Chapitre IV. Du mirage à la cité interdite : visions de Christminster dans Jude the Obscure de Thomas Hardy
p. 75-89
Texte intégral
1S’il est un écrivain victorien qui eut une conscience aiguë de l’importance des monuments, c’est sans conteste Thomas Hardy. Issu d’une famille de maçons, il fut formé tout d’abord à l’architecture et exerça ce métier durant seize ans, de 1856 à 1872, date à laquelle il choisit de se tourner définitivement vers l’écriture, après les premiers succès de Desperate Remedies et Under the Greenwood Tree. Ses années d’apprentissage furent effectuées à Dorchester, chez John Hicks, architecte qui était lui-même fils de pasteur et spécialiste de l’architecture ecclésiastique, à une période où la redécouverte du goût médiéval (« mediaevalism » ou « Gothic Revival ») stimulait une intense activité de restauration. « In those days of enthusiastic ‘medievalism’ and religious revivalism there was much demand for the type of restoration work in which Hicks was so largely engaged » (Millgate: 57). Malgré l’appel vibrant et autoritaire que John Ruskin avait lancé dès 1849 pour le respect des monuments historiques, dans The Seven Lamps of Architecture, le débat ne faisait pas encore rage, en ce milieu des années 1850 où Hardy entra dans la profession, entre les partisans de la pure et simple reconstruction (pudiquement habillée du terme de « restoration ») et ceux qui prônaient à l’inverse le respect des matériaux et des caractéristiques originelles du monument (« conservation », ou « preservation »). C’est pourtant bien ce concept de « préservation » qu’avait avancé Ruskin lorsque, dans « The Lamp of Memory », il présentait les deux tâches impérieuses de la nation envers l’architecture du pays :
[…] there are two duties respecting national architecture whose importance it is impossible to over-rate: the first, to render the architecture of the day, historical; and the second, to preserve as the most precious of inheritances, that of past ages.1 (Ruskin: 178)
For, indeed, the greatest glory of a building is not in its stones, nor in its gold. It is in its Age, and in that deep sense of voicefulness, of stern watching, of mysterious sympathy, nay, even of approval or condemnation which we feel in its walls that have long been washed by passing waves of humanity. (Ruskin : 186-187)
2La seconde citation ne vaut pas seulement en ce qu’elle complète et explicite la première, mais par la suggestion de l’appel que le monument historique est capable de lancer aux vivants à travers les âges, comme une voix, ou presque une parole (« voicefulness ») réverbérée par les murs. C’est cette voix du passé qui, dans le roman de Hardy, ne cessera d’interpeller Jude.
3Mais longtemps avant ce roman, c’est bien dans une entreprise de « restoration » que le jeune Hardy se trouva embarqué. En 1862, il décida de quitter Dorchester pour tenter sa chance à Londres, et rejoignit le cabinet d’Arthur Blomfield situé à quelques pas de Trafalgar Square, au 9 St Martin’s Place. Blomfield cherchait « a young Gothic draughtsman who could restore and design churches and and rectory-houses » (in Millgate: 74). Malgré l’idée de créations nouvelles impliquée ici par le verbe « to design », il semble en réalité que Blomfield ait soutenu une politique de restauration assez respectueuse des traces du passé. C’est d’ailleurs sous la houlette de Blomfield, alors président de la Architectural Association, que Hardy rejoignit celle-ci, en octobre 1862, participant dès lors à ses soirées éclairées ou « converzacione » (Tomalin : 69). Le mot d’ordre de l’association, « Design with Beauty. Build in Truth » (in Millgate : 74), brandit comme principe fondateur l’authenticité du travail (« truth »), suggérant le respect du passé. Dans cette même idée, Hardy devait plus tard rejoindre la Society for the Protection of Ancient Buildings, lancée le 22 mars 1877, à l’initiative de William Morris et de quelques proches, tels son collaborateur George Wardle ou son ami l’architecte Philip Webb. Relayant et amplifiant le message de Ruskin, le bouillant Morris qualifiait tout simplement d’« actes de vandalisme » (Miele : 76) les restaurations à grande échelle ou les reconstructions prétendues « à l’identique » [« rebuilding in facsimile » (Miele : 72)]. Il voyait dans les travaux intensifs de restauration le symptôme d’une perte des repères culturels et historiques de la nation : « The Revival was a mania, Restoration the most dramatic symptom of a larger cultural disease » (Miele : 72). Dans les années 1880 et 1890, la SPAB commença à jouer un rôle non négligeable dans la dénonciation des excès des pratiques de restauration, et posa les bases des politiques modernes de défense de l’environnement, par le biais de lettres ouvertes publiées dans la presse et de circulaires envoyées à des publics plus ciblés.
4Cependant, malgré la simplicité apparente du choix, il n’était pas aisé de trancher entre restauration abusive et préservation scrupuleuse des monuments du passé ; le plus souvent, le débat était en fait un cruel dilemme, notamment lorsque les monuments étaient trop endommagés pour pouvoir être sauvegardés avec un minimum d’intervention :
Much ink has been spilt and many harsh words spoken on the vexed subject of restoration in Mid-Victorian and subsequent periods and it is undoubtedly true that much irreplaceable medieval and later work was destroyed. But the problem was a formidable one; due to gross neglect and makeshift repairs it was often impossible for the 19th century restorer to do more than incorporate fragments of the old structure into the new church. (Beatty : 3)
5Hardy lui-même reconnut d’ailleurs plus tard dans un texte confession, « Memories of Church Restoration »2, la part qu’il avait pu jouer malgré lui dans ces destructions des monuments du passé. Il avoue de même dans son (auto-)biographie: « Much beautiful ancient Gothic, and particularly also Jacobean and Georgian work, he was passively instrumental in destroying or in altering beyond identification—a matter for his deep regret in his later years » (Hardy 1989: 35). La liste exhaustive de toutes les interventions professionnelles de Hardy dans la région de Dorchester et de ses environs, dressée par C.J.P. Beatty dans un bref mémorandum sur « Thomas Hardy’s Career in Architecture », montre toute l’étendue des reconstructions auxquelles celui-ci participa : la plupart des églises y apparaissent comme « almost rebuilt », « rebuilt except tower », « tower entirely rebuilt » ou, tout simplement, « new church » (Beatty : 10-11). En fait, la sensibilité un peu rebelle du jeune Hardy était profondément divisée. Rapidement il jugea « monotone et mécanique » le travail architectural de reconstruction qui lui était imposé, fondé sur la copie (Hardy 1989 : 49). Il se distinguait au contraire dans les rares occasions où pouvait s’exprimer sa créativité personnelle. Il gagna ainsi deux prix durant sa courte carrière londonienne : l’un, attribué en mars 1863 par William Tite, M. P. de la Architectural Association, pour le plan d’une « Country Mansion » ; l’autre, plus prestigieux, fut une médaille d’argent décernée en mai 1863 par le Royal Institute of British Architects, pour un essai intitulé « The Application of Colored [sic] Bricks and Terra Cotta to Modern Architecture » (Beatty : 5). On peut gager, à la lecture des seuls titres de ces propositions, que l’inventivité et la nouveauté l’emportaient alors sur la simple répétition ou copie des modèles du passé. Un troisième texte daté de cette époque, « How I built myself a house », publié dans Chambers’ Journal en 1865, marque une claire inflexion vers plus de distance envers ces pratiques, puisque le texte fut rédigé surtout pour distraire ses collègues : il s’agissait d’une création libre et légère, « a short comic essay », n’hésitant pas à adopter une position ironique envers le métier d’architecte… Revenu en 1867 à Dorchester auprès de G. R. Crickmay, qui avait repris la pratique de John Hicks, Hardy semble s’être progressivement distancié de son premier métier. Cette carrière s’acheva sur l’épisode romantique dans lequel, parti restaurer l’église de St Juliot, en Cornouaille, il s’éprit de la belle-sœur du pasteur, Emma Lavinia Gifford, qui devait devenir sa femme.
6Malgré ses positions explicites en faveur de la préservation des monuments historiques, Hardy semble donc avoir été tiraillé, dans sa pratique professionnelle, entre le respect des monuments et la volonté de s’affranchir du passé pour donner libre expression à sa volonté créatrice. Or l’on peut voir résumé en ce dilemme toute la tragédie de Jude, dans la dernière œuvre du romancier, sombre et désabusée. Car le roman est l’expression troublante des contradictions et des controverses dans lesquelles était pris l’auteur lui-même. Jude en effet est le fils spirituel et le double de Hardy, même si son trajet suit une courbe exactement opposée à celui de l’auteur, qui s’affranchit de l’architecture pour s’exprimer par l’écriture. Son protagoniste, à l’inverse, n’ayant pu réaliser son rêve de se faire admettre dans la ville du savoir, Christminster (nom fictif d’un Oxford à peine déguisé), est contraint de revenir à son métier premier de sculpteur sur pierre, et bientôt de simple graveur d’épitaphes.
7Présenté tout d’abord comme « stone-mason’s apprentice » (Hardy 1984 : 103), il élargit sa pratique et, quittant le village de Marygreen après son mariage aussi bref que désastreux avec la trop sensuelle Arabella, aborde la ville rêvée de Christminster comme « stone-mason » (167), « Gothic mason » (170) ou encore « monumental mason » (326). Ses compétences sont d’abord diverses et étendues:
His capabilities in [the trade] having been acquired in the country, were of an all-round sort, including monumental stone-cutting, gothic free-stone work for the restoration of churches, and carving of a general kind. In London he would probably have become specialized and have made himself a ‘moulding mason’, a ‘foliage sculptor’—perhaps a ‘statuary’. (123)
8Mais Jude entame une scandaleuse liaison avec sa cousine Sue, alors qu’il est encore l’époux légal d’Arabella – tandis que Sue, bientôt, devient l’épouse de Phillotson, l’ancien instituteur de Jude à Marygreen. Au fur et à mesure que cette liaison attire sur les deux amants l’opprobre général, Jude voit ses attributions se rétrécir et se dévaluer peu à peu. La courbe macabre de son destin se précise lorsqu’il en est réduit à graver des noms sur des pierres tombales (« working and lettering headstones », 325), aidé par Sue, qui dessine les lettres des inscriptions, puis les noircit une fois que Jude les a gravées : « It was a lower class of handicraft than were his former performances as a cathedral mason » (325). Alors qu’enfle le scandale, Jude ne peut plus exercer que comme artisan itinérant: « The headstones and epitaph orders fell off; […] he would have to return to journey-work again » (368). Le nadir est atteint lorsque Jude et Sue trouvent un emploi ponctuel à rénover les Dix Commandements, moulés en stuc au fond du chœur d’une petite église des environs d’Aldbrickham (p. 369). On prend toute la mesure de l’ironie hardyenne dans cette scène où le couple de réprouvés en est réduit à restaurer les Commandements sacrés que leur liaison même enfreint de façon si patente : c’est d’ailleurs là le triste rappel du fameux « thou shall not commit… »3 qui déjà condamnait Tess à l’orée même de son histoire. Cette fois Jude perd définitivement tout emploi, et par là même toute demeure et toute place dans la société, finissant comme banni.
9En tant que maçon, ou sculpteur, Jude paraît tout entier engagé dans le projet hardyen de conservation des monuments, intimement pénétré de la valeur historique des choses. Mais on peut se demander si son triste destin ne tient pas justement à cette fixation sur le passé, à son acceptation d’une histoire conçue comme inchangeante et inchangée. Cela est vrai aussi de la société qui le condamne, crispée sur des principes religieux et moraux immuables, dont l’auteur montre la croissante inadéquation avec les comportements et les relations humaines dans une société en profonde transformation. Le paradoxe tragique de Jude est que, tout en souhaitant briser les tabous pour pénétrer la ville du Savoir, réservée à l’élite bourgeoise bien pensante, et que tout en voulant s’affranchir de son statut d’ouvrier ou d’artisan (« workman » ou « artizan ») pour devenir étudiant (« scholar »), il semble retenu par la pierre, et par son culte d’une histoire figée dans les monuments de Christminster.
10Aussi le propos évoquera d’abord cette valeur cultuelle des monuments pour Jude, pour montrer que cette vision fait écho à toutes les contradictions déjà repérées chez l’auteur. Car pour Jude, le culte des monuments du Savoir devient vite enfermement mortifère. Pire, ce culte même s’avère impossible à soutenir. Face à l’épreuve de réalité que constitue l’arrivée à Christminster, le rêve s’effondre ; ou pour mieux dire, se heurte à un réel qui lui fait barrage, lorsque les « quadrangles » des collèges se réduisent bientôt à un mur impassable, froid et sombre. Mais au-delà du destin individuel de Jude, ce culte des monuments est sans doute à lire dans le contexte plus large du vaste débat victorien sur la lecture de l’histoire et le rapport au passé, que ce chapitre analysera ensuite à la lueur du bref essai de l’historien de l’art allemand Aloïs Riegl sur Le Culte moderne des monuments (1903).
11La ville de Chrisminster est comparativement peu décrite dans le roman. Mais elle est posée comme présence symbolique forte par deux scènes qui se répondent en diptyque au tout début de l’œuvre : l’apparition presque surnaturelle d’une ville de lumière aux yeux fascinés de Jude enfant, au second chapitre ; puis sa découverte solitaire d’un lieu froid, triste et hostile, à l’ouverture du second livre.
12C’est l’instituteur Richard Phillotson qui lance le rêve de Chrisminster comme porte d’accès au savoir, en quittant le village de Marygreen. « My scheme, or dream », explique-t-il au petit Jude, orphelin élevé par une grand-tante, « is to be a university graduate, and then to be ordained. By going to live at Chrisminster, or near it, I shall be at headquarters, so to speak » (48). Abandonné à sa mélancolie après le départ de l’instituteur, Jude interroge les passants capables de lui décrire la ville, qu’il désigne déjà par un démonstratif que le lecteur ne peut manquer de reconnaître comme implicitement laudatif : « the far-off city » (60), « this attractive city » (60), « the fancied place » (62), « this city » (65). Fantasmée avant d’être vue, la ville ne peut être décrite, elle ne peut qu’être désignée : « ‘The place I mean is that one yonder’. He was getting so romantically attached to Chrisminster that, like a young lover alluding to his mistress, he felt bashful at mentioning its name again » (64). Le paysan interrogé s’arrêtant lui-même au seuil d’une évocation qui dépasse ses rustaudes capacités, Jude supplée l’information, en puisant dans ses propres lectures pour projeter sur la ville une image idéale sans rapport avec aucune réalité :
‘The time I’ve noticed it is when the sun is going down in a blaze of flame, and it looks like— I don’t know what.’
‘The Heavenly Jerusalem,’ suggested the serious urchin. (64)
13Le narrateur ne se fait pas faute de dénoncer d’emblée les illusions du petit garçon, par le procédé du contrepoint, qui sera utilisé à de multiples reprises jusqu’à la scène de l’agonie finale de Jude. Car à la suggestion de la Jérusalem Céleste, le paysan terre à terre acquiesce mollement, à demi convaincu : « Ay—though I should never ha’ thought of it myself… » (64). L’ironie est rappelée lorsqu’un autre villageois, ayant « décrit » avec force détails la ville rêvée, se voit forcé d’avouer « I’ve never been there, no more than you; but I’ve picked up the knowledge here and there, and you be welcome to it » (65).
14Lorsqu’enfin, préparé par ces allusions livresques et ces légendes colportées, Jude aperçoit au loin les lueurs de la ville dans les rayons du couchant, celle-ci s’offre à ses yeux émerveillés tel un « mirage » scintillant à l’horizon. Les pointes des clochers, des tours, des dômes, accrochent des rais de lumière « topaze » et les contours des monuments s’esquissent lentement – lentement mais non sûrement, comme le suggère la construction qui nuance ironiquement l’adverbe « unquestionably » par une alternative qui contredit finalement toute certitude : « It was Chrisminster unquestionably ; either directly seen or miraged in the particular atmosphere » (61).
15Le jeu sur la brume, qui paraît ne se dissiper que pour autoriser un fugace coup d’œil vers les formes miroitant au loin, associé à l’image des nuages qui s’ouvrent avant de se refermer à nouveau, vient renforcer l’effet de révélation – une révélation qui semble couronner victorieusement la longue attente presque mystique de Jude : « Perhaps if he prayed the wish to see Chrisminster might be forwarded. […] The thinning mist dissolved altogether from the northern horizon […] the westward clouds parted [… then] the windows and vanes lost their shine, […] the vague city became lost in mist » (60-61).
16L’image de Chrisminster semble ainsi descendue des cieux dans un rare moment d’illumination. Mais tout le texte conspire à suggérer que la scène n’est qu’un banal coucher de soleil transfiguré par les perceptions exaltées du jeune garçon ; et c’est la mention de la chimère qui vient mettre un point final explicite à l’évocation du mirage : « The foreground of the scene had grown funereally dark, and near objects put on the hues and shapes of chimaeras » (61). Pourtant le fantasme est définitivement constitué dans l’esprit de Jude – fantasme d’ampleur presque proportionnellement inverse à la réalité impliquée : il est aussi incommensurable que l’existence villageoise est limitée, aussi indélébile que la vision a été fugitive :
His dreams were as gigantic as his surroundings were small […] He was always beholding a gorgeous city—the fancied place he had likened to the New Jerusalem […] The city acquired a tangibility, a permanence, a hold on his life […] Sometimes he would be rewarded by the sight of a dome or spire, at other times by a little smoke, which in his estimate had some of the mysticism of incense. (62)
17Tout Chrisminster tient dans cette apparition initiale, aussi lumineuse qu’immatérielle. Le plus souvent, la ville apparaît comme simple halo, désignant le trouble des perceptions tout autant que la réalité entrevue : « the halo or glowfog overarching the place against the black heavens behind it » (63). Pourtant, au fil du roman, et malgré les vicissitudes de Jude, elle restera ville de lumière, « a city of light » (66), « a wonderful city » (68), « that singularly beautiful irradiation », « [a] glorious idea » (69), « the city of light and lore » (76). Nul besoin de souligner l’ironie grinçante de ce rêve de lumière aux yeux d’un héros qualifié d’emblée d’« obscur »… Halo, encens, apparition lumineuse répondant aux prières exaltées du jeune innocent, et vers laquelle il envoie des regards adorateurs (« adoring look[s] » [65]) : l’apparition n’est pas seulement posée comme fantasme, elle est décrite comme culte, comme objet sacré, lieu vénéré. Aussi « venerable » est-il l’un des qualificatifs instinctivement appliqué par Jude à la ville : « The venerable city » (125), « within these reverend walls » (126), « so venerable » (128), etc. Une fois de plus, l’ironie narratoriale peut paraître trop insistante, lorsqu’elle souligne la contradiction entre cette sacralisation du lieu et les études profanes qui sont censées y conduire : selon l’un des villageois, le naïf Jude se plonge dans les auteurs latins et grecs « to read the New Testament in the original » ! (68, je souligne). Ailleurs, le narrateur est plus clairement sarcastique encore: « Certainly there seemed little harmony between this pagan literature and the mediaeval colleges at Christminster, that ecclesiastical romance in stone » (76). L’autre ironie grinçante est sans doute qu’il ait fallu le sordide intermède constitué par la faillite du mariage avec Arabella pour que Jude tourne le dos aux plaisirs terrestres et se dirige enfin vers la ville de ses rêves. Arabella aura été, bien malgré elle, le catalyseur des fantasmes intellectuels et spirituels de Jude, exprimés en réaction au fiasco de sa vie amoureuse… Mais il est clair, dans ces oscillations de vues et de choix de vie, que la vision de Jude, « the magnificent Christminster dream » (84), n’est qu’une vue éminemment subjective – celle des yeux de l’âme, invisible à l’observateur objectif : « the faint halo, a small dim nebulousness [was] hardly recognizable save with the eye of faith » (120, c’est moi qui souligne).
18Pour Jude hélas, ce paradis rêvé (« the paradise of the learned », [163]) ne tardera pas à se muer en enfer, « the hell of conscious failure » (176). Ses premiers pas dans la ville sont l’occasion d’une description strictement antithétique de l’aura lumineuse qui a d’abord captivé le jeune garçon. Loin de toute grande flambée spectaculaire, le crépuscule n’y est plus percé que de quelques lampes au clignotement mesquin : « they winked their yellow eyes at him dubiously » (124). Ce sont, presque logiquement, des bâtiments gris aux toits sombres (« grey stoned and dun-roofed », [124]) qui attendent un héros prédestiné à l’obscurité… Le jaillissement lumineux fait alors place à des images d’érosion, de décomposition, voire d’extinction :
Down obscure alleys, apparently never trodden by the foot of man, and whose very existence seemed to be forgotten, there would jut into the path porticoes, oriels, doorways of enriched and florid middle-age design, their extinct air being accentuated by the rottenness of the stones. It seemed impossible that modern thought could house itself in such decrepit and superseded chambers […] (125, je souligne)
19Les monuments peinent alors à conserver leur valeur de « documents historiques », victimes du processus d’effacement suggéré dans le roman par ce pourrissement généralisé, « rottenness » (130). Et même si Jude tente de se rassurer en se disant que cette décomposition avancée justifiera son travail de restauration, l’œuvre de « régénération » paraît presque impossible face aux ravages du temps : « there in the old walls were the broken lines of the original idea : jagged curves, disdain of precision, irregularity, disarray » (131).
20Pourtant, même si ces architectures effritées paraissent confisquer à la ville une partie de son décorum, elles n’en gardent pas moins leur allure hautaine. Au-delà de l’obscurité et des images de décomposition de la pierre, c’est toute une économie de l’inclusion et de l’exclusion qui se met d’ores et déjà en place. Des « colleges » ne se voient que des façades fermées et presque hostiles en leur indifférence : « defective », « barbaric », « pompous » (130). Le mur, métonymie des « colleges », devient aussi métaphore du rejet social dont Jude fait l’objet. « Only a wall divided him from those happy young contemporaries of his with whom he shared a common mental life […] Only a wall—but what a wall! » (132); « For the present he was outside the gates of everything, colleges included: perhaps some day he would be inside » (133). On peine évidemment à croire à ce si faible espoir dans un roman déjà si sombre.
21Or ces images de dégradation, de lent pourrissement, ne servent pas seulement à suggérer toute une poétique de la désillusion. Plus profondément, elles illustrent une conception de l’histoire et un rapport au temps que l’on pourrait dire évolutionniste. On savait, depuis les âpres descriptions des combats sans pitié d’une nature darwinienne, dans The Woodlanders, que Hardy embrassait pleinement la vision de l’histoire, et aussi par-delà celle-ci, la philosophie désenchantée de l’Evolution. Or, si les premières descriptions des collèges de Christminster sont aussi frappantes, c’est que l’on y voit les monuments eux-mêmes soumis à un inéluctable processus d’évolution – en l’occurrence de dégradation, qui laisse entrevoir jusqu’à l’« extinction » finale (« their extinct air… », [125]). L’évocation surprend et dérange parce que la pierre elle-même y est traitée dans les mêmes termes qu’un organisme vivant pris dans un combat pour la survie aux accents très darwiniens : « The condition of several [aged erections] moved him as he would have been moved by maimed sentient beings. They were wounded, broken, sloughing off their outer shape in the deadly struggle against years, weather, and man » (130).
22Arrivant à Christminster, Jude fait donc cette découverte, nécessairement effrayante pour l’ouvrier tout entier engagé dans le culte de la pierre : les monuments périssent, ou du moins sont soumis, de même que toute chose, à l’activité destructrice de la nature. Contrairement à la vision idéale d’une ville éternelle et toute-puissante, les monuments de Christminster ne sont historiques qu’en ce qu’ils apparaissent comme lieu de tension dynamique entre un passé en voie d’effacement, et l’action du temps présent. C’est là que s’avère fort utile le recours à l’essai d’Aloïs Riegl sur Le Culte moderne des monuments. Contemporain de Hardy, Riegl raisonne lui aussi dans le cadre d’une conception dynamique de l’Histoire, et de l’histoire de l’art. À la sacralisation du passé, il tente d’opposer une réflexion méthodique et philosophique sur les valeurs (objectives, mais aussi plus souvent subjectives et relatives) attribuées aux monuments. Il faut préciser que, longtemps conservateur des musées de Vienne, Riegl essaye de penser une véritable politique de conservation des monuments. C’est après avoir participé aux travaux de réflexion d’une Commission Centrale des Monuments (Riegl : 9) qu’il publie son essai sur Le Culte moderne des monuments, produit comme exposé des principes à suivre dans les projets de loi envisagés par l’état autrichien pour organiser la conservation des biens historiques. Contre les vues classiques d’une politique systématique de la commémoration, qui implique une vision des monuments comme témoignages arrêtés dans le temps, Riegl définit une politique de conservation, fondée sur l’idée d’une culture en mouvement, et qui souligne à l’inverse la nécessité de tenir compte de ce passage des années, marqué par l’inévitable déclin des monuments.
23Riegl distingue deux sortes de valeurs de mémoire, qu’il nomme « valeur historique » et « valeur d’ancienneté » – terme peu parlant, sans doute en raison d’une traduction française un peu maladroite. Néanmoins l’opposition entre ces deux valeurs jette une lumière nouvelle sur la conception de l’histoire dans le roman de Hardy. La « valeur historique » est, pour Riegl, celle qui, dans le cours du temps, repère un monument comme étape signifiante dans un déroulement historique, comme « maillon irremplaçable et immuable d’une chaîne d’évolution » (Riegl : 55). Elle a ainsi, selon Riegl, valeur objective, et l’on peut en cela la rapporter au simple exercice de datation des œuvres. La « valeur d’ancienneté » est elle aussi valeur de mémoire, mais se fonde sur une lecture de l’histoire qui opère en un sens strictement inverse de la valeur historique : là où la valeur d’histoire est tout entière tournée vers l’événement ou le monument passé, valorisé en soi, la « valeur d’ancienneté » au contraire considère le monument selon la manière dont il a traversé l’histoire et se voit en conséquence perçu par le spectateur contemporain. C’est alors non plus sa datation historique, mais son inscription dynamique dans la longue durée qui importe. Là où la « valeur historique » paraissait objective, la valeur d’ancienneté a rapport à « une expérience physique et psychique du monument » (Riegl : 69). Ce que l’on pourrait sans doute résumer, en simplifiant quelque peu la pensée complexe de Riegl, en disant que le culte de la « valeur historique » est tourné vers le principe créateur initial de l’œuvre d’art, alors que le culte de la « valeur d’ancienneté » s’intéresse à la signification peu à peu acquise par l’œuvre au fil de son inscription dans le temps, et à sa réception, conditionnée par toute l’épaisseur de cette histoire vécue.
24De là découlent évidemment deux conceptions opposées de la tâche du conservateur : pour qui favorise le culte de la « valeur historique », il s’agira de retrouver l’apparence et l’intégrité initiales du monument, envisagé dans sa forme première – ce qui suggère la vénération, voire la mystique des origines derrière laquelle on voit se profiler l’ombre de Jude. Le culte de cette « valeur historique » implique en effet « une contemplation passionnée du fait particulier, c’est-à-dire de l’acte humain dans la pureté de son état originel » (Riegl : 68). Il s’agira alors pour le conservateur de soustraire le monument aux « effets dissolvants des forces naturelles », pour retrouver « l’état originel de l’œuvre », inaltéré (Riegl : 78-81). « Les altérations partielles et les dégradations sont gênantes […], les signes de la dégradation doivent être éliminés par tous les moyens » (Riegl : 81-82), les lacunes qui ont détérioré l’état originel seront comblées. On reconnaît clairement ici l’acte de foi de restaurateurs tels Jude, tâchant de « régénérer » le monument (131) ou de le ramener à une hypothétique pureté originelle. Il en va tout autrement pour les tenants des « valeurs d’ancienneté », qui reconnaissent et acceptent le fait que les monuments sont soumis au flux de l’histoire et donc aux dégradations. Pour eux au contraire, c’est la longue histoire de cette évolution du monument à travers les âges qu’il s’agira d’exhiber, en laissant apparente toute trace de modification. « [T]oute intervention arbitraire de l’homme sur l’existence du monument » est alors exclue ; « il ne peut subir ni ajout ni réduction, ni restitution de ce qui avec le temps a été dégradé par les forces naturelles, ni suppression de ce qui de la même façon a été ajouté et altère sa forme originelle. L’impression de la dégradation naturelle ne doit pas être troublée par l’immixtion d’une création arbitraire et nouvelle » (Riegl : 78).
25Le culte du monument chez Jude se comprend alors comme une sorte de fétichisation de la « valeur historique ». Incapable de prendre acte de la dégradation des monuments, comme de la ruine de ses espoirs, Jude persiste à ne voir la ville qu’à travers des images de pureté absolue et éternelle. C’est pourquoi il s’acharne à restaurer les monuments historiques, sans voir que cette fixation sur un passé sacralisé lui défend toute possibilité de progrès. Et malgré toutes ses épreuves, malgré son rejet par une société aux principes moraux étroits et eux aussi immuables, Jude ne renoncera jamais tout à fait à son rêve de la ville de lumière. N’ayant pu se faire admettre dans aucun de ces collèges trop exclusifs, il en est réduit à contempler à la « Grande Foire Agricole du Wessex » la maquette de Cardinal College, que lui-même et Sue ont sculptée. « How like Jude— », s’exclame alors Arabella, « always thinking of Colleges and Christminster, instead of attending to his business » (64). Plus pathétiquement encore, lorsque tout emploi lui est finalement défendu, Jude en arrive à façonner lui-même de petits biscuits en forme de collèges, que Sue vend sur les marchés. Là encore, c’est la sceptique Arabella qui vient jeter un commentaire acerbe sur les obsessions de Jude : « Still harping on Christminster— even in his cakes ! […] Just like Jude. A ruling passion ». Et lorsque Sue tente de prendre la défense de Jude, elle ne contredit guère sa rivale en réalité : « Of course Christminster is a sort of fixed vision with him, which I suppose he’ll never be cured of believing in » (p. 383). Entre passion maladive et croyance, le rêve de Christminster reste immuable et intangible. La multiplication des images miniatures de la ville (maquettes d’architecte, modèles réduits, ou même petits biscuits) suggère d’ailleurs l’obsession fétichiste. Et parce que Christminster est le fétiche vénéré, toute destruction du rêve serait sacrilège impie. À Sue qui lui demande comment il peut aimer cette ville qui lui a toujours été fermée et hostile, Jude répond « I can’t help it. I love the place […]. It is the centre of the universe to me, because of my early dream; and nothing can alter it […]. I should like to go back to live there— perhaps to die there! » (391).
26Dans ces dialogues, Arabella tout comme Sue se situent du côté d’une histoire en mouvement. À l’opposé de Jude, tourné vers le passé, et ancré, si ce n’est enferré, dans son rêve, les deux femmes savent contempler l’avenir. C’est particulièrement vrai de Sue, que la critique a parfois présentée comme archétype de la « new woman » et qui appartient à ceux qui voudraient progresser (« those who want to progress » [279]) en se libérant des entraves de la morale chrétienne. Elle emporte en cela l’admiration un peu médusée de Jude : « How modern you are ! » s’exclame-t-il (187) ; « You are quite a product of civilization » (191), « a creature of civilization » (201).
27Trois épisodes fort symboliques peuvent illustrer cette opposition radicale dans leur manière de lire l’histoire – opposition entre celui qui fétichise les « valeurs historiques » et celle qui accepte au contraire les « valeurs d’ancienneté » et est capable de juger froidement de la transformation des valeurs de mémoire. Ainsi, lorsque les deux amants rendent visite à un vieux philanthrope qui a bâti un modèle miniature de la ville de Jérusalem selon la topographie décrite dans la Bible, Sue se montre impitoyablement critique, mettant en doute l’exactitude historique de la reconstruction : « I think this model […] elaborate as it is, is a very imaginary production. How does anybody know that Jerusalem was like this in the time of Christ? I am sure this man doesn’t ». Et de conclure excédée « We’ve had enough of Jerusalem » (156).
28Ce rejet se répétera peu après, de façon plus symbolique encore, lorsque Jude lui propose d’aller s’asseoir et de trouver un peu de repos dans la cathédrale. Sue repousse la proposition en faveur d’un lieu plus vivant et plus moderne : « Cathedral ? Yes. Though I think I’d rather sit in the railway station […] That’s the centre of the town life now ! The cathedral has had its day » (187). Elle confirmera ce refus le lendemain même en exprimant ses réticences devant la visite de Wardour castle, où elle ne voit que ruines gothiques sans intérêt : « I hate Gothic » (189). À l’opposé de la vision statique de l’histoire qui prévaut pour Jude, Sue défend une conception dynamique, capable d’énumérer des époques et de balayer le cours d’une évolution. La figure du train, progressivement associée à tous les déplacements dans le roman, devient d’ailleurs le symbole central de cette histoire en mouvement – tout en pointant les dangers de ce que Hardy considère « the modern vice of unrest ».
29Un troisième épisode, qui prend également place au tout début de la relation entre Jude et Sue, vient confirmer le caractère contestataire de la jeune fille : elle explique alors à Jude comment elle s’est confectionnée « a new New Testament » (l’emphase est dans le texte) en découpant sa Bible pour reconstituer la succession historique supposée réelle des Épîtres et des Évangiles – ce qui, argumente-t-elle, rend le texte deux fois plus intéressant, et deux fois plus compréhensible… C’est évidemment un sentiment de sacrilège que ressent Jude face à cette manière un peu autoritaire de replacer le texte sacré à l’intérieur d’un processus historique, pour montrer (ou dénoncer) la manière dont se sont façonnées peu à peu les valeurs d’une société. Quoiqu’ébranlé par ce dialogue, Jude semble incapable de considérer cette histoire en marche, et en reste à une croyance presque superstitieuse en un passé défendu et presque inviolable. Il est à cet égard fort parlant qu’il en soit progressivement réduit à graver des noms et des épitaphes sur des pierres tombales. À l’opposé de Sue, Jude est dans le culte des valeurs de mémoire, gravées dans la pierre par l’entaille, l’inscription, l’effigie.
30Plus encore que la « valeur historique », c’est donc ce que Riegl nomme « valeur commémorative » (Riegl : 89-90) qui triomphe chez lui. Pour Riegl, la « commémoration a pour but […] que le moment désigné n’appartienne jamais au passé, et qu’il demeure toujours présent dans la conscience des générations futures […]. Le culte de la commémoration prétend à l’immortalité, au présent éternel » (Riegl : 89). Or c’est bien avec ce sentiment de présence éternelle que Jude aborde la ville de Christminster. Il y retrouve la trace et même la voix de tous les grands hommes qui constituent son petit panthéon personnel. Le passé se fond dans le présent, « [t]he sages of Greece and Rome » (Hardy 1984 : 128) se mélangent aux penseurs contemporains tels que Carlyle, Ruskin, « Newman, Pusey, Ward, Keble » (151), comme autant de « spectres » ou de « fantômes » qui l’« apostrophent » ou lui « murmurent » à l’oreille (128-129). Le texte de Hardy se fait alors recueil de citations, découpé par les phrases et les vers depuis longtemps chéris par le jeune homme ambitieux, et qui lui reviennent en tête à sa première visite de la ville, en un dialogue passionné avec les voix du passé. Pour Jude, les monuments ne cesseront de manifester ces présences et de faire résonner ces voix : présences des ouvriers qui ont laissé leur inscription dans la pierre même (« the dead handicraftsmen whose muscles had actually executed those forms », p. 130), et voix de tous les penseurs qui habitent ces murs. C’est là sans doute cette « voicefulness » dont parlait Ruskin à propos des monuments historiques: un appel du passé suffisamment fort pour se faire interpellation pour qui sait l’entendre: « Like all new comers to a spot on which the past is deeply graven he heard that past announcing itself with an emphasis altogether unsuspected by, and even incredible to, the habitual residents » (132).
31Moins qu’une ville habitée, Chrisminster semble ainsi un lieu hanté, le monument de cette mémoire collective (« the city of many memories » [391]) où « planent » (151) les « ombres » ou les « présences fantomatiques » (129) de tous ces héros de l’histoire passée et présente : « the ghostly past » (129). En de fugitifs instants, Jude rencontre l’autre face de Chrisminster, celle composée par les ouvriers et les habitants pauvres des faubourgs. L’effleure alors l’idée que c’est là la « vraie vie » de la ville. Pourtant ces gens semblent paradoxalement avoir moins de consistance que l’armée des ombres qui peuplent ses rêves. Pour Jude, la ville de lumière est aussi ce lieu strictement commémoratif : un lieu où l’histoire ne passe pas, où le passé demeure éternellement suspendu dans le présent.
32On comprend alors que Jude ne puisse parvenir à aller vers son propre futur. Vivant au milieu des monuments du passé, il est pris dans une histoire de l’éternel retour. Tous ses trajets semblent se faire en boucle, au milieu de repères qui reviennent de façon obsédante : le champ où il travailla, enfant, à disperser les moineaux, la colline d’où il aperçut d’abord la ville, la maison de sa brève vie de couple avec Arabella, le gibet qui lie l’histoire familiale au scandale du meurtre ou du suicide, et par-dessus tout, la borne de pierre qui persiste à pointer du doigt la ville fantasmée. Les êtres eux-mêmes s’acharnent à faire retour dans son existence, telle Arabella, qui surgit à intervalle régulier pour faire basculer le destin de Jude et de Sue. À l’inverse, les enfants sont condamnés à ne pouvoir vieillir, en ce monde entravé par le passé. C’est pourquoi, sans doute, l’enfant de Jude et d’Arabella, « Little Father Time », qui paraît vieux avant d’avoir jamais été jeune, était en un sens destiné à assassiner ses jeunes frères et sœurs avant de se suicider, dans une scène qui constitue l’acmé gothique du roman… Quant à Jude, il est lui-même condamné par ce culte de l’histoire. Agonisant précisément durant les célébrations de « Remembrance day », dans ce roman où l’auteur ne se refuse décidément plus aucune ironie noire, il rejoint la pierre qu’il a adulée, finissant lui-même pétrifié en gisant, non loin de « Sarcophagus college » et des rues sombres où il n’a pu trouver refuge : « pale as a monumental figure in alabaster » (67), « a smile of some sort upon [his] marble features » (490).
33Hardy, l’architecte, est donc loin d’idéaliser le monument. Il repousse avec sarcasme le travail de rénovation qui a implanté dans le village de Marygreen une nouvelle église de style « gothique moderne » (« modern Gothic design » [50]), privant le site de son âme et de son histoire. Mais à l’opposé, il illustre aussi dans la triste vie de Jude les effets mortifères d’une fixation obsessionnelle sur le passé. Jude est comme paralysé par une sorte d’hypertrophie du mémoriel. Le culte qu’il voue aux monuments de la connaissance le condamne paradoxalement à ne jamais pouvoir entrer dans un savoir vif et neuf – celui que Sue tente d’atteindre, avant que la tragédie du suicide des enfants ne l’amène à une complète « volte-face » intellectuelle. C’est que, tout en dénonçant la fossilisation du rêve et sa pétrification dans les moments du passé, Hardy craint manifestement tout autant le mouvement à marche forcée vers le progrès, qui ne peut que faire entaille dans l’histoire – et qui finit par briser également Sue. Entre tous ces termes, Hardy défend implicitement les « valeurs d’ancienneté », dans une sorte d’esthétique de la trace, qui s’attache à l’empreinte de l’homme sur les choses et aux inscriptions les plus ténues d’une vie, ou d’une émotion, dans l’espace, « the wear of a threshold, or the print of a hand » (Hardy 1989 : 120). Il défend dans ses écrits personnels ce culte qui préfère au monument lui-même la trace laissée par la main de l’homme – car, écrit-il, « the beauty of association is entirely superior to the beauty of aspect » (Hardy 1989 : 124). Aux antipodes de la description du monumental, c’est cette « poétique de l’association », cette écriture de l’empreinte la plus fine, de l’impression laissée à la surface des choses, que continuera à sonder sa poésie.
Notes de bas de page
1 L’engagement de Ruskin dans la défense des monuments du passé n’était pas exclusivement verbale : en 1874 il refusa symboliquement la médaille d’or qui lui était présentée par le Royal Institute of British Architects, au motif que l’organisation soutenait des travaux de reconstruction au lieu de tenter de défendre les monuments anciens (Miele : 72).
2 «a kind of public confession of the part he had himself unwittingly played» (Millgate: 56).
3 Le mot « adultery », soigneusement omis, était néanmoins facilement deviné par tous les lecteurs victoriens imprégnés des Dix Commandements…
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