La Sicile entre mémoire et devenir
p. 203-206
Texte intégral
1Au terme du colloque Sicile(s) d’aujourd’hui et du volume éponyme, il convient de s’arrêter et d’essayer de saisir les lignes de force qui s’en sont dégagées, en regard notamment des présupposés théoriques ou culturels ayant permis jusque-là d’appréhender la réalité de l’île.
2L’interrogation sur la pluralité des composantes qui ne cessent d’entraîner la Sicile dans des directions divergentes participait de la volonté de questionner les stéréotypes, dont elle est à la fois actrice et victime, et qui sont à l’origine de son incapacité de s’inventer autrement. La perception de l’île a souvent oscillé entre deux pôles antithétiques relevant plus spécifiquement de la dialectique Nature/Histoire, essence/existence, mythe/chronique, espace noble de l’Antiquité/terre enlaidie par les spéculations mafieuses. Ces oppositions ont entraîné une cristallisation qui a figé la Sicile dans une image manichéenne que les auteurs de ce volume se sont évertués à démonter à partir, déjà, de la prise en compte de la pluralité de son passé historique et culturel.
3La Sicile une et multiple, injustement enfermée pendant des siècles dans une essence – indéfinie par ailleurs – excluant toute modification historique. Et, nonobstant, constamment projetée à la recherche d’une expression nouvelle, dans laquelle puissent coexister la mémoire du passé et la tension vers un autre devenir. Au fil des études présentées, ce mouvement s’est révélé être un point de vue récurrent. Bon nombre d’essais affichent une oscillation – à la fois balancement et dynamique, dont la visée est de sortir du dualisme enfermant – entre deux facteurs antinomiques : que les termes de ce conflit relèvent de la métaphorisation et de l’histoire, du passé et du présent, de l’île principale et des îles environnantes, de la langue et du dialecte, la Sicile semble tenir d’une dualité constitutive. L’espace culturel et géographique de l’archipel balance ainsi entre ses dimensions temporelle et spatiale, anthropologique et économique, humaine et sacrée. À l’intérieur de ces coordonnées, les intervenants ont tenté de cerner, à travers à la fois les œuvres étudiées et les actes de résistance de la société civile, la pluralité tant souhaitée. Dans ce cadre, il a semblé impératif de définir des catégories : la métaphore, par exemple, qui cristallise le changement historique en figure éternelle et s’oppose en cela à l’historiographie, dont le support et l’objet de la recherche relèvent au contraire de l’existant en mouvement. De même, il a fallu circonscrire des champs d’enquête : le présent sociopolitique, qui s’écrit entre déchirures et résistance ; les lieux, réels et symboliques à la fois ; les espaces de la parole littéraire (au sens large) du présent comme du passé.
4Cette vérification critique a été appliquée au temps de la Sicile le plus proche du lecteur : des années 1990 à nos jours. Cette phase chronologique a constitué une époque de grands changements dans de nombreux secteurs de la vie sicilienne : la politique ; les stratégies de la mafia et ses collusions avec les acteurs politico-financiers ; la littérature, la dramaturgie et le cinéma, qui ont expérimenté d’autres formes d’écriture plus aptes à dire les nombreuses facettes de l’île. Un souffle novateur a animé ce projet scientifique, dont la finalité a été d’interroger un monde in fieri. Se pencher sur la période antérieure à celle-ci aurait signifié revenir sur des sujets, littéraires ou non, déjà traités à l’envi. Néanmoins, le présent étant par définition le fruit du passé, il a été inévitable de revisiter certaines expressions artistiques antérieures, toutes caractérisées par une dualité problématique : qu’il s’agisse des deux Pirandello (père et fils), de la multiplicité des « je » de Goliarda Sapienza, des personnages de Verga, de la contamination névrotique entre Camilleri et le Caravage, tous incarnent l’impossibilité d’aplatir la temporalité de la Sicile dans le seul présent.
5La Sicile, espace vivant s’il en est. Le discours porte ici le souvenir des volcans et autres catastrophes naturelles qui ont marqué cette terre. Rarement des colloques de sciences humaines se sont penchés sur une matière aussi brûlante. La première section (Les déchirements de l’Histoire, « la force du présent »), sans doute la plus bouillonnante de passions et d’engagement, rassemble à elle seule les personnalités les plus exposées de la région. L’homogénéité de cette première partie relève tant d’une thématique commune – l’Histoire perçue dans la phénoménologie de ses nombreuses manifestations : luttes du passé, mafia, mouvements associatifs antimafia, actions judiciaires – que d’un engagement civique, dont la force appelle inévitablement l’urgence des sentiments, la violence de l’invective, le pathos littéraire et l’hostilité passionnée. Seule la distance de la parole écrite atténue la virulence des passions éveillées par un réel vivant.
6Tour à tour, les Siciliens qui sont intervenus dans cette section ont témoigné avec fougue de leur expérience sur le terrain. Toutefois, la présence de destinataires étrangers les a amenés à tempérer leurs témoignages, à taire les mobiles personnels, à faire appel à la distanciation historique pour cerner les deux clés de lecture du passé-présent de l’île : la mafia et l’immigration de l’autre rive de la Méditerranée jusqu’à Lampedusa. La réflexion historique a ainsi permis de mettre en lumière les facteurs qui ont enrayé la liberté de la Sicile en la fossilisant autour de noyaux éternels et universels : le Risorgimento entendu comme immobilité, la mafia, la « sicilianité » (ou encore la « sicilitude ») chères à Sciascia, le transformisme et l’immoralité d’un certain clanisme. Tous ont revendiqué la lutte des Siciliens contre le stéréotype de l’impossible rachat, voire de la stagnation, et affirmé l’inscription de l’île dans le mouvement judiciaire et civique de l’Italie.
7L’interprétation de la réalité de la (des) Sicile(s) d’aujourd’hui a bénéficié d’un double regard. Aux Siciliens ont répondu, dans un esprit de complémentarité, les scientifiques des universités françaises, réunis dans la deuxième section (Réalité et symbolique des lieux). La passion des uns a été ainsi nuancée par la distance critique et une réflexion plus neutre des autres. Il s’en est suivi une articulation riche qui a remis la problématique sicilienne au cœur d’un débat visant à la rationalisation de la matière traitée.
8Les deux dernières sections (Un patrimoine artistique et littéraire revisité et L’espace de la parole proférée) ont, quant à elles, été le lieu d’échanges fructueux sur les différentes formes d’expression littéraire et artistique. De la littérature au cinéma, en passant par le théâtre, celles-ci non plus ne semblent pas avoir échappé à l’appréhension dialectique d’une Sicile qui oscille entre mythe et réalité, tangue entre l’ancrage dans un passé révolu et la fuite vers un avant à (ré)inventer. Elles profèrent toutes un discours obsessif par rapport à l’île, qui est à la fois, dans leur esthétique même, désir de s’arracher au réel et volonté de le recréer en fonction de paramètres plus modernes.
9L’organisation en sections ne doit pas, au vu du projet scientifique annoncé, tromper sur les intentions des intervenants. Le dénominateur commun aura été en ce sens le ton engagé, empreint parfois de militantisme citoyen, des diverses études rassemblées dans ce volume. Que ce soit dans le cinéma contemporain, la dramaturgie la plus actuelle – saisissante par la force dolente du souvenir mythique et de la réactualisation de situations ancestrales –, la bande dessinée sur la mafia, la langue entendue comme vecteur d’un réel impossible à représenter autrement… toutes les manifestations culturelles évoquées dans les quatre sections relèvent de la force de la parole. Celle-ci retrouve sa vigueur de verbum proféré pour dire la valeur réelle et symbolique des lieux (Réalité et symbolique des lieux), réactualiser les valeurs artistiques du passé (Un patrimoine artistique et littéraire revisité), redire la persistance du mythe (L’espace de la parole proférée), seul à même de conférer une noblesse certaine au présent enlaidi, et inviter le destinataire à dépasser les stéréotypes. Toutes ces paroles revendiquent une autre Sicile, certes chargée de son Histoire, mais prête à être en harmonie avec le monde actuel.
10Ce volume ne reflète guère l’atmosphère chaleureuse de la rencontre dont il est issu. Les paroles polies par la mise à distance de l’écriture éludent les passions dont les nombreux intervenants ont fait preuve les 4 et 5 juin 2010. Jamais un colloque n’aura été le lieu d’échanges aussi enflammés. Jamais des intervenants n’auront été aussi pris par cette matière humaine, civique, lieu d’amour et de haine : la Sicile. Une Sicile enfin sortie de son apathie diffuse, et qui a retrouvé, à l’occasion de la rencontre internationale organisée par le C.R.I.T.I.M.C., sa matrice mythique de terre volcanique.
11Le témoignage des artistes présents au colloque a permis de vivre de l’intérieur les tragédies marquantes de la vie de l’île : le sacrifice de tant d’hommes et de femmes qui, au prix de leur vie, se sont battus (se battent) pour la liberté ; le drame toujours actuel de la condition prolétaire ; la présence de l’affricaine venue de l’autre bord de la Méditerranée mourir dans les eaux de Lampedusa (la voix exceptionnelle de Marie Vayssière1 a fait trembler d’émotion la salle comble par sa récitation du monologue de Shaouba mourante).
12Public et intervenants ont ainsi ressenti la ténacité de l’opposition dont fait montre depuis des décennies la société civile sicilienne contre la mafia, dans le souvenir entre autres de l’assassinat des deux juges Giovanni Falcone et Paolo Borsellino en 1992. Et l’appel au civisme lancé par les participants siciliens laisse entendre que la Sicile est une cause exemplaire et globale qui nous concerne tous. Jamais les expressions artistiques n’auront été aussi proches de la vie.
13Il ressort de ce volume une image plurielle (une nouvelle stigmatisation ?) de la Sicile, en tout cas une image en mouvement, chargée des énergies qui replacent l’île au centre d’un présent à construire. En ce sens, la lutte contre la mafia, à travers notamment les actions judiciaires du Parquet de Palerme, les diverses formes de résistance de la société civile de Corleone (terre natale des pires chefs mafieux des dernières décennies) et d’autres villes de l’île, laissent entrevoir l’espoir que la Sicile pourrait s’affranchir de ses codifications sclérosées et répondre à des exigences de transparence modernes. Le débat fortement ancré dans la tension civique et la virulence ressentie contre une classe politique opaque ont remis au cœur du colloque, comme du volume éponyme, le sens du politique qui englobe et relativise à la fois les formes phénoménologiques de la politique.
Notes de bas de page
1 Marie Vayssière, actrice, metteur en scène, a réalisé plusieurs adaptations théâtrales de textes littéraires (Rabelais) ou philosophiques (Nietzsche). En résidence de création au 3bisf d’Aix-en-Provence en 2006, elle y a conçu la mise en scène de la pièce Lampedusa Beach de Lina Prosa, qui a été jouée en 2007 à Palerme et à Marseille.
Auteur
Université Sorbonne nouvelle – Paris 3
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