tentent de se situer entre le monde de l’art, de la culture et de l’entreprise.
II. Questions de méthodes, modalités d’enquête et corpus d’analyse
II. 1. Le terrain-terreau
15Il existe peu d’études dans la littérature spécialisée qui traitent de la problématique croisée de l’entrepreneur et de l’artiste, et de l’impact du transfert du modèle entrepreneurial anglo-saxon vers les artistes. Remarquons qu’il existe bien des similitudes entre la fonction et le statut de l’entrepreneur et celui de l’artiste. Tous deux assument les risques de leurs choix stratégiques et bénéficient rarement d’un cadre de protection sociale propre. Notre terrain est donc un peu particulier puisqu’il se situe aux frontières du domaine de l’entrepreneuriat et de l’art, et s’écarte de leurs modes d’analyse habituels (Riot, 2007). Il a été choisi parce qu’il mêle plusieurs dimensions du processus d’innovation et offre une facilité d’accès, étant par essence ouvert et destiné au public (Riot, 2009). Le centre d’art dédié aux arts numériques qui a été retenu se situe en banlieue parisienne et fonctionne depuis environ une quinzaine d’années. Il favorise les rencontres entre artistes et entrepreneurs de cette « Silicon Valley » parisienne très internationalisée. Les projets communs sont encouragés et présentés à un public de spécialistes qui œuvrent dans un environnement de formation où se mêlent des publics de toute condition sociale mais qui évoluent au sein de l’un des territoires (les Hauts-de-Seine) les plus favorisés de France en termes de revenus et de patrimoine. L’étude interne de cette organisation dédiée aux arts numériques a révélé qu’une stratégie de rupture avec les anciens modèles artistiques a été portée par des discours et des pratiques se réclamant de la culture des start-ups mais s’est également combiné aux discours plus traditionnels tenus par les institutions politiques locales et nationales. Cet « écosystème » artistique illustre le glissement du modèle culturel et artistique français longtemps fondé sur la figure centrale de l’artiste vers le modèle anglo-saxon – plus marchand – des industries culturelles. Nous avons observé et interrogé tous les acteurs dans la durée et dans la tradition de l’école de Chicago, qui s’intéresse au cadre des interactions (Barley, 1989 ; Becker, 1963 ; Goffman, 1968, 1963). Six portraits polyphonique des personnes avec qui nous avons souvent échangé et parfois travaillé ont été retenus.
16Ces artistes travaillent le plus souvent seuls mais interagissent néanmoins avec plusieurs interlocuteurs et partenaires qui les aident à exposer ou à diffuser leurs œuvres sous la forme d’installations, de mises en media variés ou de programmation d’expositions.
II. 2. Le modèle de l’analyse du récit
17Six ensembles discursifs identifiables se dégagent des longs entretiens passés avec des artistes, lesquels gravitent autour des mêmes organisations et centres artistiques et utilisent quasiment le même matériau plastique pour créer leurs installations.
18Notre modèle d’analyse du récit s’est attaché à préserver le style narratif des textes et le déroulement diégétique de l’intrigue, à condenser la réalité référentielle complexe que chaque histoire raconte. Interpréter une histoire de vie, c’est s’intéresser à sa forme, à son contenu, mais aussi aux conditions de sa production ; au contexte et au texte (Lebailly & Simon, 2000 ; Mounoud, 1997). Cette observation participante d’une durée totale de trois ans nous a permis d’échanger avec des artistes et de recueillir leur histoire. Bien que différent du recueil d’histoires de vie (Pineau & Le Grand, 1993), ce travail révèle les dimensions intimes de la vie des personnes qui ont bien voulu se confier à nous, c’est pourquoi nous conservons l’anonymat des voix. Nous avons ensuite recomposé un discours à partir des différents entretiens réalisés (17) et retenu une dominante et plusieurs variations. Il s’agissait de saisir les nœuds du récit et toute sa complexité (Barry & Elmes, 1997 ; Linde, 1993 ; Mac Adam, 1999 ; 1996) puis d’isoler la structure même des récits, leurs thèmes, leur vocabulaire et leur syntaxe (Adam, 1984 ; Reuter, 2000 ; Riessman, 1993 ; Riemmon-Kenan, 1983). Le récit, avec ses variantes, prend alors la forme essentielle d’un court canevas (Down & Reveley, 2009 ; Brown, 2006) sur lequel s’inscrivent les identités individuelles au sein d’une identité plus collective. Cette approche évite l’instrumentalisation des récits ou les récits « officiels » qui effacent les récits alternatifs et plus personnels, alors qu’ils sont plus souvent en phase avec la réalité des pratiques (Ibarra, 1999). En effet, les relations de pouvoir sont modelées par et à travers les récits que narrent les acteurs à un public choisi (Ibarra, 2003 ; Ibarra & Lineback, 2005 ; Czarniawska-Joerges & Wolff, 1991). Ce mode de recueil livre à son tour une version polyphonique et permet un dialogisme entre les textes (Bakhtine, 1978) qui rend mieux compte du contenu vivant des pratiques. Telle a été notre méthodologie pour analyser les projets des artistes et comprendre leurs « entreprises » artistiques. Nous reprenons ainsi en hommage à la confiance qu’ils nous ont accordée leur vocable et la thématique ironique du discours « artiste » que nous avons précédemment repérée.
II. 3. Paroles et histoires d’artistes entreprenants
19Ces extraits d’histoires racontés par les artistes permettent de lire leurs interrogations sur l’objet de leur quête artistique, qu’ils désignent le plus souvent comme « leur entreprise ». Nous avons choisi de mettre en lumière plusieurs motifs distinctifs qui permettent de comprendre leur désir de création, l’impulsion initiale qui animent les orientations et la stratégie des personnes rencontrées. Les discours des six artistes tissent un lien direct avec ce que nous dénommons le « complexe créatif ». À la lecture de ces histoires, nous voyons apparaître, en filigrane sinon en surimposition, la figure de l’artiste et celle de l’entrepreneur anglo-saxon. Il ne s’agit pas vraiment d’un cliché idéalisé ou d’un négatif photographique, car cette représentation se caractérise par une valorisation de leur capacité créative mais aussi de leur résistance à l’échec. De plus, en mettant en tension la figure de l’entrepreneur avec celle de l’artiste, le créateur interroge sa propre représentation et la fait également évoluer. Ainsi, le jeu des masques et leur surimposition permettent-ils de révéler les contradictions et de représenter la dynamique croisée qui anime l’artiste créateur de son œuvre et celle de l’artiste-entrepreneur focalisée sur un travail artistique à visée économique. C’est ainsi que se construit cet objet de compromis qu’est le « complexe créatif », concept et métaphore englobant un ensemble d’acteurs, d’activités, de pratiques, de discours, de dispositifs variés qui vont au-delà d’une notion de secteur, qui renverrait aux « industries créatives » ou un groupe d’acteurs appartenant à une « classe créative ». Nous présenterons tout d’abord les discours qui se focalisent sur la vocation entrepreneuriale de l’artiste pour ensuite en isoler les motifs les plus saillants. Ceci afin de montrer combien ils sont interstructurés et forment une configuration cohérente autour de cet objet-frontière que constitue le complexe créatif.
II.3.1. Les six discours-types et styles de récit
20Les six thèmes que nous avons successivement isolés dans ces micro-récits sont : la liberté, le concret/l’authentique, l’organisation et le collectif, le savoir et l’expertise, le jeu et le défi, la résistance au pouvoir. Ces courts textes rendent compte de la situation présente de ces artistes, mais aussi des interactions déterminantes pour leur travail, et enfin de l’exercice d’une profession dont ils nous proposent un premier aperçu.
21• F. : liberté de l’artiste professionnel et maîtrise de la création :
Aujourd’hui, je suis exposé dans cette galerie, avec des gens que j’aime beaucoup. C’est le monde d’Alice, qui m’a inspiré, pour mes installations et toute mon œuvre, en fait. Et il y a aussi ces montages numériques : les bijoux sur la photo qui ressemble à une pub, en très grand format ; ce sont des animaux numériques, des mutants comme des espèces de caméléons digitalisés, qui s’accrochent à l’oreille ou au poignet pour qu’on communique. J’ai utilisé longtemps ma formation en « com » et en « design » pour gagner ma vie et pour faire de l’art un peu décalé avec ces codes artistes que je comprends bien et que je suis dans mon travail « quotidien » et « alimentaire ». J’ai voulu proposer ces créations à Channel ou Hermès. Cela ne les intéressait pas. En fait, je me suis dit qu’ils étaient jaloux de ne pas y avoir pensé eux-mêmes. Je ne suis sans doute pas à la bonne place pour faire les choses, par rapport à ces organisations « installées ». C’est sûr qu’on est un peu dans la même dynamique que celle de lieux plus entrepreneuriaux.
22• B. : la quête du concret et de l’authentique, le rapport direct au monde
Je suis à un moment de ma vie où j’ai envie de départs : je ne me sens bien qu’en Inde. Là-bas, j’ai l’impression de pouvoir vraiment travailler. Je me demande ce qui empêche les Français d’être vraiment généreux, parce qu’ils ont beaucoup d’argent, en tout cas par rapport aux Indiens. Ici, on travaille, on revient à la matière première, au concret. C’est une libération, pour moi, d’échapper au cadre de la France où depuis des années, nous sommes pris comme des mouches dans un système.
23• C. : l’organisation et le collectif
Je suis d’origine américaine, j’ai étudié les Beaux-Arts dans une grande université et puis je suis partie à Paris. Depuis des années, je monte des projets qui sont liés à des problématiques sociales en m’appuyant sur la programmation numérique. Pour moi, un entrepreneur, ce n’est pas quelqu’un qui cherche seulement à gagner de l’argent. Je travaille avec d’autres profils que le mien pour répondre à des projets qui portent souvent sur la ville ou les communautés. J’ai plus de difficultés à finir, à organiser les projets. Et puis il y a des systèmes d’aide, sans lesquels on ne pourrait pas vivre mais qui rendent la vie au quotidien difficile. Je ne suis pas du genre à mettre en avant la gloire, l’argent ; l’entreprise, pour moi, ce n’est pas en soi mauvais, mais je préfère les start-up, et les personnes qui travaillent dans des associations. Là où j’habite à Paris, il y a des populations qui ont peu de moyens, qui travaillent beaucoup, qui sont issues de l’immigration et qui ont des difficultés à s’insérer. PM aussi est sensible à ces questions, donc nous travaillons ensemble dans un esprit artistique, social et urbanistique en mettant en avant le collectif.
24• O. : le savoir et l’expertise
J’ai grandi en Russie, au temps des ex-pays de l’Est, de l’Union soviétique, et j’ai fait l’Académie des Beaux-Arts, je me suis spécialisée dans la tapisserie, je faisais, comme on dit, la trame. Assez vite j’ai eu des commandes pour des lieux officiels. J’ai compris ce que c’était l’art officiel. Et je fabriquais cela de mes mains, avec ma tête. C’était encore plus étrange quand les choses se sont effondrées, et puis, j’ai pu partir. Je créais déjà des projets avec des concepts comme cette histoire de Cendrillon, mais assez vite, j’ai eu une bourse Fullbright, je suis allée vivre dans la Silicon Valley et j’ai travaillé pour Google, sans idées préconçues, juste pour gagner de l’argent. La bourse n’était pas très importante. C’est au cours de ce séjour que j’ai vu le virage vers le numérique et toutes les possibilités que cela impliquait. Et pendant longtemps je n’ai pas compris ce qui se passait. Vous voyez, c’est au moment où on travaille sur des bases de données que, soudain, on comprend que ce n’est plus la peine d’aller consulter le dictionnaire à la bibliothèque. Ensuite, j’ai travaillé depuis la France, mais je participe sans cesse à des expositions ou des événements internationaux. Les biennales, et le reste, cela fait partie du monde de l’art tel qu’il est aujourd’hui. Il y a plusieurs scènes locales, globales, plusieurs publics. On peut le déplorer ou jouer avec. Au fond, c’est très curieux ces rassemblements. Mais il y a toujours cette question sur la technique de la représentation qui revient et qui nous obsède tous…
25• M. B. : le jeu et le défi (la dimension ludique)
J’ai un profil atypique, je suis prof d’art numérique, cela donne une assise, une légitimité, un salaire fixe. À la fac, on a des étudiants, un public choisi. C’est intéressant pour moi. J’ai aussi réalisé, il y a quelques années, des émissions de télévision. Et c’est ce qui m’a fait connaître. Mais depuis, tout a tellement évolué. Mais la télévision, les centres d’art, c’est resté stable, inchangé. Et puis le jeu, la provocation, moi, c’est ce qui m’amuse. Cela n’est pas « sérieux », c’est mal pris. Pourtant, c’est comme ça que ça marche pour moi. Pour les gens sérieux, j’ai l’air de papillonner, mais en fait, je construis, je travaille tout le temps, j’ai même créé ma décharge virtuelle de projets, et elle est bien remplie…
26• A. : pouvoir et résistance
Contrairement à la plupart des artistes qui se piquent de faire du multimédia, je ne me suis jamais pensé artiste, j’ai fait des études d’ingénieur, et j’ai appris la programmation. Ensuite, j’ai fait des inventions en fonction des équilibres politiques et de la demande du moment. J’étais en mesure de comprendre, parce que je programmais, comment les outils numériques, qui nous apportaient soi-disant la vitesse et la liberté, formataient notre cerveau, nous cachaient des informations mais aussi nous dévoilaient de façon un peu obscène. […] Je développe mes projets à la marge. Essentiellement, je développe et si tout n’aboutit pas j’esquisse. Je ne crains pas d’être pillé, simplement parce que mon travail est trop loin de ce que font les petits malins qui se piquent leurs « non-idées », ou qui s’extasient sur les fleurs du papier peint. Ce qui me désespère, c’est qu’on n’utilise maintenant plus que des logiciels américains. Les artistes sont la dernière touche de la domination culturelle et ils l’arborent avec fierté en se montrant la corde au cou.
27Comme cela est perceptible à travers ces extraits d’entretiens, les artistes adoptent une double ligne de récit qui leur permet de décrire le « complexe créatif » duquel ils se sentent partie prenante mais aussi d’y tracer leur trajectoire et le chemin particulier qu’ils souhaitent emprunter. De nombreux motifs s’entrelacent et construisent un thème central qui tourne autour du récit de l’entrepreneur-artiste.
II. 3.2. Dimension intertextuelle du thème entrepreneurial dans les récits
28L’observation participante qui a duré trois ans a contraint à adapter et moduler les récits en fonction de l’évolution constante des contextes et des interlocuteurs. L’ensemble forme une trame narrative au sein de laquelle les récits se répondent et écrivent l’histoire de ce « complexe créatif » d’où émerge la figure centrale de l’artiste-entrepreneur.
29A. relie résistance et liberté :
Moi, je ne suis pas un entrepreneur. Cela veut dire que je ne fais pas les choses pour de l’argent, et que je n’approuve pas les gens qui utilisent mon travail pour en faire de l’argent. C’est la raison pour laquelle j’ai quitté cette start-up et vendu mes parts D’ailleurs, j’avais vraiment besoin de cet argent à ce moment-là… Mais je ne veux plus me battre, ça sert à quoi… Si ça continue, je vais arrêter, je vais arrêter de créer si ça veut dire être dans la misère. Je dis ça parce que j’ai une famille et que j’en ai assez de manger de la vache enragée.
30A. fait référence au conformisme et aux conventions que son « entreprise » artistique défie :
Je fais de la peinture depuis que je suis enfant, je faisais des décors chez nous pour mes parents. Mon enfance aurait été vraiment sombre si je n’avais pas pu illuminer un peu la vie de ceux qui m’entouraient. Après, j’ai continué. J’ai besoin de saisir toute la beauté du monde, de rendre les choses belles. Je n’ai pas peur de me mettre directement en phase avec le réel, dans ce qu’il peut avoir de rugueux, de difficile. On se protège pour ne pas se réveiller en se mettant dans du coton, des vêtements bien chauds. Mais du coup, on n’a plus que des sensations endormies. Et je trouve que cela se perçoit dans toutes ces grandes expositions [nous sommes au Palais de Tokyo]. On voit que dans le cadre de l’exposition, tout est bien agencé comme dans un restaurant nouvelle cuisine. On s’ennuie déjà. On est insensibilisé à tout. On va bientôt se concentrer sur le goût de la carotte, là, dans son assiette, et oublier tout le reste parce qu’au moins, question carotte, on a le mode d’emploi, […].
31O. évoque aussi le lien entre liberté et société sous la forme d’une dynamique collective de projets :
Je travaille depuis la France où je vis maintenant, c’est un choix. […] Pour moi, la notion d’économie, cela signifie aussi s’économiser. Travailler beaucoup, mais comme on veut. Alors pour continuer de travailler, on va chez les gens qu’on connaît et apprécie. J’aime bien la ferme du Buisson, le Fresnoy. On va pouvoir retravailler ensemble encore. Si ça se passe bien… On se prépare, on est professionnel sur l’expo. C’est un moment très court qu’il faut réussir. Les échanges avec le public, avec tout le monde, ça compte aussi. Cela donne des idées, surtout que je joue sur l’incongru, sur les dimensions sociologiques.
32M. B. fait référence à un engagement parodique mais aussi plus politique qui va au-delà du seul refus de l’esprit de sérieux :
On est là pour faire disjoncter le système. Oui et non. Mais c’est quoi le système ? Elle est où la grosse matrice ? Là. Tu vois cette machine ? [il s’agit de l’« emotion vending machine » ce qu’elle appelle le « distributeur automatique d’émotion »]. Elle vend le cocktail d’émotions du jour. C’est une petite chose, c’est drôle. Peut-être que ça vous dit quelque chose. Eh oui, on peut tout vendre avec des machines, ou plutôt, tout acheter, quand on a trouvé à se vendre. Le tout, c’est d’introduire la pièce dans la fente. Oui, d’une certaine manière, je regarde jusqu’où peut aller le système de marché, jusqu’où on peut diffuser ce modèle automatique, service machine, système de cotation volatile des valeurs. Et on peut faire ça à l’infini, c’est ça qui est bien, c’est sans fin. Pour nous c’est pareil. Notre valeur, en tant qu’artiste, en un sens, c’est comme une cote. Ça monte, ça descend. Visible, invisible, c’est la limite de ce que je raconte. On se dit, ça va faire quoi, c’est pour quoi faire ? On ne sait pas trop… Dans le monde, ceux qui réussissent ou qui dominent ont l’impression qu’ils sont des entrepreneurs, ça veut dire qu’ils pensent qu’ils contrôlent le système. Moi, je m’amuse. Je m’amuse juste.
33L’emploi de l’anglais, langue dominante dans les industries culturelles, l’usage d’un vocabulaire numérique, ou de vocables ironiques qui se réfèrent à la vente, aux affaires, et aux médias sont fréquents. Ces postures parodiques qui permettent une reconnaissance plus internationale interrogent sur le milieu de l’art entraîné dans un processus constant d’auto-parodie (Riot, 2011) et qui ne cesse de tenir des discours sur son propre fonctionnement.
34A. esquisse une critique sociale lorsqu’elle fait référence au cliché de l’entrepreneur anglo-saxon par opposition à l’artiste dans sa tour d’ivoire :
Plus les gens font des ventes, plus ils vont s’écrier qu’ils détestent les marchands, qu’ils sont des rebelles. Il faut aussi regarder dans l’arrière-boutique. Peut-être qu’aux États-Unis, on n’aura pas de problème pour dire en face qu’on a gagné de l’argent et qu’on est content d’avoir réussi. En France, à les écouter, il n’y a que des artistes maudits. Tu parles ! On trouve des tas de trucs à faire, oui, mais vendre c’est une autre affaire… Personnellement, je n’ai pas un travail rémunéré. Je ne vis pas avec des gens comme ça. Je ne regrette pas ce que je fais dans la vie, même si cela suppose de ne pas « bien vivre ». Il y a toujours des endroits où on peut faire des choses…
35Sur le modèle du collage, la métaphore de « complexe créatif » permet de convoquer et de combiner les deux figures de l’artiste et de l’entrepreneur et, dans un monde de référence commun, les industries créatives, les industries culturelles et la classe créative dans son ensemble. Les artistes et leurs projets modèlent les contours de leur propre visage lorsqu’ils décrivent sur un mode ironique leur activité et l’histoire de leurs choix au sein de cet ensemble au sein duquel ils tentent de se situer.
III. Le « complexe créatif » postmoderne ou l’influence du modèle entrepreneurial anglo-saxon
36Notre interprétation se fonde sur l’analyse des isotopies, récurrences de thèmes qui forment une configuration commune à tous les récits et produisent une dynamique sémantique liée au « complexe créatif ». Cette métaphore permet de cerner l’activité de l’artiste dans toutes ses dimensions. Elle introduit plusieurs ordres de valeurs qui se combinent et s’opposent pour produire, in fine, une stratégie artistique individuelle orientée autour de l’idée de projet. Dans un premier temps, nous soulignons l’efficacité de cette métaphore pour décrire les pratiques et les représentations que les artistes contemporains se donnent d’eux-mêmes. Dans un deuxième temps, nous remarquons que c’est au prix d’un processus de simplification que la réussite d’un artiste s’identifie à un succès de type entrepreneurial. Les variables « création de valeur économique », « innovation » ou « capital social » sont plus particulièrement thématisées en un discours cohérent socialement valorisé. L’artiste-créateur d’œuvre emprunte alors à l’entrepreneur son mode d’action et de valorisation économique. Il devient ainsi un artiste-entrepreneur. Mais peu à peu la logique de l’agir entrepreneurial semble s’emparer de l’artiste au point de réduire l’importance de sa part créative. C’est là que le mouvement d’emprunt qui visait à une plus grande efficacité dénature la métaphore du « complexe créatif » originel et le redéfinit en pur monde entrepreneurial. Tel un boomerang, la fonction entrepreneuriale et commerciale devient première. Elle impose à l’artiste-créateur transformé en artiste-entrepreneur, la primauté de l’action rémunérée et l’impératif de création de valeur, objectifs qui le distinguaient de l’entrepreneur économique.
III. 1. L’efficacité du « complexe créatif » : vers un monde entrepreneurial ?
37Dans un grand nombre d’histoires racontées, une forme paradigmatique prédomine. Elle réunit la figure de l’artiste et de l’entrepreneur autour d’un mode de gouvernement de soi qui est de type entrepreneurial et une vision plus managériale de l’action organisée. Elle est par nature opposée au libre arbitre et à l’intention créative de l’artiste. Dans le premier cas, ce modèle fait de l’artiste et de l’entrepreneur un travailleur multitâche, un homme-orchestre. Seul ou en groupe restreint, il gère toute la chaîne de valeur artistique, établit une veille des opportunités en suivant attentivement l’actualité artistique ou construit de nouveaux projets qu’il développe en opportunités, les considérant comme exploitables. Il traite avec des intermédiaires et médiateurs divers, et répond à des opportunités externes à ses seuls centres d’intérêts de créateur. Il doit vivre des situations très variées plus ou moins confortables, liées à la dynamique changeante de l’offre et de la demande, mais aussi à des états concurrentiels similaires à ceux que l’on constate sur un marché de gré à gré. Grâce à sa souplesse et sa capacité à intégrer les différentes facettes du « complexe artistique », le modèle concurrentiel s’est rapidement appliqué à la condition des artistes, même si ceux-ci ne l’acceptent pas aussi facilement que les institutions culturelles dont ils dépendent. Ces dernières sont organisées sur un mode rationnel/fonctionnel afin d’agencer des ressources et des compétences pour des finalités qui ne sont pas forcément liées au travail artistique.
38Ce modèle managérial de l’entreprise culturelle ne convient pas véritablement aux artistes individuels ni aux entrepreneurs (Riot, 2007) car son adoption concrétise une perte relative de leur liberté créatrice, une soumission accrue à des règles managériales édictées par les industries culturelles et les organismes culturels, et parfois, une dépendance totale envers le donneur d’ordre. Pour les artistes et les entrepreneurs, les fonctions d’invention et d’innovation entrepreneuriale deviennent obsolètes, dans un cas comme dans l’autre, puisqu’ils sont ainsi réduits à devenir de simples prestataires de services. Dès lors, le succès de l’artiste-entrepreneur, assimilé ici à une « profession libérale » d’un genre nouveau, repose sur la mise en œuvre d’une compétence socioéconomique plus large, un talent commercial spécifique qui n’est plus seulement technique mais pragmatique et relationnel. Exploiter une « opportunité » (occasio) devient le pivot de leur stratégie, le moment décisif pour lequel les artistes se préparent et qu’il ne faut pas laisser passer. Cependant, ce modèle, certes dynamique, fait fi de la spécificité de chaque technique et de chaque art. Le travail artistique est resté longtemps éloigné de la recherche de l’opportunité. Les artistes qui sont rentrés dans l’histoire n’ont-ils pas voulu se concentrer avant tout sur leur œuvre, rejetant ou reportant ad infinitum, tel Leonard de Vinci, leurs commandes, malgré le confort matériel qu’elles auraient pu leur apporter ? La chaîne de valeur et la filière artistique ont pris de nos jours une dimension centrale, au point de soumettre les artistes à leurs diktats, de reconfigurer et de spécialiser le travail artistique au sein d’un champ toujours plus concurrentiel et plus fragmenté. Il existe indéniablement une proximité de projet, de destin et de conditions entre les artistes et les entrepreneurs. Toutefois, l’on peut se demander jusqu’à quel point les notions de précarité et d’incertitude relient également les champs d’expérience de ces deux acteurs.
39Atome libre et indépendant de toute institution stable, frappant à toutes les portes, sans certitude du lendemain mais toujours en quête de projets innovants et de contrats lucratifs, l’artiste-entrepreneur, Sisyphe de la société entrepreneuriale postmoderne, propose une vision alternative des modèles du grand artiste et de l’entrepreneur économique qui « réussit ». Ce modèle est perçu comme étant importé du monde anglo-saxon. S’y illustrent des artistes flamboyants, à l’image des entrepreneurs héroïques dont les succès jalonnent le secteur des technologies de l’information et de la communication. La foule des artistes plus modestes, quant à elle, ne diffère pas au fond de ces artistes qui, tels les baladins d’autrefois, tissaient des réseaux avec des pouvoirs locaux. Le modèle de l’artiste-entrepreneur était alors plus opérant pour les artistes, car il correspondait en grande partie à leur vécu fait d’alternances de succès et d’oubli. À ceci près que le résultat économique n’était pas la mesure de toute chose, ni le gage de la performance. C’est peut-être cette prééminence de la valeur d’échange économique qui caractérise le « complexe créatif et la figure de l’artiste-entrepreneur » dans leur dimension anglo-saxonne. Ce modèle multidimensionnel a donc simplifié et réorienté le modèle antérieur continental, en fléchant l’indicateur « valeur économique » au détriment de tous les autres, défigurant irrémédiablement la figure romantique de l’artiste-créateur. Or cette réduction de la fonction créatrice à sa seule fonction économique soulève des questionnements pour les artistes créateurs, qui conçoivent encore le « complexe créatif » dans son acception antérieure. C’est ce leitmotiv que véhiculent les doléances que nous pouvons percevoir à travers les témoignages d’artistes
III. 2. Les contradictions des paradigmes du « complexe créatif » et de l’« artiste-entrepreneur » : entre désenchantement et combativité
40La vision anglo-saxonne dominante de l’entrepreneur repose sur le présupposé de la concurrence pure et parfaite entre libres acteurs et sur la sanction distributive du marché. Pour les artistes rencontrés, le monde est plutôt représentation, questionnement, interprétation. Le monde des affaires valorise en revanche l’échange commercial de biens privés par le biais d’un mécanisme de prix différenciateur ou via des organisations clefs en position de monopole. Les centres d’art, par exemple, fonctionnent désormais comme de grandes entreprises et selon ce modèle. Ils ont ainsi réinterprété la notion de médiation culturelle et celle d’intermédiation. Ces nouveaux acteurs institutionnels ont, en quelque sorte, installé les nouveaux guichets permettant d’accéder aux clients. Encouragées par les partenaires publics (Riot, 2009), ces institutions artistiques considèrent désormais le public comme une clientèle à capter. Ils transforment ainsi les artistes-créateurs en entrepreneurs de leurs propres œuvres qui doivent partir en quête de valeur économique pour que leur travail artistique prenne une « réelle valeur ». L’architecture des lieux d’art s’est elle-même transformée pour inscrire l’expérience artistique dans l’espace théâtralisé de la consommation de masse et de la vente. Le lieu et les formes de transactions semblent primer sur le contenu de l’œuvre elle-même. Si l’artiste est encore à la première place, c’est en tant que promoteur d’un événement ou d’une action qui a été pensée par des organisateurs extérieurs au processus de la création artistique. Dès lors, le modèle du partenariat public-privé s’impose pour financer les arts plastiques autour d’événements artistiques qui servent avant tout de mise en scène et de faire-valoir aux institutions, se substituant parfois à l’œuvre. On assiste à un rapprochement entre modèles publics et privés qui mêlent des ordres de grandeur et de valeur différents. Il ne s’agit pas d’une nouvelle pratique artistique comme semblent parfois le croire certains artistes ou spectateurs, mais d’une mise en marché généralisée avec pour élément fédérateur le succès financier (ou du moins le succès d’audience). Dès lors, le travail artistique, qui permet de faire œuvre esthétique, mais est absent de ces actions promotionnelles, se donne à lire en creux dans les récits des artistes eux-mêmes. Leurs voix et leurs paroles redonnent épaisseur au « complexe créatif » qui les anime. Par un mouvement de renversement, l’intention créatrice qui se pensait comme une forme d’action entrepreneuriale peut inspirer certains contre-discours d’artistes déçus qui ne se veulent plus entrepreneurs d’eux-mêmes.
41La créativité est ainsi devenue la chose au monde la mieux partagée. Cette inflation de la créativité (Meister, 1975) est paradoxale car elle banalise la dimension créatrice. Si la créativité est partagée par le manager et l’entrepreneur, alors, elle ne caractérise plus le travail de l’artiste, même si ce dernier ambitionne que son entreprise artistique devienne un « business ». Dès lors, saisir la figure de l’artiste imposerait au contraire de mettre au premier plan ce qui lui est spécifique : la création d’une œuvre singulière. « L’auteur-créateur est un élément constitutif de la forme artistique, [car en tant qu’artiste] […]. Je dois, dans une certaine mesure, m’éprouver comme créateur de la forme, pour pouvoir réaliser une forme esthétiquement signifiante, en tant que telle. » souligne Bakhtine (1978 : 70). C’est le caractère isolé de l’œuvre, qui attire l’attention du spectateur. En effet, celui-ci est amené à s’approprier l’œuvre en suivant la même démarche compréhensive de création que celle de l’artiste. Toute rencontre véritable avec une œuvre passe nécessairement par une absence de transaction, de structure organisée et donc de « management » anticipé de sa lecture. On est très loin ici de l’entrepreneuriat, qui s’inscrit en tant qu’action et pratique dans une configuration de marché et de valeurs indexées. L’expression artistique, cette « parole conquérante », cette « entreprise » qui nous rappelle à « notre préhistoire commune » redéfinit un échange sans prix, ce qui en constitue la valeur unique :
[…] elle est ce que j’ai de plus propre, ma productivité, et cependant elle n’est tout cela que pour en faire du sens et le communiquer ; l’autre, qui écoute et comprend, me rejoint dans ce que j’ai de plus individuel : c’est comme si l’universalité du sentir, dont nous avons parlé, cessait enfin d’être une universalité pour moi, et se redoublait enfin d’une universalité reconnue. (Merleau-Ponty, 2010 : 1535).
42Si les conditions de vie matérielle de l’artiste et de l’entrepreneur peuvent se rejoindre en une même prise de risque assumée et une forme de précarité vécue, il serait donc erroné d’en confondre leurs stratégies respectives. Le concept de créativité a le mérite de combiner des valeurs, des grandeurs différentes, d’allier le conceptuel au matériel, la vocation à la profession. Le terme recouvre d’un voile trop pudique des activités souvent diverses et qui ne peuvent révéler l’essence de la création d’une œuvre ou d’une entreprise. Il semble bien que la crise de la profession d’artiste ait conduit à des représentations déformées des activités artistiques. La survalorisation médiatique de nouveaux espaces et médias, les attentes démesurées autour de toute activité de création, semblent animer les discours des entrepreneurs eux-mêmes. Cependant, si les pratiques et les conditions de vie de ces deux acteurs peuvent être rapprochées, il n’est pas avéré que leur talent créatif soit commun. Il ne faudrait pas que, se voulant avant tout efficace, l’artiste-entrepreneur pense trop au client au point d’oublier son art et que l’entrepreneur s’imaginant créatif, oublie les exigences du marché et de la commercialisation.
III. 3. Retrouver l’œuvre ouverte et la centralité du complexe créatif
43Nous avons caractérisé le rapprochement de la figure de l’artiste et celle de l’entrepreneur en fonction d’un espace et d’une dynamique professionnelle qui leur seraient désormais devenus communs au sein du complexe créatif. En réalité, l’orientation principale de l’artiste, tournée vers son œuvre, diffère largement de celle de l’entrepreneur davantage préoccupé de capter la valeur économique. Bien que les deux professions supposent la combinaison d’un ensemble d’activités innovantes, elles n’ont en réalité ni le même but, ni la même signification. De fait, le « complexe créatif » met, à juste titre, l’accent sur des traits communs aux travaux des artistes et des entrepreneurs, mais il oublie l’essentiel : les différences entre les visées de l’action (Arendt, 1957). Bien que les artistes choisissent de ne pas insister sur cette différence, le choix du mode ironique semble, mieux qu’une explicitation, nous rappeler la contradiction Wébérienne inhérente à la problématique de la vocation et/ou de la profession.
44La métaphore du complexe créatif, qui permet d’imaginer l’artiste comme un entrepreneur, est issue du modèle entrepreneurial anglo-saxon. Transposée telle quelle en France, elle est souvent reprise par les artistes désirant s’internationaliser et accroître la valeur marchande de leurs œuvres. En introduisant une problématique professionnelle, marchande, et des logiques d’action issues des organisations et des entreprises, ce modèle postule un idéal socio-économique à atteindre qui s’écarte de celui de l’artiste-créateur. La dimension purement conceptuelle des œuvres s’efface au profit des pratiques. Mais l’œuvre n’est pas une production quelconque puisqu’elle se veut pérenne et absolue, quand elle n’est pas référée au divin. Dès lors, adopter et revendiquer la posture plus prosaïque de l’entrepreneur, est-ce, pour les artistes, renoncer à cette dimension absolue, désintéressée de l’œuvre pour ne privilégier que le travail et l’activité ? La finalité du travail de l’artiste et celle de l’activité de l’entrepreneur semblent ici se disjoindre. L’artiste n’est responsable que de son œuvre. Il ne porte pas la responsabilité de son utilité sociale telle que le souhaiteraient certaines institutions. Il serait dommageable de l’oublier, même si, comme le montre l’ironie employée par les artistes, il peut sembler parfois irresponsable ou inefficace de ne revendiquer que cette seule position d’autonomie créatrice.
Conclusion
45Discourir du travail des artistes à leur place semble monnaie courante. Nous avons choisi, au contraire, d’entendre leurs voix en mobilisant leurs discours tout en adoptant le recul propre à ce type d’observation de terrain. La confrontation à une tradition du commentaire herméneutique nous a permis de repérer la fonction entrepreneuriale que les artistes assument souvent malgré eux et qu’ils commentent dans leurs discours ironiques. Nous n’avons pas eu l’ambition de trouver dans leur œuvre une réponse à ce qui n’est, après tout, qu’une contradiction inhérente au champ social spécifique auquel ils appartiennent. La situation de l’artiste d’avant-garde (lorsqu’il a, par exemple, choisi l’art numérique), en demande de reconnaissance, mais aussi conscient des contraintes que sa quête impose, est très particulière. S’y lisent les stratégies sociales, les ambiguïtés des valeurs collectives mais aussi le rôle performatif des discours sociaux qui cherchent à promouvoir un agir entrepreneurial qui serait plus largement partagé au sein de la sphère artistique.
46Ainsi, la généralisation d’un système que nous assimilons à un « complexe créatif » propre à une « classe créative » (Florida, 2005, 2002), qui engloberait toutes les professions artistique, créative ou innovante (Boltanski et Chiapello, 1999), ne correspond pas véritablement aux représentations profondes que se font les artistes de leur quête. Ce système traduit plutôt la vision idéologique et politique des responsables des industries culturelles et une tendance sociétale dont les artistes ne peuvent pas s’abstraire sous peine de perdre leur visibilité et leur public éventuel. Le modèle entrepreneurial « créatif » ne correspond pas véritablement à la vision pragmatique de la plupart des entrepreneurs économiques même s’il peut aussi les fasciner. Toutefois, face à la montée en puissance de ces approches souvent marchandes et techniciennes, les revendications d’une singularité et spécificité artistique et la mise en avant de valeurs alternatives pourraient s’interpréter comme un défi éthique adressé au nouveau « monde de l’art » tel qu’il est aujourd’hui structuré et institutionnalisé au sein des sociétés entrepreneuriales. Un bon nombre d’institutions culturelles qui assurent des fonctions médiatrices et contrôlent de facto l’accès à un public pour les artistes, reprennent ce discours. Seuls les artistes protégés par leur célébrité peuvent se permettre de revendiquer leur statut d’individu autonome, « hors norme », et de convoquer ou refuser la métaphore entrepreneuriale pour caractériser leur activité créatrice. Cependant, en multipliant les provocations, un bon nombre d’artistes célèbres dont la cote a atteint des sommets vertigineux ont aussi contribué à donner une image caricaturale de leur travail artistique et à disqualifier toute critique-artiste, au nom d’une idéologie de la réussite. C’est pourquoi nous interprétons les discours ironiques des artistes-entrepreneurs comme « une parole intermédiaire », une prise de distance pragmatique mais éthique par rapport au nouveau champ artistique auquel ils « se doivent » d’appartenir, mais dont ils ne veulent pas totalement intérioriser les codes, accepter la force des habitus ou avaliser la férocité des stratégies de conquête. Selon nous, cette posture ironique est révélatrice d’une prégnance des nouvelles valeurs et pratiques entrepreneuriales en provenance des pays anglo-saxons et des représentations critiques de l’entreprise que développent les artistes de façon masquée, pour continuer d’exister sur la scène artistique et vivre leur vie d’artiste.
Bibliographie
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Auteur
Ancienne élève de l’ENS de Lyon et d’HEC. Elle a soutenu en 2009 une thèse à HEC portant sur le rapport entre l’art et la stratégie au regard de l’engouement actuel pour la notion de créativité. Elle est professeur de stratégie au département stratégie et entrepreneuriat à la Reims Management School (RMS).
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