Conclusion : poésie, image et espace à conquérir
p. 387-391
Texte intégral
1Même lorsque les destructions iconoclastes ne font pas rage en Angleterre, la fin du xvie et le début du xviie siècles semblent constituer une période marquée, en profondeur, par une pensée et une rhétorique iconomaques. Dans le premier chapitre de ce travail, on a tenté de mettre en lumière la perméabilité de la littérature aux motifs et à l’imaginaire de l’iconoclasme, soulignant aussi que la poésie religieuse des « métaphysiques », qu’importe la confession de chaque auteur ou sa position sur la question de l’image religieuse, œuvrait tout d’abord à une intériorisation du regard afin d’éviter les dangers de l’idolâtrie. Si la pensée chrétienne médiévale en Occident avait longtemps tenté de hiérarchiser à la fois les ressemblances et le degré de participation à la divinité comme au sacrifice, distinguant notamment entre les cultes de dulie, latrie, et hyper-latrie, la Réforme, surtout dans ses variantes calvinistes et zwinglienne, semblait contester toute distinction entre l’image et l’idole, du moins à l’intérieur du temple chrétien. L’aplanissement lexical et notionnel entre l’eikôn et l’eidôlon, entre l’imago et le simulacrum, s’exprime avec force dans l’homélie contre l’idolâtrie de 1563 : « Wherefore our Images in Temples and Churches, bee in deed none other but Idoles, as unto the which Idolatrie hath beene, is, and ever will be committed »1. Au lendemain de la Réforme anglaise, il ne semble plus y avoir de véritable pensée de l’image religieuse, mais plutôt une conscience des dangers constants de l’idolâtrie jusque dans le moindre domaine de la pensée et des connaissances.
2Le temple physique est, en quelque sorte, l’espace où se joue de façon spectaculaire une crise plus profonde de la notion d’image : son dénuement, voire sa destruction, parle d’un monde qui se dérobe aux analogies. Dans l’aristotélico-thomisme du monde occidental chrétien, les rapports entre un Créateur divin et une création humaine, à l’image de Dieu, avaient longtemps reposé sur un principe de concordances et de similitudes. La définition platonicienne de l’image comme copie s’était doublée d’une pensée de l’image comme filiation et analogie. Mais voilà que ce monde où les sphères pouvaient s’imbriquer harmonieusement, où elles pouvaient s’offrir comme la réplique les unes des autres, selon des règles de proportion, où le visible pouvait être pensé comme une simple continuité de l’invisible, se délite. L’homme-image, comme le monde tout entier, se dissout dans un jeu infini de miroirs illusoires. L’hypothèse d’une pluralité des mondes hante les esprits de ceux-là mêmes qui ne veulent pas y croire, ôtant à l’image la force de transcendance qu’elle avait pu avoir par le passé. On prêche, qui plus est, avec Luther puis Calvin, le désespoir et la dissemblance fondamentale d’une créature déchue, qui ne peut plus imiter le divin et qui doit s’en remettre entièrement à la grâce. La coïncidence historique entre la crise de la notion d’image et l’efflorescence, en Angleterre, mais aussi dans l’ensemble de l’Europe, d’une poésie spécifiquement religieuse sans précédent permet de concevoir cette dernière comme une forme d’expression où se cristallise une dualité. D’un côté elle se fait témoignage de cette crise de l’image et constat mélancolique d’une perte. Elle participe même à la logique iconoclaste en cherchant à dénoncer les artifices poétiques qui avaient, eux aussi, conduit à croire que l’on pouvait remonter le long d’une échelle scalaire, en passant progressivement de la contemplation du beau à celle du Bien suprême. De l’autre côté, elle organise une résistance de l’image en se tournant vers le modèle de l’Incarnation dans laquelle le Verbe s’était fait image. Le Temple de George Herbert, construit comme un édifice ecclésial, est un exemple privilégié de cette double dynamique : aveu d’impuissance et de dissemblance, mais aussi volonté de montrer que le monde est une écriture divine portant, partout, la trace de sa beauté, même si celle-ci ne peut faire l’objet d’une lecture humaine, toujours fautive.
3Puisque imiter le divin n’est plus du recours des hommes, il s’agit pour Herbert de mieux souligner l’écart qui le sépare de Dieu, d’inscrire cette différence au cœur même de l’écriture poétique. S’inspirant d’une logique iconoclaste, il entreprend de se faire le critique des faussetés et des abus de la poésie : célébration d’un monde sensible corrompu, célébration de la beauté humaine comme mode d’accès au divin, célébration du poète et de son style par lui-même. La poésie herbertienne désigne constamment son échec, pour mieux montrer, par l’écart, ou par l’écho dans un espace en apparence délaissé de Dieu, à la fois la puissance et la présence divines. Mais elle tente aussi, selon une démarche plus positive, comme c’est le cas chez les autres poètes métaphysiques, de se faire lunette qui, par la pratique du conceit, renverse la dissemblance en ressemblance. Alors que les discours iconomaques ont conduit à penser que toute image religieuse était nécessairement idole, le modèle de l’Incarnation, où se rencontrent les opposés, réintroduit la possibilité de l’image et de la filiation au sein même de situations où la dissemblance et l’exil paraissaient l’emporter. Sans pour autant conduire à une poétique de l’évocation visuelle, en restant justement toujours du côté d’une certaine transparence et d’une abstraction, l’écriture figurée de Herbert détient un très grand pouvoir d’incarnation. Le poète cherche à manifester ce que le langage des hommes est inapte à dire, tout comme le prédicateur a recours au silence pour mieux laisser entrevoir la présence de Celui dont son langage limité ne pourra jamais rendre tout à fait compte. Afin de suggérer l’ineffable, Herbert confère à l’écriture une dimension matérielle très forte. L’écriture poétique, conçue comme une figure inscrite sur une page, retient toujours une part d’irréductibilité au discours. Si elle ne peut pas devenir l’instrument d’une transcendance divine, elle peut tout au moins en fournir, pour l’œil du lecteur, la représentation. Enseignant à l’œil comment ressaisir l’ensemble d’un poème, qui peut pourtant se faire évocation verbale d’un échec, elle rappelle que le regard que Dieu pose sur sa créature déchue a pour effet de la ramener, d’une façon analogue, à la forme et à la beauté. En concevant l’écriture comme l’objet d’une expérience sensible et esthétique, au même titre que les espèces de la Cène, dont il importe surtout à l’auteur de souligner la douceur, Herbert inscrit la lettre poétique dans une économie salvifique, plus qu’il ne lui assigne une quelconque légitimité doctrinale.
4Plusieurs fois est revenue au cours de cette étude la seule citation, extraite de ses notes sur les Considérations de Juan de Valdés, dans laquelle Herbert se prononce tout à fait clairement sur l’usage pédagogique de l’image, la rejetant comme objet d’une « plenarie circumspection », par opposition à l’image infinie de Dieu, qui nous est offerte à travers la lecture et l’interprétation de la Bible, et la comparant, de façon paradoxale, à un simple « alphabet ». L’usage que fait Herbert du terme « circumspection » est, en réalité, assez inhabituel. En général il s’applique, lorsqu’il fait référence au regard, à un examen attentif, précautionneux. Ce sens premier du terme est en vigueur au début du xviie siècle. Il est assez surprenant de le voir associé, comme ici, à une saisie à la fois immédiate et totale d’un objet. Herbert semble dénoncer, en plus, dans la « plenarie circumspection » la réduction qui s’y opère puisqu’il oppose sa « plénitude » à la perfection de la lettre. Mais il est possible qu’il y ait ici un glissement sémantique dans l’usage particulier que Herbert fait du terme, le confondant partiellement avec un terme hautement connoté dans la théologie de l’image, celui de « circonscription ». C’est Constantin qui, le premier, avait fait de la « circonscription » l’un des arguments phare de l’iconoclasme : « Tu dis que tu circonscris le Christ avant sa passion et sa Résurrection. Mais que dis-tu après la Résurrection ? Car là les choses sont différentes : le corps du Christ est désormais incorruptible et il a hérité l’immortalité. Où reste alors ce qui est circonscriptible ? Comment se laisserait circonscrire ce qui est entré par les portes closes chez les disciples et qui n’est enfermé par aucun obstacle ? »2. La réponse iconophile à cet argument avait été de montrer que l’icône, en ne reproduisant que la manifestation sensible du Christ, ne cherchait en rien à circonscrire son essence dans une forme finie. Ainsi, Nicéphore avait défendu la peinture religieuse parce qu’elle « consiste entièrement dans l’appréhension sensible et dans la monstration, la circonscription, elle, est surtout du domaine notionnel… »3. Usant de la rhétorique et de la pensée iconoclaste de la Réforme, Herbert semble bien dénoncer la prétention de l’image à circonscrire l’infini. Mais cette prétention peut aussi être à l’œuvre dans certaines formes d’écriture, conçues comme des « alphabets » et où tous les sens seraient réductibles à une même grammaire raisonnée. En tant que poète, cependant, son projet est précisément celui d’une manifestation sensible du divin qui ne le circonscrive pas pour autant. La défense de la poésie et de l’expérience esthétique, chez Herbert, s’appuie paradoxalement sur la même logique que celle des iconophiles, pour qui ne pas admettre les images religieuses revenait, au fond, à ne pas admettre que Dieu avait déjà condescendu à se faire chair. Alors que Herbert semble, en faisant la critique des abus de la poésie profane et en baptisant la poésie dans le Jourdain, vouloir opérer une distinction très forte entre le pur et l’impur, l’ensemble de son projet poétique ne consiste pas en une abstraction du monde sensible. Il cherche plutôt à plier le monde sensible à l’économie de la Rédemption, faisant de l’écriture et de la Cène, qui en constitue l’une des images privilégiées, des icônes de la douceur du Christ. La dernière section du Temple, « The Church Militant », agit comme un envoi de la poésie et de son efficace dans le monde. Loin de soustraire la poésie sacrée au monde sensible qui l’entoure, Herbert espérait sans doute qu’elle puisse remédier en partie à ce trajet du péché autour du monde.
5Dans son poème « Avarice », Herbert remarque comment le sceau du visage humain sur les pièces de monnaie a rendu possible la dissémination d’une usurpation. De piètre origine, enfouis dans la terre (« Man found thee poore and dirtie in a mine », v. 4), les métaux qui servent à leur fabrication appartiennent à l’élément le plus vil de l’ensemble de la création (« […] thou didst so little contribute / To this great kingdome », v. 5-6). Et pourtant, c’est l’argent qui est devenu roi : « […] thou hast got the face of man; for we / Have with our stamp and seal transferr’d our right » (v. 9-10). En faisant de sa texture poétique, de ses mots, les icônes de la douceur du Christ, les réceptacles – en d’autres termes – d’un sceau divin, Herbert leur conférait un égal pouvoir de re-présentation, de distribution, de conquête d’un royaume terrestre ou d’un espace profane. À la veille de sa mort, il n’osait sans doute plus espérer, comme au temps où il composa initialement son poème « The Church Militant », que l’« Empire » et les « Arts » puissent encore avoir raison des Amériques et permettre une conquête facile de ces -terres outre-Atlantique par le royaume d’Angleterre et son Église nationale : déçu à plus d’un titre par la monarchie caroléenne, il avait également été le témoin de l’échec de la Virginia Company – à laquelle sa famille et certains de ses amis étaient liés – dans une telle entreprise de colonisation. Mais, en instrumentalisant les bienfaits d’un monde de l’imprimerie en plein essor, il pouvait faire de son petit recueil poétique une force d’opposition au péché, qu’il voyait circuler autour du globe avec la même aisance que des pièces de monnaie. Le Temple pourrait peut-être, à son tour, s’insinuer à travers le monde profane par l’intimité de la lecture silencieuse, d’un verbe intériorisé, ingéré par l’œil, et, enfin, goûté jusque dans la chair de chacun de ses lecteurs. C’est en cela, aussi bien qu’en son usage d’une poétique efficace de la discordia concors, que Herbert appartient, au-delà de quelque frontière nationale, à un âge baroque, âge, qui plus est, d’une « invasion mystique », où la poésie sacrée se devait d’organiser la résistance d’une transcendance, et de Dieu et des signes, à laquelle le monde sensible semblait échapper. Paradoxalement, le Temple herbertien contribue peut-être, en définitive, à ce mouvement qui, au fil des siècles, a fait de l’art l’espace privilégié et confiné de l’expérience du sacré.
Notes de bas de page
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La Beauté et ses monstres
Dans l’Europe baroque (16e-18e siècles)
Gisèle Venet, Tony Gheeraert et Line Cottegnies (dir.)
2003
Le Lierre et la chauve-souris
Réveils gothiques. Émergence du roman noir anglais (1764-1824)
Élizabeth Durot-Boucé
2004
Médecins et médecine dans l’œuvre romanesque de Tobias Smollett et de Laurence Sterne
1748-1771
Jacqueline Estenne
1995