Günter Grass et l’unification allemande : Ein weites Feld
p. 427-135
Texte intégral
1Günter Grass est un écrivain engagé. Né en 1927 à Danzig – aujourd’hui Gdansk en Pologne – il a vécu, dans une région particulièrement sensible, l’expérience douloureuse du nazisme, de la guerre et de l’holocauste. Toute son œuvre est marquée par un engagement politique à gauche et par un sens de la responsabilité citoyenne. Il faisait partie du Groupe 47, une association informelle d’écrivains créée en 1947. Ceux-ci, malgré une grande diversité de sensibilités et de talents, avaient en commun d’être tous pour une « littérature engagée sans programme » dans une « gauche sans patrie »1, c’est-à-dire sans rattachement à un parti politique. Voici comment Hans Werner Richter, le principal instigateur du Groupe 47, a décrit le climat politique et intellectuel de leurs réunions annuelles
« Ils étaient presque tous de tendance socialiste, ils avaient été des ennemis inconditionnels du national-socialisme sous lequel ils avaient pourtant été obligés de servir comme soldats, et ils croyaient, dans les premières années d’après-guerre, à un renouveau radical. En critiquant, d’une part la thèse de la culpabilité collective, la politique de rééducation et d’épuration anti-nazie du gouvernement militaire américain et, d’autre part les pratiques socialistes du marxisme dogmatique du gouvernement militaire russe, ils étaient effectivement assis entre deux chaises“.2
2Or, c’est bien cette situation inconfortable qui devra déterminer l’engagement politique et social de Günter Grass jusqu’à nos jours. Pour lui, l’écrivain doit être « le grain de sable et non l’huile dans l’engrenage du monde ». Cette attitude de non-conformisme, qui peut aller jusqu’à la provocation, a valu à Günter Grass beaucoup de critiques acerbes et parfois haineuses comme nous le verrons pour son dernier roman Ein weites Feld (Toute une histoire) (1995). Il est en tout cas indéniable que son œuvre littéraire ainsi que ses nombreux pamphlets, articles, discours, interventions télévisées s’inspirent de l’actualité politique de son pays. Die Blechtrommel (Le tambour), son premier grand roman qui dès 1959 lui a valu un succès mondial, raconte les événements tragiques de l’Allemagne pendant et après la dernière guerre, vus et vécus par un petit garçon dont la croissance s’est arrêtée à huit ans à la suite d’un accident. Le récit comporte une vision du monde « en contre-plongée ». Les deux autres romans qui font partie de la trilogie de Danzig, à savoir Katz und Maus (Chat et souris) en 1961 et Hundejahre (Années de chien) en 1963 traitent également du passé nazi, de la persécution des juifs, du militarisme allemand et de la continuité d’éléments fascistoïdes dans l’Allemagne d’Adenauer. La révolte des étudiants en mai 1968 est le thème de son roman Örtlich betäubt (Anesthésie locale) en 1969. Puis G. Grass s’engage activement dans la campagne électorale au côté de Willy Brandt en faveur du SPD. Ce dernier devient chancelier de la République fédérale en 1969 dans une coalition avec les libéraux. Cette expérience se traduit à nouveau dans un roman Aus dem Tagebuch einer Schnecke, (Le journal d’un escargot, 1972). Pour les élections de septembre 1998, Günter Grass bat à nouveau le tambour, cette fois-ci pour le parti des verts. Der Butt, 1977, (Le turbot) se fait l’écho du mouvement féministe en Allemagne. Das Treffen in Teltge, 1979, transpose une rencontre du groupe 47 à l’époque de la guerre de 30 ans ; c’est à mon sens un de ses meilleurs récits. Die Rättin 1986 (La rate) traite de la possible destruction de notre planète par un accident atomique et enfin son dernier roman Ein weites Feld, 1995, traduit par Toute une histoire se veut le grand roman de l’unification allemande, il est en fait un roman contre l’unification politique.
3Dans ses écrits et interventions politiques, Günter Grass a développé à maintes reprises ses idées sur l’unité allemande (die deutsche Frage). Il a réuni ses textes dans un fascicule sous le titre significatif de Deutscher Lastenausgleich3 qui était en même temps le titre de son discours devant la convention du parti SPD du 18 décembre 1989, donc quelques jours après la chute du mur. G. Grass plaide pour une « péréquation des charges » entre l’Ouest et l’Est. Puisque le hasard de l’histoire a fait que l’Allemagne de l’Est est tombée sous le coup d’une dictature communiste alors que l’Allemagne de l’Ouest, avec l’aide des alliés occidentaux, a pu très vite récupérer à la fois liberté politique et prospérité économique, il lui paraît normal et juste que ceux qui ont eu plus de chance payent pour ceux qui en ont eu moins et qui, en tout cas, avaient à souffrir incomparablement plus des conséquences d’un régime criminel. Il faut donc réparer cette injustice historique. Mais en même temps Auschwitz interdit à tout jamais la constitution d’un état allemand unifié puisque le génocide juif est pour Grass la conséquence directe de la Grande Allemagne.
4C’est pourquoi Grass est contre l’unification de l’Allemagne : « contre cette sourde exigence d’unité (« Wider das dumpfe Einheitsgebot », sous-titre du recueil Lastenausgleich). Il est contre l’unité politique mais pour l’unité culturelle, contre un état unifié mais pour une nation de culture (Kulturnation), qui par sa diversité et sa richesse correspond mieux à la tradition et à l’histoire allemandes alors que le grand Reich n’a jamais apporté que des malheurs à l’Allemagne et à ses voisins européens : Bismarck, Weimar, Hitler. Sur le plan politique et économique, Grass se prononce en faveur d’une confédération de deux états allemands indépendants puisqu’il pense que l’identité de l’ancienne RDA vaut la peine d’être conservée et en tout cas respectée. La conquête de la RDA par la RFA qu’il appelle Anchluss (annexion) lui paraît insupportable. Bien que de nombreux thèmes de la pensée politique de Grass se retrouvent dans son roman, il faut toutefois se garder d’assimiler la fiction à la réalité, ce que la critique a fait trop souvent. Il y a bien transposition d’une réalité historique dans une réalité romanesque. Nous sommes en présence de deux ordres différents : l’ordre politique réel et l’ordre fictionnel, de sorte que les opinions des personnages du roman ne sont pas forcément identiques à celles de l’auteur. Cela dit, les espoirs politiques de Günter Grass ont été déçus, l’unification « par absorption » a bien eu lieu et la chance de pouvoir bâtir une société plus juste et plus humaniste, un véritable socialisme démocratique après l’effondrement de la dictature soviétique, n’a pas été saisie. Le rêve d’une « troisième voie » entre le capitalisme américain et le communisme stalinien que beaucoup d’intellectuels allemands, notamment les membres du Groupe 47, appelaient de leurs vœux, s’est effondré ; d’où la déception de Grass et d’où, peut-être, l’agressivité de son livre.
5Ein weites Feld – le titre est une citation bien connue empruntée au plus célèbre roman de Theodor Fontane Effi Briest. Elle est devenue un « mot ailé », souvent cité par un public cultivé, pour désigner un problème difficile et complexe qui ne saurait être élucidé par une explication simple et réductrice : vaste domaine ou vaste sujet. Les traducteurs4 avaient proposé à l’origine C’est une longue histoire, mais l’éditeur a retenu Toute une histoire, un titre sans doute plus accrocheur, mais qui nous paraît être un faux-sens, voir même un contresens, par rapport au texte de Fontane.
6Le roman est, en effet, une longue histoire à plusieurs titres. D’abord au sens propre, 781 pages. Ensuite le thème : l’unification de l’Allemagne. Puis l’ambition du nouvel éditeur de Grass (Seidl à Göttingen) de vouloir sortir le « roman du siècle », capable – qui sait ? – de recevoir le Nobel. Est-ce pour cela qu’il a choisi la date du 28 août pour la sortie du livre, jour anniversaire de la naissance de Gœthe ? En revanche, le roman a soulevé un tollé général auprès d’une critique déchaînée et d’une classe politique en colère, ce qui ne l’a pas empêché d’enregistrer un énorme succès auprès des lecteurs avec plus de 320 000 exemplaires vendus jusqu’à ce jour rien qu’en Allemagne.
7Lieu de l’action : Berlin et ses environs. Le temps : du 9 novembre 1989 – chute du mur - jusqu’à l’automne 1991, avec de continuels retours en arrière vers l’époque de Bismarck, la création de l’Empire en 1871, la République de Weimar, le IIIe Reich et la RDA : en somme, un siècle et demi d’histoire allemande. L’action : aucune ou peu de chose – c’est la faiblesse majeure de cette énorme construction romanesque, – mais à la place une série de scènes, d’événements ponctuels, de promenades, de discussions et de commentaires, bref une suite d’images d’Épinal à l’exemple des « Neuruppiner Bilderbögen » dont il est plusieurs fois question5. Le narrateur : un groupe de conservateurs des archives Theodor Fontane à Potsdam, Wir vom Archiv. Le héros principal : Theo Wuttke, une sorte de réincarnation de l’écrivain Fontane, ou plus exactement son double – qu’on nomme Fonty pour cette raison – et qui est né le même jour que l’écrivain, à cent ans de différence (1819-1919), dans la même ville de Prusse à Neuruppin, dans le même milieu social et familial, avec quatre enfants chacun portant les mêmes prénoms. Bien sûr, Fonty s’identifie totalement avec Fontane, qu’il appelle « son seul et unique » (sein Ein-und-Alles) et « l’immortel » (der Unsterbliche), il adopte ses façons de penser et de parler – il y a de merveilleux pastiches de Fontane dans le roman de Grass – il prend ses habitudes, ses tics et va jusqu’à s’offrir les mêmes maladies somatiques (crise de nerfs, maux de tête).
8Ce parallélisme historique constitue la structure du roman, tous les événements, tous les personnages sont comprimés dans ce schéma à deux niveaux temporels, ce qui rend la lecture du livre parfois difficile, notamment à cause des nombreuses allusions littéraires, historiques et géographiques. Pour vraiment comprendre cette accumulation de faits, il faudrait être à la fois spécialiste de Fontane et d’histoire contemporaine et posséder en plus un bon plan de Berlin et de ses environs. Fonty comme Fontane est reporter de guerre en France, tous les deux sont au service de régimes autoritaires – la Prusse de Bismarck et l’Allemagne de Hitler – et tous les deux travaillent comme agent double, à la fois pour et contre leur gouvernement. Fonty fait des émissions à la radio pour soutenir le « moral des troupes » et en même temps, il collabore avec la Résistance, tombe amoureux d’une jeune Française dont il a un enfant illégitime, comme Fontane, et plus tard une petite fille, un être charmant et chaleureux, la seule figure vraiment sympathique du roman. Elle est étudiante germaniste et vient consulter son grand-père pour faire une maîtrise sur … Theodor Fontane. C’est elle qui à la fin du roman le fait venir dans les Cévennes pour qu’il y termine ses jours en paix. Le journal Le Monde vient d’annoncer le décès de Wuttke-Fonty dans les Cévennes. Le héros passe donc de la fiction à la réalité, c’est un sympathique canular.
9Les deux héros – Fonty et Fontane – sont doublés chacun d’un étrange personnage, une sorte de caricature de Méphistophélès qui les surveille, les épie, et les suit partout, bref, l’incarnation de l’éternel espion, une ombre de jour et de nuit (Ein Tag- und Nachtschatten). Günter Grass a pris ce personnage dans le roman de Hans-Joachim Schädlich Tallhover (Rowohlt 1986), avec l’autorisation de l’auteur bien entendu. Aussi l’espion de Fontane porte-t-il le même nom « Tallhover » et le sycophante de la Stasi un nom légèrement déformé « Hoftaler ». Il s’établit une étrange relation de répulsion et de proximité, de haine et de quasi affection entre le bourreau et sa victime.
10Le rythme binaire sert de support romanesque au dessein à la fois littéraire et politique de Günter Grass : expliquer le processus de l’unification allemande à travers et par la biographie et l’œuvre de Fontane, tout en le replaçant dans son contexte historique depuis la fondation du deuxième Reich par Bismarck. Il y a mise en parallèle de deux unifications, l’une expliquant l’autre, et l’une faisant craindre les mêmes conséquences néfastes pour l’Allemagne et ses voisins que l’autre. « Buchenwald se trouve à tout jamais à côté de Weimar », et c’est pour cela qu’il faut quitter ce pays au plus vite : « nichts wie raus aus dem Land » (p. 671)6
11Les allusions historiques et les thèmes politiques sont légion; en l’absence d’une action romanesque, ils forment à vrai dire la substance même du roman. Celui-ci commence avec la description de la chute du mur de Berlin par ces étranges oiseaux qu’on appelle « pics-mur » (chap. I : Bei den Mauerspechten). La fête de l’unité allemande devant le Reichstag, le 3 octobre 1990, est largement évoquée, en soulignant les craintes qu’inspire la Grande Nation (p.470 et 366). Les événements politiques et les conditions de vie en RDA avant et après l’unification sont évidemment au centre du roman. Bien sûr, les activités de la Stasi : Fontane comme Fonty travaillent pour les services secrets (p. 89, 103 et 139) ; les traitements infligés aux membres de la Stasi après la chute du mur (p. 518) la sollicitude de la Stasi pour ses victimes, son « côté humain » (p. 694) ; l’échange des espions à la frontière sur le pont de Glienicke aux environs de Berlin (p. 488) ; la manifestation des écrivains et intellectuels du 4 novembre 1989 avec la substitution significative du slogan « Nous sommes le peuple » par « Nous sommes un peuple » aboutissant aux élections de mars 1990 et donc à l’unification (p. 54). On y trouve des remarques très acerbes sur les méthodes de l’Abwicklung7, notamment sur l’épuration et la restructuration du personnel universitaire dans l’ancienne RDA (p. 644) conduisant dans un cas au suicide d’un professeur juif revenu de l’exil (p. 348). La permanence de l’antisémitisme en Allemagne est un autre thème majeur : il n’y a pas de place pour les Juifs, les actes criminels des skin-heads contre eux le prouvent (p. 662 et 672), l’Allemagne retombe dans la barbarie, il ne reste donc que la fuite (p. 674). Mais il y a aussi des jugements moins violents et pleins d’indulgence, surtout pour l’ancienne RDA, qu’il appelle eine kommode Diktatur avec laquelle on pouvait s’arranger ; c’est une phrase qui a fait scandale. Il est question également du Trabi, voiture emblématique de la RDA (p. 488), de l’odeur de lignite si caractéristique de ce pays (p. 507), d’une économie « au bord de l’abîme » (p. 577) avant l’unification et de la colonisation par les spéculateurs de l’Ouest après (p. 307). Günter Grass parle des poètes du Prenzlauer Berg, condamnés à vivre dans la clandestinité (p. 258) mais aussi des écrivains officiels, tels que Kant, Hermlin, Christa Wolf et d’une façon générale de la situation peu confortable des écrivains en RDA à cause de la censure et de la répression (p. 596). Enfin, il consacre un long passage, plein de tendresse et d’affection, à son ami Uwe Johnson (p. 603). Des portraits d’hommes politiques s’y trouvent également : Helmut Kohl, cette « masse gouvernante » (p. 625), est rapproché de Bismarck (p. 333). Göring, Goebbels, Ulbricht, Honecker, Rohwedder, le chef de la Treuhand, cette agence fiduciaire chargée de la privatisation des entreprises de l’Est, paraissent successivement à la Maison des ministères dans les cabines ouvertes de ce que l’on nomme en français « ascenseur à chapelet » et en allemand Paternoster (p. 566). Le va-et-vient continuel, la rotation permanente de ces cabines, sorte de monte-charge, dans lesquels les utilisateurs sautent – non sans péril – à chaque étage, devient le symbole de « l’éternel retour », un autre leitmotiv du roman : Bismarck et Kohl, le deuxième, le troisième et probablement un quatrième Reich, Göring – Honecker – Rohwedder, etc. Ce Paternoster fonctionne dans un bâtiment, authentique d’ailleurs, qui sous les Nazis a été le Ministère de l’Air de Hermann Göring, sous les communistes la Maison des Ministères et après l’unification le siège de la Treuhand. Fonty y travaille comme agent de bureau, chargé du transport des dossiers, en utilisant souvent l’ascenseur à chapelet, métaphore de la continuité du mal et du crime.
12Mais la principale cible de la critique, voire même de la haine de Günter Grass est la Treuhand, à laquelle il consacre toute la dernière partie de son roman. C’est l’incarnation de toutes les horreurs que le capitalisme et les dirigeants de l’Allemagne de l’Ouest font subir à la pauvre RDA, humiliée et exploitée à mort. C’est un monstre, un moloch, une entreprise incontrôlée de colonisation, un repaire de la mafia souabe, un instrument du capitalisme sauvage, qui ne connaît qu’ une seule devise : « enrichissez-vous » et un seul but : ruiner l’économie de l’Est et produire des chômeurs (p. 610). Günter Grass va jusqu’à montrer beaucoup d’indulgence et, en tout cas, une certaine compréhension pour les assassins du chef de la Treuhand, Rohwedder. C’est pour lui l’acte d’un despérado contre le terrorisme d’État (p. 613). Le roman se termine sur une gigantesque mascarade carnavalesque dans la Maison de la Treuhand, où la nouvelle présidente, Madame Birgit Beuel, sous les traits de Frau Jenny Treibel – titre et héroïne d’un roman de Fontane – prie une nombreuse compagnie, toujours déguisée en personnages fontaniens, « de lui faire l’honneur » d’assister à la fête de la millième « liquidation » (Abwicklung p. 751).
13Il peut paraître normal que la critique et les milieux politiques réagissent vivement à la parution de ce livre, mais la violence du débat qui a déchaîné tant de passions pose tout de même un problème et mérite une explication. En tête des détracteurs vient le « pape » de la critique allemande, Marcel Reich-Ranicki, qui avec son émission télévisée « Literarisches Quartett » joue un peu le rôle de Bernard Pivot (naguère avec « Apostrophes » et maintenant avec « Bouillon de Culture »), c’est-à-dire qu’il fait considérablement monter les chiffres de vente. Il a littéralement hurlé contre Grass dans l’émission. Mais c’est surtout la lettre à son « Cher Günter Grass », parue dans le Spiegel, qui a fait scandale. Il s’y livre à une exécution sans rémission et sans nuances du roman avec des dénigrements aussi superflus que blessants, quoi qu’il en dise. Je ne citerai que la fin de cette lettre qu’il termine, tout en assurant Grass de sa fidèle et cordiale amitié, par une allusion à la rencontre avec Uwe Johnson :
« Vous la décrivez merveilleusement bien. Personne ne saurait le faire mieux que vous. Mais ce ne sont que cinq pages sur 781 »8.
14La couverture de ce numéro du Spiegel montre un montage photographique où l’on voit Marcel Reich-Ranicki déchirant le livre de Grass dans un accès de colère avec un jeu de mot sur zerreissen (déchirer) et verreissen (éreinter).
15Il me paraît intéressant de nous interroger sur les causes profondes de ce déferlement passionnel, du côté des critiques comme du côté des écrivains. Sans doute y a t-il d’abord un phénomène de génération. Günter Grass comme Jürgen Habermas, le philosophe, et bien d’autres ont été marqués par l’expérience personnelle de la guerre et par le traumatisme d’Auschwitz. Tout ce qui – de près ou de loin – touche à cette zone douloureuse les fait réagir vivement et provoque, sur fond de culpabilisation, des phénomènes de surdétermination. Pour Grass, Auschwitz interdit à tout jamais la réunion des deux parties de l’Allemagne. Toutes les manifestations du nationalisme ou du patriotisme lui sont, a priori, suspectes. La seule chose dont ces intellectuels pensent pouvoir être fiers, est d’avoir construit, pour la première fois sur le sol allemand, un état de droit ; d’où la notion de « patriotisme constitutionnel » (Verfassungspatriotismus), l’expression est de Habermas. Ils se sont entièrement identifiés avec cette « petite République rhénane », modeste et fiable, sans aucune ambition de grandeur nationale et sans la moindre volonté de jouer un premier rôle en Europe et dans le monde. Mais ils font aussi partie de ceux qui versent une larme discrète et mélancolique sur la disparition de « leur République Fédérale ».
16Il y a ensuite ces intellectuels de gauche qui, avec l’implosion de l’Empire soviétique et la faillite du marxisme-léninisme, voient s’évanouir une utopie qui leur était chère. À l’Ouest comme à l’Est, Günter Grass comme Christa Wolf, ont rêvé d’une société meilleure, d’un État plus radicalement socialiste et de cette fameuse « troisième voie » entre le capitalisme américain et le stalinisme.soviétique. Ils auraient voulu saisir l’occasion de l’unification pour construire une République plus juste et plus conforme à leurs voeux, en tout cas, quelque chose de neuf; en somme l’application de l’article 146 de la Loi Fondamentale qui prévoyait un nouveau départ en cas d’unification, au lieu de l’article 23, (celui du rattachement de la Sarre à la RFA en 1957), qui permettait l’intégration pure et simple de l’ancienne RDA dans la RFA, que d’aucuns, dont Günter Grass, jugeaient anticonstitutionnelle. Cet espoir aussi s’est évanoui, ce qui explique dans une large mesure leur amertume et leur agressivité.
17Enfin, il y a un phénomène plus général qui concerne la fonction de l’écrivain dans la cité. Quand, avec un certain recul, un hypothétique historien aura à décrire l’évolution de la littérature allemande dans la deuxième moitié du xxe siècle, il y a fort à parier qu’il marquera une importante césure en 1989. C’est avec la chute du mur que prend réellement fin la littérature allemande d’après-guerre, cette littérature qui dans les deux Allemagnes a été si fortement marquée par une volonté d’engagement politique et social et par les thèmes dictés, de près ou de loin, par l’histoire de deux régimes totalitaires, le fascisme hitlérien et le communisme stalinien. Il y a, à l’évidence, un tournant qui s’esquisse également en littérature, un retour de pendule vers des conceptions plus esthétiques, plus orientées vers « l’art pour l’art », vers une autonomie plus grande du domaine littéraire par rapport au domaine politique. Marcel Reich-Ranicki a publié une série d’articles sur les écrivains de l’ancienne RDA sous le titre significatif : « Littérature sans rabais »9, ce qui veut dire une littérature jugée exclusivement sur des critères de qualité littéraire. Sa critique virulente et sans nuance de Günter Grass va dans le même sens : il pense que les convictions politiques de l’auteur, qu’il ne partage évidemment pas, ont nui à la qualité littéraire du roman.
18Au tournant politique de 1989 correspond donc un tournant de l’histoire littéraire allemande, ce qui peut, malgré tout, paraître logique. Est-ce un tournant heureux pour l’Allemagne unie et pour une démocratie qui, pour pouvoir fonctionner, aura toujours besoin « du sel de la terre », à savoir du regard critique et responsable de ses clercs. L’Histoire nous le dira.*
Notes de bas de page
1 Les expressions sont de Marcel Reich-Ranicki : Literatur der kleinen Schritte. München 1967. p.319
2 Hans Werner Richter et Walter Mannzen (Hg.) : Almanach der Gruppe 47. 1947-1963. Reinbek 1962
3 Cf. notamment Günter Grass : Deutscher Lastenausgleich. Wider das dumpfe Einheitsgebot. Francfort-sur-le-Main : Luchterhand, 1990.
4 Claude Porcell et Bernard Lortholary ont réussi une excellente traduction du roman de Grass ce qui n’était pas une mince affaire : Toute une histoire. Paris : Seuil, 1996.
5 Il s’agit de « pages illustrées » fabriquées à Neuruppin et qui ont la même signification, au sens propre comme au figuré, que nos images d’Epinal.
6 Nous citons d’après l’édition allemande.
7 Le terme Abwicklung est un euphémisme pour liquidation et signifie dans le domaine universitaire la fermeture d’un certain nombre de départements particulièrement marqués par l’idéologie communiste ainsi que le licenciement du personnel enseignant. Dans le secteur industriel, il s’agit de la suppression d’entreprises peu rentables.
8 Der Spiegel, n° 34/21.8.95
9 Reich-Ranicki, Marcel : Ohne Rabatt : über Literatur aus der DDR. Stuttgart : DVA, 1991. 288 p.
* Nous présentons une version revue et augmentée d’un texte publié dans Documents IV.1, 1996
Auteur
Université de Paris III
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