Discours et cognition : une nouvelle perspective en analyse du discours ?
p. 213-217
Texte intégral
1Au terme de cet ouvrage, je voudrais faire le bilan de ce que l’utilisation du concept de prédiscours apporte à l’analyse des corpus, et rappeler comment je situe ma proposition théorique dans l’évolution actuelle de l’analyse du discours.
Des styles de prédiscours
2Les différences notables concernant l’expression du rapport au prédiscours dans les trois corpus (École, Armée, Presse littéraire) confirment qu’il s’agit d’une véritable pratique sociodiscursive (la dimension sociale intégrant la dimension culturelle) : il y aurait des « styles » de rapport aux prédiscours selon les groupes discursifs, comme il y a des façons de parler socio-culturellement marquées, des styles de vie ou des styles vestimentaires. Dans les discours qui ont été étudiés ici, le style « intellectuel » (corpus École) diffère du style « militaire » (corpus Armée) qui diffère lui-même du style « journalistique » (corpus Presse littéraire).
3On constate en effet aisément que le discours sur l’école est dominé par le prédiscours des humanités à la française, par lesquelles sont passés la plupart des auteurs, majoritairement philosophes. Explicitement rejetés comme fondement illusoire du discours, les cadres prédiscursifs collectifs sont cependant maintes fois convoqués à des fins argumentatives : opinion, croyance, poncif et cliché sont explicitement refusés comme indices d’une pensée faible et fausse, mais le recours à l’évidence du savoir est constamment allégué à des fins de validation logique du discours. La typologie des formes de l’appel aux prédiscours est différente de celle que l’on trouve dans les discours militaires et médiatiques : les scripteurs des essais sur l’école font plus volontiers appel à des procédures proprement langagières et l’on trouve ainsi plus de formes lexicales et culturelles que dans les autres corpus (étymologismes, lexicographismes, lexicologismes, antithèse culturelle).
4Le discours militaire est nettement marqué par des modalités mémorielles et épistémiques : appel à la mémoire discursive lointaine ou immédiate, emploi abondant de la question générique, lexique de l’évidence. L’organisateur textuel-cognitif le plus fréquent est la typologie : le locuteur classe et identifie les êtres et les objets du monde par nécessité cognitive, certes, mais aussi professionnelle (quand on est militaire en effet, on doit savoir où sont les amis et les ennemis). Dans le corpus Armée, on a donc globalement un rapport positif aux prédiscours, fondé sur ce que l’on peut appeler un style communautaire : un ensemble de règles non formulées imposent au sujet la réassertion constante du lien communautaire (« l’esprit de corps »), par le biais du partage sémantique.
5Les journalistes des suppléments littéraires fondent leur discours sur l’évidence tacite du partage d’une culture commune. L’appel aux prédiscours consiste en un partage conniventiel reposant sur l’allusion culturelle et les topoï définitionnels du littéraire : installation d’un pré-accord sur les catégories du littéraire (l’œuvre, l’écrivain), recours à l’inscription patrimoniale, appel à la typologie légitimante analogique (par exemple celle du cinéma).
6Ces trois styles de rapport aux prédiscours inscrivent en discours des rapports au langage, à la culture, à la réalité, aux autres : le rapport aux prédiscours me semble donc constituer une notion opératoire pour l’analyse linguistique des discours comme pratiques sociales, notion sur laquelle peut s’appuyer un nouveau programme de sémantique discursive, qui ferait travailler en les renouvelant les acquis du précédent (Pêcheux 1975b).
Le tournant cognitif de l’analyse du discours
7Que ce soit au travers de révolutions ou de simples tournants, les changements de paradigme sont nécessaires au progrès scientifique, et l’analyse du discours n’échappe pas à cette règle, même si, comme je le signalais dans l’avant-propos, le travail d’invention théorique est aussi un re-travail de ré-invention qui s’appuie sur le legs scientifique des « ancêtres ». Désormais fixée dans des catégories d’analyse grammaticalisées et souvent décontextualisées qui autorisent souvent un applicationnisme peu fécond théoriquement parlant (l’interdiscours, les formations discursives, le préconstruit, l’hétérogénéité discursive), en même temps que menacée d’une dilution pluridisciplinaire parfois mal contrôlée qui lui fait oublier l’horizon de la langue et de la matérialité discursive, l’analyse du discours doit peut-être repenser ses cadres, ses concepts et ses présupposés épistémologiques pour conserver son efficacité scientifique.
8J’ai essayé de montrer dans cet ouvrage qu’elle pouvait s’enrichir d’une dimension cognitive, ou plus exactement sociocognitive, dans la perspective de la cognition distribuée. Les notions de cadres prédiscursifs collectifs, de mémoire cognitivo-discursive et d’outil cognitif ne sont pas de simples exportations à partir des sciences cognitives ; elles constituent des tentatives de réponse à des interrogations qui ont émergé en sciences humaines depuis quelques années, dans un contexte parfois qualifié de « post-structuraliste » (F. Flahault irait plus loin en parlant de contexte « post-prométhéen1 »), et qui touchent de près l’analyse du discours.
9Ces interrogations concernent d’abord la nature du sujet et de la conscience. Si le sujet de la première sémantique discursive était assujetti par l’idéologie et pris dans un réseau d’illusions et de masques, celui de la version cognitive de l’analyse du discours est éminemment social et tout aussi dépendant quoique d’une manière différente : pris dans le réseau de la collaboration, de la coopération inter-agents et de la distribution des savoirs et des informations, il pense, non pas, selon l’héritage cartésien, seul et pour être, mais collectivement et pour exister, pourrait-on dire ; il co-construit en effet avec les autres humains et les artefacts une pensée collective qui, en retour, lui permet d’affirmer son existence individuelle. C’est la thèse actuellement défendue par certains philosophes et sociologues français, qui ont cependant du mal à en finir avec les robinsonnades et autres cartésianismes. F. Flahaut, on l’a vu, défend fermement l’idée que « [...] les liens relationnels et sociaux dans lesquels nous nous trouvons engagés ne résultent pas de notre bonne volonté, mais forment un cadre préalable en l’absence duquel nous ne serions même pas venus à l’existence » (2005 : 63). Du côté d’une sociologie de la connaissance ordinaire qui accepte de s’interroger sur la nature exacte de la connaissance mise en œuvre dans la pratique et dans l’action par les individus2, A. Ogien défend actuellement une « théorie de la coordination » qui veut répondre à la question de la pré-organisation du monde : « c’est le fait, précise-t-il, que le monde ne se présente jamais à nous comme un chaos indéchiffrable (il nous est, en un certain sens, “toujours déjà” connu) qui est au principe de la coordination, car ce sont les certitudes qui nous habitent qui nous permettent de prêter une intelligibilité provisoire, incomplète et révisable à ce qui, dans un cours d’action, paraît en manquer » (2006 : 116 ; pagination du manuscrit).
10Du coup, c’est la question des mécanismes d’élaboration de la « version du monde » (N. Goodman) construite par le discours qui se pose avec acuité en ce début de XXIe siècle : si l’on (re)découvre depuis peu la nature fondamentalement sociale de l’existence humaine, on sait cependant depuis longtemps, et M. Bakhtine l’expliquait de manière éclatante dès les années 1920, que les discours sont élaborés dans les pas d’autres discours, discours autres, discours d’avant. Mais il faut désormais montrer comment cette transmission s’accomplit, et la notion de mémoire cognitivo-discursive propose une direction pour cela.
11Des deux questions précédentes émerge aussi celle de la nature des corpus de la recherche, le corpus de travail se trouvant étendu à un infini corpus de référence du fait de la prise en compte de la mémoire discursive ; il faut donc mettre en place de nouvelles manières de travailler pour saisir, dans la matérialité langagière, les fils de la mémoire et les liens de la transmission. De plus, l’articulation entre discours et cognition, surtout dans la perspective distribuée, étend les corpus « classiques » de l’analyse du discours marqués par le monologisme et l’écrit (la presse d’information semblant avoir désormais remplacé le discours politique sur la scène des objets légitimes) à des discours ordinaires ou marginaux, dialogiques ou déconstruits, et également, dans ma perspective, à des outils cognitivo-linguistiques comme la liste, le calendrier ou l’agenda.
12Enfin, la perspective cognitive, telle qu’elle est en particulier intégrée par la philosophie de l’esprit, permet d’aborder la question du rapport entre les théories savantes et les théories spontanées de la langue et du discours. En effet, l’analyse du discours, comme les autres domaines des sciences du langage d’ailleurs, a tout intérêt à intégrer les savoirs populaires de la « science sauvage », qui ne sont pas si éloignés que cela des savoirs dits savants, ou en tout cas n’en sont pas radicalement coupés. Ce que je crois n’est pas si loin de ce que je sais, et, de même que les faits sont chargés de théorie, les savoirs dits spontanés sont colorés de science savante, et vice versa. Cette question, liée d’ailleurs à la nature des corpus et à la conception du sujet, me semble cruciale actuellement, en particulier à cause de l’extraordinaire diffusion des savoirs permis à la fois par les nouvelles technologies et par l’organisation sociale de l’accès au savoir. Une analyse cognitive du discours serait une approche qui intégrerait à ses préoccupations les souvenirs, représentations et croyances des sujets du discours.
13Sens, mémoire, cognition : l’articulation de ces trois concepts pour rendre compte des productions discursives situées des individus propose peut-être un moyen de penser ensemble les dimensions mentale et sociale du discours, qui restent jusqu’à présent distinctes voire opposées. Aux alternatives « mental ou social », « interne ou externe », « cognitif ou discursif », une analyse cognitive du discours substitue l’idée que les données mentales et sociales constituent deux faces d’une même réalité, que le concept de prédiscours voudrait permettre d’observer et de comprendre.
Notes de bas de page
1 Dans Le paradoxe de Robinson, F. Flahault défend l’idée, largement exploitée par ailleurs par la cognition sociale, de la nature essentiellement collective de toute activité humaine, du sentiment d’exister à la production du discours, en passant par l’organisation économique qui est le sujet central de l’ouvrage. Prométhée et Robinson lui semblent des manières imaginaires et prototypiques de penser l’individu comme préexistant à la société et pouvant se définir par son seul rapport aux choses (2005 : p. 159 et ss.)
2 A. Ogien signale qu’il y a là un programme de recherche qui accomplirait l’exploration du « mécanisme cognitif, de la perception, de la rationalité calculatrice, de la rationalité morale, de l’interprétation ou du domaine encore mal dégrossi du savoir pratique » (2006 : 67 ; pagination du manuscrit).
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