Entre l’oral et l’écrit : le rôle des connecteurs dans les spots publicitaires néerlandais
Texte intégral
1Les études portant sur l’analyse du discours ont très rapidement constaté que les connecteurs connaissaient un emploi tout aussi fréquent que remarquable à l’intérieur des slogans publicitaires, tout particulièrement dans les spots télévisés, qui présentent en ce début de xxie siècle une facture de plus en plus complexe. Une facture complexe qui se reflète directement dans le fonctionnement des connecteurs à l’interaction entre des images souvent somptueuses, un discours qui se veut par définition accrocheur, des corps de textes de plus en plus développés qui défilent en surimpression sur l’écran, sans oublier le slogan du produit (ou de la marque) qui, le plus souvent, trône en grosses lettres sur l’image finale.
2Cette interaction entre image, voix et textes écrits justifie notre parti pris de désigner par un terme assez extensif, celui de connecteur, ce que nous appelons plus classiquement « conjonction de coordination ». Mais, ou, et, donc, or, ni et car, pour reprendre sous sa forme ânonnée la liste traditionnelle et fortement critiquable des conjonctions du français. En effet, dans les spots publicitaires, ces mots connectent des propositions entre elles, mais aussi du verbal à du non-verbal, ou un texte écrit à de l’oral, ou encore de l’oral à des textes écrits. En d’autres termes, les « mais ou et donc or ni car » de la grammaire traditionnelle, simples articulations syntaxiques, sont promus sur le petit écran au rang de « connecteurs » impliquant des opérations mentales des plus complexes.1 Il nous plaît de rendre un peu justice à ces petites ligatures du discours précisément parce qu’elles sont moins visibles ou audibles, en tout cas, moins présentes que d’autres lexèmes du discours publicitaire, à la conscience claire des téléspectateurs. Il se peut également que le rédacteur de textes publicitaires n’ait pas lui-même toujours conscience de la portée ou de l’importance des connecteurs. Dans la plupart des cas il les utilise intuitivement. Nous tenterons cependant de démontrer que les connecteurs sont souvent au centre de ce jeu linguistique passionnant qu’est en fait un spot publicitaire.
3L’intérêt des linguistes pour les connecteurs ne date pas de ces dernières décennies. Citons à titre d’exemple un court texte de Wilhelm von Humboldt, célèbre homme d’Etat et linguiste allemand, rédigé entre les années 1827 et 1830 :
« Tout comme le verbe, les conjonctions doivent la rigueur et l’efficacité de leur formation à l’activité d’une même énergie issue de l’esprit à l’œuvre dans les langues. Car la conjonction, entendue au sens fort de l’expression, indique des relations que deux phrases instituent entre elles, d’où pour elle une double concentration, une synthèse d’une complexité plus grande encore. »2
4Rigueur, efficacité, énergie, complexité, voilà des termes bien humboldtiens qui tentent de décrire la fonction alors peu connue des connecteurs dans un système linguistique ; ici encore, on constate que la pensée Humboldtienne était très en avance sur son époque. Cependant, le grand philosophe du langage ne s’intéresse qu’au fonctionnement inter-phrastique de la conjonction. Mais comment pourrait-il en être autrement, la linguistique du xixe siècle ne raisonne encore qu’à partir de l’écrit. Nous avons été amené pour notre part3 à distinguer (et nous nous référons ici au travail d’Oswald Ducrot4, ou encore à celui de Mme Jocelyne Fernandez5 privilégiant l’approche discursive des connecteurs) trois niveaux de fonctionnement des connecteurs :
un niveau intra-phrastique, c’est-à-dire entre deux segments à l’intérieur d’une proposition ; exemple : « elle est linguiste mais monolingue ».
un niveau inter-phrastique, c’est-à-dire entre deux propositions ; exemple : « elle est linguiste, mais elle ne parle que sa langue maternelle ».
un niveau trans-phrastique quand le connecteur relie une proposition à autre chose qu’une simple proposition ; cela peut être du verbal : c’est le cas du connecteur français or, qui relie une proposition le plus souvent à tout un discours en amont. Cela peut être du non-verbal comme par exemple, de l’implicite ou un contexte communicationnel, à des images, etc. ; exemple : « Mais occupe toi d’Amélie » pour reprendre le célèbre article dans Les Mots du discours d’Oswald Ducrot sur le connecteur mais.
5C’est bien entendu ce niveau transphrastique, celui qui dépasse le cadre strict de la phrase qui retiendra notre attention et qui sera mis en valeur dans les productions publicitaires analysées. Dans cet emploi transphrastique on se rend très vite compte que ces petits mots sont plus complexes que l’on penserait d’emblée. Beaucoup d’idées reçues seront à revoir, comme par exemple que les connecteurs ne sont jamais accentués ou qu’ils présentent un fonctionnement syntaxique régulier. On parle souvent à tort de mots de remplissage ou de « tics linguistiques ». Les puristes ou stylistes ne tolèrent pas l’emploi d’un connecteur après un point final, ce qui est pourtant presque systématique. C’est précisément dans ce fonctionnement transphrastique que le connecteur est le plus difficile à traduire : nous verrons que le connecteur dus traduit classiquement par donc ne peut pas toujours être rendu par un simple donc. Nous rencontrons ici la notion d’idiomatisme dans ce sens que le fonctionnement transphrastique d’un connecteur est souvent peu transposable d’une langue à une autre. Nous privilégierons donc dans cet exposé ces emplois transphrastiques des connecteurs, et nous tenterons plus particulièrement de montrer comment cet emploi transphrastique permet d’articuler dans un spot publicitaire télévisé un énoncé oral sur un texte écrit. Place donc aux exemples : Verba docent, exemplia trahunt !
6Les connecteurs retenus sont : en (et) maar (mais) dus (donc). Ils figureront dans les exemples sélectionnés en italiques afin d’être mieux repérables. Les traductions proposées en français se veulent intentionnellement littérales pour faciliter l’analyse discursive.
7Aussi pour se familiariser rapidement avec ces connecteurs néerlandais et avant de nous intéresser plus directement aux emplois strictement transphrastiques des connecteurs, voici trois exemples qui nous montrent clairement la présence des connecteurs dans le slogan publicitaire ; nous tenterons de pointer leur forte iconicité et leur importance dans la structure textuelle du slogan.
Spot n° 1 : Geniet, maar drink met mate6
8Nous rencontrons ici donc un emploi interphrastique classique de maar ; nous noterons toutefois que maar est bien au centre du message publicitaire, entre deux impératifs pour ce qui est du sens, mais aussi pour ce qui est de la structure phonique : GenIet, mAar drInk met mAte. Dans cet emploi interphrastique, le connecteur constitue de par sa situation entre deux segments le pivot structurel de l’énoncé. Son intégration dans un schéma d’assonance croisée ne peut que renforcer son poids formel, son « iconicité » dans le texte. L’exemple suivant est encore plus éloquent :
Spot n°2 : De grootste korrels, dus de lekkerste7
9Nous avons ici deux superlatifs mis en parallèle : de grootste / de lekkerste. Nous comptons les syllabes et nous obtenons un vers de 10 pieds avec, placé à l’hémistiche, le connecteur dus ; supprimons le connecteur et l’édifice s’écroule de par la forme et bien entendu de par le sens.
10Nous retrouverons plus bas, analysé dans cet article, un autre slogan pour une crème miracle avec la même construction binaire :
Spot n°3 : PCL crème : verzorgt en herstelt 8
11Nous rencontrons ici encore une construction extrêmement équilibrée : en constitue le pivot entre deux segments absolument identiques en nombre de syllabes et en schéma accentuel : syllabe non-accentuée / syllabe accentuée en syllabe non-accentuée / syllabe accentuée. Ces trois exemples qui nous ont servi d’« appetizers » (ou de « opwarmers » en néerlandais) présentent des structures d’une grande netteté formelle : équilibre, harmonies accentuelles, assonances, allitération, isomorphies, etc. Bref, des formes qui font du slogan un très bel objet architectural. Des formes qui favorisent la mémorisation des slogans. Nous sommes loin de l’étymologie gaélique de « slogan » qui fait référence à des cris de guerre non articulés entre clans irlandais. Tout slogan, on le sait se doit de laisser des traces mémorielles. Faute de quoi l’effort publicitaire aura été inutile. Supprimons les connecteurs et le bel édifice textuel s’écroule.9
12Progressons, désormais mieux armés, vers le transphrastique, cadre majeur de notre réflexion. Nous nous intéresserons pour cela à deux autres spots où les connecteurs n’interviennent plus à l’interphrase du slogan. Dans le premier exemple « Mobiel bellen » portant sur le secteur en pointe de la téléphonie mobile, le connecteur en est intégré dans le corps du discours publicitaire dans son intégralité :
Spot n° 4 : hi mobiel bellen
Voortaan kan iedereen ‘s avonds èn in het weekend zijn vrienden mobiel bellen
Voor één kwartje per minuut
en dat zonder abonnement
en niet alleen in de Randstad
maar in héél Nederland10
13Ici le connecteur en relie l’énoncé (zonder abonnement) à tout ce qui vient d’être dit précédemment ; d’ailleurs en est suivi de dat anaphorique qui reprend tout ce qui vient dit en amont (en français : et ceci …). De par son contenu, le connecteur en garde un pouvoir de renvoi à ce qui précède ou d’amorce de ce qui suit comme c’est le cas dans la deuxième occurrence de en. La reprise de en montre bien que enchaîner, accumuler des arguments, amplifier, persuader sont des traits distinctifs du discours publicitaire. L’analyse d’un point de vue argumentatif « à la Ducrot » nous fera justement remarquer que en relie trois arguments :
P pas cher (25 centimes)
P’’ pratique car sans abonnement
P’’’ sans limitation géographique (« in héél Nederland »)
14Schéma clairement argumentatif en faveur de la conclusion espérée du publicitaire : acheter HI ! En effet, par l’emploi répété de en il y a fusion d’arguments coorientés en faveur d’une seule et même conclusion : acheter HI. On le voit donc ici nettement, le connecteur articule la stratégie argumentative de la publicité. Dans cet exemple chaque argument est de force égale, ils sont aussi de même longueur (isomorphie argumentative), on pourrait même les permuter sans que la force argumentative de l’ensemble s’en trouve modifiée. Mais du fait de la totalisation, l’objectif commercial recherché n’apparaît que plus évident. Le produit s’impose à la vente ou à l’acheteur potentiel. Il est clair pour nous que le fonctionnement de en ici ne se limite pas à une simple ligature interphrastique. La construction même de ce texte publicitaire met à l’évidence que le connecteur est directement intégré dans une stratégie discursive spécifique.
15Sans en reprendre la transcription nous mentionnerons également au chapitre de l’emploi transphrastique des connecteurs le spot télévisé pour Radio Veronica afin de nous confirmer dans une analyse plus discursive. Il faut savoir que l’objectif du spot de la station de radio néerlandaise Veronica est de recruter des jeunes femmes pour l’été afin de constituer des équipes pour la promotion de ses différents produits.
16Le corps du spot est ainsi conçu :
si vous êtes énergique
si vous ……
si
donc (je reprends) 11... si …si
17Le connecteur dus à fonction évidente de reformulatif joue à l’évidence un rôle important dans l’économie du spot puisqu’il a été retenu pour être affiché à l’écran en surimpression parmi d’autres termes-clé en style télégraphique ; quant à sa réalisation orale, on notera également sa forte accentuation et sa mise en valeur entre deux pauses. Après une longue exposition des exigences de la station de Radio Veronica sur les qualités requises de ses futures collaboratrices, dus intervient après un long mouvement argumentatif dans le sens de « donc en résumé » pour introduire une reformulation plus concise. Il s’agit donc d’un moment fort dans l’articulation du texte publicitaire, ce qui justifie sa surimpression en lettres majuscules à l’écran. Pour faire passer le message publicitaire (surtout aussi traditionnellement brouillon que celui de Radio Veronica) il est impératif de reformuler. Point de publicité sans pédagogie ! D’où l’importance du connecteur dus dans l’articulation du discours dans sa globalité. Un mot qui participe à la construction d’un macro-texte bénéficie d’un affranchissement syntaxique. Nous sommes loin ici du dus simple conjonction de coordination. Parler de ligature interphrastique n’a pas de sens ici. On peut se demander si dus relie encore du verbal à du verbal. Ne structure-t-il pas plutôt tout simplement la communication ? En tout état de cause son fonctionnement dépasse le cadre strict de la phrase.
18Nous avons signalé plus haut le fait qu’un connecteur dans son fonctionnement transphrastique pouvait relier du verbal à du non verbal. C’est le cas dans le film publicitaire consacré à la bière Dommelsch où le connecteur maar ne renvoie à rien de verbal en amont du film publicitaire. Il faut bien sûr préciser qu’il s’agit d’un slogan publicitaire qui intervient en « pack shot », c’est-à-dire avec la visualisation du produit en signature d’une annonce (c’est-à-dire à la fin d’un spot).
Spot n° 5 : Maar wij hebben Dommelsch12
19Nous rencontrons ici un fonctionnement intéressant du pronom pesonnel première personne du pluriel « we » avec emploi de la forme accentuée « wij » dans un schéma oppositif du type « nous pas vous » ; le connecteur maar a pour fonction évidemment de renforcer l’aspect contrastif marqué par « wij » qui s’oppose à un autre groupe de consommateurs (mais lequel ?). Notons que le slogan en surimpression n’est pas repris par une voix off. Le canal oral n’est pas utilisé. Cela a son importance car à l’oral le connecteur « maar » aurait pu être supprimé : WIJ hebben Dommelsch ! Or précisément cette opposition ‘we/wij’ du néerlandais n’est pas toujours repérable à l’écrit. Dans une lettre soignée on écrit toujours « wij » même si on prononce [we]. Maar est donc bien employé ici pour marquer à l’écrit un nous exclusif : nous donc pas vous (en espagnol, on dirait pareillement : Nosotros (nous autres) tenemos Dommelsch !). Boire la bière Dommelsch, c’est donc être privilégié, faire partie des « happy few ». C’est tout ce travail mental qu’implique le connecteur maar. Il ne faut pas non plus passer sous silence le « Verfremdungseffekt » que provoque l’emploi de maar non coordonnant. Car si l’opposition est marquée par « wij » (nosotros) et renforcée ou confirmée par maar, on peut se demander à quoi se réfère cette forte opposition. Ce jeu avec l’implicite, mais un implicite ouvert, ne peut que favoriser la mémorisation de ce slogan. Ce maar « non connecté » (que se passe-t-il donc si un connecteur ne connecte plus ? ! ?) permet également de renvoyer à une multitude de scénarios possible, ce qui ne peut que profiter à la renommée de la marque Dommelsch. Maar connecte en fait le slogan « Wij hebben Dommelsch » sur une variation illimitée de sketchs, un potentiel énorme de scénarios. étonnant tour de force du langage publicitaire. Inutile de préciser que tous les Pays-Bas connaissent ce slogan, un implicite culturel que nous aurions du mal à rendre dans la traduction française (Mais nous ici, on a Dommelsch ? ? Heureusement que nous avons Dommelsch ? ? ?).
20Dans un autre spot télévisé, maar va aussi connecter un énoncé à toute une saynète en amont :13
Spot n°6 : Maar de euro komt pas op 1 januari 200214
21Donc du verbal à du non verbal, de l’écrit à de l’image. Et cette connexion entre verbal et non verbal permet de mieux faire passer le message de cette information. Ici aussi maar marque un moment fort dans la structure discursive globale du spot. Certes l’euro arrive, il faut se préparer (c’est pourquoi le fils transcrit déjà les prix de florins en euro, car c’est l’argent de la génération nouvelle). Mais on a le temps de s’y habituer. Or tout le monde sait que l’euro est la nouvelle monnaie européenne. Ce sont les dates, les échéances qui sont au centre du message. D’où la phrase imprimée sur l’image. L’écrit doit primer pour l’information majeure. Si le connecteur maar marque certes un changement de direction dans l’argumentation (ici une restriction), sa fonction est également de structurer : il signifie qu’il y a un rapport entre ce qui précède et le texte écrit. Ce maar est nécessaire pour articuler de l’écrit sur un discours en amont. Il raccroche un texte à une situation discursive. Sans maar l’information écrite non lue serait absurde.
22C’est précisément cette fonction qui va directement nous intéresser maintenant. Nous allons analyser des connecteurs qui dans le discours oral de la publicité télévisée réagissent à des textes écrits. Mais avant de procéder à cette analyse, précisons que ces textes écrits qui défilent en surimpression sur l’image (que nous appelerons désormais par commodité « texto ») apparaissent de plus en plus fréquemment à la télévision néerlandaise. Il y aurait donc une sorte de complémentarité ou de cohabitation entre écrit (textos) et oralité dans la publicité néerlandaise. Le spot de Radio Veronica, analysé supra, en est un bon exemple.
23Par « texto », nous désignerons non seulement le slogan ou accroche publicitaire qui accompagne le « pack shot », mais toutes les sortes d’informations écrites qui défilent elles aussi à l’écran pendant la durée du film. Ces textes peuvent être évidemment de facture diverse, ici aussi prime la diversité : formule accrocheuse que l’on retrouve sur les produits à vendre, compléments d’information comme un numéro de téléphone vert ou un site internet, ou encore un texte télégraphique, ou un texte résumatif. Nous retrouvons ici le côté pédagogique de la publicité où le visuel vole au secours de l’oral. Et l’on constatera que dans la plupart des cas tout texte en surimpression vient souligner ou confirmer un discours.
24Mais plus que cette diversité des « textos », c’est le rapport que ceux-ci entretiennent avec le discours oralisé du spot qui nous intéresse. Soit le texte écrit est lu tel quel, sans ajout ou commentaire, ce qui représente à nos yeux un degré minimal de créativité. Il s’agit d’ailleurs ici souvent de publicité à but strictement utilitaire. C’est précisément pour faire contre-pied à cette banalité dans le rapport écrit-oral que la publicité pour le cable néerlandais (op de kabel) va réagir. Ici seul un texte « nu » apparaît sans voix ; le téléspectateur est contraint à la lecture du texte au son du tambour. L’effet surprise est bien qu’on ne parle pas. La publicité se fait muette et c’est rare dans notre monde sym-, poly-, cacophonique.
25Dans le cas de la publicité de Radio Veronica citée plus haut, c’est le texte télégraphique qui semble reprendre le discours. En fait, il n’est pas si facile de déterminer ici si c’est le « texto » qui accompagne le discours ou si c’est le discours oralisé qui habille le « texto ». Ce « multi-média » publicitaire mériterait d’ailleurs une véritable analyse du discours de ce point de vue. On remarquera en tout cas que les connecteurs sont souvent présents dans cette interaction entre l’écrit et l’oral. Soit en forte iconicité dans le « texto », soit en apparaissant dans le discours qui accompagne le texte écrit. Les deux exemples suivants devraient illustrer ce fonctionnement des connecteurs entre oral et écrit. Pour ce faire, nous serons confrontés à ce qu’on appelle en langage publicitaire une « body copy » : tout simplement au texte de l’annonce publicitaire dans son intégralité .
Spot n ° 7 : P CL crème
verzorgt de gevoelige of ouder wordende huid
maakt lidtekens minder zichtbaar
Heerlijk als balsem na het scheren
helpt waar de huid beschadigd is
MAAR vooral een héél goede gezichtscrème EN een prima basis voor make-up ! Een wondercreme ? Nee P CL crème van Biodermal ! EN u krijgt er nù gratis dag en nacht crème bij !
Dag en nacht creme Verzorgt en herstelt.15
26Dans cette « body copy » il convient de distinguer ce qui est écrit de ce qui est dit ou lu. Notre convention sera de souligner les « texto ». Ici, le « texto » intervient dans le « pack shot » en fonction d’ultime argument en faveur de l’achat : et en prime nous vous offrons la crème de jour et de nuit. Mais, dans ce spot, l’opposition écrit / oral est bien plus subtile encore : en fait les cinq premières lignes de cette « body copy » sont lues. La voix off de ce spot lit tout simplement ce qui est inscrit sur le tube de P Cl crème. Comment le sait-on ? D’abord par l’intonation, mais aussi parce que l’on voit apparaître un texte au fur et à mesure que la voix off récite son texte sur le produit, comme figurerait un texte sur une colonne Morris. à noter encore une fois que ce texte présente une forte cohésion formelle : ellipse du sujet pour les quatre énoncés qui sont par ailleurs de longueur égale. Et surtout un même contour intonatoire. On remarquera que cette cohésion textuelle ne doit rien aux connecteurs ; ce qui démontre bien que l’asyndète peut être aussi un moyen de cohésion syntaxique. La lecture de ce texte, cette mise en scène discursive est claire : cette voix off qui lit ce texte fortement structuré, c’est vous le consommateur potentiel, émerveillé, en train de lire le texte qui figure sur un produit que vous avez en main. Il est d’usage en publicité de « prendre le consommateur par la main ». Moins il en fait, plus il agira dans le sens de l’achat. S’il pouvait décrocher le téléphone à sa place, le publicitaire le ferait. S’il peut lire pour lui, il le fait !
27Une fois le texte lu, vous entendez la même voix mais avec un contour intonatif différent : c’est ici que démarre un véritable discours, un discours qui prend position, qui réagit à ce qui vient d’être dit, en fait à cet écrit qui vient d’être lu. Ici le discours publicitaire reprend ses droits ; l’oralité se dégage de l’écrit. Ce « décrochage » écrit / oral est marqué par l’intonation et bien entendu par l’emploi des connecteurs maar et en. Dans un ordre plus général on soulignera à cette occasion l’affinité entre la fréquence d’emploi des connecteurs avec l’oralité. (C’est cette affinité qui amène Jocelyne Fernandez à classer les conjonctions de coordination et nos connecteurs parmi les particules énonciatives.)
28Le connecteur maar suivi de vooral, car ici le vrai connecteur c’est maar vooral (qui est d’ailleurs suivi d’une pause), relève clairement du transphrastique : maar vooral relie un énoncé à tout un texte en réalité écrit. Avec maar vooral nous sommes au cœur de l’argument choc. Après les arguments classiques ou moins percutants, ceux qui figurent sur le produit et qui ne méritent que d’être lus, purement informatif, suit l’argument central plus fortement oralisé dans son relief intonatoire et son lexique oralisé : « héél » (très très) et « prima » (super).
29A noter encore que cette construction en deux phases du film publicitaire est des plus classiques ; cette structure est d’ailleurs appelée « teasing » (aguichage) dans le jargon publicitaire : il s’agit d’une action publicitaire en deux phases, une phase de suspense (provocation, mystère : ici le tube qui tourne comme une colonne Morris) suivie d’une phrase de révélation. Ou bien d’une manière moins extrême : une phase de présentation « linéaire » du produit suivie d’une phase d’argumentation de vente (et donc un gain dans la force de conviction). Le connecteur maar est précisément employé à l’articulation de ces deux phases. Ici encore le connecteur ne se situe pas à un simple inter-énoncés, mais bien à un décrochage entre un texte écrit lu et un discours caractérisé par une forte oralité. Notons encore que le texte en surimpression « Dag en nacht crème » est repris lui aussi dans le message oral par en qu’on l’on rendrait en français par « et en plus … » traduction qui montre bien l’aspect discursif du connecteur en, lui aussi à l’articulation d’un texte oral sur un texte écrit. On voit ici comment des connecteurs structurent à eux seuls la stratégie argumentative du texte. En résumant avec ce schéma argumentatif :
[texte linéaire informatif] maar vooral [argument majeur] en [ultime argument].
30On constate que chaque mouvement argumentatif majeur est introduit par un connecteur. Ce qui nous semble ici remarquable dans ce jeu entre l’écrit et l’oral, c’est que les connecteurs fonctionnent :
soit comme réactifs : il marquent alors un décrochage en écrit et oral
soit comme marque d’oralisation d’un texte écrit. Ici en relie le texte à l’écran au mouvement argumentatif global.
31Prenons un exemple encore plus complexe déjà dans ce sens que le texte en surimpression est beaucoup plus important ; d’autre part, l’analyse discursive de ce spot tient aussi sa complexité du fait que l’oralité est ici représentée par deux voix : une voix de femme off, et un voix d’homme qui en tant que comédien figure à l’image (en italique).16
Spot n° 8 : wwf
1. Het wereldnatuurfonds vraagt U om fl. 50,- te investeren in de toekomst van de natuur.
Bel gratis : 0 – 800 – 1150
2. Onze wereld brandt op
Diersoorten verdwijnen
Kostbare planten die de basis vormen voor medicijnen worden vernietigd
Een mogelijke remedie tegen kanker gaat in rook op.
3. Geef de aarde op OF geef hem door.
EN dat is de vraag waar we de laatste jaren van deze eeuw voor staan.
EN daar moet echt iets gebeuren.
Op deze manier laten we niets meer over voor onze kinderen.
4. Het wereldnatuurfonds vraagt u om voor fl. 50,- Uw aandeel in de toekomst te nemen.
Vanaf fl. 50,- Uw aandeel
In de toekomst
Bel gratis : 0.800.1150
Bel nù gratis : 0.800.1150
En investeer in de natuur.
5. We hebben de natuur genoeg geplunderd
Het wordt tijd dat we iets teruggeven.
U wilt toch ook iets achterlaten voor Uw kinderen ?
6. fl.50,- beschermen
één hectare regenwoud
Uw fl. 50,- helpen mee om één hectare regenwoud een jaar lang te beschermen
Zodat dieren en kostbare planten bespaard blijven
En zodat de bossen van de wereld niet verloren gaan.
7. Uw fl. 50,- is een aandeel in de toekomst van de natuur, in de toekomst van Uw wereld en die van Uw kinderen.
8. Neem Uw aandeel van fl. 50,- in de toekomst
Voor fl. 50,- Uw aandeel in de toekomst
Bel gratis : 0. 800.1150
Bel nù gratis : 0.800.1150
Dus 0.800.1150 Dank U wel
32Dans ces « textos » , trois sur quatre reprennent un numéro vert. Et on comprend vite quel est l’objectif majeur de ce spot écologique : inciter le téléspectateur à décrocher son téléphone, le ‘faire’ téléphoner, car ici, dire c’est faire. Et nous verrons que les connecteurs entrent ici encore directement dans cette stratégie discursive. D’emblée le texto du numéro vert (en néerlandais « bel gratis » ) est affiché à l’écran. Le message en voix off joue la sobriété et la clarté. Ici le message oral vaut également par son style « on ne peut plus direct » : Het Wereldnatuurfonds vraagt U (la WWF vous demande de) …17
33Cette accroche est suivie d’un état des lieux peu optimiste de notre planète qui se veut objectif bien que catastrophique ; ici il ne s’agit pas de convaincre que notre terre se porte mal : c’est une évidence. Le contenu de ces premiers énoncés est donc purement informatif. En reprenant la technique du « teasing », nous dirons que nous sommes dans la phase 1 et nous remarquons comme d’ordinaire l’absence de connecteurs : la séquence est peu oralisée et non-argumentative. Les connecteurs apparaissent pour relier les mouvements argumentatifs entre eux : encore une fois, ils sont la couture visible du mouvement argumentatif. Ce montage discursif se montre clairement dès le numéro 3.
34L’alternative est posée : abandonner notre planète à la destruction ou bien la sauver et donc la transmettre à ses enfants. Ici le connecteur of (ou bien) est lourd de sens. Il nous pose devant une alternative qui engage notre conscience de parent. Le connecteur en nous met ensuite en face de notre responsabilité, de cette alternative ; quant au deuxième en, il nous incite à l’action, car c’est urgent. On peut également faire remarquer que le connecteur of articule les images catastrophiques à des images d’espoir (le père et son enfant). Le connecteur of reprend donc les images de la phase 1. Certes, il articule ici deux énoncés (emploi interphrastique), mais il articule également deux images. Ce connecteur permet précisément ce passage brutal d’images à du discours sur d’autres images.
35Au numéro 4, une fois la séquence dramatique passée, nous retrouvons la voix off féminine et apaisante, avec affichage du texto pour le numéro vert : l’oralité vient en aide du texto ou vice-versa. La voix off propose en fait une lecture du « texto » paraphrasée : on remarquera l’emploi d’un « nù » accentué (il faut appeler maintenant, sinon il sera trop tard !) et la reprise du groupe nominal « aandeel in de toekomst » (action dans le futur) par l’impératif « investeer ». Mais contrairement au « texto » de style télégraphique, nous avons une connexion avec en entre deux verbes à l’impératif (« bel en investeer »). Nous avons ici un habillage de l’écrit, une reprise plus argumentative du « texto » qui est en fait une concentration du message visuel. Nous avons ici le véritable tournant argumentatif de ce spot publicitaire : appeler, c’est déjà sauver la nature et l’avenir de nos enfants. C’est bien l’emploi du connecteur en qui permet ce raccourci saisissant. Nous retrouvons le même phénomène d’oralisation du texto au numéro 6. Ici aussi la reprise de l’écrit se fait avec des connecteurs zodat (si bien que) et en zodat. Au numéro 8 nous constaterons encore le même fonctionnement dans le « texto » final, le même habillage de l’écrit : « bel nù » avec ajout de « nù » accentué et la reprise (insistante !) du numéro vert avec l’emploi du connecteur dus ; celui-ci introduit ici un mouvement réflexif ; on pourrait le paraphraser par « alors n’oubliez pas ! téléphonez au … ». Son emploi ne s’explique que par rapport à la situation discursive et sa force perlocutoire : dus articule le film entier (qui est une simple exposition de l’urgence à sauver le monde) à l’objectif premier de ce spot : téléphoner et acheter une action, ce qui sauvera peut-être notre planète.
36Confronté à la réalité langagière des spots publicitaires, nous constatons vite que les connecteurs fonctionnent essentiellement à un niveau transphrastique. Les connecteurs se présentent alors comme organisateurs textuels, voire communicationnels. Ils sont particulièrement utiles, voire essentiels dans la structuration d’un spot publicitaire qui de par sa facture audio-visuelle ne se limite pas à du verbal. Un spot publicitaire, ce sont d’abord des images, des paroles sur ces images, mais aussi des paroles par rapport à un texte écrit qui semble de plus en plus présent dans le monde publicitaire. Cette émergence de l’écrit, dans ce monde d’images et de son, mérite une analyse plus poussée : quelles sortes de textes ? pourquoi ces textes ? l’intégration de ces textes dans le film publicitaire. Les quelques productions analysées ici montrent clairement que les connecteurs, loin de limiter leur rôle à de simples ligatures syntaxiques, permettent précisément d’articuler ces différentes composantes des spots publicitaires. Souvent le connecteur articule un énoncé sur des images ou encore sur un texte écrit. Alors force est de constater que ce ne sont pas seulement des organisateurs textuels, mais plutôt des méta-opérateurs puissants qui organisent tout simplement la communication. Visiblement les connecteurs se sont très bien adaptés à l’ère du multimédia.
Notes de bas de page
1 Henri Adamczewski fait entrer les connecteurs dans la catégorie des « méta-opérateurs linguistiques ». Le Français déchiffré, clé du langage et des langues, Armand Colin éditeur, Paris 1991.
2 Dans le texte allemand : « Gleich stark, als das Verbum beruht in den Sprachen die richtige und genügende Bildung von Konjunktionen auf der Tätigkeit derselben Kraft des sprachbildendenden Geistes, von der wir hier reden. Denn die Konjunktion, im eigentlichen Sinne des Ausdrucks genommen, zeigt die Beziehungen zweier Sätze aufeinander an und es liegt daher ein doppeltes Zusammenfassen, eine verwickeltere Synthesis in ihr. ». Wilhelm von Humboldt, Einleitung zum Kawi-Werk, Reclam-Ausgabe, Stuttgart 1973, page 189.
3 Le traitement des connecteurs néerlandais chez les apprenants francophones, thèse de nouveau doctorat sous la direction de Jean Janitza, soutenue en janvier 1997, Paris III – Sorbonne Nouvelle.
4 Ducrot, Oswald, Les Mots du discours, éditions de Minuit, Paris, 1981.
5 Fernandez J., Les particules énonciatives, Collection Linguistique nouvelle, P.U.F., Paris 1994.
6 Savourez, mais buvez avec modération
7 Les plus grosses pépites (de chocolat), donc les meilleures (au goût)
8 La crème P CL : soigne et répare
9 Il convient d’ajouter que l’objectif premier d’un slogan ou d’une accroche publicitaire est avant tout l’efficacité ; les connecteurs permettent des « raccourcis » ou appuient une idée de façon percutante. En cela aussi, ils sont un élément essentiel dans la rédaction publicitaire.
10 Traduction : HI : téléphonie portable
Désormais tout le monde peut téléphoner à ses amis le soir et le week-end
Pour 25 centimes la minute
Et ceci sans abonnement
Et pas seulement dans la conurbation Hollande
Mais dans tous les Pays-Bas
11 Dus a ici une valeur renforcée par rapport au simple donc. Nous proposons de le traduire par : « donc je reprends ».
12 Mais nous, nous avons (la bière) Dommelsch
13 Saynète : dialogue d’un jeune papa épicier avec son fils, relève future de son épicerie.
14 Mais l’euro n’arrivera qu’au 1er janvier 2002
15 Traduction : Soigne les peaux sensibles ou vieillissantes, rend les rides moins visible, délicieuse en après-rasage, intervient là où la peau est attaquée //
mais surtout une très bonne crème pour le visage et une base excellente pour votre maquillage ! //
Une crème miracle ? Non, P CL crème de Biodermal !
Et en plus nous vous offrons la crème de jour et de nuit ! // Crème de jour et de nuit, soigne et répare.)
16 En raison de sa longueur, les différentes phases du spot ont été numérotées.
17 Ce film publicitaire reprend toutes les ficelles du « marketing direct », une technique publicitaire (née d’ailleurs de l’écrit, d’où l’importance du texte en surimpression) particulièrement argumentée, visant l’efficacité plus que la subtilité, souvent verbeuse et destinée à susciter une réaction immédiate chez le consommateur : ici, écrire ou téléphoner. Le « marketing direct » est un des rares domaines publicitaires disposant de véritables recettes pour gagner en efficacité. Les connecteurs y sont particulièrement étudiés et utilisés sciemment pour développer une argumentation ou stimuler l’intérêt du lecteur.
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