Chapitre IV. Arcadies catholiques
p. 157-205
Texte intégral
1« Must not all that remained of life be but a search for the equivalent of that Ideal, among so-called actual things—a gathering together of every trace or token of it, which his actual experience might present? » (ME, II : 72), se demande Marius dans le roman de Pater, avant son initiation chrétienne. Cette recherche de l’idéal trouve pour Marius sa réponse dans la dernière partie du roman, qui décrit une utopie chrétienne en la demeure de Cecilia, caractérisée par une harmonie à la fois esthétique et morale. Pour Marius, l’Église primitive est l’espace d’une beauté et d’une sérénité atemporelles. Dans les catacombes ou dans la maison de Cecilia où les chrétiens célèbrent le culte, il trouve une paix qu’il n’a pas su trouver dans les philosophies païennes. L’Église devient pour lui une échappatoire qui permet de fuir la laideur et la confusion du monde.
2Ce topos a beaucoup influencé les écrivains fin de siècle, auxquels le catholicisme permet de représenter sur le mode lyrique la quête d’un monde idéal. L’un des traits récurrents de l’esthétique décadente est le désir compensatoire de substituer un univers imaginaire à un réel perçu comme insupportable. Or, l’Église représente un espace magnifié, à l’écart de la société contemporaine. Si le monde rêvé des décadents s’incarne, comme on l’a vu, dans des figures (l’acolyte, la Madone), il s’exprime aussi dans des lieux « catholiques ». Les auteurs fin de siècle puisent dans l’iconographie catholique pour faire le procès de la civilisation industrielle et inventer une sorte d’Arcadie spirituelle, pays imaginaire ou contrée réelle recréée par un rêve esthétisant (l’Italie, Rome, la Provence, la Bretagne, l’Irlande), ou âge idyllique (le Moyen Âge, la Renaissance italienne) dont il faudrait retrouver l’unité perdue, entre paganisme et christianisme. À l’image du paradis pastoral des Anciens, peuplé de nymphes et de satyres, le catholicisme avec son cortège d’anges, de saints et autres figures miraculeuses, permet une retraite non pas dans une campagne idéalisée où l’on pourrait fuir la réalité et les complications de la vie urbaine, mais dans un univers religieux tout aussi légendaire, qui serait lié comme l’Arcadie à un hypothétique âge d’or.
Autrefois et ailleurs
Une topographie catholique
3Dans la littérature décadente, l’Église apparaît souvent comme un espace exotique, une contrée lointaine, dont l’évocation ou le contact suscite rêves et émotions, qui fascine par ses coutumes inusitées ou bizarres, qui offre la jouissance d’une vie plus libre et détachée des contraintes morales victoriennes, à l’image du Levant, de l’Espagne ou de l’Extrême-Orient dans d’autres textes de l’époque. Le catholicisme représente un ailleurs, qui s’incarne dans une topographie rêvée.
4L’importance des lieux dans la littérature catholicisante n’est pas anodine. Le catholicisme, en effet, se fonde essentiellement sur une topographie du salut, au sens où il s’inscrit dans un espace immuable semé de lieux sacrés, de la Ville Sainte (« Urbs Sacra Aeterna », pour reprendre le titre d’un poème de Wilde) au tabernacle des églises, alors que le protestantisme tend plutôt à mettre l’accent sur l’histoire du salut, sur la dimension temporelle de l’alliance entre Dieu et les hommes, avec parfois même une perspective millénariste sur les événements. Il est significatif que le mot pèlerinage au sens catholique, impliquant un lieu saint, soit absent du vocabulaire protestant, l’idée d’un territoire sacré où l’on recevrait des grâces particulières étant étrangère aux Églises issues de la Réforme. Le pèlerinage protestant de Christian dans The Pilgrim’s Progress (1678-1684) de Bunyan est avant tout un itinéraire allégorique, depuis « the City of Destruction » jusqu’à « the Celestial City », et le voyage, ponctué de multiples aventures et de rencontres heureuses et malheureuses, est en un sens plus important que le but. En effet, ce n’est pas un lieu que Christian cherche à atteindre, mais l’éternité promise après la mort. Le pèlerinage n’est pas ici une forme de dévotion, c’est un symbole plus général de la vie chrétienne. Pour les protestants, le sacré est avant tout une exigence morale qui s’incarne dans le temps humain, ce n’est pas un lieu à part, hors de la réalité quotidienne, car la grâce ne saurait s’identifier à aucune réalité visible. Les décadents, qui ne se reconnaissent pas dans la vision « protestante » de l’histoire, vont au contraire être sensibles à l’idée qu’il existe des espaces saints, séparés du quotidien. Ils vont s’approprier la notion de territoire sacré pour créer une sorte d’exotisme religieux, et investir certains lieux afin d’en faire des sanctuaires idéalisés, atemporels, à l’abri du progrès autant que des tumultes de l’histoire, des espaces fondamentalement étranges et étrangers.
5Les textes catholicisants de la fin de siècle mettent en effet l’accent sur le caractère exogène, étrange et étranger du catholicisme, souvent perçu en Angleterre comme une religion marginale et un-English. Cela s’entend dans la façon même dont le catholicisme est désigné, puisqu’on parle de « Roman Catholicism », et que l’adjectif Romish est souvent utilisé à l’époque victorienne pour dénoncer aussi bien le catholicisme romain que les tendances tractariennes et ritualistes au sein de l’Église anglicane. Ces adjectifs reflétent l’idée apparue au moment du schisme que le catholicisme est une religion incompatible avec le génie anglais. En un sens, cette perception est justifiée à l’ère victorienne, car la pratique catholique anglaise de l’époque est marquée par une piété italianisante, émotive et extravertie, plus fortement influencée par les dévotions du continent que par la tradition catholique anglaise des Recusants1, discrète et modérée, qui prédomine jusqu’au début du XIXe siècle. Les églises catholiques, construites en grand nombre après la restauration de la hiérarchie épiscopale de l’Église catholique anglaise en 1850, témoignent du triomphe du style ultramontain, abhorré par l’architecte Augustus Welby Pugin qui voyait dans le gothique l’architecture catholique par excellence. On bâtit même à cette époque des églises anglicanes (anglo-catholiques) dans un style baroque ou rococo. Or, les dévotions catholiques qui attirent les convertis littéraires sont précisément celles qui sont les plus aptes à choquer en pays anglais. Alors qu’au XXe siècle les écrivains catholiques Hilaire Belloc et G. K. Chesterton se passionneront pour le paysage anglais et feront de la célébration de l’anglicité un thème central de leur œuvre2, leurs prédécesseurs décadents rejettent une identité nationale dans laquelle ils ne se reconnaissent pas. Ils préfèrent à la piété retenue et sobre des Recusants anglais la théâtralité toute latine du catholicisme ultramontain.
6De manière récurrente, on trouve dans les textes catholicisants de la fin de siècle une mise en avant de ce qui, dans la dévotion catholique, est le plus contraire à l’esprit anglican, comme si ce catholicisme littéraire s’acharnait à revendiquer son caractère étranger, son incompatibilité radicale avec la religion de l’Establishment. Ainsi, dans le passage du chapitre XI de The Picture of Dorian Gray évoquant les velléités de conversion de Dorian (CWOW : 100-101), tous les aspects du catholicisme que Wilde met en scène portent de manière assez perverse sur les points de discorde entre Rome et l’Église d’Angleterre, que ce soit la notion de sacrifice eucharistique (« the daily sacrifice, more awful really than all the sacrifices of the modern world », auquel Dorian aime assister) rejetée par l’article XXXI des Thirty-Nine Articles, la dévotion au saint sacrement (« He loved […] to watch the priest […] moving aside the veil of the tabernacle, or raising aloft the jewelled lantern-shaped monstrance with the pallid wafer that at times, one would fain think, is indeed the panis caelestis ») réfutée par l’article XXVIII, ou la confession (« he used to look in wonder at the black confessionals, and to sit in the dim shadow of one of them and listen to men and women whispering through the worn grating the true story of their lives »). Wilde semble prendre plaisir à faire du catholicisme un anti-anglicanisme, comme si la tentation catholique de Dorian était avant tout une provocation et une révolte contre l’Angleterre de son temps.
7On retrouve cette insistance sur les éléments les plus un-English du catholicisme dans de nombreux poèmes décadents. « Carthusians », « Nuns of the Perpetual Adoration » et « Benedictio Domini » d’Ernest Dowson, et « The Church of a Dream » et « The Age of a Dream » de Lionel Johnson, par exemple, regorgent d’allusions aux pompes du rite, au culte eucharistique et à la vie monastique, et ceux de Frederick Rolfe et de John Gray abondent en références à la Vierge et aux saints. Mais c’est Oscar Wilde encore qui va le plus loin dans cet imaginaire catholique dans ses lettres et ses poèmes sur la papauté. Le catholicisme romain attire Wilde précisément parce qu’il n’est ni anglais, ni protestant.
8Il convient de rappeler ici que le XIXe siècle est la grande époque de l’ultramontanisme, porteur des idées de primauté et d’infaillibilité du Saint-Siège. Ce mouvement, né en France au début du siècle, se développe autour de la figure de Pie IX, dont la personnalité chaleureuse et les vicissitudes (conflit avec le Piémont et perte des états pontificaux) lui attirèrent une sympathie sans précédent dans l’histoire de la papauté. Il en profita pour renforcer l’autorité du Saint-Siège, notamment en faisant voter l’infaillibilité pontificale au concile de Vatican I en 1870. L’ultramontanisme était à l’époque une façon pour les catholiques de s’opposer à la dépendance du pouvoir spirituel à l’égard du pouvoir temporel et, en pays protestant, de sauvegarder la foi et d’accroître la marge d’autonomie des fidèles. Les décadents qui s’intéressaient au catholicisme, et Wilde en particulier, voyaient dans cette mise en avant de la primauté romaine une façon de refuser l’accommodation du religieux au temporel au sein de l’Establishment anglais.
9Mais le pape est aussi le symbole par excellence de ce que l’Église anglicane ainsi que les églises non-conformistes anglaises rejettent dans le catholicisme. Il représente le caractère étranger du catholicisme en Angleterre, puisqu’en lui se cristallise le problème de la dual allegiance des catholiques anglais, qui doivent être loyaux envers deux puissances différentes et souvent perçues, au moins du côté anglais, comme ennemies. Le mouvement anti-catholique des années 1850 se rallia d’ailleurs autour du slogan « No Popery », et dans le journalisme de l’époque les termes Papist, et Popish sont synonymes de Romish. Wilde, retournant les arguments anti-catholiques, fait du pape une figure à la fois tutélaire et mythique, et du Vatican le royaume de l’art, où l’esthétique médiévale rencontre les splendeurs baroques de la Contre-Réforme.
10Cette fascination pour le pape apparaît d’abord dans la poésie de jeunesse de Wilde, en particulier dans une série de poèmes écrits lors d’un voyage en Italie et regroupés sous le titre Rosa Mystica, dont l’horizon commun est le catholicisme et le pape. Ils sont remplis d’allusions à Pie IX, qui avait été élu pape en 1846, et qui avait reçu Wilde en audience privée en 1877 grâce à l’intervention de David Hunter-Blair, un ami catholique d’Oxford. On peut citer en particulier les poèmes « Sonnet on approaching Italy » (« far away at Rome / In evil bonds a second Peter lay », CWOW : 768), « Urbs Sacra Aeterna » (« the Holy One, The Prisoned Shepherd of the Church of God », CWOW : 770), « Italia » (« Look southward where God’s desecrated town / Lies mourning for her God-anointed king », CWOW : 772), « Easter Day » (« Holy Lord of Rome », CWOW : 771), et la troisième partie de « Rome unvisited », poème que John Henry Newman tenait en haute estime. Dans ces textes, le « catholicisme » de Wilde représente moins l’acceptation d’une religion que le rejet d’une autre – et de toute une conception du monde. La position du poète reste éminemment ambiguë. Sa vision de la papauté, marquée par ses origines protestantes, oscille entre la condamnation et la fascination, la seconde l’emportant le plus souvent sur la première.
11Le sonnet « Easter Day » est à cet égard significatif, et mérite d’être cité dans son intégralité :
The silver trumpets rang across the Dome:
The people knelt upon the ground with awe:
And borne upon the necks of men I saw,
Like some great God, the Holy Lord of Rome.
Priest-like, he wore a robe more white than foam,
And, king-like, swathed himself in royal red,
Three crowns of gold rose high upon his head:
In splendour and in light the Pope passed home.
My heart stole back across wide wastes of years
To One who wandered by a lonely sea,
And sought in vain for any place of rest:
‘Foxes have holes, and every bird its nest.
I, only I, must wander wearily,
And bruise my feet, and drink wine salt with tears.’(CWOW: 771)
12Le message explicite du poème est clair. La figure du pape, évoquée dans les quatrains, est mise en parallèle avec celle de Jésus dans les tercets. À la critique toute protestante des pompes papales s’oppose l’éloge de la pauvreté christique : alors que le pape avance au milieu des foules, porté comme une idole et paré des attributs de la royauté, le Christ erre dans une solitude douloureuse, évoquée à travers une citation approximative de l’Évangile de Matthieu (« The foxes have holes, and the birds of the air have nests ; but the Son of Man hath not where to lay his head », Mt 8,20) qui conclut le poème. Wilde semble ici célébrer une humilité évangélique incompatible avec le faste de la procession pontificale, mais ce sens apparent est néanmoins miné par une incontestable ambivalence. De même que dans « Ave Maria Gratia Plena » la supériorité du mystère de l’Incarnation, symbolisée par l’image de l’Annonciation qui clôture le sonnet, est mise en question par l’évocation bien plus dramatique de scènes mythologiques, dans « Easter Day » les pompes catholiques triomphent sur le plan esthétique de la pauvreté évangélique. La description théâtrale de la procession papale, avec son abondance de détails visuels, d’adjectifs et de comparaisons, frappe en effet l’imagination du lecteur avec une force que l’on ne retrouve guère dans les tercets finaux. Sous la critique apparente des splendeurs romaines perce une fascination qui renverse le sens explicite du texte.
13À sa sortie de prison, Wilde décida de s’exiler, et il termina sa vie entre la France et l’Italie. En avril 1900 il séjourna à Rome, et sa correspondance témoigne d’une véritable obsession du pape et de la papauté, comme dans cette lettre du 16 avril à Robert Ross :
We came to Rome on Holy Thursday. […] I appeared in the front rank of the pilgrims in the Vatican and got the blessing of the Holy Father—a blessing they would have denied me.
He was wonderful as he was carried past me on his throne, not of flesh and blood, but a white soul robed in white, and an artist as well as a saint—the only instance in History, if the newspapers are to be believed.
I have seen nothing like the extraordinary grace of his gesture, as he rose, from moment to moment, to bless—possibly the pilgrims, but certainly me. (CLOW: 1179-1180)
14Le pape, évoqué à travers des adjectifs laudatifs, apparaît comme une figure désincarnée, relevant plus du mythe que de la réalité, et réunissant en lui de manière idéale les traits de l’artiste et ceux du saint (« an artist as well as a saint »), comme le Christ dans De Profundis. Wilde surenchérit dans une lettre du 26 avril à More Adley :
I wish you could come out here: one is healed at Rome of every trouble: and I should like to go with you to the Vatican, where I hope you will some day walk gravely in mediaeval dress, with the gold chain of office, and guide pilgrims to the feet of the Pope.
I do nothing but see the Pope: I have already been blessed many times, once in the private Chapel of the Vatican. […]
My position is curious: I am not a Catholic: I am simply a violent Papist. No one could be more ‘black’ than I am. I have given up bowing up to the King. I need say no more. (CLOW: 1184)
15Le « catholicisme » de Wilde ici ne relève pas de la croyance religieuse mais d’un choix pour ainsi dire politique, ou du moins identitaire. La loyauté au pape l’emporte sur la foi. Wilde récupère pour le faire sien l’argument anti-catholique selon lequel les catholiques sont nécessairement des traîtres à la nation car on ne saurait être loyal à la fois à Rome et à la couronne d’Angleterre. À l’opposé de Gerard Manley Hopkins, qui reste profondément attaché à l’Angleterre après sa conversion au catholicisme et se sent déchiré entre sa foi romaine et son anglicité, Wilde (qui, à la différence de Hopkins, n’est pas anglais de naissance) balaye la question d’un revers de main. Sommé de choisir entre le pape et le roi d’Angleterre, il choisit le premier.
16Ce qui est apparaît dans ces textes de Wilde, c’est une opposition implicite entre Rome et l’Angleterre, entre le pape (auquel il donne à plusieurs reprises le titre de roi – « God-anointed King » – dans « Rome unvisited », CWOW : 751, et dans « Italia », CWOW : 772) et le monarque anglais, entre l’Église catholique et l’Église anglicane. On retrouve cette vision polarisée de l’espace dans la plupart des textes catholicisants de la fin de siècle. Les décadents reprennent la dichotomie intérieur/extérieur à travers laquelle l’Église d’Angleterre se perçoit et perçoit l’Église catholique (l’opposition intérieur-protestant/extérieur-catholique recouvrant l’opposition national/étranger), pour la retourner : l’Église catholique est perçue comme un refuge à l’intérieur duquel on serait protégé de la laideur et de la médiocrité de l’Angleterre contemporaine. Le thème du refuge est d’ailleurs central dans la littérature décadente : que l’on songe donc à À rebours, roman entièrement consacré à l’évocation de la retraite de Des Esseintes dans une maison isolée, à la campagne, loin du tumulte de la ville.
17Le contraste entre intérieur et extérieur dans les œuvres fin de siècle recouvre souvent un jeu d’oppositions entre pureté et corruption, lumière et ténèbres, silence et vacarme, autant de modalités de l’incompatibilité fondamentale entre un idéal de beauté, qui s’incarne dans l’expérience esthétique du catholicisme, et la grossièreté du monde moderne. Les auteurs décadents catholicisants ont le sentiment que l’Angleterre contemporaine est un environnement vulgaire et dépourvu de toute beauté, et l’Église catholique représente alors pour eux un substitut possible à la laideur ambiante. C’est ce qui apparaît dans une lettre d’Ernest Dowson à Arthur Moore, écrite en 1891, quelques mois avant sa conversion.
You ought to have come to N. D. de France tonight. There was a procession after Vespers of the Enfants de Marie […]. It was a wonderful & beautiful situation: the church—rather dark the smell of incense—the long line of graceful little girls all with their white veils over their heads— banners—: a few sad faced nuns—and last of all the priest carrying the Host, vested in white—censed by an acolyte who walked backwards—tossing his censer up ‘like a great gilt flower’: and to come outside afterwards—London again—the sullen streets and the sordid people & Leicester Square: Really a most pictorial evening. […] Children’s voices exercised in the ‘Ave Maria Stella,’ are the most beautiful things in the world. What a monstrous thing a Protestant country is3 !
18On retrouve ici tous les clichés du catholicisme fin de siècle : l’encens, le latin, l’acolyte, les religieuses mélancoliques et désincarnées, le culte de la Vierge, l’opposition entre ce microcosme catholique, pittoresque et riche en symboles, et le monde terne qui l’environne. Dans cette lettre qui se conclut sur un dénigrement de l’Angleterre protestante, on a d’ailleurs le sentiment que le souvenir de l’épisode est modifié par une imagination nourrie par l’exaltation, et qu’il s’agit moins d’un compte rendu fidèle que d’une sorte de rêve éveillé, où s’exprime la vision idéalisée d’une Église située hors de l’espace et hors du temps.
19Cette lettre met en œuvre un double déplacement, puisqu’elle évoque d’une part une église catholique en pays protestant, d’autre part une église française (Notre-Dame de France) en pays anglais. Une vision analogue se fait jour dans le sonnet de Lionel Johnson « Our Lady of France », qui évoque aussi la paroisse catholique française de Londres :
Leave we awhile the turmoil of the town;
Leave we the sullen gloom, the faces full of care:
Stay we awhile and dream, within this place of prayer,
Stay we, and pray, and dream: till our hearts die down
Thoughts of the world, unkind and weary: till Christ crown
Laborious day with love. Hark! On the fragrant air,
Music of France, voices of France, fall piercing fair:
Poor France, where Mary’s star shines, lest her children drown.
Our Lady of France! Dost thou inhabit here? Behold,
What sullen gloom invests this city strange to thee!
In Seine, and pleasant Loire, thou gloriest from of old;
Thou rulest rich Provence; lovest the Breton sea:
What dost thou far from home? Nay! Here my children fold
Their exiled hands in orison, and long for me. (CPLJ: 13-14)
20Le poème commence par une sorte de départ, de déplacement volontaire (« Leave we awhile the turmoil of the town »), se déploie ensuite autour d’une invocation du caractère étranger du lieu, qui est source de sa beauté (« Music of France, voices of France »), et se termine sur l’idée d’exil (« Nay ! Here my children fold/Their exiled hands in orison, and long for me. ») Le lieu saint devient en quelque sorte l’espace d’une expatriation spirituelle au sein du vacarme de la capitale anglaise. Cette notion d’exil est cruciale dans la poésie d’inspiration catholique en Angleterre : le poète se voit souvent comme un étranger dans son propre pays, un apatride, et sa poésie est un chant de l’exil, à l’image des psaumes de Babylone.
21L’opposition dans la lettre de Dowson et le poème de Johnson entre « the turmoil of the town », « the sullen gloom », « the sullen streets and the sordid people » d’une part, et l’église catholique paisible et obscure, à l’air saturé d’encens d’autre part est un thème récurrent dans la poésie catholicisante de la décadence. L’église y est représentée comme un édifice sacré, en rupture avec son environnement extérieur. Il est vrai que pour les catholiques, l’église est un lieu à part, consacré. Chez les anglicans, l’église est avant tout un bâtiment fonctionnel qui accueille la célébration hebdomadaire de l’Eucharistie et de l’evensong ; on parle de table de communion plutôt que d’autel, soulignant ainsi le caractère utile et communautaire de l’objet plutôt que sa dimension sacrale intrinsèque, et l’hostie n’est pas vénérée en dehors du culte dominical. Les anglicans rejettent en effet l’idée de réserve eucharistique, c’est-à-dire la conservation des hosties consacrées qui peuvent être proposées à l’adoration des fidèles. Dans le catholicisme, au contraire, l’église est un espace sacré, complètement investi par la transcendance, où réside le Christ, comme le rappelle la présence des espèces eucharistiques dans le tabernacle, que le fidèle peut venir adorer à toute heure de la journée. Les décadents, particulièrement sensibles à cette dimension spirituelle de l’espace, s’éloignent de ce que l’on pourrait appeler la tendance protestante à la banalisation : chez eux, pénétrer dans une église catholique, c’est s’arracher au monde profane de la ville anglaise, entrer dans un univers sacralisé, et s’exposer à un dépaysement total, comme dans « Benedictio Domini » d’Ernest Dowson, qui s’articule sur une dialectique intérieur/extérieur, ou dans le poème de Theodore Wratislaw « Palm Sunday », qui décrit la célébration de la messe des Rameaux dans une église catholique de Londres. À la différence de Dowson et de Johnson, Wratislaw n’est pas catholique, et cela transparaît dans le poème, qui suit le mouvement inverse des textes cités plus haut. Alors que « Our Lady of France » de Johnson et « Benedictio Domini » de Dowson commencent par l’évocation du tumulte de la ville avant de faire pénétrer le lecteur dans la quiétude de l’église, « Palm Sunday » s’ouvre sur la vision des volutes d’encens et des rameaux dans le chœur, et se clôt sur une allusion toute frivole aux « toilettes of Hyde Park » :
The clouds of incense mounting in the air,
The heavy fervent smell,
Palm branches waving by the altar-stair,
While we redeemed from hell,
We knelt together humbly, she and I,
Before the red-stained East,
To seek for mercy for our sin, as high
The purple-vestured priest Held up the chalice to the face of God,
And a long silence fell,
Three times and as the wine became God’ s blood
Thrice rang the smitten bell.
Then like two slaves regaining liberty,
When the long mass was done,
With prayer and sadness left behind us, we
Emerged into the sun, Forgot what hearts had felt or eyes had seen
And gave ourselves to mark
Friends’faces as we talked and strolled between
The toilettes of Hyde Park4.
22Si le choix de représenter l’élévation traduit une certaine fascination pour le saint sacrement, théâtralisé par le tintement de la clochette qui marque le moment de la transsubstantiation, où les espèces du pain et du vin deviennent la substance même du corps et du sang du Christ, la terreur sacrée de la troisième strophe est suivie d’une chute brutale non dénuée d’ironie. Dans les quatrième et cinquième strophes, en effet, s’exprime un sentiment de frivolité et aussi de soulagement. À l’espace surchargé de sacralité de l’église succède l’espace ensoleillé du parc, lieu de promenades insouciantes et de sociabilité. Le poème met en scène une vision purement esthétique du catholicisme : l’église est avant tout une source d’impressions et d’émotions aussi intenses qu’éphémères, que les deux personnages oublient aussitôt qu’ils en sortent – comme ils quitteraient un théâtre après une représentation.
23Cette opposition symbolique entre un espace saturé de sacré et un espace profane plaît particulièrement à Wratislaw. On la retrouve dans le troisième sonnet de la série « Songs to Elizabeth », où les images liturgiques servent de métaphore au sentiment amoureux, l’amante étant comparée à un encensoir et à un ostensoir. Les quatrains évoquent la fin de la messe et le passage vers le monde extérieur. L’atmosphère de l’église suggère plus une fumerie d’opium qu’un lieu de culte : comme dans « Palm Sunday », la liturgie catholique sert de stimulant sensoriel, elle suscite des impressions riches et intenses et une jouissance visuelle et olfactive, qui contraste avec la fadeur du monde extérieur :
As when the prayers and chants have passed away,
At mass, when nave and chancel are dense
With purple fumes of cloud-like curled incense,
One bows before the altar’s sovereign sway
And wanders forth into the garish day,
Waking as after slumber from the tense
And strange delight of the exalted sense
Unto the dull world’s hurry and delay5.
24Dans les tercets, on comprend que la scène évoquée dans ces quatrains a une fonction métaphorique, exprimant sur le mode de l’analogie le sentiment du poète après le départ de sa bien-aimée : « So you being gone out of my life and soul,/ […] I am as one who runs without a goal6 ». Ici le contraste entre intérieur et extérieur, entre la liturgie catholique et le monde profane, ne sert qu’à traduire symboliquement l’opposition entre la présence et l’absence, la relation amoureuse et la solitude.
25L’idée d’un passage entre le monde profane et le monde sacré, présente dans ces poèmes, est thématisée dans les deux sonnets de Dante Gabriel Rossetti intitulés « The Church Porch » (1853), que Johnson, Dowson et Wratislaw connaissaient certainement. Le premier sonnet, adressé par le poète à sa sœur Maria, décrit avec solennité l’entrée dans l’église, en mettant l’accent sur la dimension esthétique de l’expérience, tandis que le second, écrit pour son autre sœur Christina, évoque sur le ton du regret la sortie de l’église. Les tercets du premier sonnet contiennent un certain nombre d’éléments qui réapparaissent comme un intertexte dans les poèmes de Johnson et Wratislaw, notamment la série de contrastes entre extérieur et intérieur, luminosité et obscurité, bruit et silence :
Without here, the church-bells are but a tune,
And on the carven church-door this hot noon
Lays all its heavy sunshine here without:
But having entered in, we shall find there
Silence, and sudden dimness, and deep prayer,
And faces of crowned angels all about7.
26Le seuil de l’église est véritablement un passage entre deux mondes, entre deux réalités incommensurables, et le franchissement de ce seuil ne relève pas de l’expérience ordinaire.
27L’église, transfigurée par la lumière des cierges dont la lueur surgit d’une obscurité embrumée par l’encens, ne représente plus qu’un rêve, qui résume sur le mode spatial tout l’imaginaire catholique de la fin de siècle – le rêve d’un ailleurs incarné dans une religion étrangère, où viennent se cristalliser rejet de la société victorienne et désir d’évasion.
28Ce rêve d’évasion s’incarne aussi dans des espaces mythifiés, qui permettent d’échapper, le temps d’un poème ou d’un récit, à la morosité de l’Angleterre victorienne, en particulier dans des terres « catholiques », telles la France, l’Italie ou l’Irlande, recréées par l’imaginaire catholique décadent. Il est fréquent chez les auteurs convertis ou tentés par le catholicisme que la question religieuse s’ancre dans une géographie réelle ou imaginaire. Leur itinéraire spirituel est souvent lié à un itinéraire spatial, à un passage par des contrées marquées par un catholicisme séculaire, qui vont jouer dans leurs œuvres un rôle que ne saurait remplir le paysage anglais.
29Lionel Johnson, par exemple, se passionna pour l’Irlande. Quand il commença en 1891 à fréquenter le Rhymers’ Club, il se lia d’amitié avec W. B. Yeats, autre membre du Club, avec qui il fonda la même année (qui fut aussi l’année de sa conversion au catholicisme) la London Irish Society. Dans l’unique monographie consacrée à Johnson, publiée en 1939, Arthur Patrick souligne le rôle important que Johnson joua en tant qu’érudit catholique dans le mouvement de la Renaissance irlandaise.
Au courant de mysticisme nourrissant ce développement, Johnson apportait sa foi de catholique. Yeats et George Russell (« A.E. ») favorisaient une sorte de théosophie indéfinie et bien qu’ils n’aient pu accepter la religion dogmatique de Johnson, leurs tendances mystiques étaient raffermies par les siennes. Par son catholicisme, Johnson touchait encore au cœur l’élément nombreux des Irlandais catholiques. Il savait interpréter pour les autres les rêves et les légendes de l’ancienne Irlande catholique. Il importait beaucoup que les protagonistes du mouvement eussent parmi eux un catholique respecté par sa sincérité et son érudition théologique.8
30Il apparaît clairement que sympathies catholiques et prédilection pour l’Irlande étaient étroitement mêlées chez Johnson, comme en témoignent le sujet des conférences (« Saint Patrick », « The Island of Saints and Scholars ») qu’il donna à des étudiants catholiques du quartier pauvre de Southwark peu après sa conversion. En témoignent également certains de ses poèmes irlandais, comme « Ireland’s Dead » (CPLJ : 40), où il évoque la béatitude dont jouissent maintenant auprès du Christ les victimes de l’oppresseur anglais, « Saint Columba » (CPLJ : 88), écrit en l’honneur de ce saint irlandais du VIe siècle qui fonda le monastère de l’île d’Iona, mais aussi « Christmas and Ireland » (CPLJ : 131), où l’histoire douloureuse de l’Irlande est comparée aux vicissitudes rencontrées à Bethléem par la mère du Christ, rejetée par les habitants de la ville et condamnée à accoucher dans une étable. Il convient de citer aussi le long poème « Ireland » (CPLJ : 93-98), qui ouvre le recueil éponyme, où Johnson dresse une fresque épique du passé glorieux de l’Irlande en convoquant guerriers chrétiens, martyrs, anges et saints.
31D’une manière complexe et moins évidente, l’Irlande imprègne également l’imaginaire catholique d’Oscar Wilde. La mère de Wilde, qui était protestante, s’était activement impliquée dans le mouvement de la Jeune Irlande dans les années 1840, et Wilde aurait ainsi rencontré de nombreux nationalistes, souvent sympathisants de la cause catholique. Son père, protestant également, s’intéressait au folklore irlandais et publia en 1852 Irish Popular Superstitions, où il expliquait que de nombreuses coutumes et traditions de l’Irlande catholique s’enracinaient dans une vision pré-chrétienne du monde. Il emmenait souvent ses fils lors de ses expéditions archéologiques et anthropologiques dans l’ouest de l’Irlande et, selon Jarlath Killeen, Wilde aurait été marqué par ces contacts avec le catholicisme populaire des paysans irlandais, imprégné de légendes et de superstitions9. Wilde, qui avait reçu le baptême protestant, aurait été baptisé une deuxième fois dans l’Église catholique dans la vallée de Glencree, dans les monts du Wicklow, à la demande de sa mère10. Pour Wilde, le catholicisme irlandais était donc quelque chose de familier et d’étranger à la fois, de banal et d’exotique, de proche et de lointain. On ne s’étendra pas sur ce substrat irlandais catholique, dont la prégnance dans l’œuvre de Wilde a été analysée en détail par Jarlath Killeen. Notons seulement que l’Irlande catholique n’est pas présente en tant que thème explicite dans l’œuvre de Wilde, d’où sont absentes toute dimension nationaliste et toute référence directe au folklore celtique. Si le catholicisme irlandais est présent chez Wilde, c’est sous des formes implicites et souterraines, comme le montre Killeen, à la différence de Lionel Johnson chez qui la foi de l’« Île des saints et des savants » est mise en avant en tant que telle dans de nombreux textes.
32Chez d’autres auteurs, c’est la France, en particulier la France rurale (la Bretagne, la Normandie, la Provence), qui représente cet ailleurs catholique. Paradoxalement, c’est le catholicisme populaire et simple des paysans qui attire ces auteurs passionnés d’art et d’érudition. Outre le rejet de la société industrielle que dénote cette attirance pour la piété des campagnes, il faut sans doute y voir un amour partagé des fastes liturgiques, des processions, des encensements, des dévotions mariales, des saluts du saint sacrement et des phénomènes surnaturels. Au-delà d’évidentes divergences, la religion de l’esthète anglais et la piété du paysan breton se rejoignent peut-être dans la mise en avant des éléments sensibles de la dévotion, et dans un certain goût pour le pittoresque chrétien. Le catholicisme rural représente souvent pour les décadents une forme de sensualité terrienne, comme dans « Rideo », nouvelle de R. V. Risley publiée dans The Yellow Book en 1896, qui évoque la folie dans laquelle sombre un prêtre provençal le temps d’un après-midi d’automne, après avoir célébré le mariage d’une jeune fille dont il était tombé amoureux. Le prêtre raconte son histoire comme si le moment de démence qui le saisit ce jour-là s’inscrivait dans le paysage provençal, voire en découlait11. Vincent O’Sullivan est l’auteur de nombreux poèmes où se mêlent imaginaire catholique et images de la France, comme l’hymne à Marie intitulée « Children’s Hymn on the Coast of Brittany »12, « Hymn of the Norman Sailors »13, autre chant en l’honneur de la Vierge, ou la berceuse « Breton Lullaby »14 qui appelle Marie et les anges au chevet de l’enfant. Victor Plarr, poète du Rhymers’ Club et ami de Dowson et Johnson, évoque dans son poème « To a Breton Beggar (Dol Cathedral) » un mendiant qui semble faire corps avec la cathédrale bretonne (« He seems a part of those gaunt sculptures there15 »), et dont la prière plaintive intrigue le poète ; « In a Norman Church » du même auteur (qui fut publié dans The Book of the Rhymers’ Club en 1892) a pour objet le chant sacré de petites paysannes normandes dans une église de campagne. Pour John Gray, c’est un séjour en Bretagne pendant l’été 1889 qui fut le point de départ d’un long cheminement vers le catholicisme, puis vers le sacerdoce16. Selon son ami le père Edwin Essex, c’est en assistant à la messe dans une petite chapelle bretonne qu’il fit l’expérience de la conversion17.
33La Bretagne influença également le catholicisme de Dowson, et la vision dowsonienne de cette région se mêle dans plusieurs textes à l’imaginaire catholique du poète. Dans « In a Breton Cemetery », par exemple, la vie des paysans bretons est comparée aux grains d’un rosaire (« some sad old rosary », PWED : 83), tandis que « Breton Afternoon », qui fait du paysage breton « a perfumed dream-land » (PWED : 89) se termine par l’évocation de l’angélus et une supplication mariale. On retrouve cette association entre la Bretagne et le catholicisme dans les nouvelles de Dowson, en particulier « A Case of Conscience », qui évoque le dilemme d’un quadragénaire anglais divorcé, amoureux d’une jeune Bretonne. Il désire l’épouser, mais n’ose pas lui parler de son précédent mariage, de peur que la foi catholique de la jeune fille ne la fasse renoncer à cette union. Le récit a pour arrièreplan visuel Ploumariel, village pittoresque marqué par le catholicisme de ses habitants, avec son clocher qui sonne l’angélus et sa petite chapelle dédiée à saint Bernard. On retrouve ces éléments dans la nouvelle « Apple Blossom in Brittany », qui se déroule dans le village de Ploumariel également, le jour de l’Assomption, au milieu de fleurs mariales et de jeunes filles vêtues de blanc. On est à mille lieues des vitupérations de Léon Bloy et J.-K. Huysmans contre le catholicisme médiocre et laid de leurs compatriotes. La piété du paysan breton semble avoir plus de charme pour le poète anglais en mal d’exotisme que pour l’écrivain catholique parisien !
34Chez Wilde aussi, la France rurale est associée à un catholicisme populaire qui charme l’ancien condamné. Après sa sortie de prison le 19 mai 1897, Wilde s’installe à Berneval, un petit village du côté de Dieppe. Selon Simona Pakenham, il avait installé dans sa chambre une statue de la Vierge Marie en style gothique pour symboliser ses pieuses aspirations, et allait à la messe tous les jours avant de se baigner18. Les lettres qu’il écrit à cette époque à son ami catholique Robert Ross semblent effectivement témoigner d’un regain de ferveur. Il lui raconte par exemple qu’il a fait la connaissance du curé du village, et qu’il a même décidé d’effectuer un pèlerinage : « I am going tomorrow on a pilgrimage. I always wanted to be a pilgrim, and I have decided to start tomorrow to the shrine of Notre-Dame de Liesse », écrit-il le 31 mai 1897 à Ross (CLOW : 865-866). Le ton reste néanmoins léger, et le pèlerinage ne sera pas la longue marche que l’on aurait pu attendre :
I do not know how long it will take me to get to the shrine, as I must walk. But from what [the woman of the auberge] tells me, it will take at least six or seven minutes to get there, and as many to get back. In fact the chapel is just fifty yards from the hotel! I intend to start after I have had my coffee, and then to bathe. Need I say this is a miracle? I wanted to go on a pilgrimage, and I find the little grey stone chapel of Our Lady of Joy is brought to me. (CLOW: 866)
35On ne peut pas dire que la conception que Wilde se fait du pèlerinage, effectué entre son café et une baignade, et du miracle (il n’a que cinquante mètres à faire pour atteindre le sanctuaire) soit extrêmement orthodoxe ! La même désinvolture se retrouve dans la façon dont il évoque son assistance à la messe : « Yesterday I attended Mass at ten o’clock and afterwards bathed. So I went into the water without being a Pagan. […] In my pagan days the sea was always full of tritons blowing conches, and other unpleasant things. Now it is quite different » (CLOW : 866). Et pourtant, derrière la légèreté apparente de ces lettres normandes, on peut lire un certain émerveillement face aux dévotions populaires et à la foi simple et confiante des villageois. Le changement de vision que mentionne Wilde (« Now it is quite different ») est peut-être plus réel que le ton de la lettre ne le laisse supposer. Dans sa biographie de Wilde, Joseph Pearce explique que pendant les mois qui suivirent sa sortie de prison, Wilde manifesta à plusieurs reprises le désir de se convertir au catholicisme. Il écrivit une lettre aux jésuites de Farm Street à Mayfair et au père Sebastian Bowden de l’Oratoire londonien de Brompton pour demander à faire une retraite de six mois, mais sa requête fut rejetée. Quand il reçut la visite en Normandie d’Aubrey Beardsley, qui venait d’être reçu dans l’Église catholique, il lui fit part de son propre désir de se convertir19. Le sursaut religieux fut cependant de courte durée, puisqu’en septembre Wilde quittait Berneval pour retrouver Lord Alfred Douglas à Naples.
36Trois ans plus tard, l’attirance de Wilde pour un catholicisme continental très différent de celui des paysans normands se fait jour dans sa correspondance romaine. Cet intérêt pour la Ville sainte apparaît déjà dans les lettres écrites pendant ses années à Oxford, qui font à plusieurs reprises allusion à son désir d’aller en pèlerinage à Rome20, et dans les poèmes italiens déjà cités, inspirés par ses deux voyages en Italie en 1875 et 1877. En effet, c’est surtout à l’Italie qu’est lié l’imaginaire catholique de Wilde. Chez les décadents, l’évocation de l’Italie – thème extrêmement fréquent dans la littérature victorienne – est souvent imprégnée d’une attirance diffuse pour le catholicisme.
37Cette fascination est déjà présente chez Walter Pater, dont la passion pour l’art italien est indissociable d’un intérêt prononcé pour la religion que cet art exprime. Ainsi, il voit dans Raphaël l’artiste qui a su mettre en œuvre une véritable esthétique catholique (« the power and charm of the Catholic ideal as realised in history21 ») et souligne dans le même essai l’Antiquité et la continuité de l’Église catholique : « the Catholic Church—through all its phases, as reflected in its visible local centre, the papacy—is still as of old, one and continuous, and true to itself22 ». Pater, comme Wilde après lui, voit dans le catholicisme de la Renaissance italienne l’espace d’une réconciliation possible entre l’art et la religion, la beauté et la sainteté. Il écrit ainsi à propos de Il Romanino, peintre italien du XVIe siècle : « But here certainly, once more, Catholicism and the Renaissance, religion and culture, holiness and beauty, might seem reconciled23. »
38Ce qui est mis en avant dans les textes décadents catholicisants sur l’Italie, ce n’est pas la beauté des paysages, la douceur de vivre, le caractère des habitants ou les ruines antiques, mais l’immense patrimoine de la Renaissance et de la Contre-Réforme, perçu comme fondamentalement catholique, les splendeurs de la liturgie dans les églises, et une dévotion populaire pleine de sensualité.
39L’Italie catholique est au cœur de l’œuvre de Frederick Rolfe. Son roman Hadrian the Seventh (1904), qui raconte l’accession au trône pontifical d’un homme auquel l’Église catholique refuse le sacerdoce (ce qui fut le cas de Rolfe), se déroule pour l’essentiel au Vatican. Don Tarquinio (1905) relate une journée dans la vie d’un jeune noble italien sous le pontificat du pape Alexandre VI. The Desire and Pursuit of the Whole (1909-1911, publié en 1934), roman autobiographique, se passe à Venise. Don Renato (1902-1904, publié en 1963), qui se présente comme le journal d’un prêtre au début du XVIe siècle, a Rome pour décor.
40Mais c’est dans Stories Toto Told Me (1898) que la dimension italienne est la plus prégnante, même si les contes de ce recueil, prétendument racontés par Toto, un jeune paysan italien, se déroulent en apparence du moins dans l’univers sans frontières du paradis. En réalité, les récits de Toto se présentent comme des réécritures italianisantes des vies des saints, où saint Pierre devient Sampietro et saint Paul Sampaolo, saint Sébastien Sansebastiano, et saint Louis Sanluigi, où le pape s’appelle « Santo Padre » ou « La Sua Santità », la Vierge « Madonnina » ou « La Sua Immacolata Maestà » et Dieu le Père « Signor Iddio Altissimo », « Padre Eterno » ou « Re del Cielo », et où la « mamma » de saint Pierre rencontre « Beata Beatrice ». Il s’agit ici d’un catholicisme sans prétention à l’universalité, mais imprégné de couleur locale. La religion qui se dessine dans ces textes est avant tout celle du paysan italien revisitée par Rolfe, faite d’un mélange de crédulité, de superstition et d’idolâtrie, mais aussi empreinte de fraîcheur et d’émerveillement. La dimension ludique de ces contes n’est pas sans rappeler l’humour des histoires colorées de curés et de moines que l’on trouve dans les Lettres de mon moulin (1866-1869) d’Alphonse Daudet. L’Italie des Stories Toto Told Me et la Provence du « Curé de Cucugnan », des « Trois messes basses », ou de « L’Élixir du R. P. Gaucher » sont toutes deux les toiles de fond d’un catholicisme pittoresque et attachant, représenté à travers un folklore religieux déréalisé. Il s’agit, comme chez Ernest Dowson, d’une piété décorative, vue de l’extérieur. Le pays réel est remarquablement absent de cette vision du catholicisme français ou italien, si ce n’est par le biais de la langue (notamment le dialecte chez Rolfe), qui permet d’introduire une note d’« authenticité », tout en révélant, chez les décadents anglais, une réelle fascination pour le langage comme signe d’altérité et d’exotisme.
Rêves moyenâgeux
41L’opposition entre ici et là-bas, entre le morne quotidien de la Londres victorienne et la géographie onirique du catholicisme irlandais, breton, normand ou italien, trouve un parallèle dans l’opposition, tout aussi fréquente dans la littérature fin de siècle, entre présent et passé. Les décadents sont des auteurs nostalgiques, qui aiment inventer des utopies ancrées dans un passé idéalisé. Cette quête d’un temps arrêté relève d’un refus de la société industrialisée et d’un désir de retour à ce monde pré-industriel cher à Ruskin. Dans une note inattendue à la fin du conte « Why the Rose is Red », Frederick Rolfe dénonce les conditions de travail des enfants dans les usines de coton du Lancashire24, et oppose implicitement l’horreur de l’univers manufacturier au paradis terrestre fleuri et idyllique décrit dans le conte, où règne la rose blanche, « Rosa Mystica », et où chantent les neuf chœurs des anges25.
42Ce sont précisément le rejet de la modernité et la fascination pour les mondes évanouis, entre autres, qui conduisirent certains de ces artistes vers l’Église catholique. En tant que communauté historique enracinée dans le passé, pouvant revendiquer un patrimoine de presque deux mille ans et s’inscrivant dans une tradition ininterrompue, elle jouit aux yeux de certains d’une légitimité que n’ont pas les Églises protestantes. Pour des poètes qui se perçoivent comme exilés au sein de leur propre pays, mais aussi de leur époque, elle devient le lieu idéal où peut s’inventer un autrefois rêvé, à l’abri du monde moderne. Cette vision de l’Église comme refuge hors du temps peut expliquer le goût de Lionel Johnson pour l’histoire ecclésiastique, la passion de Johnson et de Dowson pour les auteurs latins, la fascination de Wilde pour les splendeurs plus baroques que garibaldiennes de la Rome papale, ou l’intérêt de John Gray, Johnson et Dowson pour le Moyen Âge. Face à la conscience tragique du temps qui passe et de l’évanescence du présent, face au sentiment de vivre une période de décadence, la mémoire s’offre comme échappatoire, et propose une réponse au désir fin de siècle de transcender la temporalité.
43En outre, l’intérêt décadent pour le passé s’inscrit dans une problématique victorienne plus générale. Le XIXe siècle voit apparaître un regain d’intérêt pour l’histoire, de la Grèce antique (l’hellénisme, à partir de Swinburne et de Pater, permet notamment de justifier en termes idéaux un certain homoérotisme) à la Renaissance italienne, en passant par la Rome chrétienne primitive et le Moyen Âge. Le mouvement d’Oxford, en particulier, est marqué par une forte tendance historiciste, les tractariens s’intéressant tout particulièrement à l’époque apostolique et patristique. Mais alors que chez les auteurs tractariens le roman historique est souvent le lieu de débats religieux ou idéologiques, la mise en scène de l’histoire chez les décadents est avant tout esthétique et onirique. Il ne s’agit ni de prétendre à la vérité historique, ni d’éclairer par des exemples tirés du passé les controverses contemporaines, mais plutôt d’inventer un monde hors du temps, de recréer un passé libéré de toute chronologie, de privilégier le rêve sur les faits avérés. Cela est particulièrement perceptible dans la façon dont ces auteurs représentent le Moyen Âge, qui pour eux sert avant tout de contrepoint à l’Angleterre contemporaine.
44Les décadents voient dans le monde médiéval une société unie dans la foi et la ferveur, vierge de la corruption industrielle et commerciale de l’Angleterre victorienne. Cette vision idéalisée n’est pas nouvelle : elle s’inscrit dans l’héritage de John Ruskin, qui dans The Stones of Venice (1851-1853) loue l’architecture du Moyen Âge et l’esthétique byzantine26, tout en insistant sur la décadence du présent, de Thomas Carlyle, qui dans Past and Present (1843) s’adonne à une glorification romantique de la période médiévale, évoquant un passé personnifié par une communauté de moines, qui avec leur règle d’étude, de travail et de prière, montrent ce dont les temps ont besoin, et de William Morris qui, pour mieux s’opposer à la laideur d’un monde où l’argent est roi et où la concurrence fait la loi, prône dans News From Nowhere (1890) un retour à l’esprit et aux formes du Moyen Âge, et aime s’inspirer dans son art de motifs de tapisseries ou de manuscrits de cette époque. Cette vision du Moyen Âge met l’accent sur la prétendue stabilité sociale de la période et son unité culturelle organique. Chacun y trouve son compte : pour les Tories, le Moyen Âge est associé aux vieilles valeurs féodales, tandis que pour les socialistes, il est l’époque pré-capitaliste des guildes et des corporations. Chez ces auteurs, l’intérêt pour le Moyen Âge ne procède pas seulement de la nostalgie d’un âge d’or préindustriel, mais de l’idée que cette époque du passé peut éclairer le présent.
45Chez les préraphaélites cependant, et plus encore chez les auteurs catholicisants de la fin de siècle, la vision du Moyen Âge est éminemment nostalgique et imprégnée de religiosité. Le Moyen Âge représente avant tout pour eux le christianisme d’avant la Réforme, l’âge d’or de la ferveur catholique en Angleterre, l’un de ces rares moments où la foi, la culture populaire et l’art participèrent du même élan, où, selon l’expression d’Angel Clare au chapitre XVII de Tess of the D’Urbervilles, « faith was a living thing27 ». Avant les préraphaélites et les décadents, l’association entre Moyen Âge et catholicisme était déjà prégnante dans la littérature anti-catholique (notamment dans le roman gothique) où elle est liée à une vision du catholicisme comme anachronique. Le Moyen Âge permet aux pamphlétaires protestants de représenter le catholicisme comme une religion fixée dans un autrefois révolu, qui refuse la modernité, et l’Église comme une force du passé, une institution en décalage par rapport à son temps, dont les traditions remontent à un âge barbare et ténébreux. Ce point de vue est illustré par les romans gothiques d’Ann Radcliffe (The Mysteries of Udolpho, 1794), de Matthew Lewis (The Monk, 1796), et de Charles Maturin (Melmoth the Wanderer, 1820), qui dessinent le portrait terrifiant d’une Europe catholique et moyenâgeuse. La persistance d’un espace catholique dans l’histoire du christianisme réformé en Angleterre gêne d’ailleurs la vision téléologique qui domine le protestantisme victorien, et cette rémanence, au cœur de la modernité protestante, du catholicisme, religion d’un autre âge, héritière des superstitions médiévales, est d’ailleurs un thème que vont reprendre et détourner les décadents, hostiles à une lecture linéaire et finaliste de l’histoire. Ils se laissent précisément séduire par le stéréotype d’une alliance entre catholicisme et rejet du progrès. On retrouvera ce thème dans la littérature catholique ultérieure, jusqu’à Evelyn Waugh qui, dans Brideshead Revisited (1945), fait de la demeure médiévale de Brideshead, propriété de la famille catholique des Marchmain, le véritable protagoniste du roman et la décrit comme un symbole de stabilité et de permanence contre vents et marées.
46Dans cette perspective, il n’est pas anodin que l’architecte le plus connu du Gothic Revival, Augustus Welby Pugin, qui construisit de nombreuses églises catholiques de style gothique en Grande-Bretagne et en Irlande entre 1825 et 1850, fût un converti au catholicisme. À l’opposé de John Ruskin, qui s’efforce de montrer que le gothique est par essence protestant, Pugin y voit le seul style architectural qui soit à la fois chrétien, catholique, et profondément anglais. Il ne cesse, dans ses écrits, de dénoncer les deux grandes ruptures, désastreuses à ses yeux, que furent d’une part la Réforme protestante, en particulier dans sa forme puritaine, et d’autre part la Renaissance et l’évolution néo-classique de l’art et de l’architecture qui l’accompagna. Dans The Revival of Christian Architecture in England (1843), il met l’accent sur la continuité entre l’Église médiévale et l’Église romaine actuelle, dénonçant au passage les innovations architecturales « païennes » :
With that portion of the English clergy who have the happiness of being in communion with the Holy See, there cannot arise any doubt whatever.
They hold precisely the same faith, and in essential retain the same ritual, as the ancient English Church. They, consequently, require precisely the same arrangements of church, the same symbols and ornaments, as were general in this country prior to the schism. The various religious communities are bound by the same rule to recite the same office, and have the same duties to perform as those who erected and used the many solemn buildings,—now alas! in ruins,—which are scattered all over the land. These, at least, cannot plead novelties for their paganism; and in the English Catholic body, any departure from Catholic architecture is utterly inexcusable28.
47Pour Pugin, la continuité dogmatique, liturgique et artistique qui caractérise le catholicisme justifie la pertinence actuelle du gothique. Rejetant les altérations doctrinales de la Réforme, mais aussi les bouleversements esthétiques de la Renaissance, il affirme que si l’architecture médiévale exprimait parfaitement la foi des chrétiens du Moyen Âge, elle devrait être aussi l’architecture idéale de ceux qui continuent de vivre selon cette même foi. On a là l’expression d’un refus de la modernité qui eut un retentissement profond chez les décadents. Le médiévalisme de Pugin eut sur le catholicisme victorien un réel impact, dont se moque George Moore dans son roman Evelyn Innes, où les religieuses se ruinent en faisant construire une nouvelle chapelle de style gothique pour leur couvent : « [Evelyn] was told that the architect had insisted that every detail should be in keeping, and understood that the thirteenth century had proved the ruin of the convent » (EI : 314).
48Mais si les décadents partagent avec Pugin une réelle admiration pour cette période et le rejet d’une certaine modernité, ils voient moins dans le catholicisme médiéval un idéal à redécouvrir et à atteindre qu’une Arcadie lointaine, surgie d’un passé mythique et inaccessible. Alors que pour Pugin l’architecture gothique est supérieure par sa portée symbolique et par le sens religieux qu’elle véhicule, les décadents n’y voient qu’une forme esthétique. Le catholicisme, sa liturgie et ses symboles hérités du Moyen Âge ne peuvent plus répondre, selon eux, aux interrogations de l’époque. La foi un tant soit peu naïve de Pugin en la capacité salvatrice de l’art sacré médiéval n’est désormais qu’un rêve, et ce qui domine l’art médiévalisant fin de siècle est un sentiment d’évanescence. Les textes catholicisants de la fin de siècle représentent un Moyen Âge idéalisé et lisse, sans guerres, ni épidémies, ni Inquisition, une sorte de paradis perdu dans les brumes de l’histoire. Il s’agit d’une époque esthétisée, complètement recréée par l’imagination, une fiction historique où le merveilleux l’emporte sur le réel, une fantasmagorie.
49Entre les ouvrages de Pugin et les Yellow Nineties, il y a eu Pater qui, dans son essai « Aesthetic Poetry » (1889), caractérise le christianisme médiéval non par sa foi, mais par sa sensualité :
That religion, monastic religion, at any rate, has its sensuous side, a dangerously sensuous side, has been often seen […]. The Christianity of the Middle Age made way among a people whose loss was in the life of the senses partly by its aesthetic beauty, a thing so profoundly felt by the Latin hymn-writers, who for one moral or spiritual sentiment have a hundred sensuous images29.
50Pour Pugin, mais aussi pour Ruskin, Carlyle et Morris, le Moyen Âge avait une pertinence réelle pour l’époque contemporaine, et un « renouveau gothique » était sinon réalisable, du moins désirable. Les décadents, eux, héritiers de la vision esthétisante de l’histoire qui est celle de Pater, ne croient plus à la possibilité de faire revivre le Moyen Âge au XIXe siècle. Ainsi, si la période médiévale est présente dans la littérature fin de siècle, c’est sur le mode du rêve, de la nostalgie, de l’élégie. Le poème de Lionel Johnson « The Age of a Dream », qui a pour sujet même l’articulation entre rêve moyenâgeux et sensibilité catholique, se présente comme un hommage à la beauté et à la foi du Moyen Âge, mais aussi et surtout une lamentation sur leur disparition :
Imageries of dreams reveal a gracious age:
Black armour, falling lace, and altars lights at morn.
The courtesy of Saints, their gentleness and scorn,
Lights on an earth more fair, than shone from Plato’s page: […]
Gone now, the carven work! Ruined, the golden shrine!
No more the glorious organs pour their voice divine;
No more rich frankincense drifts through the Holy Place (CPLJ: 66)
51Le Moyen Âge de Johnson, qu’il compare à un sanctuaire, se révèle dans ses splendeurs liturgiques, ses autels, ses saints, ses orgues, son encens, mais le ton est élégiaque : l’antéposition des participes passés, placés en tête d’hémistiche et l’emploi anaphorique de la négation renforcent le sentiment qu’il s’agit d’un temps révolu. Seule la vision poétique, par les images qu’elle fait naître (« imageries of dreams »), permet de ressusciter cet âge évanoui. L’époque lointaine que fait surgir le poème, recréée par une tradition artistique et littéraire, n’a pas grand chose à voir avec la réalité historique.
52C’est cette vision esthétisée du Moyen Âge que met en avant Vivian dans « The Decay of Lying » de Wilde lorsqu’il déclare :
Surely you don’t imagine that the people of the Middle Ages bore any resemblance at all to the figures on mediaeval stained glass […]. The Middle Ages, as we know them in art, are simply a definite form of style, and there is no reason at all why an artist with this style should not be produced in the nineteenth century. No great artist sees things as they really are. (CWOW: 1088)
53Le Moyen Âge de Johnson et des décadents, se déployant dans un entredeux rêvé qui n’est ni l’instant présent, ni le passé historique, n’a plus rien à dire à l’homme contemporain. Ces auteurs ont hérité de Pater une nostalgie diffuse et le goût du passé, non l’exaltation puissante de l’instant présent évoquée dans la célèbre conclusion de The Renaissance (1873)30. Au culte des époques révolues ne répond plus l’intensité de l’expérience vécue. Le Moyen Âge des décadents, détaché du présent, se perd dans les brumes d’une mythologie crépusculaire.
54La vacuité, pour ainsi dire, de ce rêve moyenâgeux, est reprise et exacerbée, non sans une certaine autodérision, dans certaines lettres d’Oscar Wilde. Dans sa correspondance romaine du printemps 1900, il se plaît à voir le Vatican à travers des verres médiévalisants, comme quand il écrit à More Adley le 26 avril : « I should like to go with you to the Vatican, where I hope you will some day walk gravely in mediaeval dress, with the gold chain of office, and guide pilgrims to the feet of the Pope » (CLOW : 1184). Le 16 avril, il relate à Robert Ross une anecdote survenue lors des vêpres de Pâques chantées à Saint-Jean-de-Latran :
On the afternoon of Easter Day I heard Vespers at the Lateran: music quite lovely: at the close a bishop in red, and with red gloves—such as Pater talks of in Gaston de Latour—came out on the balcony and showed us the relics. He was swarthy, and wore a yellow mitre. A sinister mediaeval man, but superbly Gothic, just like the Bishops carved on stalls or on portals. And when one thinks that once people mocked at stained-glass attitudes! They are the only attitudes for the clothed. The sight of this Bishop, whom I watched with fascination, filled me with the sense of the great realism of Gothic art. Neither in Greek nor in Gothic art is there any pose. (CLOW: 1180)
55Alors que Pugin voyait dans l’art et l’architecture gothiques l’expression la plus parfaite de la pensée catholique, Wilde n’y voit qu’une forme esthétique équivalente à l’art grec, qui le fascine moins par sa signification idéologique, philosophique ou doctrinale que par le chatoiement des apparences.
56C’est cette religiosité médiévalisante vague et sans objet que G. S. Street tourne en dérision dans le chapitre intitulé « Against Stupidity » de son roman parodique The Autobiography of a Boy, publié en 1894, où il fait tenir au narrateur les propos suivants :
From a purely aesthetic point of view, there is much that is acceptable in the Church’s ritual and surroundings. Why trouble about the import of her teachings? I never listen to them, or merely smile when some fragment of quaint dogmatism breaks in on my repose. But I love to sit in some old cathedral and fancy myself a knight of the middle ages, ready to die—dear foolish fellow!—for his simple faith.
But this charm of mediaevalism that I am content should excuse the existence of an institution which, as a thinker, I am forced to pronounce an anachronism, is so rudely broken by individual clergymen. I would gladly listen if they talked to me of pale, pure saints and quaint, ascetic martyrs, or told me of beautiful useless miracles which they had read of in their curious lore. But to speak roughly, I find them painfully modern31.
57Au-delà de son ton moqueur, ce passage révèle plusieurs aspects significatifs du médiévalisme catholico-décadent. Il souligne, en les caricaturant, l’écart typiquement fin de siècle entre l’esthétique et la croyance, et la mise en avant du rituel aux dépens de la doctrine ; il met l’accent sur l’importance du rêve et de l’imagination dans la vision décadente de la chrétienté médiévale, qui devient un simple antidote à la modernité ; et finalement, il montre la distance qui sépare l’image que certains décadents se font du catholicisme de la réalité, bien moins poétique ! Le catholicisme médiévalisant des décadents, en effet, relève essentiellement du rêve et du fantasme. Le Moyen Âge n’est souvent pour eux qu’une coquille vide, une métaphore de l’inadéquation entre l’artiste et son temps, et le symbole d’une quête esthétique dont l’objet est inévitablement évanescent.
Le catholicisme entre paganisme et christianisme
Hébreu ou hellène : le catholicisme, espace d’une réconciliation possible ?
58Les décadents sont confrontés à un dilemme fondamental, ce que David DeLaura appelle « one of the recurrent and unifying ‘myths’ of European history : the conflict of Apollo and Christ, Rome and Jerusalem, intelligence and belief, the secular and sacred impulses in society32 ». L’oscillation entre christianisme et paganisme est une constante dans l’art et la littérature du XIXe siècle, mais prend une acuité particulière chez les auteurs décadents, pour qui elle s’exprime souvent sous la forme de la dualité, notamment chez Oscar Wilde : dans The Picture of Dorian Gray elle est incarnée par les deux mentors de Dorian, Basil Hallward, l’Hébreu, et Lord Henry Wotton, l’Hellène, tandis que dans Salomé, la moralité chrétienne est représentée par Jokanaan, Salomé étant pour sa part le symbole vivant de la sensualité païenne.
59Mais le conflit hébreu-hellène ne se manifeste pas toujours sous la forme d’une dualité qui signifierait en fin de compte une alternative claire. Les textes décadents superposent souvent images chrétiennes et images païennes pour brouiller une distinction trop facile. Ainsi, le poème d’Ernest Dowson intitulé « Impenitentia Ultima », qui met en scène le traditionnel conflit entre le culte profane de la femme-madone et la conception orthodoxe de Dieu, se présente comme une prière adressée au Dieu chrétien par le poète à l’heure de sa mort. Il associe des images païennes (les roses, le fil des Parques) aux thèmes judéo-chrétiens du péché et du jugement, faisant pour ainsi dire de la maîtresse une version hellénique du Christ :
For Lord, I was free of all Thy flowers, but I chose the world’s sad roses,
And that is why my feet are torn and mine eyes are blind with sweat,
But at Thy terrible judgement-seat, when this my tired life closes,
I am ready to reap whereof I sowed, and pay my righteous debt.
‘But once before the sand is run and the silver thread is broken,
Give me a grace and cast aside the veil of dolorous years,
Grant me one hour of all mine hours, and let me see for a token
Her pure and pitiful eyes shine out, and bathe her feet with tears.’
(PWED: 50-51)
60La prière chrétienne se fait ici paganisante, puisque le poète, loin de se préparer à sa fin prochaine en demandant le pardon de ses fautes, supplie Dieu de lui accorder une dernière heure dans les bras de sa maîtresse. Le poème recycle un vocabulaire et des images religieuses dans un contexte païen, faisant de la grâce divine la grâce d’un instant de plaisir (« give me a grace », repris à la fin du poème par « the little grace of an hour »), et transformant le poète en une version masculine de Marie Madeleine baignant de ses larmes les pieds d’une courtisane christique. Cette isotopie associant le Christ à la figure de la courtisane se poursuit dans les strophes suivantes, avec l’image de l’imposition des mains, de la lumière guidant le poète dans la nuit, et des flots qui emporteront le poète, version ironique des eaux lustrales du baptême.
61Chez les convertis, confrontés à des exigences contradictoires, le conflit prend souvent la forme d’un dilemme entre l’art et la foi, perçus comme incompatibles. Aubrey Beardsley, qui fut reçu dans l’Église catholique le 31 mars 1897, souligne dans une lettre du 11 février 1897, où il exprime son admiration pour Pascal, ce qu’il perçoit comme l’incompatibilité entre la foi chrétienne et le talent de l’écrivain : « Pascal is the great example to all artists and thinkers. He understood that, to become a Christian, the man of letters must sacrifice his gifts, just as Magdalen must sacrifice her beauty33 ». L’attitude de Beardsley à l’égard du catholicisme fut jusqu’au bout extrêmement ambiguë, comme le révèle la correspondance de ses dernières années, où alternent des lettres pleines de ferveur à son mentor spirituel André Raffalovich et des lettres beaucoup moins dévotes à son éditeur Leonard Smithers, érotomane distingué et pornographe notoire, qui se vantait d’avoir des livres reliés en peau de femme. Au moment de sa mort à l’âge de vingt-six ans, Beardsley demanda à Smithers de détruire certaines de ses œuvres (mission dont Smithers ne s’acquitta pas) dans une lettre célèbre :
Jesus is our Lord and Judge
Dear Friend,
I implore you to destroy all copies of Lysistrata34 and bad drawings. Show this to Pollitt and conjure him to do same. By all that is holy all obscene drawings.
Aubrey Beardsley
In my death agony35.
62Plusieurs poèmes de Lionel Johnson révèlent un dilemme similaire. Johnson est un auteur passionné par la culture et la littérature grécolatines, comme en témoignent les nombreux poèmes inspirés par l’Antiquité, écrits pour la plupart avant sa conversion en 189136. Après sa conversion, il cherche à résoudre le conflit entre l’esthétisme du poète et la foi du croyant, manifeste dans des poèmes comme « To a Passionist » (1888), « Men of Aquino » (1890), où il oppose Juvénal et saint Thomas d’Aquin, et « The Dark Angel » (1893).
63Ces tensions semblent se résoudre en une union harmonieuse de la tradition païenne et de la tradition chrétienne dans des poèmes comme « Men of Assisi » (1890), qui réunit Properce et saint François et souligne une filiation spirituelle entre le poète et le saint, et « Propheta Gentium » (1896), où Johnson fait de Virgile un prophète au même titre que David et Isaïe, et un saint :
[T] hy throne is set
High, where high saints be.
Thy song soaring met
David’s, Isaiah’s: how should God forget,
O thou His prophet! Thee? (CPLJ: 172)
64Johnson reprend ici à son compte une tradition ancienne qui fait de l’auteur des Bucoliques un précurseur du christianisme. Depuis les temps patristiques jusqu’au Moyen Âge, en effet, les chrétiens virent une annonce de la venue du Christ dans la quatrième Églogue, écrite en l’an 40 avant Jésus-Christ, où est évoquée la naissance miraculeuse d’un enfant qui ramènera l’âge d’or sur la terre. Le style de Virgile, avec ses images de troupeaux et de pasteurs, fit dire à certains pères de l’Église qu’il s’agissait d’expressions symboliques de la foi chrétienne. Dante s’inscrit lui aussi dans cette tradition quand il fait de Virgile un passeur, qui, mandé par Béatrice, vient chercher le poète pour le mener à travers les enfers jusqu’aux portes du paradis. Johnson fait donc ici appel à un double héritage : l’héritage païen de la littérature latine classique, et l’héritage chrétien des Pères de l’Église et de la Divine Comédie.
65L’idée contenue en germe dans les poèmes « Men of Assisi » et « Propheta Gentium », c’est qu’il n’y a pas de solution de continuité entre la pensée antique et la foi chrétienne : même après son entrée dans l’Église, le catholicisme de Johnson reste profondément marqué par l’influence des auteurs grecs et latins. La littérature catholicisante de la décadence dans son ensemble est imprégnée de références païennes tout autant que d’images de la tradition chrétienne et du cérémonial catholique, et les frontières entre paganisme et christianisme sont loin d’y être toujours nettes. Les affinités supposées entre catholicisme et paganisme sont d’ailleurs un thème récurrent dans la littérature victorienne. Avant d’intéresser les décadents, elles furent vigoureusement dénoncées par les pamphlétaires anti-catholiques, mais aussi par des catholiques comme Pugin.
66Pugin, pour qui la Renaissance italienne est un désastre historique aussi déplorable que la Réforme protestante, voit dans le catholicisme postmédiéval une religion néo-païenne. Dans The Revival of Christian Architecture in England (1843), il explique que les bouleversements esthétiques du XVIe siècle, qui signent la fin définitive du Moyen Âge, marquent le triomphe du paganisme au sein du catholicisme romain :
The change which took place in the sixteenth century was not a matter of mere taste, but a change of soul; it was a great contention between Christian and Pagan ideas, in which the latter triumphed, and for the first time inconsistency in architectural design was developed37.
67Les saints ne sont plus que les avatars chrétiens des divinités grecques et romaines, et le christianisme est désormais un sujet artistique parmi d’autres : « Since the fifteenth century, the saints of the Church have been made to resemble, as closely as possible, heathen divinities. The Christian mysteries have been used as a mere vehicle for the revival of pagan forms and the exhibition of the artist’s anatomical skill38. » On retrouve cette idée chez Matthew Arnold, qui oppose la Renaissance italienne et la Réforme protestante dans son essai « Pagan and Mediaeval Sentiment » : « The Renaissance is, in part, a return towards the pagan spirit […]. The Reformation, on the other hand, is the very opposite to this ; in Luther, there is nothing Greek or Pagan ». Il poursuit en associant explicitement cette dimension païenne de la Renaissance au catholicisme romain : « Luther’s reaction was a reaction of the moral and spiritual sense against the carnal and pagan sense ; it was religious revival […] against the Church of Rome, not within her, for the carnal and pagan sense had now, in the Church of Rome, its prime representative39 ».
68Les arguments de Pugin et d’Arnold sont repris, exacerbés, et parfois renversés dans la littérature anti-catholique qui prospère tout au long du règne de Victoria. Ainsi, dans un pamphlet de 1878 intitulé « Ritualism Traced to its Pagan Origins », un certain révérend H. C. Leonard fait remonter la « paganisation » de l’Église non à la Renaissance comme Pugin et Arnold, mais aux premiers siècles de notre ère. Il explique que le catholicisme romain et le ritualisme anglican sont les descendants directs du paganisme romain :
Such then was the worship of Pagan Rome for a period of 1000 years. Its resemblance to the worship of Papal Rome, and its English imitators, need not be dwelt on. […] This was the great Babylon that confronted the church of the early centuries, that first persecuted and then embraced and absorbed the Christian church. […] In the 5th century pictures were introduced, and, later, images of Christ, the Virgin and Saints. Some there were who protested against this heathenising of the church, but in vain. The pagan ritual came in. The Lord’s supper took the place of the ‘unbloody sacrifices’ of Old Rome. Incense was retained in the churches, once temples. Candles were placed on altars as before the re-dedication, gorgeous vestments clothed the Christian ministers now called priests. Thus came in Ritualism40 […].
69Selon ce pamphlet, le protestantisme est le seul christianisme authentique, car le catholicisme (de même que sa version anglicane qu’est le ritualisme) n’est en fait qu’une transposition de la religion païenne de la Rome antique, « Papal Rome » étant l’héritière directe de « Pagan Rome ». La référence à Babylone est tirée des versets de l’Apocalypse (18,3-18) où est évoquée la prostituée de Babylone, chevauchant une bête à sept têtes qui représente la Rome païenne et ses sept collines, et qui pour les réformateurs protestants devint le symbole de la Rome papale. Pour le révérend H. C. Leonard, le culte des images, la messe, l’encens, les cierges, les ornements liturgiques ne sont que les vestiges des pratiques idolâtres des Romains. Passant en revue les différents aspects du culte romain, l’auteur s’attache à montrer que le catholicisme n’a fait qu’en transposer les pratiques rituelles. Il explique par exemple que le pape est l’héritier du Pontifex Maximus romain, qui prétendait au titre de vicaire de Dieu sur terre et exigeait qu’on lui baise les pieds ; que les ordres monastiques existaient déjà, sous une forme différente, dans la Rome antique (il assimile la virginité des vestales au vœu de chasteté des religieux et religieuses) ; que le sacrifice de la messe tel qu’il est célébré chez les catholiques ressemble étrangement aux cérémonies qui se déroulaient dans les temples ; que les ornements liturgiques portés par les prêtres catholiques et ritualistes reprennent la tenue rituelle des prêtres romains ; que le purgatoire et le trafic des indulgences existaient à Rome41 ; et que la dévotion aux saints patrons et aux saints protecteurs, la croyance dans les miracles opérés par l’intercession des saints, et même la pratique des ex-voto, sont issues du culte des divinités païennes42. En réalité, le pamphlet décrit moins une « paganisation » du catholicisme qu’une « catholicisation » de la religion romaine antique, à laquelle il applique un vocabulaire et des catégories essentiellement catholiques. Il propose une relecture des pratiques religieuses païennes à la lumière des pratiques catholiques, ou plutôt des clichés anti-catholiques de l’époque. Le point de départ n’est pas l’analyse des faits historiques, mais les controverses religieuses contemporaines.
70L’évocation de la religion romaine antique en termes catholicisants est un phénomène qui apparaît sous diverses formes dans la littérature de l’époque. Elle n’est pas sans rappeler, par exemple, certains passages du long poème narratif de Swinburne sur le martyre de sainte Dorothée (« St. Dorothy »), comme ces vers qui décrivent le culte de Vénus :
In middle Rome there was in stone-working
The church of Venus painted royally.
The chapels of it were some two or three,
In each of them her tabernacle was
And a wide window of six feet in glass
Coloured with all her works in red and gold.
The altars had bright cloths and cups to hold
The wine of Venus for the services,
[…] That on high days was borne upon the head
Of Venus’s priest for any man to drink;
[…] For this soft wine that did such grace and good
Was new trans-shaped and mixed with Love’s own blood,
That in the fighting Trojan time was bled;
[…] And some said that this wine-shedding should be
Made of the falling of Adonis’ blood43.
71Il est fort probable ici que Swinburne pense au rituel eucharistique. Outre le choix des mots « church » et « chapels » plutôt que « temple » et la référence anachronique aux vitraux, la description qu’il fait du cérémonial païen pourrait s’appliquer, à peu de choses près, à la messe. L’autel est revêtu de nappes et orné de coupes liturgiques, comme dans le cérémonial catholique, et le culte qui entoure le vin de Vénus s’exprime dans des gestes qui ne peuvent que rappeler certains rites de la messe : l’élévation, c’est-à-dire le moment où le prêtre présente l’hostie et le calice aux fidèles après avoir prononcé les paroles de la consécration (« The wine of Venus […] / That on high days was borne upon the head / Of Venus’s priest »), la transsubstantiation (« trans-shaped »), le mélange de l’eau au vin lors de l’offertoire (« mixed with Love’s own blood »), la communion (« for any man to drink »). D’autre part, le vin est associé à des images de sang, de sacrifice et d’amour, et est doté de pouvoirs spéciaux (« this soft wine that did such grace and good »), comme le pain et le vin consacrés, vecteurs de la grâce sacramentelle.
72On touche là à l’un des paradoxes de l’œuvre de Swinburne. Il se veut le défenseur du paganisme antique et le chantre d’Aphrodite, Proserpine et Sappho, il rejette avec violence le christianisme, dans lequel il voit l’ennemi de la beauté sensuelle et des amours libres, il célèbre la doctrine héraclitéenne du flux et du changement et attaque les fondements de la foi chrétienne dans Hymn to Proserpine ; mais simultanément, il a recours, de manière récurrente, à des images tirées du catholicisme, utilisant paradoxalement la symbolique catholique pour dénoncer le christianisme.
73Le parallèle entre la religion romaine et le catholicisme est également présent tout au long de Marius the Epicurean de Walter Pater. Pour Pater, en effet, l’Église n’a pas rejeté le passé païen de Rome, mais l’a absorbé, en particulier d’un point de vue esthétique. Dès les premiers chapitres du roman, les cérémonies païennes sont évoquées en termes catholicisants. Dans les rites de la religion de Numa, qui donne son titre au premier chapitre, Marius est frappé par la psalmodie liturgique des prêtres (« the monotonous intonation of the liturgy by the priests », ME, I : 7) et par leur habit (« clad in their strange, stiff, antique vestments », ME, I : 7) – ornements qui font irrésistiblement penser aux « stiff, flowered vestments » du prêtre catholique dans The Picture of Dorian Gray (CWOW : 101). Le culte d’Esculape décrit au chapitre III est, selon Pater, proche à bien des égards du christianisme : « The priesthood or ‘family’ of Aesculapius […] came nearest perhaps, of all the institutions of the pagan world, to the Christian priesthood » (ME, I : 28). Le vocabulaire utilisé pour évoquer les cérémonies en l’honneur d’Esculape pourrait d’ailleurs aussi bien s’appliquer à la liturgie catholique (« sacramental » ME, I : 28, « cloister », « fragrance of incense », « ceremonial lights », « sacred order », « lustral water », ME, I : 37). Plus loin, dans le chapitre intitulé « The Most Religious City in the World » (le titre fait bien sûr référence à Rome), Pater montre tout ce que le catholicisme a puisé dans le paganisme antique (ME, I : 180-182).
74Dans la quatrième et dernière partie du roman, l’analogie est renversée : ce sont les célébrations chrétiennes qui sont décrites en des termes rappelant la religion romaine. La liturgie est à l’image de la maison de la chrétienne Cecilia, dont l’architecture mêle harmonieusement éléments chrétiens et éléments païens, de même que les tombes chrétiennes sont recouvertes de pierres qui proviennent des tombes païennes. Pater ne cesse de souligner la continuité entre la culture païenne et la nouvelle religion : « The faithful were bent less on the destruction of the old pagan temples than on their conversion to a new and higher use ; and, with much beautiful furniture ready to hand, they became Christian sanctuaries » (ME, II : 124). Plus loin, Pater explique que le christianisme ne vient pas se substituer aux philosophies antiques, mais au contraire les porte à leur point d’aboutissement, en les intégrant dans un système cohérent et harmonieux : dans le culte chrétien, selon lui, « many a vagrant voice of human philosophy, haunting men’s minds from of old, recurred with clearer accent than had ever belonged to it before, as it lifted, above its first intention, into the harmonies of some supreme system of knowledge or doctrine, at length complete » (ME, II : 134). L’Église elle-même, en particulier sa liturgie, est caractérisée aux yeux de Pater par son « éclectisme », qu’il définit ainsi :
[A] generous eclecticism, within the bounds of her liberty […] as by some providential power within her, she gathers and serviceably adopts […] one thing here, another there, frome various sources—Gnostic, Jewish, Pagan—to adorn and beautify the greatest act of worship the world has seen (ME, II: 126-127).
75Le christianisme de Pater est syncrétique, en ce qu’il contient et résume toute les philosophies, tous les systèmes, toutes les religions.
76Cette vision éclectique et protéiforme du christianisme apparaît dans d’autres œuvres de Pater, notamment dans ses essais sur la Renaissance italienne, époque où se rejoignent selon lui la tradition chrétienne et l’Antiquité. Ainsi, dans son essai « Leonardo Da Vinci » (1869), il compare saint Jean Baptiste à Bacchus44, et écrit à propos de la Joconde, qu’il assimile dans la même phrase à Léda et à sainte Anne :
All the thoughts and experience of the world have etched and moulded there, […] the animalism of Greece, the lust of Rome, the mysticism of the middle age with its spiritual ambition and imaginative loves, the return of the Pagan world, the sins of the Borgias. She is older than the rocks among which she sits; […] and, as Leda, was the mother of Helen of Troy, and, as Saint Anne, the mother of Mary.45
77On a là, en quelque sorte, une généalogie de l’esthétique patérienne, depuis la Grèce antique (avec la figure de Léda), en passant par le christianisme (représenté par la mère de la Vierge Marie), puis la Rome des Borgia, pour aboutir, à la fin du paragraphe, à la modernité, la Joconde étant décrite comme « the symbol of the modern idea46 ». La modernité au sens patérien est donc un dépôt de couches successives (« the deposit, little cell by cell, of strange thoughts and fantastic reveries and exquisite passions47 »), où se retrouvent l’Antiquité et le Moyen Âge, le paganisme et le christianisme, la Renaissance et le monde contemporain.
78L’éclectisme pagano-chrétien de Pater eut une influence profonde sur les décadents. Dans la poésie fin de siècle, il n’est pas rare que les références païennes se mêlent aux références catholiques, soulignant non pas une rupture, mais une continuité. Le catholicisme y est perçu comme une façon de résoudre le conflit entre les valeurs morales et religieuses héritées de la tradition judéo-chrétienne, et un esthétisme qui s’inscrirait plutôt dans l’héritage gréco-romain. C’est le cas par exemple dans le poème d’Eric Stenbock « To Saint Teresa », où la sainte d’Avila est décrite comme l’héritière d’Athéna et de Diotime :
Yes, we have heard of thee long before now,
Pallas Athene with her shield and sword,
And crested helmet on her virgin brow,
But her words were not as thy word.
Yes, we have heard of thee long time agone,
Diotima speaking unto Socrates
Words of great wisdom, but of thine, but one
Word were more worth than hundred-fold of these.48
79De même que Pater dans Marius the Epicurean voyait dans le christianisme l’accomplissement de la pensée et de la religion antiques, dans Bacchus une préfiguration de Jean Baptiste, et dans la Joconde la rencontre de Léda et de sainte Anne, Stenbock fait de la conseillère des héros grecs et de la prophétesse du Banquet de Platon des figures annonciatrices de la carmélite. Abolissant les frontières qui séparent le mythe de l’histoire, et la Grèce préchrétienne du mysticisme espagnol du XVIe siècle, il affirme qu’à travers Athéna et Diotime l’humanité connaissait déjà la sainte bien des siècles avant qu’elle n’existe (« we have heard of thee long before now », « we have heard of thee long time agone »), mais de manière imparfaite (« But her words were not as thy word », « but of thine, but one / Word were more worth than hundred-fold of these »). La sagesse incarnée par sainte Thérèse est l’aboutissement des sagesses contenues dans les mythes et les philosophies de la Grèce antique.
80La question du rapport entre catholicisme et paganisme se pose aussi en termes esthétiques. Ainsi, dans « Two Sonnets, for a Picture of Saint Sebastian the Martyr by Guido Reni, in the Capitoline Gallery of Rome », Frederick Rolfe déplace le problème vers la sphère de l’art. Alors que Stenbock fait de la pensée catholique, exprimée dans la voix de sainte Thérèse, une sagesse supérieure à celles des Grecs, c’est dans la peinture de la Renaissance que Rolfe voit la marque du génie catholique par rapport à l’art des Romains. Avant d’évoquer le martyre de saint Sébastien dans le second sonnet, Rolfe explique que le catholicisme a apporté à l’art romain l’idéal supérieur de la foi (« what is lacking to mere craft of men ») :
Here, in old Rome, where treasures of Art abound,
The radiant glories of the human frame,
Enwrought by pagan chisel or brush, proclaim
The might, the skill, that once made art renowned.
But lo, a higher ideal than these was found,
Art consecrated to a nobler aim,
Whereby the faith should triumph, and the fame
And prowess of her heroes aye resound.
Thus She enlarged Her borders, and the span
Of all Her victories. For the Belvedere,
Perfect in grace of youth, cold and austere, Lacks what is lacking to mere craft of man,
Life, soul, and Faith which glows as crystal clear
In Guido Reni’s Saint Sebastian49.
81Rolfe trace ici un parallèle entre la sculpture de la Rome antonine et l’art pictural de la Rome renaissante. Il compare l’Apollon du Belvédère, « [p]erfect in grace of youth », mais « cold and austere », au saint Sébastien de Guido Reni dont la beauté atteint la perfection dans l’élément chrétien – « Life, soul, and Faith which glows as crystal clear ».
82La superposition des influences païennes et chrétiennes est une constante des premières œuvres poétiques de Wilde, fortement marquées par le catholicisme. On a vu plus haut comment dans le sonnet « Ave Maria Gratia Plena », par exemple, le poète met en parallèle d’une part les visions païennes de Zeus s’introduisant dans la tour de Danaé et séduisant Sémélé, d’autre part la vision chrétienne de l’Annonciation. La poésie de Wilde, comme celle de Swinburne, présente un hellénisme en conflit avec le christianisme, comme en témoigne le poème « Humanitad », où Wilde déplore la disparition de la Grèce antique, remplacée par l’avènement du Calvaire (« new Calvary », CWOW : 825). Robert Sherard, qui fut un ami de Wilde et son premier biographe, écrit à propos du voyage de Wilde en Grèce avec Mahaffy, son tuteur de Trinity College :
Of this journey it has been said that it contributed to make a ‘healthy Pagan’ of the man who was hesitating whether to join the Church of Rome. Wilde himself declared that the lesson he learned during his travels in Hellas was that it was very right for the Greek gods to be in the Vatican. ‘Helen,’ he declared, ‘took precedence of the Mater Dolorosa; the worship of sorrow gave place again to the worship of beauty.’50
83Et cependant, les textes de jeunesse de Wilde sont plus complexes qu’il ne pourrait paraître au premier abord. L’attrait de la culture antique et le rejet du christianisme y vont souvent de pair avec une indéniable fascination pour le catholicisme. Ainsi, dans « Sonnet—Written in Holy Week at Genoa » (CWOW : 769), les aventures païennes du poète, évoquées dans les quatrains, sont réfrénées par un sentiment chrétien de pénitence et de pitié face à la souffrance du Christ. Mais le chant du jeune prêtre (« the young boy priest »), qui dans les quatrains rappelle au poète la Passion (« The Cross, the Crown, the Soldiers and the Spear »), fait en même temps réapparaître la tentation hellénique, tentation à laquelle le poète a déjà succombé, et à laquelle il est sous-entendu qu’il succombera à nouveau. Le jeune prêtre est à la fois le vecteur du message chrétien, perçu comme insupportable après des plaisirs décrits comme helléniques (« those dear Hellenic hours ») et, par sa jeunesse et la beauté de son chant (il est significatif dans le contexte wildien qu’il soit qualifié de « boy »), l’incarnation de la sensualité païenne. Le statut de ce représentant du catholicisme est donc éminemment ambigu.
84Une ambiguïté similaire apparaît dans le poème « The New Helen », dernier poème de la série Rosa Mystica, qui se présente à un premier niveau de lecture comme une dénonciation du christianisme et une célébration de la supériorité d’Hélène, symbole de la sensualité hellénique, sur la Vierge, évoquée en ces termes :
Her, before whose mouldering shrine
To-day at Rome the silent nations kneel;
Who gat from Love no joyous gladdening,
But only Love’s intolerable pain,
Only a sword to pierce her heart in twain,
Only the bitterness of child-bearing (CWOW: 829).
85Et pourtant, c’est à travers des images mariales qu’Hélène est évoquée, en particulier vers la fin du poème. Comme Marie qui fut préservée du péché originel à la naissance, Hélène n’est pas née comme les autres femmes (« Thou wert not born as common women are ! », CWOW : 830). À la dernière strophe, Hélène est évoquée à travers des images tirées directement des litanies de la Vierge : « Lily of love, pure and inviolate ! / Tower of Ivory ! Red rose of fire ! » (CWOW : 830)
86Ces affinités cachées entre christianisme et paganisme annoncent le rôle que jouera la figure du Christ dans De Profundis, en tant que réconciliateur de l’hellénisme et de la tradition judéo-chrétienne. Le Christ de Wilde n’est pas venu pour accomplir les promesses de l’Ancienne Alliance, mais pour parachever la mythologie grecque, « to reveal to the world the mystical meaning of wine and the real beauty of the lilies of the field as none, either on Cithaeron or at Enna, had ever done it » (CWOW : 1032). Le vin, associé à Dionysos, est transformé par le Christ de Wilde en symbole eucharistique du sacrifice du poète, et les lys des champs, cités dans les Évangiles de Matthieu (6,28) et de Luc (12,27), revêtent une beauté bien supérieure à celle des montagnes du Cithéron, liées aux légendes d’Actéon, d’Héraclès, d’Œdipe, des Bacchantes, et au culte de Dionysos, ainsi qu’à celle de la plaine d’Enna, en Sicile, où Hadès enleva Perséphone.
87Pour Wilde, c’est Rome, cité sainte de l’Église catholique et ancienne capitale de l’Empire romain, ville d’art et de foi, qui incarne le mieux la convergence de l’Antiquité latine et du catholicisme. Le sonnet « Urbs Sacra Aeterna » (CWOW : 770), qui évoque le passé de Rome depuis la république latine et se conclut sur la vision du pape prisonnier au Vatican51 (« When pilgrims kneel before the Holy One, / The prisoned shepherd of the church of God »), souligne la continuité de l’histoire païenne et chrétienne de la Ville Éternelle. Le pape lui-même est généralement évoqué en des termes qui mêlent iconographie antique et références au christianisme, comme dans « Rome Unvisited » :
A pilgrim from the northern seas—
What joy for me to seek alone
The wondrous Temple and the throne
Of Him who holds the awful keys!
When, bright with purple and with gold,
Come priest and holy Cardinal,
And borne above the heads of all
The gentle Shepherd of the Fold. (CWOW: 750)
88Les images du temple, sanctuaire de la divinité païenne, et du trône, signe de la royauté temporelle, associées à la description des splendeurs toutes profanes de la procession papale, se superposent à la vision chrétienne du bon berger. La papauté devient ici l’espace de la réconciliation entre le christianisme et les magnificences de l’Antiquité. Confrontés au dilemme hébreu-hellène, Wilde et les décadents ne choisissent ni Jérusalem ni Athènes, mais Rome, capitale païenne et ville sacrée du catholicisme. L’Église romaine leur apparaît comme un espace où peuvent se rencontrer le Christ et Apollon, l’influence de Newman et celle de Pater, le culte de Dieu et celui de la beauté.
89Cette tendance de la littérature esthétisante à établir des analogies entre paganisme gréco-romain et catholicisme est tournée en dérision dans The New Republic de W. H. Mallock, qui en fait l’assimilation absurde de différents systèmes de pensée. Lors d’une discussion sur les styles architecturaux, Mr. Rose, qui est censé représenter Walter Pater, explique ainsi ses positions esthétiques : « ‘[…] It will matter nothing to us whether they be pagan or Catholic, classical or mediaeval. […] To the eye of true taste, an Aquinas in his cell before a crucifix, or a Narcissus gazing at himself in a still fountain, are— in their own ways, you know—equally beautiful52.’« Rose se fait ici le défenseur d’un relativisme poussé jusqu’à l’absurde, qui pose l’équivalence du païen et du catholique, du classique et du médiéval, de Thomas d’Aquin et de Narcisse. Les positions esthétiques de Mr. Rose sont illustrées par le sonnet qu’un jeune homme lui a envoyé, dans lequel il voit « a true and tender expression of the really Catholic spirit of modern aestheticism53 » :
Three visions in the watches of one night,
Made sweet my sleep—almost too sweet to tell.
One was Narcissus by a woodside well,
And on the moss his limbs and feet were white;
And one, Queen Venus, blown for my delight
Across the blue sea in a rosy shell;
And one, a lean Aquinas in his cell,
Kneeling, his pen in hand, with aching sight
Strained towards a carven Christ; and of these three
I knew not which was the fairest. First I turned
Towards that soft boy, who laughed and fled from me;
Towards Venus then; and she smiled once, and she
Fled also. Then with teeming heart I yearned,
O Angel of the Schools, towards Christ with thee54!
90L’analogie absurde entre le Docteur angélique et Narcisse exprimée plus haut trouve ici son illustration poétique et vient s’enrichir de la vision de Vénus émergeant des flots dans un coquillage. Alors que Lionel Johnson montrait l’échec d’une réconciliation entre Thomas d’Aquin et Juvénal dans « Men of Aquino », le jeune auteur du sonnet réussit à faire cohabiter dans son poème le théologien médiéval et les divinités païennes avec une facilité désarmante. Le propos de W. H. Mallock est clairement satirique. Paradoxalement, c’est le seul personnage catholique du roman, Miss Merton, qui représente la voix du bon sens (et probablement celle de l’auteur) contre ce syncrétisme catholicisant :
‘Well, really, […] I can not fancy St. Thomas being a very taking object to people who don’t believe in him either as a saint or a philosopher. I always think that, except from a Christian point of view, a saint can be hardly better described than by Newman’s lines, as—
A bundle of bones, whose breath
Infects the world before his death55.’
91Pour Miss Merton, qui ne partage pas « l’esprit catholique de l’esthétisme moderne » de Mr. Rose, beauté ne rime pas nécessairement avec sainteté, et les attraits de saint Thomas sont limités pour qui n’admire en lui ni le saint, ni le philosophe. En faisant de sa protagoniste catholique le véhicule d’une parole anti-catholicisante, Mallock touche du doigt l’écart qui sépare les croyances du catholique ordinaire de la veine pagano-catholique de la littérature fin de siècle. L’imaginaire religieux des décadents, qui s’inspire autant, sinon plus, de l’hellénisme que du christianisme, est, encore une fois, une création littéraire avant tout.
Une mythologie catholique : contes, légendes, miracles
92À l’opposé du courant réaliste et naturaliste, les années 1890 voient aussi fleurir toute une littérature du merveilleux et du miracle, où l’imaginaire catholique joue souvent un rôle prépondérant. Il s’agit parfois de poèmes, comme « The Ballad of St. Vitus » (1897) de Lord Alfred Douglas, mais plus souvent de contes – genre fin de siècle par excellence – évoquant la Vierge, les saints, le paradis, s’inspirant des légendes médiévales, et marqués par l’intérêt nouveau pour le folklore. On peut citer les Stories Toto Told Me de Frederick Rolfe, initialement publiées dans The Yellow Book en 1895 et 1896, les contes médiévalisants d’Arthur Christopher Benson (The Hill of Trouble, 1903), les contes « The Virgin of the Seven Daggers » (1889), « Pope Jacynth » (1904), mais aussi « St. Eudaemon and his Orange-Tree » (1904) de Vernon Lee, et une myriade de textes d’auteurs peu connus publiés dans les revues décadentes, comme « Alexander the Ratcatcher » de Richard Garnett, qui parut dans le volume XII de The Yellow Book en janvier 1897, ou « The Christ of Toro » de Mrs. Cunninghame Grahame, qui figura dans la même revue en avril 1897.
93Ces textes mettent généralement en scène les saints non sur le mode traditionnel de l’hagiographie, qui propose un modèle de vie, mais plutôt sur celui du récit mythologique, voire du conte de fée. L’élément religieux y est à la fois central et tenu à distance par le biais de l’humour ou du merveilleux, qui désacralisent et décrédibilisent les faits rapportés. Ces contes catholicisants se distinguent des récits fantastiques qui font florès à l’époque, car ils évoquent un monde où le surnaturel est la règle et se juxtapose sans heurt au monde réel, un univers fondamentalement harmonieux, même s’il connaît aussi la lutte du bien et du mal. Ils mettent en scène un espace où le prodige est souvent le vecteur d’un dénouement heureux, et non une agression menaçante qui viendrait déstabiliser la nature et déchirer la cohérence du monde réel comme dans le récit fantastique. En effet, le fantastique n’est possible que dans un monde qui refuse de voir la main bienveillante de Dieu dans les événements que la raison ne peut expliquer et l’apparition de ce genre correspond selon Roger Caillois à « [un] moment où chacun est plus ou moins persuadé de l’impossibilité des miracles. » « Si désormais le prodige fait peur, c’est que la science le bannit et qu’on le sait inadmissible, effroyable56 », explique-t-il. Or l’idée de miracle, incompatible avec l’univers fantastique, joue un rôle central dans les textes dont il va être ici question. Dans le monde désenchanté de la fin de l’ère victorienne, les décadents font semblant de croire encore aux miracles.
94Dans son essai dialogué « The Decay of Lying » (1889), Oscar Wilde fait dire à Vivian : « As for the Church, I cannot conceive anything better for the culture of a country than the presence in it of a body of men whose duty it is to believe in the supernatural, to perform daily miracles and to keep alive that mythopoeic faculty which is so essential for the imagination » (CWOW : 1089). Il suggère que ce rôle ne peut être joué par l’Église anglicane, caractérisée à ses yeux par un scepticisme qui l’emporte souvent sur la croyance : « in the English Church a man succeeds, not through his capacity for belief, but through his capacity for disbelief. » Il ajoute avec son ironie habituelle : « Ours is the only Church where the sceptic stands at the altar, and where St. Thomas is regarded as the ideal apostle »57. Derrière la dimension délibérément provocatrice du propos se cache une part de vérité. L’anglicanisme est beaucoup plus méfiant à l’égard des phénomènes surnaturels que l’Église de Rome. À l’opposé d’une Église catholique traditionnellement hostile au rationalisme hérité des Lumières, la pensée anglicane affirme en effet que l’intervention divine dans l’histoire humaine se fait essentiellement dans le cadre des lois naturelles : l’action de Dieu ne se lit pas dans les miracles, les apparitions, et autres événements inexplicables, mais dans des phénomènes que la raison est en mesure de déchiffrer. Cette opposition entre vision catholique et vision anglicane sur la question des miracles est illustrée par la controverse qui opposa Kingsley à Newman à la suite de la publication d’un article de Kingsley dans Macmillan’s Magazine en 186458. Dans l’échange entre les deux hommes qui s’ensuivit, la question du miracle vint au premier plan. Dans son essai « What, Then, Does Dr. Newman Mean ? », Kingsley attaque violemment la série des Lives of English Saints publiée par les tractariens, qu’il qualifie de « public outrage on historic truth, and on plain common sense » et de « nauseous superstitions of the Middle Ages »59. Il évoque en particulier les multiples miracles attribués à l’intercession de sainte Walburge, qu’il juge absurdes (« all this stuff and nonsense, more materialist than the dreams of any bone worshipping Buddhist60 »). Newman, qui avait déjà publié Essays on Miracles (1826-1843), répondit par son Apologia pro Vita Sua (1864) où, dans une note intitulée « Ecclesiastical Miracles », il défend la position de l’Église catholique sur les miracles (« Catholics believe that miracles happen in any age of the Church61 »), tout en expliquant les critères de discernement qui permettent de distinguer un miracle authentique. Le débat entre ces deux grandes figures de l’anglicanisme (Kingsley était pasteur) et du catholicisme éclaire de manière significative les divergences entre deux visions du surnaturel.
95En un sens, alors que le catholicisme refuse de voir dans le monde visible une réalité immanente, coupée de ses origines surnaturelles, le protestantisme, en particulier l’anglicanisme, propose une vision du réel compatible (jusqu’à un certain point) avec le scientisme de la fin du XIXe siècle. En ce sens, George Moore adopte un point de vue protestant lorsqu’il raconte dans Evelyn Innes comment un prétendu « miracle » sauve Evelyn du suicide et des flammes de l’enfer. Alors qu’Evelyn cherche désespérément la bouteille de chloral qui va lui permettre de mettre fin à ses jours, elle tombe par hasard sur son scapulaire :
It was her scapular that came up under her hand, and at the sight of it, all her mad revolt was hushed, and a calm settled upon her. ‘A miracle, a miracle,’ she murmured, ‘the Virgin has done this; she interceded for me;’ and at the same moment, catching sight of the chloral right under her very eyes, she could not doubt the miraculous interposition of the Virgin. For how otherwise could that bottle have escaped her notice? […] A miracle had happened; and in a quivering peace of mind and an intense joy of the heart, she mended the strings of her broken scapular. Then she hung it round her neck, and kneeling by the bedside, she said the prayers that it enjoined; and when she got into bed she saw a light shining in one corner of the room, and, sure, that it was the Virgin who had come in person to visit her, she continued her prayers till she fell asleep. (EI: 344)
96La focalisation interne permet ici à Moore de rendre compte des pensées d’Evelyn tout en s’en distançant de manière ironique. Si Evelyn croit au miracle, le lecteur a du mal à y adhérer, car l’explication que la jeune femme donne aux faits semble relever de l’autosuggestion plus que du surnaturel, du psychologique plus que de la mystique. L’auteur se moque ici de ce qu’il voit comme de la crédulité dans l’attitude des catholiques à l’égard des phénomènes « miraculeux ». Cela est caractéristique de la position de Moore dans le roman : s’il met en scène un catholicisme teinté d’esthétisme et marqué par l’esprit fin de siècle, c’est toujours avec une distance ironique. La religion d’Evelyn n’est pas celle du romancier, tant s’en faut.
97La plupart des décadents, à la différence de George Moore, sont cependant réceptifs à la « sacralisation » du monde que propose la théologie catholique, parce qu’elle va à l’encontre d’une pensée matérialiste et positiviste qu’ils exècrent et parce qu’elle constitue pour eux une inépuisable source d’inspiration. La présence du surnaturel au sein de la réalité sensible, que ce soit sous la forme du pain et du vin dans le miracle quotidien de la transsubstantiation ou dans les prodiges de la vie des saints, devient un thème littéraire à part entière, voire l’élément central de l’intrigue de nouvelles ou de contes.
98Cette importance accordée au miracle, perçu comme un phénomène catholique, apparaît en particulier chez Walter Pater. Ainsi, dans « Art Notes in North Italy » (1890), il évoque le miracle du sang non coagulé de saint Nazaire et saint Celse, deux martyrs du premier siècle, dont les corps furent découverts à Milan en 395 par saint Ambroise : « Ambrose, at a moment when in one of his many conflicts a ‘sign’ was needed, found the bodies of Nazarus and Celsus, […] overflowing now with miraculous powers, their blood still fresh upon them—conspersa recenti sanguine62. » Dans l’essai « Pascal » (1895), il est question de la guérison miraculeuse de la nièce aveugle de Pascal, âgée de dix ans, qui recouvra la vue grâce à une épine de la couronne du Christ :
Yet [Pascal’s] faith, as in the days of the Middle Age, had been supported, rewarded, by what he believed to be visible miracle among the strange lights and shades of that retired place. […]
A thorn from the crown of Jesus, as was believed, had been lately brought to the Port-Royal du Faubourg S. Jacques in Paris, and was one day applied devoutly to the eye of the suffering child. What followed was an immediate and complete cure, fully attested by experts63.
99Le miracle n’est pas ici dénoncé comme une imposture, bien au contraire. Même si Pater n’adhère pas à la démarche de Pascal (comme en attestent les précautions oratoires qu’il prend : « what he believed to be visible miracles »), il ne met pas non plus en doute la véracité de la guérison, « immediate and complete » et « fully attested by experts », et paraît impressionné par la foi sans détours du philosophe. En fait, ce miracle semble avoir pour Pater la même valeur qu’un épisode de la mythologie grecque, ou que les événements rapportés dans « Denys l’Auxerrois » (1886) ou « Apollo in Picardy » (1893), deux textes qui relèvent à la fois de l’essai historique et du récit mythologique, et qui mêlent catholicisme médiévalisant et références aux divinités grecques dans une sorte de merveilleux pagano-gothique.
100À la suite de Pater, les auteurs fin de siècle aiment mettre en scène miracles et prodiges dans leur poésie comme dans leurs œuvres de fiction. « The Ballad of St Vitus » de Lord Alfred Douglas raconte comment le père de saint Guy trouva son fils, qu’il avait fait enfermer dans une tour à cause de sa foi chrétienne, en train de danser avec les quatre archanges au son des luths et des flûtes angéliques. Le poème « The Virgin with the Bells » d’Austin Dobson relate la punition divine dont fait l’objet un seigneur d’Ombrie qui, entrant un jour dans l’église où se trouve la statue de la Vierge aux clochettes, déclare qu’il ne donnerait aucune aumône avant que la Vierge ne fasse sonner ses clochettes. Aussitôt, « a little tremulous peal / From the Virgin’s altar came64 ». Le seigneur est puni de son avarice, car peu après il est banni et voit ses terres et ses biens confisqués par l’Église. Le poème se termine par une mise à distance poétique : « Such is the tale the Frati tell65. » Par l’emploi redondant de « tale » et « tell », Austin Dobson prend soin de mettre en avant le caractère non-apologétique de son texte : il ne s’agit que d’une jolie légende.
101Le conte de Vernon Lee « The Virgin of the Seven Daggers », relate aussi un miracle marial (« an extraordinary miracle66 »), l’assomption vers le ciel du héros Don Juan qui, au lieu de sombrer dans les enfers comme son homonyme chez Tirso de Molina et Molière, monte directement au ciel, tel la Vierge de l’Assomption (« Don Juan floated upwards through the cupola of the church67 »). Il est accueilli au paradis par Marie en personne, et se trouve ainsi récompensé de sa fidélité à la Vierge (il vient d’être décapité pour avoir refusé de déclarer que l’infante maure était plus belle que la Vierge aux sept poignards). Comme dans le poème de Dobson, le récit du miracle est suivi par une mise à distance, puisque l’avant-dernier paragraphe, qui suit l’apothéose de Don Juan, se présente comme extrait d’une lettre écrite en 1666 par Calderón de la Barca à son ami l’archiprêtre Morales, dans laquelle le poète dramatique déclare qu’il est trop vieux pour écrire une pièce à partir de l’histoire édifiante de Don Juan. C’est donc à l’auteur de la nouvelle de relever le défi : « and hence it is that unworthy modern hands have sought to frame the veracious and moral history of Don Juan and the Virgin of the Seven Daggers68. »
102Nombreux sont également les contes catholicisants publiés dans les revues décadentes comme The Yellow Book. « The Christ of Toro » (1897), par exemple, relate la conversion miraculeuse d’un pécheur endurci, nommé Don Juan comme dans le conte de Vernon Lee, à la vue d’un tableau du Christ en croix. Don Juan, conduit au désespoir par une vie de crime et de luxure, a l’intention de se pendre, quand son regard se pose sur le tableau qui s’anime et lui ouvre les bras. Enfant prodigue, il finit sa vie dans un monastère69. « Alexander the Ratcatcher », également publié en 1897, rapporte comment en faisant célébrer une messe pour son prédécesseur Alexandre VI, pontife de la fin du XVe siècle connu pour ses excès et ses débauches et père de César et Lucrèce Borgia, le pape Alexandre VII sauva la ville de Rome des rats : au moment de la procession, les rats sortirent de la ville en masse pour s’engouffrer sous la terre, et l’on vit au même instant la figure du pape s’élever dans les airs70. Ce conte participe en outre d’un mouvement plus général de réhabilitation des Borgia et des papes de la Renaissance à la fin du XIXe siècle, de Walter Pater qui célèbre dans The Renaissance l’art qui s’épanouit en Italie grâce au mécénat de ces pontifes esthètes, à Frederick Rolfe qui publie en 1901 The Chronicles of the House of Borgia.
103Les contes décadents ont souvent des saints pour protagonistes. Il faut rappeler que dans la tradition catholique, les saints ont une place privilégiée, en particulier par leur vocation d’intercesseurs auprès de Dieu. Le concile de Trente affirme qu’ils règnent avec le Christ et présentent à Dieu leurs prières pour les croyants. Pour les protestants, en revanche, les saints ne sauraient être des intermédiaires entre Dieu et les hommes, car le Christ est l’unique médiateur. On ne saurait donc leur rendre un culte ni attendre d’eux quelque protection que ce soit. Tout au plus sont-ils, dans l’anglicanisme surtout, des modèles de foi proposés aux croyants et vénérés en tant que tels. Une fois de plus, les décadents penchent vers une vision catholique lorsqu’ils peuplent leurs récits de saints connus ou légendaires.
104Les contes catholicisants de la fin de siècle mettent souvent en scène une véritable mythologie, qui s’inspire autant des Métamorphoses d’Ovide que des récits médiévaux hauts en couleur de la Légende dorée. Le culte des saints dans l’Église romaine a sans doute favorisé le développement de cette mythologie pagano-catholique, que dénonce la littérature pamphlétaire de l’époque. Ainsi, dans le pamphlet anti-catholique « Ritualism Traced to its Pagan Origins » (1878), cité plus haut, H. C. Leonard explique : « The Christian martyrs took the place of the Pagan demi-gods, as the objects of worship71 ». Il s’efforce de montrer comment les églises chrétiennes de Rome dédiées aux saints sont à l’origine des temples consacrés aux dieux païens, et que les premiers chrétiens n’ont fait que remplacer une idolâtrie par une autre :
The temple of Juno, at Rome, was dedicated to St. Michael; of Hercules, to St. Stephen; of Fortune, to St. Mary the Egyptian. The twelve temples of Jupiter were dedicated to the Virgin Mary; and the Pantheon, which had been dedicated to all the gods of Olympus was now consecrated to all the Saints of Paradise72.
105Pater abonde dans ce sens lorsqu’il trace un parallèle entre la dévotion de Marc-Aurèle pour les idoles (« the whole multitude of the old national gods, and a great many foreign ones besides », ME, I : 182) et le culte des saints : « If the comparison may be reverently made, there was something here of the method by which the catholic church has added the cultus of the saints to its worship of the one Divine Being » (ME, I : 182).
106La lecture de certains textes décadents, notamment la série des Stories Toto Told Me de Frederick Rolfe, montre que les auteurs anti-catholiques n’ont pas complètement tort lorsqu’ils dénoncent les affinités entre culte des saints, mythes grecs et latins, et idolâtrie. Les contes de Rolfe sont des légendes hagiographiques racontées sur le mode mythologique, où les saints, avatars des dieux de l’Olympe, sont appelés « gods ». Ces récits souvent humoristiques, racontés sur un ton faussement naïf, prêtent aux activités célestes de ces « dieux » catholiques des motivations humaines, comme dans la mythologie grecque. Le conteur puise la trame de ses récits dans un répertoire connu depuis longtemps, celui de la Légende dorée de Jacques de Voragine et du martyrologe romain, mais leur imprime sa marque propre en les paganisant, et en christianisant parallèlement certaines références grecques et romaines. Cora (plus connue sous le nom de Perséphone) devient Santacore, les saints jurent par Bacchus, Sansebastiano et Sampancrazio promènent dans les jardins du paradis leurs corps jeunes et nus de dieux grecs. « About Divinamore and the Maiden Anima » est une réécriture des aventures d’Éros et Psyché, et « Being an Epick of Sangiorgio, Protector of the Kingdom » transpose l’histoire de Persée dans un contexte catholique. Mais c’est dans « About a Vegetable Purgatory » que les références à la mythologie grecque et romaine sont les plus nombreuses et les plus transparentes.
107Le sujet de ce récit est le sort (relu par Rolfe) des âmes du purgatoire : « persons who have their purgatory in flowers, or in trees ; persons who, for some little sort of sin, are pent in places from which they may not move, wearing unusual shapes which not their lovers, nor even their own mothers, recognize73 ». À partir de la question polémique du purgatoire, véritable pierre d’achoppement entre anglicans et catholiques, Rolfe réécrit un certain nombre de mythes grecs et latins et d’épisodes des Métamorphoses.
108Ainsi, l’histoire d’Attis dont Cybèle, qui l’aimait d’une passion chaste, avait fait le gardien de son temple à condition qu’il garde sa virginité, devient celle d’Atiso qui promet de devenir le serviteur de la Vierge en se faisant prêtre. De même que, selon Ovide, Attis ne sut pas résister à l’amour de la nymphe Sagaritis, Atiso tombe amoureux d’une jeune fille nommée Sangarisa. Cybèle abattit l’arbre à la vie duquel celle de Sagaritis était liée et frappa de folie Attis, qui au cours d’une crise violente s’émascula, et fut ensuite de nouveau accueilli par la déesse qui le reprit à son service ; la Vierge se contente de regarder Atiso avec des yeux si tristes qu’il est pris de remords, s’enfuit dans les bois où il mène une vie de prière et de pénitence, et devient prêtre. La peine qu’il reçoit au purgatoire est d’être transformé en pin : « a pine-tree, tall and slender, as he was at that time when he belied his promise, head veiled in sad-colour, drooping in regret74. »
109Quant à Chuporiso, qui tue un cerf appartenant à un couvent dédié à saint Michel archange (version rolfienne d’Apollon), et qui au purgatoire est changé en cyprès, son histoire rappelle étrangement celle de Cyparissos, aimé d’Apollon, qui tua un jour par mégarde le cerf sacré qu’il avait pour compagnon, et qui fut transformé en cyprès – arbre de la tristesse – par les dieux à qui il avait demandé la grâce de faire couler ses larmes éternellement75.
110L’histoire d’Adone, qui délaisse la « Madonnina » pour les plaisirs de la chasse et est tué par un sanglier, puis changé en anémone, est une réécriture de celle d’Adonis contre qui la colère d’Artémis suscita un sanglier et dont le sang fit pousser des anémones76. Le symbolisme du sang et de la fleur est ici d’autant plus significatif que l’anémone écarlate apparaît parfois dans les représentations de la crucifixion, le rouge représentant le sang du Christ et des martyrs dans l’iconographie chrétienne.
111Les mésaventures de Giacinto, ami de saint Michel, qui meurt en jouant au palet et dont l’âme se trouve après la mort emprisonnée dans une jacinthe à la demande de l’archange, s’inspirent de l’histoire de Hyacinthe, jeune prince aimé d’Apollon qui mourut frappé à la tête par un disque, et dont Apollon transforma le sang en une fleur nouvelle, la jacinthe77.
112Quant à la nymphe Daphné (dont le nom signifie laurier) qui, poursuivie par Apollon, fut transformée en laurier au moment d’être atteinte par le dieu, elle devient chez Rolfe Dafne, qui refuse la protection que saint Michel lui propose (« San Michele Arcangiolo wished her well, offering to take her under his protection : but she was difficult, and not-a-little silly78 »), et doit passer son temps de purgatoire sous la forme d’un laurier : « So she must remain until the day of judging ; silent, helpless, at the mercy of the world, because in life she preferred her own will, and refused the friendship of the god with the hair of gold79. »
113Enfin, Narchiso, avatar catholicisant de Narcisse, s’éprend de sa propre image en se regardant dans les eaux d’une fontaine et, envoyé au purgatoire, se retrouve enfermé dans… une jonquille (« daffy-dilly », dans la langue de Toto)80.
114Dans l’évocation de ce purgatoire végétal, le contexte catholique, les références au cadre eschatologique (le Jugement dernier, le paradis, l’enfer et le purgatoire, le péché et sa juste rétribution), et les allusions au « Padre Eterno », à l’« Agnello di Dio », à la « Madonnina », à « San Michele Arcangiolo » et à « Sathanas », sont en réalité secondaires par rapport aux épisodes mythologiques, qui ne sont pas véritablement « christianisés », mais plutôt transposés. La référence au purgatoire n’est qu’un prétexte qui permet à Rolfe d’écrire, après Ovide, ses propres Métamorphoses. La religion recréée par Rolfe, comme celle de beaucoup de décadents, est un catholicisme païen, où les références culturelles et littéraires à la Grèce et à Rome prennent clairement le pas sur l’eschatologie chrétienne.
115Ces textes divers se situent dans un territoire générique difficile à définir, entre la légende, qui se donne comme le récit d’événements qui se sont réellement produits et dont les acteurs sont connus, et qui en appelle – ou en a autrefois appelé – à la croyance, et le conte, qui possède un caractère de fiction avoué, ne requiert la crédulité du lecteur que pour le temps que dure le récit, et relève en fin du compte du pur divertissement. Ils appartiennent à la fois au merveilleux, qui implique, comme l’indique l’étymologie, un étonnement nuancé de crainte et d’admiration, et que Chateaubriand place au cœur de la poétique du christianisme (« Du Merveilleux », livre VI du Génie du christianisme), à la féerie, qui place d’emblée le surnaturel dans un univers fictif, et au mythe, qui offre une explication de l’inexplicable sous la forme d’un récit se rapportant à un état du monde antérieur à l’état présent. On a souvent l’impression qu’entre ces différentes formes de récit les décadents refusent de choisir. Ils voudraient croire, mais ne croient plus vraiment ; ils prétendent réenchanter l’univers par le biais du merveilleux chrétien, mais leur vision du monde est fondamentalement désenchantée ; ils sont fascinés par les phénomènes miraculeux, ces « beautiful useless miracles » dont rêve le narrateur de The Autobiography of a Boy81, mais en même temps s’efforcent constamment de les placer à distance par différents moyens poétiques et narratifs. La réappropriation littéraire des mythes chrétiens et des légendes catholiques s’accompagne chez eux d’un mouvement de décrédibilisation et d’une disparition de la vocation édifiante du récit. L’embellissement qu’ils apportent à des faits devenus invérifiables semble signifier qu’ils n’y croient plus, l’esthétisation prenant le pas sur la foi.
Notes de bas de page
1 On appelle ainsi les catholiques qui, à la suite de la Réforme, refusèrent d’admettre l’autorité spirituelle du souverain anglais et d’assister aux services du culte anglican.
2 Belloc est notamment l’auteur d’une History of England publiée en 1915, et la question de l’Englishness est récurrente dans la poésie de Chesterton.
3 The Letters of Ernest Dowson, p. 172-173.
4 Wratislaw, Caprices, p. 16-17.
5 Ibid., p. 34.
6 Ibid., p. 34.
7 Rossetti, Collected Writings, p. 378.
8 Patrick, Lionel Johnson, p. 60.
9 Killeen, The Faiths of Oscar Wilde, p. 4-13.
10 Kiberd, « Anarchist Attitudes : Oscar Wilde », Irish Classics, p. 331.
11 Risley, « Rideo », The Yellow Book, vol. IX, April 1896, p. 118-131.
12 O’Sullivan, Poems, p. 14.
13 Ibid., p. 46.
14 Ibid., p. 49.
15 The Collected Poems of Victor Plarr, p. 31.
16 Voir Fletcher, « John Henry Gray : His Life, His poetry »,The Poems of John Gray, p. 3-4.
17 Voir McCormack, John Gray : Poet, Dandy, and Priest, p. 38.
18 Pakenham, Sixty Miles from England : The English at Dieppe, 1814-1914, p. 169.
19 Pearce, The Unmasking of Oscar Wilde, p. 265-267.
20 Voir les lettres du 28 juin 1876 à Reginald Harding (CLOW : 17), du 3 mars 1877 à William Ward (CLOW : 39-40), du 14 mars 1877 à William Ward (CLOW : 41), et du 22 mars 1877 à Reginald Harding (CLOW : 43). Wilde n’effectuera ce « pèlerinage » que tardivement, puisqu’en 1875 il dut abréger son voyage en Italie pour des raisons financières, et qu’en 1877, il préféra aller en Grèce avec son ancien tuteur de Trinity College, Mahaffy, plutôt que de continuer comme prévu son périple italien jusqu’à Rome. Il s’arrêta néanmoins dans la Ville sainte sur le chemin du retour, y retrouva son ami David Hunter-Blair (qui s’était converti au catholicisme en 1875), et fut reçu par le pape.
21 Pater, « Raphael » (1892), Miscellaneous Studies, p. 23.
22 Ibid., p. 23.
23 Pater, « Art Notes in North Italy » (1890), Miscellaneous Studies, p. 48.
24 Rolfe, « Why the Rose is Red », Stories Toto Told Me, p. 109.
25 Ibid., p. 105.
26 Byzance est, avec le gothique, l’autre grand modèle architectural fin de siècle. C’est l’époque où l’on construit la basilique du Sacré-Cœur à Paris et la cathédrale catholique de Westminster à Londres, toutes deux dans le style néo-byzantin. Cette passion pour Byzance, qui s’exprime dans le roman Byzance (1890) du décadent Jean Lombard, et qui resurgira tardivement chez W. B. Yeats avec les poèmes « Sailing to Byzantium » (1927) et « Byzantium » (1930), a été étudiée par Mario Praz dans le chapitre « Byzance » de La Chair, la mort et le diable dans la littérature du 19e siècle : Le romantisme noir (p. 245-351).
27 Hardy, Tess of the D’Urbervilles, p. 143.
28 Pugin, The Revival of Christian Architecture in England, p. 22-24.
29 Pater, « Aesthetic Poetry » (1889), Essays on Literature and Art, p. 96.
30 Pater, The Renaissance, p. 150-153.
31 Street, The Autobiography of a Boy, p. 53-54.
32 DeLaura, Hebrew and Hellene in Victorian England : Newman, Arnold, Pater, p. xvii.
33 The Letters of Aubrey Beardsley, p. 249.
34 Il s’agit d’illustrations de la comédie d’Aristophane, représentant notamment les maris grecs, victimes du refus de leur femme, affublés de pénis en érection démesurés.
35 The Letters of Aubrey Beardsley, p. 439.
36 « Julian at Eleusis » (1886-1887), « Plato in London » (1889), « Romans » (1889), « Lucretius » (1890), « The Classics » (1890), « The Roman Stage » (1891), et « Sortes Virgilianae » (1891).
37 Pugin, The Revival of Christian Architecture in England, p. 7.
38 Ibid., p. 44.
39 Arnold, « Pagan and Mediaeval Religious Sentiment » (1864), Essays in Criticism, First Series, p. 130.
40 Leonard, « Ritualism Traced to its Pagan Origins », p. 8.
41 « The priests taught that souls by means of them could be rescued form the tortures of the infernal deities called ‘furies’, and hence money was paid by relatives for this object », ibid., p. 7.
42 Ibid., p. 7.
43 Swinburne’s Collected Poetical Works, vol. I, p. 239-240.
44 Walter Pater, « Leonardo Da vinci », The Renaissance, p. 76.
45 Ibid., p. 80.
46 Ibid., p. 80.
47 Ibid., p. 80.
48 Stenbock, The Shadow of Death : A Collection of Poems, Songs and Sonnets, p. 28.
49 Rolfe, Collected Poems, p. 57.
50 Sherard, The Life of Oscar Wilde, p. 149.
51 En 1870, les troupes de Victor-Emmanuel s’étaient emparées de Rome. Pie IX se réfugia alors au Vatican, où il se proclama prisonnier.
52 Mallock, The New Republic, p. 270.
53 Ibid., p. 272.
54 Ibid., p. 272.
55 Ibid., p. 270-271.
56 Caillois, article « Fantastique », Dictionnaire des genres et notions littéraires, p. 290.
57 Wilde fait bien sûr référence ici à l’apôtre Thomas qui refuse de croire sans avoir vu (« Doubting Thomas »).
58 Kingsley, « Review of Froude’s History of England, vols. vii and viii », Macmillan’s Magazine, January 1864, p. 216-217.
59 Kingsley, « What, Then, Does Dr. Newman Mean ? » (1864), in Newman, Apologia pro Vita Sua, éd. David DeLaura, p. 322.
60 Ibid., p. 323.
61 Newman, Apologia pro Vita Sua, p. 225.
62 Pater, « Art Notes in North Italy » (1890), Miscellaneous Studies, p. 41.
63 Pater, « Pascal » (1895), Miscellaneous Studies, p. 35.
64 Poems on Several Occasions by Austin Dobson, vol. II, p. 157.
65 Ibid., p. 157.
66 Lee, Supernatural Tales, p. 220-221.
67 Ibid., p. 221.
68 Ibid., p. 222.
69 Grahame, « The Christ of Toro », The Yellow Book, vol. XIII, April 1897, p. 56-73.
70 Garnett, « Alexander the Ratcatcher », The Yellow Book, vol. XII, January 1897, p. 221-244.
71 Leonard, « Ritualism Traced to its Pagan Origins », p. 8.
72 Ibid., p. 8.
73 Rolfe, Stories Toto Told Me, p. 112-113.
74 Ibid., p. 114.
75 Ibid., p. 114.
76 Ibid., p. 115.
77 Ibid., p. 115-117.
78 Ibid., p. 117.
79 Ibid., p. 117.
80 Ibid., p. 117-118.
81 Street, The Autobiography of a Boy, p. 54.
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