Lina Prosa : Cassandre, Penthésilée, la Méditerranée
Nouveaux mythes, nouveaux chaos
Lina Prosa: Cassandra, Pentesilea, il Mediterraneo. Nuovi miti, nuovi caos
p. 183-191
Résumés
Des textes récents de Lina Prosa, comme Lampedusa Beach, Migrations et l’inédit Programme Penthésilée. Entraînement pour la bataille finale, sont à l’origine d’une nouvelle interrogation sur son univers théâtral. Dans ces œuvres, l’écriture de la tragédie a abandonné toute forme de liturgie ; il ne reste qu’un résidu minimal, condensé comme en un rite unique, réduit à sa plus simple expression : l’acteur seul en scène. À la pluralité ou dualité indirecte, font écho l’impuissant esseulement de l’action et de l’acte, uniques sujets palpables et imposés. Face à la reprise de situations mythiques ou à la mythisation de faits d’actualité, l’étude tente de répondre à de pressantes interrogations : où Lina Prosa pose-t-elle son regard ? sur quels paysages, sur quelles histoires ? est-il possible de dessiner une biographie intime ou imaginaire ? Entre Shaouba l’affricaine, symbole du naufrage de toute espérance, Cassandre, isolée dans une parole que personne ne croit et Penthésilée, repoussée par tous à cause de la haine qui l’habite, Lina Prosa réussit à articuler mythe, humanité et Histoire.
Testi recenti di Lina Prosa, quali Lampedusa Beach, Migrazioni e l’inedito Programma Pentesilea. Allenamento per la battaglia finale, sono all’origine di una nuova interrogazione sul suo universo teatrale. Nelle sue opere, la scrittura della tragedia ha abbandonato ogni forma di liturgia; non resta che un residuo minimo, condensato come in un rito unico, ridotto alla sua più semplice espressione: l’attore solo sul palcoscenico. Alla pluralità o dualità indiretta, fanno eco l’imponenza solitaria dell’azione e dell’atto, unici soggetti palpabili e imposti. Di fronte alla ripresa di situazioni mitiche o alla mitizzazione di fatti attuali, si tenta di rispondere a domande assillanti: Lina Prosa, dove pone il suo sguardo? Su quali paesaggi, su quali storie? È possibile delineare una biografia intima o immaginaria? Tra Shauba l’affricana, simbolo del naufragio delle speranze, Cassandra, sola nella sua parola non creduta, e Pentesilea, respinta dal grido di odio che la abita, Lina Prosa riesce a collegare mito, umanità e storia.
Texte intégral
Chez Lina Prosa, l’écriture de la tragédie a abandonné toute liturgie ; il n’en reste qu’un résidu minimal, condensé comme en un rite unique, réduit à son expression la plus simple : l’acteur seul sur scène. Dans Lampedusa Beach ou dans Penthésilée qui semblent convoquer une pluralité ou une dualité indirecte, la solitude, l’esseulement de l’action et de l’acte, est, plus encore que palpable, imposée.
D’où vient cet assèchement ? Il ne suffit pas de prétexter que cette forme existe ailleurs – un ailleurs du temps et de l’espace –, dans un long parcours qui a paru tracer les nouvelles modalités du drame et de la théâtralité contemporains. Après tout, Mère Courage, par exemple, s’inscrit encore dans une choralité expressive et formelle, dans une liturgie rituelle donc, qui tend à souligner la singularité, mais à l’intérieur d’un moment commun des uns et des autres, des êtres, envers et contre tout. C’est même dans ce dédoublement entre choralité et “univocalité” que se joue l’essentiel de la mise en drame. Peut-être est-ce parce que l’esseulement du théâtre de Lina Prosa procède d’une radicalité poétique, non directement sociale, qui institue dans l’immédiateté de son événement l’acte officiel de la parole. L’esseulement est alors une puissance qui ne rencontre, face au détournement impossible du destin, que la parole criée pour se délivrer et se dire. Il naît d’abord du regard que l’on pose sur un paysage qui s’est asséché dans la stillation du temps de tous les temps : à l’orée d’une modernité qui est encore la nôtre, Leopardi fut sans doute le premier à avoir contemplé le paysage de l’infini défini et à lui avoir donné la parole. Mais quel est ce regard, quel est ce paysage ?
Posons différemment la question : où Lina Prosa pose-t-elle son regard ? Sur quels paysages, sur quelles histoires ? Est-il possible de tenter une biographie intime, imaginaire ou non ? Sans doute faudrait-il nommer Calatafimi, et Castellammare, des moments et des lieux, des temps et des espaces qui ont forgé l’histoire contemporaine de la Sicile : de la Sicile et non de l’Italie, tant ces lieux et ces temps ont été dévorés par le “saturnalisme” de l’histoire elle-même, une histoire de la Sicile sans l’Italie. Quoi qu’il en soit, Calatafimi et Castellammare sont le lieu et le moment où Garibaldi s’est habillé de rouge.
Mais ce n’est là qu’une partie du paysage, la partie la plus apparemment “moderne” d’une histoire ancienne. À l’arrière-plan, ou dans l’entre-terre, se dresse, dans sa majesté impérieuse et solitaire et dans l’humilité arrogante de sa prière, l’un des plus beaux temples du monde sicilien : le temple de Segesta. Comment décrire un chef-d’œuvre ? Segesta est un temple suspendu au milieu des collines qui l’entourent telle une couronne, suspendu et pourtant en creux, comme un écrin au fond d’un amphithéâtre. On ignore presque tout de son histoire, si ce n’est qu’il était consacré au culte indigène de la Grande Mère et ne comportait qu’un autel sacrificiel au milieu de son enceinte. Très proche du temple, adossé à l’une des collines qui le couronnent, le théâtre, un théâtre grec, taillé dans le roc au sommet du Monte Barbaro. Comme toile de fond, un panorama grandiose qui s’étend jusqu’au golfe de Castellammare : encore l’infini et ses définitions.
C’est de cette hauteur qu’il faudrait faire naître, dans une vie imaginaire, la nécessité de la tragédie antique chez Lina Prosa. Tragédie, car c’est en vers, et non en prose, que se développe et se dit la construction poétique. Commençons par Lampedusa Beach, en partant donc d’un fait que l’on continue à nommer « divers » dans la tragédie de notre quotidien. Le plan infini de cette tragédie est la Mer Méditerranée, la mer qui a charrié dans ses eaux tous les mythes qui ont servi à occulter une histoire cruelle de colonisations et de conquêtes, d’appropriations, de dominations, d’assujettissements, de soumissions. Mais cette réalité dissimulait des histoires plus complexes de défaites et d’inaboutissements, des histoires immergées dans l’abysse marin où l’acte ne laisse aucune trace, si ce n’est dans la conscience demeurée en nous de cette antiquité qui fut la nôtre. Répétitions de quelque chose à reprendre et à redire, comme est le théâtre, comme le fait le théâtre. Voilà que Lampedusa Beach reprend et redit quelque chose qui nous a appartenu, que nous répétons et redisons.
1Lampedusa Beach part d’Afrique. C’est une histoire du Monde, c’est aussi une histoire de géographie, de proximité de lieux et de temps, et c’est aussi celle de l’« ailleurs », romantique ou pas. Or, cet ailleurs, c’est l’enfer.
2L’Afrique est ici une déformation sonore, une frication géminée de la consonne doublée : fr, comme frisson, comme frôlement, fracas ou fracture. Mais surtout, une invention de théâtre, l’articulation de la fricative impliquant un resserrement du canal vocal par lequel l’air expiré produit un bruit de frottement ou de souffle qui manque. Une apnée, le seul état du souffle qui devrait, selon Carmelo Bene, être celui de tout acteur en train de jouer. La dédicace de la pièce dit ceci :
À une actrice experte en apnée. / Elle sait administrer l’oxygène de ses poumons pour devenir sur scène une réfugiée africaine qui, noyée dans les eaux de la Méditerranée, précisément face à Lampedusa, tente de résister à la mer, et échouant à se maintenir à la surface, avale le souffle dans son estomac, pour l’éternité1.
3L’Affrique et la Méditerranée ne sont plus des points de départ ou de traversée ou de destinée, elles se sont muées en des points de non-lieu, des points de désastre. Elles deviennent sur scène le point final, le fil de la fin qui défile au moment « mythique » où l’on meurt et où la totalité de la vie incommensurable déferle vers sa synthèse impossible, sinon comme reprise et redite de théâtre. Il s’agit ici d’un « théâtre de la vie » qui n’est spectaculaire que pour qui le revit dans le délire de l’impossible. Un théâtre de la cruauté, une mise en acte, par la parole, plus que la mise en scène d’un acte.
4Comme toute histoire d’enfer, c’est aussi une histoire de paradis perdu, ou de mirage qui s’efface devant la défaite évidente de l’individu face à son histoire. Un mirage ou un délire, comme dans les mots de Shaouba, la protagoniste du drame :
Un instant, depuis le sommet, / dans le basculement violent du bateau / j’ai vu Lampedusa. / Je l’ai vue avec tes lunettes. / Avant de me noyer je veux te dire comment elle est. / Lampedusa est claire. / Elle a un petit point bleuté sur sa plus haute côte. / Et un halo jaune à sa droite, je ne sais si c’est du sable de mer / ou un lambeau du désert qui arrive à la mer comme chez nous2.
5Le monde « ccappittallisste », comme elle dit, crée les réfractions d’une vie possible dont la fausseté se révèle avant même qu’on ait eu la moindre possibilité de la vivre : ces réfractions sont déjà, non pas l’idée, mais l’expérience même de la mort. L’expérience de Shaouba, mortelle qui ne cesse pas de mourir, sur son rafiot voué au naufrage, est comme un écho de tous les naufrages qu’Ulysse affronte dans l’Odyssée ; sauf que si l’Odyssée résonnait comme l’ouverture d’une symphonie du nouveau monde, l’histoire de Shaouba se referme misérablement sur l’histoire des mille naufrages où l’humain s’abîme et sombre, dans l’océan des histoires, dans l’océan du drame. Les temps et les lieux sont toujours les mêmes : et si la guerre de Troie et son Odyssée durent vingt ans, l’histoire de Shaouba, qui semble ne durer qu’un court moment, se répète en réalité depuis plus de vingt ans. C’est que le mythe se nourrit d’un temps historique et que le temps transforme toute action historique en mythe. C’est le temps du théâtre qui opère ce raccourcissement, comme une synthèse qui rendrait douteuse la réalité du temps. Voici les mots dans la bouche de Shaouba : « L’antichambre de la mort impose une synthèse3. »
6Le drame se dit ici dans l’impossibilité d’aboutissement du réel – ou du rêve –, mais également dans l’impossibilité d’un retour en arrière, dès lors que le destin individuel, pris dans les rets d’un destin commun, se mue en quelque chose de dur, de rocheux, d’infranchissable. Shaouba ne nous dit pas autre chose :
Je n’ai pas le temps de décider, d’évaluer, / comment me défendre du manque d’éternité, / quelles petites astuces et précautions utiliser… / Je suis à la merci de quelque chose qui ne me fait ni vivre / ni mourir […] / Revenir eût été en réalité une défaite4.
7La mort semble alors prendre la forme du salut. Le destin devient une évidence du réel et de la démarche à suivre : il est inopposable, comme dans tous les mythes, depuis Iphigénie jusqu’à La Force du destin de Verdi.
8Or, ce destin n’est en réalité qu’une longue histoire de construction et de destruction sociales bâtie au cours des temps, à laquelle le temps confère la réitération saccadée d’un enfouissement, d’une agonie. Le poids accumulé des choses de la vie a atteint une pesanteur telle qu’elles résistent même aux basculements qu’elles provoquent dans les abysses. C’est l’un des cris innombrables de Shaouba :
Comment se fait-il que le naufrage et la syncope prolongée n’arrêtent pas / le temps, l’espace, le corps, le sang, / la peur, la violence, l’histoire, / le souvenir, la morale, les éléments, / le voyage, la faim, l’économie, / la raison d’état, l’exploitation, le monstre, / le bateau, la lune, le vent, / la bonace, la diarrhée, le poisson, / l’humidité, la bronchite, la carte postale, / la mission, le récif, l’illégalité, / l’émigration… / […] Est-elle si matérielle, l’éternité5 ?
9Ne subsiste plus, désormais, qu’une réalité poétique, ou visionnaire, dont on ne sait plus si elle a déjà existé ou si elle va exister dans un avenir qui ressemblerait étrangement à un passé mythique, lorsque le mythe prend forme pour adoucir les marques de l’histoire, c’est-à-dire la souffrance. Dans une géographie impensée qui ferait disparaître l’eau entre l’Italie et l’Affrique on verrait qu’Italie et Affrique sont unies : ce n’est que dans la pensée de ce territoire retrouvé ou à construire que peut s’élever le cri aigu de la révolte, le dépassement prononcé aussi bien du mythe que du théâtre, une révolte qui nous rassemblerait tous dans une seule et même conscience :
Laissez-nous grandir enfants sans espoir. / Il vaut mieux. / Fermez les portes à la bonté… je hais la bonté, elle pue / la nourriture avariée, la vieillerie, le poisson en conserve… / Si vous voulez vraiment faire quelque chose pour moi et pour ceux comme moi… / Offrez-nous la croisière… faites-nous voyager une semaine / sur un bateau important… / Ne vous inquiétez pas de savoir si nous sommes des cadavres sans plus de forme / si nous ne sommes plus que relief de repas de poissons…6
10Si dans Lampedusa Beach le mythe est pris en charge par les profondeurs de la Méditerranée, dans les autres travaux, Cassandra on the road et Programme-Penthésilée. Entraînement pour la bataille finale, le nom même des protagonistes nous plonge au cœur du mythe. La singularité de ces personnages réside dans la qualité unique de leur féminité : la première, attachée à un dieu, est isolée de sa communauté en raison même du don qu’elle a reçu, un don qui la rend à la fois intangible et intouchable, incroyable et jamais crue. Elle est vouée à la tragédie de l’esseulement où confine la vérité d’un destin de l’histoire qui ne s’est pas encore réalisé, proférée par celle qui vit par avance sa vie et celle des autres, et devient dès lors invivable dans un présent de l’histoire qui rejette l’anticipation de son devenir, qui refuse d’être devancé par son devenir. Son isolement est celui de la folie. Lina Prosa écrit dans sa note d’introduction :
Cassandre est une femme grecque émigrée aux États-Unis d’Amérique. C’est la fille d’un surveillant aux Marchés Généraux. Mais son passé mythique de prophétesse et de princesse troyenne est encore vivant et actif en elle, jusqu’à produire des souvenirs liés à l’Iliade et à la guerre de Troie. Dans le présent, Cassandre est licenciée par la Coca-Cola parce qu’elle en a prédit la crise économique. Toujours refusée, Cassandre erre en nomade, continuant à ne pas être crue et traînant avec elle des morceaux de canettes, des fils électriques, des résidus d’archéologie industrielle et de son passé mythique7.
11C’est avec ces mots que parle Cassandre :
Cassandre est une bouche chaude. […] Je me débrouille comme un prêtre / qui n’a pas de fidèles. / Si mes paroles dégénèrent et puent / il ne faut pas avoir peur de l’indécence / mais écouter le cœur qui parle / qui n’est pas vain comme une parole non crue. […] Le dieu veille sur sa virginité, / et la ville entière se masturbe / en regardant l’horloge du temple / croyant que le passage du temps / est le passage de l’amour. […] Où est le grumeau puant de salive et de catarrhe / qui m’a destinée à une bronchite chronique et éternelle ? / Est-ce Apollon qui m’a infectée, / ou la passion de jouer pieds nus dans la cour ? / Voilà la tragédie. […] Je bouge en état de guerre, / seul lieu où on n’emploie pas de glace / pour bloquer à l’instant les hémorragies des blessés. […] Infirmière à la Croix-Rouge de la parole / je recueille les paroles des bouches qui vont / se fermer pour toujours. […] J’ai recueilli des paroles de canailles, d’assassins, de rois ; / d’esclaves, de bâtards, de saints… / J’ai perdu les mots de l’enfant. […] Je parle. / Je dis au peuple aux mains paralysées / que le cheval de Troie s’appelle maintenant char d’assaut8.
12La part de réel qu’elle dévoile réélabore le mythe et elle le dépasse dans le cri d’une révolte qui est celle du féminin :
Cé-er-i-es-e. […] Cassandre est une bouche chaude. […] J’ai prononcé à l’usine le mot crise. / Brouillard et sang, identique et tel quel. / Il m’a limogée. / Il m’a licenciée […] S’il y a un patron, il est tel quel, identique : / le feu de Troie, le cadavre, / les ruines, les prisonniers de Troie. / S’il y a un patron / il y a aussi une Cassandre ! Le Chœur. / Le Chœur est resté à l’usine, / il garde en son cœur mes pensées et ne souffle mot. […] Et on me demande pourtant de parler. / On questionne Cassandre / quand la logique meurt. / Moi, je ne suis plus d’accord. / Cela ne sert pas. / Ça ne sert pas de m’écouter. […] Tel quel identique à une guerre à deux. / Cassandre est blessée. Ensanglantée au centre du corps. / Apollon est absent à jamais9.
13Cassandre a, par ces derniers mots, quelque chose en partage avec Penthésilée. Chez Quintus de Smyrne, dans sa suite à Homère, la reine des Amazones meurt de la main d’Achille qui tombe amoureux d’elle en la voyant morte ; la grande variante du mythe chez Kleist réside dans le fait que c’est Penthésilée qui tue Achille et en tombe alors amoureuse.
14Dans Penthésilée, Lina Prosa fait apparaître la gémellité des opposés qui veulent s’unir tout en résistant à cette union, en militant même pour cette résistance. Le cri d’amour est aussi un cri de haine, c’est-à-dire un cri qui va au bout de son désir fait de paroles de scène.
Je le fais / je ne le fais pas. Ça s’émiette. / Je l’aime / je le tue. Ça s’émiette. / Je l’adore / je le méprise. Ça s’émiette. / Je le serre / je ne le serre pas. Ça s’émiette. / Je le garde / je l’expulse. Ça s’émiette. […] Deux choses opposées en une. / C’est comme pendre deux innocents / avec une seule corde. […] Quand habillée comme une épouse / pour un époux inexistant, / j’ai commencé un veuvage / qui me consacra commandante, / pour me défendre des dangers, / de l’assaut de faux prétendants / qui parlaient au nom de l’âme. […] Époux ou pas, cela n’a pas d’importance. / Mais qu’il soit en chair et en os, qu’il puisse répondre à la promesse / d’un déluge d’amour. / Que ce soit lui. Achille10.
15Mais, en même temps, plus fort et puissant que le mythe, quelque chose se glisse dans cet espace théâtral et le redéfinit ; l’impossibilité de l’unité, qui n’a rien à voir avec l’union, est clairement évoquée :
J’ai arraché la chair de ses os. / J’ai brisé tout ce qui en elle était uni. / J’ai éparpillé ses morceaux alentour comme des ordures. / […] C’est de la décomposition et recomposition / des sentiments même les plus inconciliables / que naissent les histoires nouvelles11.
16Tout comme Shaouba, ces personnages sont plongés dans la contemporanéité la plus proche : Cassandre arpente une route près des Marchés, affublée d’un cortège de canettes qui font tinter sa déchéance, Penthésilée, nue, peut-être – cela n’est que suggéré – dans un asile de fous, médite sur des tissus et des rubans qui ont jadis étoffé un lointain plus faste. Les oripeaux qui les accompagnent ne travaillent plus que comme les ruines de ce passé du mythe, soulignant la modification des signes, leur devenir rouille et tintamarre pour l’une, rubans d’un destin pour l’autre dont elle réenlace son corps dans l’évocation d’un désir irrévocable et funeste.
17La fable et son mythe res(is)tent identiques, qui redisent l’impossibilité des mutations malgré la transformation du temps dans la suite de ses époques : Penthésilée ne peut que constater l’émiettement de tout point de repère là où, désormais, renaît le chaos illisible comme seule signification des enchaînements de la vie et du monde. C’est que vie et monde ont continué, dans l’étendue de leur nécessité, à tisser la corde aveugle qui encercle les humains dans un destin qui se trace comme une fatalité inéluctable commandée par la divinité.
18Le point de cassure avec l’antiquité mythique se joue ailleurs, suivant deux moments différents : la prise en compte d’un parallélisme virtuel avec la légende et le mythe où, cependant, la puissance du nefas assume un corps décidément politique qui n’a plus comme référent oppositionnel la divinité. Et surtout l’incarnation actuelle du personnage : Shaouba, Cassandre, Penthésilée revendiquent en leur nom et en leur corps contre la violence de ce qui se dessine comme une imposition de l’humain – masculin, social, anthropologique, en un mot, politique – et non comme une fatalité du divin. C’est peut-être Kleist qui a servi à ce dépassement du mythe en quelque chose qui en a modifié la structure –, même si on peut ne pas le croire.
19Le deuxième moment tient à la différence historique entre héros et héroïne : le héros du mythe constitue l’historicité de son héroïsme, c’est-à-dire de son passage de l’humain au divin à travers la parade du féminin qui l’aide à se constituer comme tel. Le féminin, qui est le trait essentiel de la reprise du lieu de la scène de Lina Prosa, dit la parole d’une révolte qui ne revendique plus au nom d’un idéal d’ascension, mais au nom d’une nécessité de l’humain. Certes, la tension du mythe résiste, mais il est arqué dans la plongée de la voyance et de la vision d’un présent inventé de la scène, d’un non-lieu, non pas historique, mais purement poétique, où la scène reprend et redit le réel actuel de la vie. Et même si aujourd’hui encore toutes ces femmes, tous ces personnages sont historiquement destinés à la mort comme à la loi commune de l’humain, c’est d’abord une mort de scène : ce qui meurt, c’est la parole qui finit par être imprononçable, elle a tari son ressac dialogique, a signifié le décompte de ses fractures. Profondément, sur scène, dans l’oralité de l’acteur, la vie qui s’en va vous tient, en apnée, comme un dernier souffle.
Notes de bas de page
1 Lina Prosa, Lampedusa Beach, Florence, Edizioni della Meridiana, 2007, p. 11 : « La dedica : a un’attrice che sa andare in apnea. / Che sa amministrare il suo ossigeno polmonare quanto basta per diventare sulla scena una profuga africana, che annegata nelle acque del Mediterraneo, precisamente di fronte a Lampedusa, cerca di resistere al mare, e non riuscendo a stare a galla, inghiotte il fiato nello stomaco per l’eternità. » Nous traduisons en français tous les passages tirés des œuvres en langue italienne de Lina Prosa.
2 Ibid., p. 25 : « Da quella cima per un attimo, / nel dondolio violento del barcone, / ho visto Lampedusa. / L’ho vista con i tuoi occhiali. / Prima di affogare voglio dirti com’è. / Lampedusa è chiara. / Ha un puntino azzurro sulla costa più alta. / Ha un alone giallo sulla sua destra, non so se è sabbia di mare o un lembo di deserto che arriva al mare come da noi. »
3 Ibid., p. 26 : « L’anticamera della morte impone una sintesi. »
4 Ibid., p. 27 : « Non ho il tempo di decidere, di valutare / come difendermi dalla mancanza di eternità, / quali piccoli accorgimenti usare… / Sono in balia di qualcosa che non mi fa né vivere / né morire […] / Tornare in realtà sarebbe stata una sconfitta. »
5 Ibid., p. 36 : « Come mai il naufragio e la prolungata sincope non fermano / il tempo, lo spazio, il corpo, il sangue, / la paura, la violenza, la storia, / il ricordo, la morale, gli elementi, / il viaggio, la fame, l’economia, / la ragione di stato, lo sfruttamento, il mostro, / il barcone, la luna, il vento, / la bonaccia, la diarrea, il pesce, / l’umidità, la bronchite, la cartolina, / la missione, lo scoglio, l’illegalità, / l’emigrazione… / È così materiale l’eternità? »
6 Ibid., p 34 : « Ci lasci crescere bambini senza speranza. / È meglio. / Chiuda le porte alla bontà… io odio la bontà, puzza / di cibo avariato, di vecchiume, di pesce conservato… / Se proprio vuole fare qualcosa per me e quelli come me… / Ci regali la crociera… ci faccia viaggiare una settimana / su una nave importante… / Non si preoccupi se siamo cadaveri senza più forma / se siamo solo i rifiuti del pasto dei pesci… »
7 Lina Prosa, « Cassandra on the road », in Id., Migrazioni, Florence, Edizioni della Meridiana, 2006, p. 41 : « Cassandra è una donna greca emigrata negli Stati Uniti d’America. È figlia di un sorvegliante ai Mercati Generali. Ma il suo passato mitico di profetessa e di principessa troiana, è ancora vivo ed attivo in lei, fino a produrre memorie legate all’Iliade e alla guerra di Troia. Nel presente Cassandra viene licenziata dalla Coca Cola per averne predetto la crisi economica. Continuamente rifiutata Cassandra va nomade, sempre non creduta, portando con sé resti di lattine, fili elettrici, di archeologia industriale e del suo passato mitico. »
8 Ibid., p. 42- 57 : « Cassandra è bocca calda. […] Mi arrangio come un sacerdote / che non ha fedeli. / Se il mio dire degenera e fa puzza / non si abbia paura dell’indecenza / si ascolti il cuore di chi parla / che non è vano come una parola non creduta. […] Il dio bada alla sua verginità, / e tutta la città intera si masturba / guardando l’orologio del tempio / credendo che il passare del tempo / è il passaggio dell’amore. […] Dov’è il grumo puzzolente di saliva e catarro / che mi ha destinata a bronchite cronica ed eterna? / È stato Apollo ad infettarmi, / o la passione di giocare a piedi nudi nel cortile? / Ecco la tragedia. […] Mi muovo in ambito di guerra, / unico luogo dove non si usa il ghiaccio / per bloccare all’istante le emorragie dei feriti. […] Crocerossina della parola / raccolgo parole dalle bocche in procinto / di chiudersi per sempre. […] Ho raccolto parole di furfanti, assassini, re, / schiavi, bastardi, santi… / Ho smarrito le parole del bambino. […] Parlo. / Dico al popolo con le mani paralizzate / che il cavallo di Troia ora si chiama carro armato. »
9 Ibid., p. 42-53 : « Ci-er-i-es-i. […] Cassandra è bocca calda. […] Ho pronunciato in fabbrica la parola crisi. / Sangue e nebbia, uguale preciso. / Mi ha silurato. / Mi ha licenziata. […] Se c’è un padrone è uguale, preciso: / il fuoco di Troia, il cadavere, / le rovine, i prigionieri di Troia. / Se c’è un padrone / c’è anche una Cassandra! / Il Coro. / Il Coro è rimasto in fabbrica, / tiene nel cuore le mie vedute e non fiata. […] Eppure mi si chiede di parlare. / Si chiede di Cassandra / quando muore la logica. Io non ci sto più. / Non serve. / Non serve ascoltarmi. […] Uguale preciso ad una guerra a due. / Cassandra è ferita. Insanguinata al centro del corpo. / Apollo è assente per sempre. »
10 Lina Prosa, Programma Pentesilea. Allenamento per la battaglia finale. Ce texte est encore inédit, mais nous avons traduit en français le passage cité à partir de l’original italien : « Lo faccio / non lo faccio. Si sbriciola. / Lo amo / lo uccido. Si sbriciola. / Lo adoro / lo disprezzo. Si sbriciola. Lo stringo / non lo stringo. Si sbriciola. / Lo tengo / lo espello. Si sbriciola […] Due cose opposte in una. / È come impiccare due innocenti / con una sola corda. […] Quando vestita come una sposa / per uno sposo inesistente, / cominciai una vedovanza / che mi consacrò comandante, / per difendermi dai pericoli, / dall’assalto di finti pretendenti / che parlavano in nome dell’anima. […] Sposo o no, non ha importanza. / Ma sia in carne ed ossa, / possa rispondere alla promessa / di un diluvio di amore. / Sia lui. Achille. »
11 Ibid. : « Ho strappato la carne dalle sue ossa. / Ho spezzato tutto ciò che in lei era unito. / Ho sparso i pezzi in giro come rifiuti. […] È dalla scomposizione e ricomposizione / dei sentimenti anche i più inconciliabili / che nascono le nuove storie. »
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