Spectres et filiations dans Ogni promessa d’Andrea Bajani : les enjeux éthiques de la fiction
p. 105-120
Résumés
Il est question d’étudier la spectralité comme retour de l’histoire dans le récit, retour imprévu qui perturbe l’ordre établi, notamment dans ses liens avec la filiation, et qui semble enrichir le rapport au temps et à l’histoire, en questionnant la représentation de l’histoire sous forme de traces, et par conséquent les enjeux éthiques de la fiction. Andrea Bajani dans le roman Ogni promessa (Toutes les familles), donne matière à cette interrogation en entremêlant les différentes strates temporelles, les différentes générations et les différentes formes de filiation, se situant lui-même dans l’héritage d’un certain rovescio tabucchien.
I propose a study on spectrality as a recrudescence of history in storytelling, as an unexpected reappearance conflicting with the established order, particularly in terms of filiation. In this sense, spectrality seems to enrich a relationship to time and history by questioning the reconstitution of the latter through its evidence, thus leading us to reconsider the ethical values at stake in fiction writing. In his novel Ogni promessa, Andrea Bajani gives cause to this argument around fiction by mixing up chronological layers, different generations and different forms of filiation. Hence, his work can be seen as a further development of Tabucchi’s rovescio.
Texte intégral
1Un nombre important de récits contemporains sont construits sur le modèle d’une enquête, souvent liée à une histoire familiale. Des personnages se mettent à la recherche de leur histoire – et l’histoire intime se mêle, le plus souvent, à l’histoire politique – pour accéder à une connaissance, accomplir un devoir, répondre à une injonction, se souvenir, rendre visible ou audible un événement enfoui, oublié, souvent honteux, quasiment toujours lié à un secret dont le personnage-enquêteur a été tenu à l’écart. Le spectre devient de manière assez attendue une figure incontournable, symbolisant ce que l’on a refusé d’entendre ou de voir, qui revient de manière soudaine et parfois brutale. Nous aimerions donc aborder cette question de la spectralité comme le retour de l’histoire dans le récit, retour imprévu qui perturbe l’ordre établi, qui entretient des liens avec la filiation, enrichit la question du rapport au temps et à l’histoire ainsi que celle de la représentation de l’histoire sous forme de traces. Sur un sujet très vaste, nous nous limiterons à un auteur, Andrea Bajani, et plus particulièrement à un récit, Ogni promessa1, traduit en français par Vincent Raynaud2.
2Ce qui nous intéresse avant tout, c’est la façon dont le spectre permet une représentation de l’Histoire dans la fiction. Il ne s’agit pas pour l’auteur d’asséner une vérité, d’occuper une « posture »3 d’autorité, mais au contraire, notamment grâce au spectre, de faire le choix de l’instabilité, de l’incertitude, usant par exemple du dédoublement, dans la construction du récit, tant des personnages que des espaces et des événements. Dans le cas d’Andrea Bajani, l’auteur entretient lui aussi une filiation spectrale, nous le verrons, et il pose également la question du témoignage.
3Ogni Promessa est l’histoire de Pietro, instituteur, amoureux de Sara, une jeune femme qui décide de le quitter. Le jour de son départ, Pietro apprend la mort de Mario, son grand-père maternel qui a été envoyé avec les troupes italiennes en Russie pendant la Seconde Guerre mondiale et en est revenu tout à fait transformé. Pietro se souvient alors de ce grand-père, et fait à peu près au même moment la rencontre d’un homme qui habite dans l’appartement de son enfance. Olmo a lui aussi participé à la campagne italienne de Russie et devient un ami cher du narrateur, qui suivra les traces de ses aïeux, l’un véritable et l’autre fictif, sur les rives du Don. Par l’entrelacement de différentes strates temporelles, le récit se construit autour de ce narrateur qui ne se lance pas sur les traces de son passé de manière méthodique et décidée, mais pointilliste, recueille des bribes d’histoire et se l’approprie.
4Tout le récit gravite autour de cet épisode de la campagne italienne en Russie, dont l’essentiel est tu, un vide tenu secret que Pietro tente de circonscrire afin de le mettre au jour. Ce qui va nous intéresser est la manière dont la période historique dans laquelle un événement est représenté de façon médiatisée, est à la fois omniprésente et absente, spectralisée dirons-nous, et ce grâce à plusieurs procédés, et pour plusieurs effets. Cet épisode historique est paradoxalement incarné par le fantomatique Mario, et recouvre une autre question, qui est son corollaire : celle de la filiation. Tout naturellement se posent donc les questions de la filiation et de l’héritage. Que veut-on faire de son héritage ? Et quels liens cet héritage entretient-il avec la responsabilité ? La figure du spectre conduit à des questions extrêmement variées mais complémentaires qui se déplient, pour évoquer la question des liens entre mémoire, histoire et littérature.
5Nous verrons d’abord comment l’Histoire, par le spectre, surgit brutalement, avec violence, dans l’existence des personnages et dans le récit, pour imprimer sa présence dans ses spécificités. Nous nous demanderons ensuite comment le spectre est lié, dans un rapport de filiation, à une injonction à laquelle il faut répondre. Et enfin nous aborderons les spécificités d’une représentation spectrale de l’Histoire.
Le spectre comme déchirure
6Nombre de récits contemporains européens qui prennent pour objet l’Histoire choisissent de la représenter sous le signe de la hantise4, signe d’une rupture dans un retour qui signifie l’absence, la disparition, l’énigmaticité ou encore l’opacité. La « revenance », néologisme forgé par Jacques Derrida pour désigner toute forme de retour spectral5, met l’accent sur le caractère discontinu de l’Histoire et de la mémoire, signe d’une temporalité hétérogène et disjointe, qui permet de réfléchir aux modalités de représentation de l’Histoire dans le récit, et à ses implications éthiques. Le récit ne se contente pas de rapporter une expérience ou d’en témoigner ; il se fait d’après Jean-François Hamel6 « le passeur du passé » sans jamais posséder ce passé sous la forme d’une « antécédence pure » :
le lot de la modernité est celui d’Hamlet : le temps rejette l’être hors de ses gonds et le soumet à la dissémination du devenir, mais les vivants se donnent pour tâche d’en rectifier le cours pour entendre la parole des morts et décrypter les témoignages dont le présent porte les inscriptions silencieuses comme pour enfin apprendre à vivre.7
7Le fantôme figure un rapport au temps complexe et donne au récit hanté une teneur éthique. Derrida dans Spectres de Marx8 explique que le point central de l’éthique est d’apprendre à vivre, et que pour cela, il faut d’abord s’expliquer avec la mort, la nôtre comme celle de l’autre, et donc « apprendre à vivre avec les fantômes », car « cet être avec les spectres serait aussi, non seulement mais aussi une politique de la mémoire, de l’héritage et des générations »9. Evénement et fantôme sont à la fois une répétition et une première fois, et aussi une répétition et une dernière fois. L’apparition du spectre est déjà une disjonction, une altérité qui surgit et qu’il ne faut pas réduire, au risque de lui ôter son événementialité.
8Le passé n’est jamais complètement passé mais il revient hanter le présent, dans des ruptures et des discontinuités, par le surgissement imprévu du spectre, et par là même il modifie la perception du présent. Lire dans le présent la trace du passé est indispensable non pour ranimer le passé, mais pour accomplir dans le présent ce qui avait été manqué : il faut donc rompre la linéarité, pour laisser surgir l’imprévisible et la discontinuité, qui se manifeste sous la forme du spectre.
9Le récit Ogni Promessa commence alors que Pietro le narrateur est adulte et tente de devenir père. Sara, qui a quitté l’appartement commun, a laissé un simple mot :
ha telefonato tua madre, è morto Mario. Qualche riga più sotto aveva aggiunto con un’altra penna Mario?, col punto di domanda. In fondo al foglio c’era scritto Sara et la data che non metteva mai. Mario era il padre di mia madre, erano almeno quindici anni che nessuno lo nominava più.10
10Tout ce premier chapitre s’écrit sous l’égide du fantôme : depuis le départ de Sara, le réel est de plus en plus incertain pour Pietro, et ce sentiment d’irréalité fait vibrer l’air d’une étrange façon, dans des souffles incessants. C’est donc déjà un fantôme, celui de la femme évanouie dans les airs, qui annonce la mort d’un personnage, tout en interrogeant son existence même par le point d’interrogation, mort de ce grand-père dont elle ne connaissait pas l’existence et dont elle ne pouvait donc pas prononcer le prénom (qu’elle peut pourtant écrire). Cette annonce est si violente qu’elle provoque chez Pietro un malaise physique important, bousculant l’ordre du récit, et l’existence du personnage. Pris d’une « violente douleur », de « contractions » qui lui « mordaient sauvagement le ventre », il vit ce qui ressemble fort à un accouchement :
[…] ho capito che arrivava, una contrazione e sentirlo venire giù lentamente. Finché con un urlo è uscito fuori, prima un pezzo poi tutto il resto, il corpo di Mario rimasto lì dentro quindici anni, l’istinto di trattenerlo e lasciarlo andare, respirare.11
11L’annonce de cette disparition fait surgir chez le narrateur les souvenirs d’une disparition plus ancienne, mais non révolue. Le narrateur se souvient de ce grand-père, qui va et qui vient, au gré de ses périodes d’internement et qui est lié très souvent dans son souvenir à « uno spiffero freddo che ci prendeva tutti ». Par exemple, lorsqu’il téléphonait, Pietro enfant entendait sa mère hurler : « Non siamo in Russia »12, cri qui résonnait ensuite dans la maison pendant des semaines. Les descriptions de Mario restent empreintes des terreurs enfantines liées aux fantômes. Et il n’est sûrement pas exagéré de dire que Pietro, enfant déjà, est hanté par ce grand-père, qui ressemble à un squelette, avec des trous à la place des yeux, trous caverneux comme si le spectacle de l’Histoire l’avait désormais rendu aveugle, trous caverneux qui rappellent aussi le tunnel dans lequel il faut s’engouffrer pour lui rendre visite dans ce que l’on devine être une maison de repos :
[…] guardavo questo signore e mi faceva paura la sua faccia scavata, le guance strappate a morsi da qualcuno, il cranio acquattato sotto, le ossa incastonate. E gli occhi, che sembrava non ci fossero, buio al fondo di due grotte. Stavamo lí cosí, io a sperare che durasse poco, lui a guardarmi dall’oscurità. Poi mi stringeva forte, sentivo il morso delle sue braccia sulla schiena, non respiravo finché non aveva finito.13
12Entouré de mystère, cantonné au secret, Mario fait preuve de violence de manière inopinée, parfois même à l’égard de la mère du narrateur Giovanna, ce qui lui vaut d’ailleurs son ostracisation de la famille, et qui renforce évidemment son opacité.
13Pietro enfant est donc hanté par ce squelette qui fait un bruit d’os s’entrechoquant lorsqu’il marche, la nuit, alors même que plus personne n’en parle. Il continue de voir son ombre, « il suo scheletro lungo, un grande cappello in testa »14. Mais l’oubli gagne aussi l’enfant jusqu’au moment où Mario se rappelle à lui, surgissant une deuxième fois dans le récit, par une analepse. Alors que Pietro et sa famille s’apprêtent à déménager, une photographie15 tombe d’un livre, plus exactement en « jaillit »16. Elle représente huit jeunes gens et porte au dos la mention suivante : « Don, 13 dicembre 1942 », d’une écriture semblable à celle de la mère du narrateur : « I puntini indicano i dispersi, la croce i morti, i non segnati i vivi. E poi la firma, Mario »17. Comme pour le premier surgissement, il y a un médium, ici la photographie, redoublé par l’écriture, celle de Mario, autre fantôme vivant parmi les morts et les disparus.
14Mario n’apparaît jamais en tant que personnage humain dans le récit (lorsqu’il vient chercher l’enfant à l’école par exemple, il apparaît tel un squelette), il surgit toujours comme une présence spectrale d’un autre temps. Omniprésent secrètement, qu’il soit « tapi » dans la bibliothèque du temps de l’enfance de Pietro, ou encore dissimulé dans un tiroir de la commode du temps de celle de Giovanna, dans les cauchemars du petit-fils, il lie invariablement apparition et disparition. Les photographies que les parents de Pietro entreprennent de développer, après sa mort, renforcent le caractère spectral du personnage qui apparaît progressivement tel « un fantasma che esce dal buio »18, puis les clichés sont ensuite accrochés avec une pince à linge et le spectre de Mario se démultiplie, pendu dans cette salle de bain familiale. La boîte confiée à Pietro par sa mère joue le même rôle, boîte métallique énorme dans laquelle sont réunis des fragments épars de Mario, bouts perdus et empreintes à déchiffrer :
bottoni, medaglie, monete, un calco con la sua dentatura, un orologio fermo alle nove e dieci […] altre fotografie della Russia […] delle lastre mediche. Le ho sfilate e le ho rimesse subito via, mi ha spaventato lo spettro del cranio di Mario, l’ho visto illuminarsi contro la finestra, comparire in mezzo alla cucina. Non ho avuto il coraggio di guardare le altre, ho rinchiuso tutte le sue ossa nella cartellina, le ho rimesse dentro la scatola.19
15Olmo surgit tout aussi brutalement dans l’existence de Mario alors qu’il habite dans son appartement d’enfance. Pietro se trouvait en bas de son ancien immeuble à l’endroit exact où Mario se tenait lorsqu’il venait rendre visite à l’enfant. Revenir dans cet ancien appartement est peut-être la première démarche de Pietro qui, progressivement, va agir pour s’approprier cette béance du passé. Progressivement aussi se superposent les strates temporelles et spatiales :
qui facevamo colazione la domenica mattina e Mio padre stava seduto sul balcone con i piedi contro la ringhiera, e io e mia madre sul divano, e di colpo quelle presenze uscivano dai muri, mia madre, mio padre e io bambino.20
16Olmo vit baigné dans une atmosphère fantomatique, en seule compagnie de la photographie de sa défunte épouse, en présence de laquelle il parle tout bas, et qui est balayée par une immense lumière chaque jour à sept heures, lumière reflétée par l’immeuble recouvert de miroirs, en face, dont la construction a provoqué d’ailleurs le déménagement de la famille de Pietro et par conséquent le surgissement de Mario. L’injonction faite à Pietro : « Non sparire »21, inaugure la relation entre les deux hommes. Alors qu’il présente le narrateur à ses voisins comme son petit-fils, la superposition se poursuit entre Olmo et Mario, lorsque ce nouveau grand-père montre à Pietro une photographie : « ‘Sai che sono stato in Russia?’ Poi aveva aggiunto : « Questa foto era prima, dopo la Russia non ridevo più »22.
17Pietro manifeste une sensibilité exacerbée à tout ce qui se passe autour de lui, et cette hyperesthésie modèle le récit dans son entier. Elle se manifeste par exemple dans son goût pour les enregistrements de silence, qu’il fait avec ses élèves, avant-goût de son expérience différée de l’Histoire de son grand-père. Il est sans doute paradoxal de constater combien le monde du narrateur est à la fois spectral et extrêmement incarné, notamment par ses sensations exacerbées qui façonnent le monde. La moindre scène se voile d’une atmosphère toujours étrange : jeux de reflets, jeux de lumières, superposition d’images et d’époques. Et très souvent ces détails sont liés à l’irruption brutale, imprévue, de quelque chose ou de quelqu’un qui fait signe vers une autre personne, vers un autre temps. Pour autant, le cadre du récit est ancré dans une réalité parfaitement identifiée et identifiable.
18Par son histoire avec Olmo, l’espace dans lequel évolue Pietro est progressivement modelé par la présence si particulière du vieil homme. Il s’agit de recréer la Russie de 1943, dans des mises en scène parfois farfelues, en accrochant des dizaines de cartes au mur, en exhumant des photographies, l’uniforme jusqu’alors caché dans une armoire mystérieuse, qui figure déjà pour le narrateur, « le braccia che scendevano giù, le due gambe che pendevano sotto, sembrava un corpo impiccato »23. À cette irruption de l’Histoire de 1943 s’ajoute le temps de l’enfance du narrateur, exhumé cette fois par les plats mitonnés que sa mère cuisine pour Olmo. L’espace et le temps sont déformés par ces projections, voire spectralisés, par l’Histoire qui fait retour. Mario en est l’initiateur mais en est paradoxalement absent dans une présence perpétuelle :
alla fine della sera era un formicaio di puntini neri, tutti i soldati che erano passati da lì, c’era anche Mario, lo cercavo in mezzo al gruppo, era uno di quei punti scuri. E tanti erano morti in mezzo alla neve, qualcuno gli aveva sparato alla testa, altri erano rimasti per la strada, congelati, qualcuno era impazzito, era tornato a casa ma solo con il corpo.24
19Hanté par ce grand-père et par son passé obscur, qui est tu et se manifeste par une violence qu’il faut étouffer, le petit-fils va répondre de ce passé pour s’en faire l’héritier.
Filiation et témoignage : injonction
20Le spectre articule la triple temporalité de l’Histoire et donne à l’écrivain comme au lecteur un rôle éthique : les morts parlent aux vivants, dans une parole qui doit être interprétée. Il faut témoigner de cette parole entendue et répétée et il sera possible de combler la brèche qu’elle constitue entre passé et futur, non pas dans la plénitude du lien, mais au contraire dans la suture qui lie tout autant qu’elle sépare. Le témoin entend la parole des morts et la transcrit dans le présent, il témoigne pour le témoin par un regard en partie anachronique, puisqu’il voit dans le présent les fantômes d’un monde disparu et discerne dans le passé les signes d’une catastrophe à venir. Il faut donc nous demander comment cette voix testimoniale se construit, en montrant pourquoi la médiatisation est inhérente au témoignage et participe au caractère spectral de l’Histoire qui surgit dans les retours et les détours du récit. Nous concentrer sur la question du témoignage permet également d’aborder celle, non moins importante, de l’héritage. L’héritage du passé de l’autre, qui reste irréductible, est une injonction qui nous met en demeure de répondre maintenant, activement, c’est-à-dire en triant, en choisissant, en sélectionnant, et en en héritant. Jacques Derrida revient à plusieurs reprises sur cette dimension de l’héritage dans les entretiens d’Échographies de la télévision :
l’héritage, c’est ce que je ne peux m’approprier, ce qui me revient et dont j’ai la responsabilité, qui m’est échu en partage, mais sur quoi je n’ai pas de droit absolu. J’hérite de quelque chose que je dois aussi transmettre : que cela choque ou non, il n’y a pas de droit de propriété sur l’héritage. Je suis toujours le locataire d’un héritage. Son dépositaire, son témoin ou son relais…25
21L’héritage est à accomplir car le fantôme attend une réponse. Parce que le retour est impossible, il n’est là que comme spectre, de son vivant même, et cette spectralité est renforcée dès lors que sa mort est annoncée, parce qu’elle devient agissante, grâce au petit-fils Pietro. En héritant, c’est-à-dire en commençant d’abord par répondre à une promesse formulée des années auparavant, il va rendre possible la réappropriation.
22Derrida dans Spectres de Marx explique que c’est parce que le temps est sorti de ses gonds qu’il faut rendre justice. Le traitement fictionnel de l’Histoire dans sa spectralité renvoie à ce que François Hartog analyse comme une crise du régime moderne d’historicité26, le présent étant doublement endetté, en direction du futur mais aussi en direction du passé. Les pères ne sont plus les garants de l’autorité, ils sont victimes de l’Histoire, et en cela on peut se demander s’ils sont encore des pères. Il faut promettre à ces générations de pères (ou de grands-pères) de leur rendre justice pour qu’ils s’incarnent de nouveau. Pietro promet à Mario de venir le voir, mais il ne le fait que vingt ans plus tard, après sa mort donc, accompagné de sa mère, pour ne trouver à la place de l’institution que des décombres, « un trou » comme une « dent tombée »27. En revanche, lorsqu’Olmo lui demande de ne pas disparaître, Pietro tient sa promesse et tisse une relation filiale avec le vieil homme, devient l’auditeur de son témoignage qu’il pourra ensuite rapporter à sa mère, dont la présence est de plus en plus importante dans cette étrange relation. Olmo revit la campagne en Russie sous les yeux du spectateur Pietro, qui la vit lui de manière différée et qui peut ensuite la raconter à sa mère. Il est alors responsable de la jonction entre sa mère et son grand-père, par l’intermédiaire d’Olmo, pivot entre le passé dont il hérite, qu’il actualise dans le présent qu’il construit.
23Comme Mario jaillit d’un livre, chez Olmo jaillissent aussi d’un livre une photographie et une carte. La première représente un corps pendu à un but de football et trois soldats en train de rire, dont deux qui fixent l’objectif28. Derrière, des fenêtres, des spectateurs, de la neige, des visages quelconques. La réaction de Pietro est tout aussi violente que lorsqu’il a appris la mort de Mario. Cette photographie déchire le personnage comme le réel, en faisant apparaître un autre temps et une autre réalité mais elle brise aussi, pour un temps du moins, la relation entre Pietro et Olmo. Elle surgit au milieu de dizaines d’autres, représentant pour la plupart des soldats morts de froid, ces dizaines de diapositives qu’Olmo projette inlassablement : « Così noi guardavamo quelle foto che erano sempre le stesse, quel mare di muli e soldati »29. La photographie du pendu fait événement : elle amorce un deuxième mouvement dans le récit, celui de l’injonction qui déclenchera le départ de Pietro en Russie, en vue d’une réparation à accomplir.
24Dans le récit en entier, la question de la filiation est primordiale et déclinée de plusieurs manières30. Le récit commence sur l’impossibilité d’enfanter, et les premiers fantômes sont ceux de tous ces fœtus invisibles, ces « présences » sur lesquelles Sara et Pietro butent sans cesse. L’enfant qui ne vient pas est ce « fœtus invisible » autour duquel le couple gravite, et peu à peu l’espace se remplit de ce vide, de ces êtres qui n’en sont pas, prolifération dont le lecteur comprend qu’elle est liée au silence qui entoure ces créatures : « Piú non si diceva nulla e piú quelle presenze invisibili e distese aumentavano di numero, si moltiplicavano, muoversi era sempre piú difficile. Poco a poco il pavimento della nostra casa si è riempito di quei corpi raccolti in terra »31.
25Le narrateur, Pietro, ne peut s’incarner comme père et sera à la fois l’enfant et le petit-enfant qui hérite du passé de sa mère et de son grand-père, de la Russie. Mais s’il n’est le père que de fœtus fantomatiques, père spectral, il devient aussi père en héritant des récits d’Olmo, et en partant en Russie, il devient pour sa mère l’ascendant, celui qui transmet et qui remet le temps d’aplomb. La place occupée par Pietro est une place par nature instable, il endosse le costume et la responsabilité qui est la sienne mais ne lui sied pas toujours, celle d’un père et d’un fils tout à la fois. Lorsque Olmo lui demande d’enfiler son uniforme et qu’il le photographie, puis que sa mère place la photographie dans un cadre à côté de celle de Mario, nous assistons précisément à cette collusion des temps et des places dans la famille dont Olmo fait maintenant complètement partie :
eravamo tutti e due in uniforme, io con in faccia quella smorfia di sofferenza, le maniche troppo corte, i pantaloni che non arrivavano alle caviglie. A guardarla bene si poteva vedere anche un uomo, riflesso, era Olmo che mi faceva la foto. Ma mia mamma non se n’era accorta, oppure l’aveva taciuto.32
26Cette configuration spectrale est le cadre dans lequel Pietro va répondre aux différentes injonctions, celle de revenir, celle de ne pas disparaître, puis celle de partir en Russie.
Médiatisation : une représentation spectrale de l’histoire
27La photographie qui surgit chez Olmo nécessite un éclaircissement. Pietro exige le témoignage de l’auteur de la photographie, pour ensuite aller voir de ses propres yeux les fantômes de l’Histoire, guidé par une carte dessinée à maintes reprises par Olmo, qui représente par une croix le lieu de la potence, et garde « le cancellature che aveva fatto, prima di arrivare a quella versione finale »33 – carte spectralisée par les hésitations et les oublis du vieil homme. Cette carte ouvre un voyage quasi onirique en Russie, comme le montre cet épisode inaugural, cette rencontre que fait Pietro sur le chemin vers Rossoch, dans un bus :
all’inizio cercavo di fermarla, mi indicavo bocca e orecchie per dirle che non potevo né capire ne parlare, ma lei proseguiva noncurante. Così mi ha parlato per due ore, e io che d’improvviso senza rendermene conto seguivo i suoi discorsi. Lei parlava e c’era questa luce bellissima che le compariva e scompariva in bocca, come una lanterna su una nave di notte inghiottita e restituita di continuo dalle onde in mezzo al mare. E io riuscivo a seguirla, in questa distesa senza più parole, le andavo dietro docile.34
28Le narrateur recueille des paroles qui ne lui sont pas destinées, déjà, dans une atmosphère étrange, comme une bonne partie de l’épisode russe. Les déplacements sont hasardeux, Pietro assiste à une veillée funèbre pour un homme qu’il ne connaît pas, pleurant ainsi de manière oblique ses propres morts. Lors de cette veillée, la veuve de cet homme lui confie un dessin qu’il avait fait enfant et qui représente exactement la photographie de la pendaison prise par Olmo. Le mort est le témoin à qui l’on ne peut désormais plus rien demander. Le témoignage sera donc celui de la veuve, qui s’énoncera dans le tonnerre et les éclairs, d’une voix à peine audible, et dans une langue que le narrateur ne maîtrise pas. L’imbrication de ces empêchements, que l’on peut considérer comme des médiatisations, le conduit à entendre pourtant l’essentiel qui condense d’ailleurs les principaux motifs du roman, cette forêt de pendus qui surgit sous ses yeux :
e così vedevo quei ragazzi, prima li catturavano e poi li appendevano a una corda, il collo che si spezzava, I piedi sotto che tremavano, cercavano la terra, come lo spasmo di un pesce pescato e buttato all’asciutto, che fino all’ultimo cerca il mare. Poi non tremavano più, il corpo si arrendeva alla gravità, I piedi che all’improvviso erano solo scarpe in fondo alle gambe, qualcuna slacciata, I lacci che cadevano giù, cercavano la terra anche loro. Irina aveva detto che tanti ragazzi li appendevano alle porte da carico, sette o otto per porta, come abiti in vendita, e c’era un paese un cui ne avevano messo uno per lampione, lungo tutto la via, la sera la luce illuminava le nuche, le persone ci passavano sotto e non guardavano, tiravano dritto, aumentavano il passo, le loro teste accanto alle ginocchia di quei ragazzi ammazzati.35
29L’Histoire doit être recueillie dans une succession de relais qui renforce encore la spectralité du récit (tout entier construit sur des duplications, des échos, des retours). Le narrateur tente de suivre les traces d’Olmo et se heurte aussi à l’effacement des traces en raison du passage du temps. Lorsqu’il se rend sur les rives du Don, où le lecteur comprend qu’une exécution a eu lieu, son guide lui fait remarquer que non seulement elle n’est pas sûre qu’il s’agisse du lieu exact, mais qu’en plus l’eau a disparu : elle matérialise ainsi le passage du temps, cette eau est comme une métaphore de la douleur du passé qui s’immisce dans chaque partie du corps du narrateur :
[…] e chissà quante volte nel frattempo era evaporata, e chissà quante volte le nuvole l’avevano accolta e lasciata cadere sopra la terra, e chissà dentro quali campi era entrata, quali piante aveva nutrito, e chi poi quelle piante le aveva mangiate, e di chi erano diventate il corpo, e dentro quel corpo che sangue c’era.36
30Ce passé est alors présent dans chaque regard qu’il pose sur ce qui l’entoure, et donc également dans chaque regard du lecteur, guidé lui-même dans ses interprétations par le point de vue du narrateur, hanté de plus en plus intensément par le retour de ces motifs qui superposent temps et espaces différents.
31La promesse de la réparation s’accomplit pourtant, dans un temps et un espace uniques, lors d’un bain improbable dans le Don, bain partagé entre Olmo et Pietro, tels Enée et Anchise, alors qu’ils ne sont reliés que par des ondes :
poi non c’è stato nient’altro che questo bagno fatto insieme, respirarci piano come se lo guadassimo insieme durante la notte, attraversare senza farsi scoprire. […] Olmo non parlava, e io non gli chiedevo niente, immerse com’ero nell’acqua, solo la mano e il telefono fuori, I piedi puntati nel fango. E stare lì, il suo fiato dentro il mio orecchio, era come essermelo caricato sopra le spalle, provare a portarlo d’all’altra parte del fiume. Lui stava lì allacciato a me, le braccia al collo, il suo petto contro la mia schiena, e io che sotto di lui nuotavo, muovere piano le gambe e le braccia per non farlo cadere, la paura di disarcionarlo quando invece lo volevo salvare.37
32Le narrateur perd l’équilibre, laisse tomber le téléphone dans l’eau qui avale Olmo en un instant, « senza neanche uno schizzo »38. Le temps est alors réparé, réparation matérialisée par la réunion de la mère de Pietro et d’Olmo, que Pietro apprend alors qu’il est encore en Russie, par téléphone encore39 : « come mi avesse chiamato da un punto mancante di tanti anni fa »40. Le temps disjoint est de nouveau joint grâce au spectre dans la résolution de la rupture.
33Il semble impossible de terminer cette étude sans évoquer Tabucchi. Nous savons l’accueil enthousiaste qu’il a réservé au roman de Bajani lors de sa parution en Italie41, et nous connaissons également l’amitié qui liait les deux écrivains. Bajani dans Me reconnais-tu ?42, pose cette question de la filiation, dans un hommage qu’il rend à l’écrivain disparu. Tabucchi est alors le père spectralisé dont l’auteur hérite. Le vers de Rilke qui donne son titre au récit Me reconnais-tu ? « Me reconnais-tu, air, encore plein de lieux miens tantôt ? » (Sonnets à Orphée), renvoie à cette question du spectre, d’autant plus que c’est Tabucchi lui-même qui l’a envoyé par SMS à Bajani, après que ce dernier est rentré en Italie, vers suivi de l’injonction de Tabucchi : « Ne disparais pas ». L’écriture de Bajani qui s’adresse à Tabucchi naît dans le deuil et c’est à ce deuil ensemble que l’auteur nous invite. Tabucchi mort, c’est une voix qui demeure, cette voix qui en portugais, sort d’un appareil noir :
la tua voce saliva su come fumo da un camino, ed eravamo dieci teste chine, e mi ricordo che una goccia di sudore mi è scesa giù lungo la schiena. Poi tu hai cominciato a tossire, e tutti ci siamo guardati, come se non fosse orma troppo tardi per ogni colpo di tosse già tossito […]. La tua voce che era uscita dalla radio ci aveva ricompattato, fosse anche soltanto per aver fatto un’esperienza – l’esperienza della tua vita dopo la tua morte – tutti insieme.43
34Une voix en fait naître une autre et au fil des pages, c’est Tabucchi que nous entendons, dans les facéties et les ironies dont il était coutumier, et que Bajani rapporte dans son récit, mais aussi dans cette rencontre, pas à pas, avec la mort. Et c’est à Tristano44, immanquablement, que nous pensons, ce Tristano au chevet duquel un écrivain veille. Me reconnais-tu ? nous permet de déambuler, encore un peu, avec le fantôme d’un ami qui nous était cher. Ainsi, la forme que prend le récit rejoue la spectralité de la fiction, si chère à Tabucchi comme à Bajani. Ce n’est plus Pietro qui répond de Mario, mais Bajani qui répond de Tabucchi : ce silence précédé par une voix qui s’amenuise, dans un dernier coup de téléphone, au sujet de laquelle Bajani écrit que ce n’était plus « che una voce sottile, minuscola, che sembrava arrivare da un tempo che non era quello in cui stavamo »45, est suivi de la présence pleine du fantôme de l’écrivain, avec lequel on peut converser par l’intermédiaire d’une photographie par exemple, et qui continue de tenir sa place aussi dans l’écriture, dans une réflexion sur la filiation qui accompagne celle sur le rapport à l’histoire, au temps, à l’existence.
35Bajani écrit être hanté par son personnage de Pietro au point de le supplier, la nuit, de partir pour la Russie. L’écrivain est habité par des personnages-fantômes, comme Tabucchi si souvent dans ses romans ou ses nouvelles. S’il y aurait bien d’autres rapprochements à faire sur cette question, entre Bajani et Tabucchi, retenons seulement la dernière pirouette du fils, « gioco del rovescio » que le père aurait sans aucun doute apprécié, à la toute fin de Me reconnais-tu ? :
un giorno, poi, qualcuno ha bussato alla porta. Quando ho aperto, c’era una persona silenziosa. Sembrava Antonio Tabucchi. È entrato e non ha voluto dirmi il nome. Si è guardato intorno disorientato, e poi si è seduto su uno sgabello. Quindi ha comminciato a raccontare.46
Bibliographie
Bajani, Andrea, Toutes les familles (traduit de l’italien par Vincent Raynaud), Paris, 2013 Gallimard, (Ogni promessa, Torino, 2010, Einaudi, 2010).
Bajani, Andrea, Me reconnais-tu ? (traduit de l’italien par Vincent Raynaud), Paris, 2014, Gallimard (Mi riconosci ? Milano, 2013, Feltrinelli).
Derrida, Jacques, Spectres de Marx, Paris, 1993, Galilée.
Derrida, Jacques, Échographies de la télévision. Entretiens filmés avec Bernard Stiegler, Paris, 1996, Galilée-INA.
Fortin, Jutta ; Vray, Jean-Bernard (éds.), L’imaginaire spectral de la littérature narrative française contemporaine, Saint-Étienne, 2012, Publications de l’université de Saint-Etienne.
Hamel, Jean-François, Revenances de l’Histoire. Répétition, narrativité, modernité, Paris, 2006, Éditions de Minuit.
Hartog, François, Régimes d’historicité – Présentisme et expériences du temps, Paris, 2003, Seuil, « La Librairie du xxie siècle ».
Meizoz, Jérôme, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, 2007, Slatkine.
Tabucchi, Antonio, Tristano meurt (traduit de l’italien par Bernard Comment), Paris, 2004, Gallimard.
Zenetti, Marie-Jeanne, « Spectres photographiques : quand la photographie hante la littérature », in Conserveries mémorielles [En ligne], #18 | 2016, mis en ligne le 6 juin 2016, consulté le 11 janvier 2017. (URL : http://cm.revues.org/2281).
Notes de bas de page
1 Andrea Bajani, Ogni Promessa, Torino, 2010, Einaudi.
2 Andrea Bajani, Toutes les familles (traduit de l’italien par Vincent Raynaud), Paris, 2013, Gallimard.
3 Jérôme Meizoz, Postures littéraires. Mises en scène modernes de l’auteur, Genève, 2007, Slatkine.
4 Jutta Fortin, Jean-Bernard Vray (éds), L’imaginaire spectral de la littérature narrative française contemporaine, Saint-Etienne, 2012, Publications de l’université de Saint-Etienne. Si l’ouvrage collectif concerne avant tout la littérature française, il rassemble des pistes intéressantes pour qui s’intéresse au spectre et à l’imaginaire spectral dans la littérature contemporaine
5 Jacques Derrida, Échographies de la télévision. Entretiens filmés avec Bernard Stiegler, Paris, 1996, Galilée-INA, p. 129.
6 Jean-François Hamel, Revenances de l’Histoire. Répétition, narrativité, modernité. Paris, 2006, Éditions de Minuit.
7 Ibid., p. 16.
8 Jacques Derrida, Spectres de Marx, Paris, 1993, Galilée.
9 Ibid., p. 15.
10 Andrea Bajani, Ogni Promessa, cit., p. 21. Trad., p. 33. « Ta mère a appelé. Mario est mort. Quelques lignes en dessous, en se servant d’un autre stylo, elle avait ajouté Mario ? avec le point d’interrogation. Au bas de la page, il y avait son nom Sara, et la date qu’elle ne mettait jamais. Mario était le père de ma mère, cela faisait au moins quinze ans que personne ne prononçait plus son nom. »
11 Ibid., p. 48. Trad., pp. 66-67. « J’ai compris que ça venait, une contraction et sentir qu’il descendait lentement. Puis un cri et c’était fait, d’abord un morceau puis tout le reste, le corps de Mario coincé là-dedans pendant quinze ans, le réflexe de le retenir, puis le laisser aller et respire. »
12 Ibid., p. 39. Trad., p. 55. « Un courant d’air froid qui nous traversait tous […] On n’est pas en Russie. »
13 Ibid., p. 36. Trad., p. 23. « J’observais ce monsieur et son visage creusé me faisait peur, ses joues qu’on avait dévorées à coups de dents, le crane pose là-haut et les os encastrés. Et les yeux, c’étaient comme s’ils n’y étaient pas, du noir au fond de deux grottes. Nous étions là, moi qui espérais que ça ne durerait pas trop longtemps et lui qui, dans l’obscurité, m’examinait. Puis il me serrait fort, je sentais la morsure de ses bras dans mon dos, je ne respirais pas tant qu’il n’avait pas fini. »
14 Ibid., p. 30. Trad., p. 43. « Son haut squelette avec un grand chapeau sur la tête. »
15 Il faut souligner l’importance de la photographie dans l’imaginaire spectral, que nous n’avons pas le temps d’explorer ici, mais dont les extraits du texte de Bajani témoignent. À ce sujet, nous renvoyons à l’article de Marie-Jeanne Zenetti, « Spectres photographiques : quand la photographie hante la littérature », Conserveries mémorielles [En ligne], no18 | 2016, mis en ligne le 06 juin 2016, consulté le 11 janvier 2017. URL : http://cm.revues.org/2281.
16 Andrea Bajani, Ogni Promessa, cit., p. 50.
17 Ibid., p. 36. Trad., p. 51. « Les petits points indiquent ceux qui sont portés disparus, les croix les morts, quand il n’y a rien les vivants. Puis la signature, Mario. »
18 Ibid., p. 100. Trad., p. 129.« un fantôme qui sort du noir. »
19 Ibid., p. 63. Trad., pp. 84-85. « […] des boutons, des médailles, des pièces de monnaie, un moulage de plâtre de sa denture, une montre arrêtée à neuf heures dix […] d’autres clichés de la Russie […] des radiographies. Je les ai sorties et aussitôt rangées, le spectre de son crâne m’a effrayé, je l’ai vu s’éclairer contre la fenêtre, surgir au milieu de la cuisine. Je n’ai pas eu le courage de regarder les autres, j’ai rangé ses os dans le dossier et j’ai tout enfermé dans la boîte. »
20 Ibid., p. 57. Trad., p. 77. « Moi je lui disais Ici on prenait le petit déjeuner le dimanche matin et Mon père s’asseyait sur le balcon, les pieds sur la rambarde, Ma mère et moi sur le canapé, et d’un coup ces présences sortaient des murs, ma mère, mon père et moi enfantIo gli dicevo. »
21 Ibid., p. 59. Trad., p. 79. « Ne disparait pas. »
22 Ibid., p. 67. Trad., p. 90. « Tu sais que j’ai été en Russie ? il avait dit. Puis il avait ajouté : Ça, c’était avant, après la Russie je ne riais plus. »
23 Ibid., p. 83. Trad., p. 111. « Les bras le long du corps et les deux jambes qui se balançaient », « un pendu. »
24 Ibid., p. 70. Trad., p. 94. « À la fin de la soirée, c’était une fourmilière de points noirs, tous les soldats qui étaient passés par là, y compris Mario, je le cherchais au sein du groupe, il était un de ces points sombres. Et nombre d’entre eux étaient morts dans la neige ; d’autres, on leur avait tiré en pleine tête ; d’autres encore étaient tombés sur le chemin, congelés, ou bien étaient devenus fous, seul leur corps était rentré à la maison. »
25 Jacques Derrida, Échographies de la télévision. Entretiens filmés avec Bernard Stiegles, cit., pp. 124-125.
26 François Hartog, Régimes d’historicité – Présentisme et expériences du temps, Paris, 2003, Seuil, « La Librairie du xxie siècle ».
27 Andrea Bajani, Toutes les Familles, cit., p. 132.
28 Andrea Bajani, Ogni Promessa, cit., p. 129. Id., Toutes les Familles, cit., p. 163.
29 Ibid., p. 131. Trad., p. 167. « Et nous regardions ces diapositives, toujours les mêmes, cette mer de mules et de soldats. »
30 Nous pouvons d’ailleurs remarquer combien la variation autour d’un motif (la photographie, la pendaison, le souffle) modèle le récit en le spectralisant.
31 Ibid., p. 7. Trad., p. 16. « À force de ne rien dire, il devenait de plus en plus difficile d’avancer, ces créatures allongées et invisibles devenant plus nombreuses, se multipliant. Petit à petit, ces corps rassemblés sur le sol ont envahi notre maison. »
32 Ibid., p. 86. Trad., p. 113. « Nous étions tous les deux en uniforme, moi une grimace agacée sur le visage, les manches trop courtes, le pantalon qui ne m’arrivait pas aux chevilles. En l’examinant bien, on pouvait aussi voir un homme, son reflet, c’était Olmo qui me prenait en photo. Mais ma mère ne l’avait pas remarqué. Ou bien elle s’était tue. »
33 Ibid., p. 150. Trad., p. 187. « Les traces de tout ce qu’il avait effacé avant de parvenir à la version finale. »
34 Ibid., p. 176. Trad., p. 219. « Au début j’essayais de l’arrêter, je montrais ma bouche et mes oreilles pour lui dire que je ne pouvais ni comprendre ni répondre, mais elle poursuivait sans s’en préoccuper. Elle m’a donc parlé pendant deux heures, moi, qui d’un coup, sans m’en rendre compte, suivais ses propos. Elle parlait et, dans sa bouche, il y avait cette lumière magnifique qui apparaissait et disparaissait telle la lanterne d’un bateau la nuit, sans cesse avalée et recrachée par les vagues au milieu de la mer. Et moi, j’arrivais à la suivre, sur cette étendue sans plus aucun mot, j’avançai docilement dans son sillage. »
35 Ibid., p. 227. Trad., pp. 280-281. « Je voyais donc ces jeunes gens, d’abord on les capturait, puis on les pendait au bout d’une corde, le cou qui se brisait, en bas les pieds qui tremblaient et cherchaient le sol, comme le spasme d’un poisson pêché et jeté hors de l’eau qui chercherait la mer jusqu’à la fin. Puis ils ne tremblaient plus, le corps s’abandonnait à la force de la gravité, les pieds qui, d’un coup, n’étaient plus que des chaussures au bout des jambes, certaines dénouées, les lacets qui pendaient et cherchaient eux-aussi la terre. Irina avait dit que de nombreux garçons avaient été pendus comme ça, à des buts de football, sept ou huit à la fois, tels des vêtements sur un portant, et, dans un village, ils en avaient pendu un à chaque lampadaire, le long d’une rue, le soir la lumière éclairait leurs nuques, ceux qui passaient dessous ne les regardaient pas, ils marchaient droit devant eux, d’un pas rapide, la tête près des genoux de ces garçons morts. »
36 Ibid., p. 232. Trad., p. 288. « Qui sait combien de fois elle s’était évaporée entre-temps, combien de fois les nuages l’avaient absorbée puis l’avaient fait pleuvoir sur la terre, qui sait sur quels champs elle était tombée, quelles plantes elle avait nourries et qui les avait ensuite mangées, ces plantes, dans quels corps elle s’était glissée et quel sang elle avait envahi. »
37 Ibid., p. 236. Trad., pp. 292-293. « Et puis, il n’y a plus eu que ce bain pris à deux, respirer doucement comme si nous franchissions le fleuve ensemble, en pleine nuit, traverser sans se faire prendre. […] Olmo ne disait rien et moi je ne lui demandais rien, plongé dans l’eau comme je l’étais juste la main et le portable hors du fleuve, les pieds poussant sur la boue. Et rester là, son souffle dans mon oreille, était comme de l’avoir pris sur mes épaules, essayer de le transporter de l’autre côté du fleuve. Il était enlacé à moi, les bras autour de mon cou, sa poitrine contre mon dos et moi qui nageais, dessous, qui remuais doucement les jambes et les bras afin de ne pas le faire tomber ; la peur de le désarçonner alors que je voulais le sauver. »
38 Ibid : « sans une éclaboussure. »
39 Il faudrait consacrer une analyse plus approfondie à l’utilisation du téléphone (appels et SMS qui participe de l’imaginaire spectral tel que nous l’analysons ici.
40 Ibid., p. 239. Trad., p. 297. « Comme si elle m’appelait d’un morceau de passé manquant et datant d’il y a des années. »
41 Antonio Tabucchi, « La fabbrica delle coscienze. Il romanzo di Bajani e la letteratura come memoria degli altri », 19 octobre 2010, La Repubblica, (http://ricerca.repubblica.it/repubblica/archivio/repubblica/2010/10/19/la-fabbrica-delle-coscienze-il-romanzo-di.html).
42 Andrea Bajani, Me reconnais-tu ? (traduit de l’italien par Vincent Raynaud), Paris, 2014, Gallimard. Mi riconosci, Milano, 2013, Feltrinelli, « Narratori ».
43 Ibid., pp. 23-27. Trad., p. 22-25. « Ta voix s’élevait telle la fumée d’une cheminée et nous étions dix têtes penchées, je me rappelle qu’un filet de sueur a coulé le long de mon dos. Puis tu t’es mis à tousser et nous nous sommes tous regardés, comme s’il n’était pas trop tard à présent pour n’importe quelle quinte de toux déjà émise […] Ta voix sortie de la radio nous avait ressoudés, du simple fait d’avoir fait une expérience commune – celle de ta vie après ta mort. »
44 Antonio Tabucchi, Tristano meurt (traduit de l’italien par Bernard Comment), Paris, 2004, Gallimard.
45 Andrea Bajani, Mi Riconosci ?, cit., p. 39. Trad, p. 37. « Minuscule filet de voix semblant provenir d’un temps qui n’était pas le nôtre. »
46 Ibid., p. 143. Trad., p. 137. « Puis, un jour, quelqu’un a frappé à ma porte. J’ai ouvert et je suis tombé sur un individu silencieux. On aurait dit Antonio Tabucchi. Il est entré et n’a pas voulu me dire son nom. Il a regardé autour de lui, désorienté, et il s’est assis sur un tabouret. Enfin, il s’est mis à raconter. »
Auteur
Docteure en littérature comparée (domaine italien et hongrois), agrégée de lettres modernes, critique littéraire (Quinzaine littéraire et En attendant Nadeau). Elle a enseigné dans le secondaire, et elle est chargée de cours à l’université. Ses recherches portent sur la littérature contemporaine européenne, notamment sur les liens entre Histoire, fiction et responsabilité. Elle est l’auteur d’un ouvrage paru aux éditions classiques Garnier en 2013 : Écritures de la responsabilité. Histoire et écrivains en fiction (Kertész et Tabucchi).
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