Chapitre 6. Circonstances atténuantes : la dictature nazie
p. 199-244
Texte intégral
I. "REPORTAGES CULTURELS" ET CONTRE-PROPAGANDE
1. La politique culturelle du Troisième Reich : une culture de guerre
1On trouve dans la presse de l'exil, parallèlement ou postérieurement aux textes de type classificateur et aux textes de type "lettre ouverte", un grand nombre de textes dont la fonction est visiblement différente puisqu'ils s'emploient à informer sur la vie culturelle et intellectuelle en Allemagne, apportant sur ce domaine un certain nombre de données, ordonnées et hiérarchisées, et où cette fonction est clairement affichée par un certain nombre de procédés signalant une démarche explicative, c'est-à-dire l'intention de "faire comprendre les phénomènes"1. Ces textes relèvent d'un type que l'on peut nommer informatif-descriptif-explicatif Une de leurs caractéristiques principales est que leur titre indique clairement cette fonction. Certains se réfèrent explicitement au genre du reportage (Nouvelles artistiques d'Allemagne, Nouvelles d'Allemagne2) ; de nombreux autres annoncent que le texte vise à tracer un tableau d'un domaine particulier de la vie culturelle (Les théâtres bruns, Des films allemands, Les journaux en Allemagne, Les artistes dans le Troisième Reich, Le Troisième Reich du cinéma, L’écran brun, La poésie de la nouvelle Allemagne, Le marché du livre allemand, Le cinéma de la nouvelle Allemagne3). Ces textes s'inscrivent dès le titre dans un effort collectif de description, dont chaque texte ne serait qu'un élément, et font souvent référence à d'autres "reportages culturels". L'un de ces titres, particulièrement caractéristique, nous servira de dénomination d'ensemble : il s'agit de Kulturreportage (reportage culturel)4.
2Ces textes décrivent l'évolution d'un domaine culturel (cinéma, théâtre, littérature) depuis la prise de pouvoir des nazis et tirent un bilan de l'action "culturelle" de ceux-ci, bilan qui ne peut être que négatif et qui se fonde sur une description. C'est ce que les titres ont pour fonction d'annoncer, relayés parfois dans le texte lui-même par des questions attirant l'attention – l'œil – sur un aspect particulier ; le recours à la fonction visuelle est caractéristique des séquences introduisant et justifiant une description5, comme dans Vue d’ensemble du théâtre dans le Troisième Reich :
"À quoi ressemble finalement le théâtre national-socialiste aryen tel qu’on le pratique maintenant à Berlin ?"6
3Le caractère fondamentalement descriptif de ces textes se signale également par une démarche souvent très systématique, soulignée chez certains par l'utilisation de sous-titres et de subdivisions, de paragraphes et sous-paragraphes numérotés7. Ils procèdent souvent par énumérations (liste des nouvelles pièces de théâtre, des nouvelles publications, des nouveaux films, etc...), énumérations que l'on peut considérer comme "une sorte de degré zéro de la procédure descriptive"8 et qui servent à documenter la situation décrite par le texte. On constate souvent un recul du "je" de l'énonciateur, qui cède la place à un descripteur impersonnel (souvent un "on") qui n'est plus que l'œil qui voit et rapporte.
4De nombreux procédés signalent également une démarche explicative, par exemple des questions du type "pourquoi ?" entraînant une réponse en "parce que..."9 ("On a donc entretemps arrêté d’essayer de trouver de nouveaux auteurs dramatiques encore inconnus ; pourquoi ?'10) et visant à dégager le sens et la fonction des mesures culturelles prises par les nazis. Le principe qui guide ces textes est : "Si l'on veut comprendre pourquoi l'Allemagne est un désert culturel, il faut savoir que...". Le locuteur n'est alors plus acteur (d'une exclusion ou d'un jugement, par exemple) : "Le recours à l'explication permet au locuteur de se présenter comme un simple témoin, observateur objectif des faits"11. Les émigrés se posent en spectateurs avertis et objectifs, rendant visible et sensible une réalité qui existe indépendamment d'eux et qu'ils jugent de leur devoir de décrire et d'analyser, justifiant cette démarche en particulier par la nécessité d'opposer la réalité ainsi décrite au discours nazi sur celle-ci, comme l'indiquent les titres Le bilan littéraire brun, La fin du bolchevisme de la culture ou Le miracle culturel allemand12 qui, reprenant des slogans nazis, indiquent d'emblée que le contraste entre propagande et réalité sert de fil conducteur à la description et la justifie d'avance.
5Un texte comme Quatre ans de littérature national-socialiste, publié par Karl Obermann dans Das Wort, peut être considéré comme un archétype ; il est clair d'emblée qu'il s'agit d'un bilan de la politique culturelle nazie :
"Voilà pourquoi quatre ans de littérature national-socialiste signifient quatre ans durant lesquels on a détruit la véritable littérature, quatre ans durant lesquels on a supprimé toute création littéraire libre en Allemagne"13,
6un constat illustré par des données chiffrées – un procédé très fréquent dans les textes de ce type. Ce constat est suivi par une description de la manière dont est contrôlée la vie culturelle en Allemagne, description justifiée ainsi :
"Si l’on veut donc parler de ce qu’il reste aujourd’hui comme littérature dans le Troisième Reich, il faut obligatoirement parler du système d’organisation et de contrôle dont dépend l’ensemble de la production littéraire dans le Troisième Reich."
7La contre-propagande sur le plan culturel implique donc une description des conditions de vie et de production en Allemagne, du contrôle qu'exercent les nazis, ce qui n'était pas le cas dans les textes classificateurs.
8Il s'agit d'opposer la propagande nazie à la réalité, comme l'indique les termes "véritable", "vrai", par exemple Le véritable état du livre allemand (un texte dont le sous-titre a lui aussi valeur de programme : "Comment Goebbels maquille son bilan culturel"14). La structure des textes est donc souvent la suivante :
"discours nazi" / relation de contraste / "réalité",
9comme par exemple :
"‘remettre la poésie allemande sur pied’, cela ne signifie rien d’autre que des listes d’interdictions émises par les divers commissions et bureaux."15
10Les textes tendent vers une description la plus complète possible de la vie culturelle en Allemagne suivant deux axes principaux. Elle porte tout d'abord sur l'état de la culture en Allemagne, qualifiée de florissante par les nazis, ce que les émigrés s'attachent à réfuter en décrivant une culture sinistrée :
"Goebbels avait à l’époque proclamé avec suffisance le début d’une nouvelle ère de la littérature allemande et raconté des histoires au sujet des grands talents qui allaient se révéler sous son règne. Le bilan de deux ans de littérature à la Goebbels, c’est un lamentable fiasco."16
11Dans cette optique, les auteurs usent énormément de données objectivées, données chiffrées, statistiques, exemples : "Il est nécessaire de dénoncer ces falsifications à l’aide de données concrètes" écrit le journaliste communiste Kurt Kersten au sujet d'un discours de Goebbels, et il poursuit par une déclaration d'intention valable pour tous les textes de ce type :
"Et si Goebbels, à Nuremberg comme ailleurs, est suffisamment cynique pour citer des classiques, il faut lui opposer des chiffres, expliquer leur sens, afin de démasquer le caractère mensonger de ses grands discours"17.
12Le deuxième axe de cette contre-propagande concerne non plus directement l'état de la culture en Allemagne, mais la fonction et l'utilisation de celle-ci dans le cadre de la préparation à la guerre. L'information dépasse ici le cadre strict de la vie culturelle puisqu'elle présente celle-ci comme un symptôme et un pan de la réalité nazie ; d'ailleurs, certains auteurs comme Heinz Pol se consacrent tout autant à la description de la vie culturelle en Allemagne qu'à celle d'autres aspects du Troisième Reich, ce qui montre que les textes de type "reportage culturel" ne sont qu'un sous-groupe de textes informatifs-descriptifs plus généraux. Cette contre-propagande vise à démasquer ("entlarven") le cœur de l'idéologie nazie, la préparation de la guerre. Ces textes ont une fonction politique d'information et de prévention qui les distingue très nettement autant des textes classificateurs que des textes classificateurs-informatifs. Les émigrés replacent la culture dans le cadre de l'idéologie nazie et profitent de la description du champ culturel pour révéler la véritable nature de celle-ci et attirer par ce biais l'attention sur le danger de guerre. Démasquer la politique culturelle nazie signifie dans ces textes surtout démasquer la logique interne de la politique nazie en général, comme le fait Emil Szittya en constatant que si la science en Allemagne paraît être devenue folle, il faut aller plus loin et considérer cette apparence comme hautement signifiante :
"Cette ‘folie’ se révèle donc, lorsque l’on y regarde de plus près, faire partie intégrante du fascisme hitlérien ; il s’agit en effet d’un élément de la préparation à la guerre."18
13En décrivant et en dénonçant la militarisation de la culture, comme le fait Ludwig Marcuse :
"Dans l’Allemagne pacifique d’aujourd’hui, les muses se promènent d’ores et déjà au pas de l’oie et armées jusqu’aux dents : la section poésie et la section théâtre, le bataillon de l’art et le bataillon de la science"19,
14les auteurs attirent l'attention sur le fait que la militarisation de l'esprit n'est qu'un des aspects d'une militarisation générale. Ils décrivent également comment la culture elle-même est mise au service de la guerre prochaine, insistant sur l'importance et l'ampleur du conditionnement auquel sont soumis les Allemands par le biais de la littérature nazie :
"L’âme du peuple allemand doit être préparée à la guerre en appliquant les règles de l’art de la propagande selon Goebbels. Pour cela, on a besoin de tous, de Broeger à Anacker, de Paul Oskar Hoecker à Claudius, de Schauwecker à Zöberlein, de Euringer à Walter Bloem. Un feu roulant, provenant de tous les canons disponibles, de tous calibres, doit pour cela se déverser sur le peuple allemand. Voilà la raison pour laquelle on les a tous réunis, tous ceux qui se sont fait un nom en célébrant sous une forme ou une autre la boucherie de la première guerre et les crimes commis par les corps-francs contre le peuple allemand."20
15Cette fonction d'avertissement acquiert de plus en plus d'importance avec le temps et peut même représenter la seule fonction du texte.
2. Une contre-propagande destinée au public étranger
16Certains indices et la nature des informations ainsi apportées permettent d'identifier le public-cible de ces textes – ou du moins l'un des publics-cibles : ils visent l'opinion publique internationale, en particulier celle des pays d'accueil, que l'on tente ainsi d'éclairer et d'avertir quant à la véritable nature et aux véritables intentions du régime nazi. On l'informe ainsi sur le contrôle exercé par le pouvoir nazi sur toute activité culturelle (comme par exemple dans L'état du théâtre allemand de Alfred Kerr21). Ces informations visent également à avertir les intellectuels étrangers (musiciens, comédiens en particulier) qui pourraient être tentés de se produire en Allemagne : en les informant sur l'absence totale de liberté en Allemagne, les émigrés les avertissent que leur présence en Allemagne cautionnerait la mise au pas de la culture. Ainsi le pianiste Alfred Cortot, qui occupera d'ailleurs des fonctions sous Vichy, fait l'objet d'une attaque :
"et ceux qui se compromettent maintenant avec Goebbels ne devront pas s’étonner si on ne leur serre plus la main ensuite"22,
17qui montre que la classification amis/ennemis a pris une tournure supranationale.
18Nombre de ces textes ont pour fonction d'éviter toute collaboration sur le plan culturel entre un pays étranger et l'Allemagne nazie – Heinz Pol dénonce les producteurs de films qui coopèrent avec les institutions du Troisième Reich, et Manfred George accuse les éditeurs étrangers de cautionner le régime nazi en participant à la Foire du Livre de Leipzig23. Ils tentent ainsi d'éviter que les acteurs étrangers de la culture ne se fassent malgré eux les vecteurs de la propagande nazie.
19Mais face au public étranger dans son ensemble, l'accent porte surtout sur le fait que l'Allemagne nazie se prépare à la guerre, complétant des textes qui présentent des informations plus concrètes par exemple sur la question du réarmement ; le domaine de la culture est considéré comme représentatif :
"Le cas de Banse montre à quel point il est important d’informer l’opinion publique des divers pays sur la véritable littérature nazie. On devrait traduire l’ensemble de la littérature nazie en langues étrangères, comme cela n’a été jusqu’ici fait qu’en partie, afin que le monde sache à quoi s’attendre de la part de Hitler."24
20Il s'agit de montrer que toutes les émanations culturelles du Troisième Reich ont pour fonction d'opérer une propagande à l'étranger afin d'endormir la méfiance des autres nations et de préparer la conquête ; ce thème gagne en importance plus le temps passe. Pour ce faire, les textes se concentrent en particulier sur un certain nombre d'écrivains allemands explicitement désignés comme les porte-paroles de la propagande nazie ("les missionnaires de Goebbels", "les commis-voyageurs en littérature de Goebbels", parmi lesquels Blunck, Johst, Sieburg). Les émigrés tentent de révéler au public étranger la véritable nature de ces ambassadeurs de la culture "allemande" et d'expliquer la fonction qui leur est attribuée dans le cadre de la propagande officielle : "le mensonge"25.
21Nous retrouvons ici des procédés typiques d'un discours classificateur, mais dans le cadre d'une entreprise de contre-propagande destinée visant le public étranger. Ainsi, les émigrés s'efforcent de disqualifier Friedrich Sieburg auprès du public français, en réaction à la manière dont les nazis utilisent la réputation de Sieburg en France pour lui faire jouer le rôle d'un propagandiste déguisé en médiateur entre les deux cultures. Sieburg est présenté comme un opportuniste vendu à la cause des nazis, ce qui permet de l'attaquer comme porte-parole de la propagande nazie ("un commis voyageur bien payé, chargé de répandre la haine que propage Goebbels", "un mercenaire de Goebbels"26). En l'associant aux nazis, les auteurs dénoncent la nature réelle de son activité à l'étranger, ce qui leur permet par ailleurs d'expliquer comment la propagande nazie se sert des écrivains pour s'introduire "en contrebande" à l'étranger. La classification est ici un moyen parmi d'autres au service de l'information et de la contre-propagande.
II. "REPORTAGES CULTURELS" ET MODÈLE CLASSIFICATEUR
1. Déconstruction de la propagande nazie
22Cette fonction de contre-propagande remet en question le modèle classificateur-excluant, jugé insuffisant, comme l'écrit Friedrich Timm (Willi Bredel ?) en 1936 :
"Il faut partir du principe que la tâche qui nous attend ne consiste pas à tourner en ridicule des blagues de sous-officiers et des poésies chauvines et mal tournées, ce qui serait facile ; mais à lutter, avec tous les moyens idéologiques et artistiques, contre le terrible poison qu’une bande d’agents littéraires du fascisme prêts à tout est en train de répandre."27
23Pour ce faire, il faut prendre la culture nazie au sérieux et lutter contre elle avec d’autres moyens que des textes à fonction unique de rupture. Timm demande aux émigrés de ne plus considérer les divers pré-textes venus d'Allemagne uniquement comme des preuves de trahisons ; il les exhorte à prêter l'oreille désormais au contenu de ces textes afin de pouvoir le déconstruire et le réfuter :
"N’avons-nous pas toutes les raisons du monde de prendre au sérieux le poison que l’appareil d’état et les organisations répandent parmi le peuple, d’étudier leurs méthodes et de vérifier l’efficacité de nos propres armes idéologiques face à ce poison ?"
24Cela ne signifie cependant pas que les procédés classificateurs disparaissent, mais qu'ils sont intégrés comme instruments dans une entreprise plus politique d'information et de contre-propagande. Il faut distinguer les textes de ce type, dans lesquels des séquences classificatrices sont intégrées dans une démarche dominante informative, de textes qui peuvent avoir les mêmes auteurs et être contemporains, dans lesquels la classification est dominante. Ainsi, Paul Westheim, ou Paul Bekker dans la rubrique "Musique" du Pariser Tageblatt, font paraître de manière très rapprochée des textes de type "reportage culturel" et des textes essentiellement classificateurs.
25S'il est difficile d'établir une chronologie précise du passage du modèle classificateur au modèle "reportage culturel", on constate cependant que la multiplication de textes informatifs intégrant des séquences classificatrices coïncide avec une ritualisation de plus en plus évidente des textes purement classificateurs. Alors que les textes classificateurs apparaissent de plus en plus comme "gratuits", on assiste à un déplacement des procédés classificateurs vers des textes dans lesquels ils ont une autre fonction et sont au service d'un but moins limité.
26Les séquences classificatrices décrivant des attitudes individuelles s'insèrent dans le tableau général que les textes ont pour but de brosser. On montre ainsi que ceux qui dominent la vie culturelle en Allemagne sont des opportunistes médiocres, ce qui permet de tirer un bilan négatif de la politique culturelle des nazis. Ainsi, Paul Westheim attaque de manière réitérée, et en les associant souvent dans le jugement péjoratif comme dans la menace, le peintre Ziegler et l'historien d'art Willrich, l'architecte Adolf Speer ou encore le photographe Hoffmann28. D'autres visent les comédiens Gründgens, Jannings et George, constatant qu'ils ont perdu leur talent en se vendant aux nazis.
27Lorsque ces textes s'appuient sur un pré-texte, ce qui n'est pas systématique, celui-ci sert à illustrer la situation générale de la culture en Allemagne et non plus seulement à révéler la traîtrise d'un renégat et justifier son ex-communication. On trouve dans un certain nombre de textes des échantillons de diverses œuvres littéraires publiées en Allemagne ; ces citations servent à montrer le niveau de la production littéraire officielle. Même si la structure est souvent la même que dans les textes classificateurs – [citation + non-commentaire] –, l'intention est ici surtout de réfuter la propagande nazie au sujet du renouveau des arts en Allemagne. D'ailleurs, les pré-textes ne sont pas toujours signés par des renégats ; ils proviennent tout autant de la nouvelle littérature nazie. La critique du style (ainsi "une poésie d’épigone", "un pathos qui sonne faux" au sujet du poète nazi Gerhard Schumann29) n'est pas un but en soi, elle a une dimension nouvelle qui est de contrer le discours nazi en lui opposant la réalité :
"Ces vers ne montrent pas beaucoup de signes de la maîtrise, de la discipline créatrices dont on se fait tant gloire dans le Troisième Reich."
28Le pré-texte est considéré comme une réalité indéniable, et est opposé au discours nazi sur cette même réalité. La littérature produite en Allemagne (de même que plus généralement la production artistique) est mise à contribution pour prouver le fiasco des nazis sur le plan de la culture et pour dénoncer l'instrumentalisation de la culture à des fins bellicistes, l'étude du pré-texte servant également à démonter les mécanismes de la propagande nazie :
"Ces nouvelles sont du verbiage insipide, stupide et mensonger. Cela ne doit pas nous empêcher de les examiner de plus près, parce qu’elles sont d’autant plus instructives en ce qui concerne la manière dont se constitue l’idéologie officielle du ‘Troisième Reich’, les méthodes dont on use afin d’embrouiller les esprits, de détourner l’attention de la situation réelle."30
29Démonter le discours nazi sur la culture en Allemagne implique également de réfuter le discours selon lequel tous les intellectuels allemands se seraient pliés avec enthousiasme au nouveau système. Pour confronter la propagande nazie à la réalité, les émigrés se trouvent contraints d'examiner en détail cette même réalité, et décrire celle-ci implique de tenir compte d'un certain nombre de facteurs qui étaient passés sous silence dans les textes classificateurs-excluants et donc d'assouplir les critères de jugement en ce qui concerne les intellectuels en Allemagne. En décrivant le contexte culturel et politique du Troisième Reich, les émigrés se penchent aussi sur les conditions de vie de leurs collègues et font un premier pas en direction d'un jugement sur les intellectuels en Allemagne tenant compte de ce contexte.
2. Victimes ou responsables ?
30Démontrant que le bilan des nazis en matière de culture ne peut être que négatif, puisque la première condition de la création artistique est la liberté de l'artiste (comme le souligne en particulier le romancier "indépendant" Hermann Kesten dans Le prix de la liberté31) et que les intellectuels et artistes n'ont en Allemagne aucune liberté, les émigrés limitent de facto la responsabilité de ceux-ci puisque l'on ne peut en même temps décrire l'Allemagne comme une tyrannie absolue et accuser les intellectuels en Allemagne d'avoir librement choisi de collaborer avec les nazis.
31Mais contrairement à d'autres textes qui théorisent cette évolution dans le jugement, les "reportages culturels" n'ont pas pour fonction première de remettre en question les jugements catégoriques émis dans les textes classificateurs-excluants ; on y rencontre aussi bien des séquences de type classificateur-excluant que des séquences expliquant l'attitude des intellectuels en Allemagne par diverses contraintes ("la manière dont l’art a été crucifié – sur la croix gammée", "les cadets de Goebbels, dressés au knout"32), et décrivant les obligations, l'absence de liberté :
"Ligotée par le national-socialisme, la littérature n’a le droit de décrire ni des êtres humains ni la réalité ; elle a pour tâche de détourner l’attention de la réalité inhumaine du national-socialisme ; elle doit glorifier des fantômes (la race noble, le sang et la terre) ; elle doit inciter à la guerre, au meurtre, et donner envie de détruire."33
32Cette description contient en germe l'acquittement des intellectuels accusés dans les textes classificateurs-excluants, un acquittement pour circonstances atténuantes. Cependant, ces textes en sont encore au stade de décrire ces circonstances ; il n'y a pas encore de remise en question fondamentale de la condamnation et les textes sont souvent assez ambigus sur ce sujet. Par exemple, Hermann Kesten présente les intellectuels allemands comme à la fois responsables de leur sort et victimes des circonstances, parlant d'un "esclavage librement consenti", alors même qu'il décrit les méthodes de contrôle des nazis de la manière suivante :
"Si cette vacuité intellectuelle a pu parvenir à régner en Allemagne, c'est parce que l'on a brûlé et interdit des idées, telles quelles s’incarnent dans des livres, et quant aux êtres pensants, on les a assassinés ou roués de coups ou chassés du pays ou payés en argent comptant, ou bien on les a par la violence et la terreur poussés à se taire ou encore rendus fous de peur jusqu’à ce qu’ils répètent machinalement des insanités."34
33On trouve dans le même texte deux visions opposées : d'une part celle, propre aux textes classificateurs-excluants, d'intellectuels s’étant spontanément mis au service des tyrans, et d'autre part une vision qui ne considère plus la frontière géographique comme la limite entre deux camps puisqu'elle associe dans une même phrase émigrés et non-émigrés, martyrs et opportunistes, silence et discours pro-nazi, et qui explique par les circonstances le comportement de ceux qui ont "trahi". Ces textes tendent vers l'acquittement mais sans le réaliser, et le schéma classificateur binaire est sous-jacent tout en étant implicitement remis en question. Cependant, ils signalent indéniablement un changement par rapport à la rigidité du jugement porté sur les intellectuels en Allemagne dans les textes de type classificateur-excluant. La coexistence, dans la production des émigrés en général, chez un même auteur voire dans un même texte, de ces deux modèles d'interprétation, révèle une sorte de schizophrénie des émigrés, qui sont tout de même parmi les mieux informés sur les conditions de vie en Allemagne – ils considèrent d'ailleurs comme leur mission de révéler au monde cette réalité – et accusent pourtant leurs collègues en Allemagne d'avoir "trahi" de leur propre initiative et en connaissance de cause. Cette ambivalence confirme d'ailleurs que les textes classificateurs-excluants avaient une fonction si fondamentale pour la communauté et pour l'individu dans son rapport à celle-ci qu'elle a éclipsé pendant quelque temps la réalité du Troisième Reich. Dans les "reportages culturels", cette réalité revient au premier plan. Ainsi Kurt Kersten énumère les nuisances auxquelles sont soumis les écrivains en Allemagne, réduits à la misère par le fait qu'ils ne peuvent plus publier ou que leurs livres ne se vendent plus, "sans même parler de l’état psychologique dans lequel se trouve un écrivain que l’on a privé de sa liberté de pensée et de conscience [...]"35. La notion fondamentale qui émerge de ces textes est celle de la souffrance, une souffrance morale et humaine due à l'absence de liberté, à l'obligation de se plier au système ; cela signale que le jugement passe du plan intellectuel et politique au plan humain.
34On voit tout d'abord apparaître des textes qui parlent d'un ou plusieurs intellectuels en Allemagne sans porter de jugement sur leur comportement. C'est le cas par exemple dans Hindemith36, où Paul Walter examine le "cas Hindemith" non pas sous un angle d'accusation, comme l'expression pourrait le laisser croire mais comme illustration de la manière dont fonctionne le régime. La description porte non pas sur le comportement de l'individu mais sur l'attitude des nazis face à cet individu, lequel est présenté comme victime de l'arbitraire caractéristique du système ; le texte est neutre à son sujet, et cette neutralité est déjà révélatrice d'une évolution. Par ailleurs, la classification est relativisée même dans des séquences concernant certaines personnalités pourtant étiquetées et stigmatisées comme "renégats" typiques ("renégats de première classe" pourrait-on dire), comme Furtwängler et Richard Strauss. Là aussi, les textes prennent davantage en compte la réalité et rendent compte des faits et gestes de ces "renégats" même lorsqu'ils contredisent cette image (ainsi Richard Strauss refusant d'abandonner sa collaboration avec Stefan Zweig37). Cela ne signifie pas pour autant un changement de catégories, mais il apparaît ainsi qu'aucun comportement n'est pas réductible à un schéma pré-établi, prévisible et constant. Cette évolution apparaît également dans le fait que certains textes, visant à présenter un tableau complet de la situation en Allemagne, présentent à la fois des séquences classificatrices-excluantes et en contrepoint des séquences décrivant la manière dont certains intellectuels se soustraient à la mise au pas. On trouve dans ces textes à la fois une classification négative et une classification positive, comme c'est le cas dans Vue d'ensemble du théâtre dans le Troisième Reich où Hjalmar Bartels parle à la fois de Hauptmann et du refus des comédiens Hans Albers et Werner Krauss38 de devenir les figures de proue du théâtre mis au pas. On assiste non pas à l'abandon du modèle classificateur mais à son déplacement géographique : alors qu'il faisait auparavant coïncider la limite entre "bon" et "mauvais" camp avec les frontières du Reich, il s'applique désormais également à l'intérieur du Reich et l'on trouve de plus en plus en Allemagne même des "bons" et des "mauvais", des victimes et d'autres qui profitent du système.
35On trouve ainsi nombre de descriptions à structure dichotomique opposant ces deux camps en Allemagne même, comme chez Ernst Bloch dans Des chercheurs et des imposteurs39, ou lorsque Paul Strübe fait contraster les exemples négatifs de Heidegger, Nikolai Hartmann, Alfred Bäumler, et l'attitude des facultés de théologie qui s'opposent aux thèses raciales des nazis40. Leo Lania, décrivant la vie théâtrale en Allemagne, dresse une liste des renégats (George, Gründgens) mais leur oppose l'existence d'un certain nombre de sceptiques et interprète le suicide du comédien Otto comme le signe d'un mécontentement qui constitue une opposition au régime in nuce41. Ernst Bloch établit lui aussi implicitement une équivalence entre souffrance et opposition :
"Les quelques personnes en qui s’incarne véritablement la culture souffrent, et les pressions qu’elles subissent, la tromperie générale leur sont de jour en jour plus insupportables[...] Les grands scientifiques, Planck, Sauerbruch et d’autres, sont dans l’opposition, ils se cherchent une catacombe dans l’université dévastée afin de pouvoir y faire leur travail, et s’ils élèvent leurs voix, ce n’est pas pour remercier le Troisième Reich, encore moins pour exprimer leur approbation, mais pour appeler à l’aide."42
36Les victimes du régime comme le comédien Otto n'ont cependant pas un statut de "martyrs politiques", dans la mesure où leur éventuelle opposition au régime n'est pas motivée politiquement, mais humainement ou artistiquement ; de nombreux artistes sont décrits comme des victimes "innocentes" du régime dans la mesure où ils n'ont jamais pris position contre celui-ci. C'est le cas en particulier du sculpteur et écrivain Ernst Barlach dont la mort sert à Westheim d'exemple pour montrer comment les nazis réduisent à une existence misérable les artistes qu'ils considèrent comme "dégénérés" :
"Son seul et unique crime, c’était d’être un artiste allemand ; un véritable artiste, et un bon Allemand. C’est très facile aujourd’hui d’être un ‘criminel’, et il y a en ce moment de nombreux criminels en Allemagne."43
37Reprenant là aussi la classification des nazis, on intègre dans le camp des "criminels", une désignation qui s'applique aussi aux émigrés, tous ceux qui sont persécutés par le régime pour des raisons artistiques, tous ceux qui souffrent de l'impossibilité de s'exprimer librement sur le plan artistique en Allemagne, l'étape suivante étant de considérer tous ces intellectuels comme des opposants potentiels au régime.
3. Martyrs culturels et opposition latente
38Paul Westheim en particulier consacre plusieurs textes à la manière dont le régime persécute les artistes indésirables en les faisant disparaître, comme Gangolf44, ou en les acculant au désespoir par des interdictions d'exercer, comme Barlach, Christian Rohlfs45 ou encore le peintre Ernst-Ludwig Kirchner, dont Westheim explique le suicide en 1938 par les persécutions qu'il a subies de la part des autorités. Ce suicide est interprété comme une forme de résistance et Westheim utilise à ce sujet le terme révélateur de "geste de protestation" ; mais là encore, la fonction essentielle du texte demeure l'information, par l'exemple de Kirchner, sur le contrôle exercé par les nazis sur la vie artistique en Allemagne :
"Il faut absolument en parler, c’est le sens même de ce geste de protestation ; le monde doit savoir pourquoi un homme important, un grand artiste allemand renommé, a mis fin à ses jours."46
39Ces "martyrs culturels" n'ont donc pas la même fonction que les "martyrs politiques" comme Ossietzky ; ils servent essentiellement à illustrer la réalité culturelle du Troisième Reich mais ils représentent également une étape sur le chemin menant à la description d'une opposition latente en Allemagne. Certains auteurs soulignent l'existence d'un art "illégal" et souterrain, qui constitue le pendant sur le plan culturel de l'opposition politique illégale et clandestine dont la plupart des émigrés présument l'existence en Allemagne. On retrouve ainsi souvent, pour décrire les conditions de vie des artistes ainsi que plus généralement des opposants, le terme de "catacombes". Paul Westheim en particulier oppose la nullité de l'art nazi officiel à une production artistique invisible mais bien présente. Le communiste Ernst Bloch parle lui aussi de la manière dont les véritables artistes ou écrivains doivent se cacher :
"Que reste-t-il à faire à quelqu’un d’honnête et de doué, dans ce pays... Le simple fait d’exister le met déjà en danger, il doit cacher sa nature. Toute sorte de don devient un danger pour celui qui le possède – excepté le don de courber l’échine."47
40On retrouve ici une notion propre à la contre-propagande, celle de la vérité cachée qu'il s'agit de dévoiler ; en décrivant la manière dont les nazis contrôlent le champ culturel, on s'attache à montrer que ce contrôle est à la fois total et limité et qu'il existe encore en Allemagne quelques niches de "résistance", au sens où elles résistent à la mise au pas, mais sans que cela soit pour autant visible ou spectaculaire.
41Décrire la vie culturelle en Allemagne implique de plus en plus de dévoiler l'existence de ces niches, ce qui n'est pas aisé dans la mesure où il s'agit alors de rendre sensible l'invisible ; c'est pourquoi ces textes utilisent beaucoup les informations en provenance du Reich, et en particulier la presse nazie, qui sert de document. On interprète alors tout article dénonçant "l'ennemi intérieur", tout discours officiel annonçant un renforcement du contrôle comme le signe de l'existence d'une "opposition" latente qui se manifeste par une résistance aux mesures officielles sur le plan de la culture. Or il est clair que tout signe de malaise est interprété par les nazis comme une opposition politique ; les émigrés en sont conscients mais reprennent tout de même le terme d'"opposition" en lui conférant une importance et une réalité peut-être démesurées. Là encore, ce sont les nazis qui finalement imposent indirectement leurs propres catégories, ce qui s'explique par le fait que les émigrés sont à l'affût du moindre signe d'opposition ; cependant, cette attitude d'attente et d'espoir est nouvelle en ce qui concerne le comportement des intellectuels en Allemagne, puisqu'elle se fonde sur un constat nouveau :
"La mise au pas n'a donc toujours pas complètement réussi."48
42La contre-propagande vise donc à montrer que tous les Allemands ne soutiennent pas le régime et cette fonction prend de plus en plus d'importance à mesure que la menace de guerre se précise – sans parler de l'importance cruciale qu'aura cette question durant la guerre puisqu'elle sera un préalable à la discussion sur l'avenir de l'Allemagne après la défaite militaire. Les textes classificateurs-excluants remplissaient une fonction diamétralement opposée puisque, en jetant l'anathème sur leurs collègues en Allemagne, les émigrés les présentaient comme ralliés au nouveau régime, contribuant ainsi involontairement à donner une vision négative de l'Allemagne. Les "reportages culturels", dans lesquels la classification se fait plus nuancée et qui excusent l'absence d'opposition apparente par la terreur exercée par le gouvernement, permettent de de corriger cette image. Il est d'ailleurs révélateur que la plupart des émigrés passent par le champ intellectuel pour décrire, par synecdoque, la vie politique en Allemagne. Le champ intellectuel est bien leur domaine, auquel ils se cantonnent tout en lui attribuant la fonction d'un révélateur de la situation générale. De même que les textes décrivant de manière générale les conditions de vie en Allemagne ont pour fonction de démontrer que la terreur exercée par les nazis prouve l'existence d'une opposition en Allemagne, les "reportages culturels" dressent un tableau de l'Allemagne qui implique que tous les intellectuels allemands ne sont pas nazis. Décrire leurs conditions de vie, c'est aussi expliquer au public étranger pourquoi ils ne manifestent pas leur opposition :
"À l’étranger, on a parfois reproché aux professeurs du Troisième Reich le fait qu’ils sont restés silencieux face aux agissements des nazis. Mais sait-on à quel point ils sont opprimés, et pas seulement parce qu’on leur interdit de s’exprimer ? On exige d’eux non seulement qu’ils renoncent à toute forme de critique, mais également qu’ils prennent part au grand hallali."49
43Paul Westheim explique pourquoi la presse allemande est si mauvaise :
"Il faut s’imaginer le courage dont a besoin un rédacteur mis au pas, qui doit craindre, à chaque numéro qui sort, qu’on ne le prenne mal au ministère de la Propagande ou ailleurs [...] Qu’on imagine ce que c’est lorsque l’on a toujours un pied en camp de concentration ou même tout simplement à la rue..."50
44En fournissant au public étranger des clés pour comprendre et excuser l'attitude des Allemands envers le régime, les émigrés sont contraints de remettre également en question pour eux-mêmes leurs schémas antérieurs.
45On trouve relativement tôt chez les communistes des descriptions des intellectuels comme victimes parmi d'autres du régime nazi :
"Il [l'ouvrier de l'esprit] est une victime, qui doit sacrifier sans discussion son argent, son énergie et son temps à l’organisation fasciste – et n’a rien en échange."51
46On vise ainsi à présenter l'intellectuel en Allemagne comme l'allié naturel du prolétariat, lui aussi victime du régime et dont il partage les souffrances et les aspirations, ce qui signale une volonté de fédérer les victimes du nazisme en un Front populaire transcendant les différences de classes que l'on vise ainsi à minimiser ; cet aspect est particulièrement important puisque nous verrons que l'évolution vers une vision des intellectuels comme force d'opposition latente et comme partenaires de dialogue va de pair avec l'orientation, à partir de 1934, vers un Front populaire (Volksfront) en Allemagne et un Front uni (Einheitsfront) en exil, deux projets qui ne pouvaient exclure aucune classe sociale, et devaient inclure également les intellectuels. Les tentatives de Volksfront avaient comme préalable nécessaire une révision du jugement porté sur les intellectuels en Allemagne, révision qui s'est opérée par le biais de textes informant sur les conditions de vie de ces intellectuels.
47En décrivant les intellectuels allemands, ou du moins une partie d'entre eux, comme des victimes du régime, on les intègre dans l'ensemble des Allemands susceptibles de s'opposer à Hitler. Et de même que cette vision donne naissance à de nombreux textes de type "discours aux Allemands" appelant les Allemands à résister, à se révolter, il est logique que l'on assiste au même phénomène en ce qui concerne le sous-groupe de la population allemande que constituent les intellectuels. Les "reportages culturels" sont une étape vers des textes appelant les intellectuels en Allemagne à la résistance, même s'ils ne font pour la plupart qu'effleurer le problème d'une opposition latente des intellectuels en Allemagne, l'existence de celle-ci n'étant pas encore théorisée. Mais ils n'excluent plus cette possibilité et la description évolue à mesure que s'impose l'idée qu'un certain nombre d'intellectuels en Allemagne sont des victimes du régime, ce qui mènera inévitablement à la tentative d'activer ces résistances potentielles et par conséquent à une reprise du dialogue. La démarche explicative va de pair avec une révision du jugement puisqu'elle implique de prendre en compte un contexte complexe, ce qui va à l'encontre de la démarche simplificatrice propre aux textes classificateurs-excluants. Cette révision est pour la plupart des émigrés une position nouvelle, même si ils n'y accèdent pas par une rupture brutale avec leur discours antérieur mais par un type de textes intermédiaire qui témoigne de la manière dont cette révision s'impose progressivement comme inévitable.
48On trouve cependant une exception de taille à cette évolution : il s'agit de Heinrich Mann, grande figure de l'engagement démocratique sous l'Empire et sous la République de Weimar, admirateur du modèle français et autorité unanimement respectée dans l'exil, président du SDS en exil et de nombre de commissions préparatoires à la création d'un Volksfront ; si nous l'avons peu cité jusqu'ici, c'est parce que sa position originale en fait un cas à part.
III. HEINRICH MANN : DES TEXTES ATYPIQUES ET PRÉCURSEURS
49Il est difficile de rapporter les textes publiés par Heinrich Mann durant l'exil à un modèle textuel précis et à un public unique ; la plupart des textes publiés par Heinrich Mann en français dans La Dépêche du Midi l'ont été également en traduction allemande dans la presse de l'émigration, et inversement. Mais ici encore, l'approche par le modèle classificateur-excluant permet de situer Heinrich Mann au sein de l'émigration, de décrire sa spécificité. Chez lui, la fonction informative-descriptive-explicative est dominante et s'il prononce une exclusion de certains intellectuels en Allemagne, il le fait d'une manière qui semble n'être jamais définitive. La manière dont il aborde le champ intellectuel est bien spécifique puisqu'il y voit à la fois un sous-groupe du peuple allemand et une classe sociale destinée à jouer un rôle particulier dans la société ; ses textes sont dès le départ politiques dans la mesure où le champ intellectuel n'est jamais considéré uniquement dans son fonctionnement interne mais toujours mis en relation avec le reste de la société, en particulier dans le cadre des tentatives pour créer un Volksfront en Allemagne, ce qui constitue le but primordial de Heinrich Mann et est toujours sous-jacent dans ses textes.
50Heinrich Mann a consacré un certain nombre de textes à la situation des intellectuels en Allemagne – en plus de passages qui traitent de cette question dans d'autres textes –, et ces textes sont conçus comme des tableaux de "l'intelligence" allemande, comme le premier d'entre eux : L'intelligence humiliée52, paru dans La haine, un recueil qui se voulait un tableau général de la situation en Allemagne, composé de divers textes traitant de divers aspects de la société allemande sous le régime nazi. Cette série de tableaux était complétée par une autre série, de "tableaux vivants" cette fois, Scènes de la vie sous les nazis, ayant pour fonction d'illustrer et de mettre en scène en les présentant sous un jour satirique et grotesque les phénomènes décrits dans les textes précédents. On retrouve cette correspondance en ce qui concerne le champ intellectuel, et à L'intelligence humiliée répond Il faut savoir se débrouiller53, qui met en scène le journaliste Sinsheimer, le compositeur Pfitzner, le sculpteur Belling et leur comportement face à Goebbels et Göring. Ce texte permet d'observer comment Heinrich Mann joue du modèle classificateur-excluant, de même que Lettre à un renégat54, un texte de Friedrich von Gentz datant du début du XIXe siècle et intégré dans le recueil Le jour viendra (Es kommt der Tag) paru en 1936. Dans les deux cas, Heinrich Mann n'est en apparence que le metteur en scène d'une condamnation et d'une exclusion prononcées par d'autres. Ainsi, il se cache derrière Gentz, émigré à Vienne et qui rompt avec un intellectuel resté en Prusse, faisant ainsi sienne cette rupture sans pour autant se présenter comme l'énonciateur de ce texte qui est une réalisation quasi-archétypique du modèle classificateur ex-communicatif. Dans Il faut savoir..., si Heinrich Mann accuse Sinsheimer de l'avoir trahi dès que le vent avait tourné, cette accusation est énoncée d'une part par Sinsheimer lui-même, qui décrit sa propre attitude pour plaire à Goebbels ("Il vous aurait suffi de dire un mot, et je vous l’aurais livré"), soulignant lui-même à quel point il a "retourné sa veste", et d'autre part par Goebbels lui-même qui félicite Sinsheimer de manière très ironique pour l'ampleur de sa trahison :
"La manière dont vous avez rompu avec lui [votre ami = Heinrich Mann], parce qu’il vous compromettait désormais : vous avez tait ça en un rien de temps, on n’aurait pas pu être plus cynique. Ce genre de choses fait vraiment plaisir, même après coup. C’est pour cela que je vous ai laissé à votre poste. J’aime bien les traîtres."
51Dans ces deux textes, l'exclusion est d'autant plus radicale et le règlement de compte d'autant plus acerbe que l'énonciateur Heinrich Mann se cache derrière une autre instance énonciatrice – le personnage de Goebbels étant le camouflage le plus extrême puisque la relation d'identité entre Heinrich Mann et Goebbels tient du grotesque. Heinrich Mann "délègue" donc l'ex-communication et le modèle classificateur-excluant semble être pour lui une tentation à laquelle il ne cède que sous couvert d'autres énonciateurs, alors que les autres textes consacrés aux intellectuels en Allemagne ont d'autres fonctions que le règlement de comptes, comme cela apparaît lorsque l'on compare Il faut savoir... à son pendant descriptif, L'intelligence humiliée. Il faut savoir... sert à Heinrich Mann à se libérer d'affects (déception, colère) dont il considère qu'ils n'ont pas leur place dans un texte à dominante informative qui n'a pas pour fonction essentielle d'accuser mais de décrire le comportement des intellectuels allemands depuis la prise de pouvoir par les nazis.
52 L'intelligence humiliée est particulièrement révélateur de cette démarche, et typique pour la manière dont Heinrich Mann considère les intellectuels allemands. Le titre est déjà significatif : il s'agit de dresser un tableau général, et l'utilisation de “humiliée” signale l'ambivalence fondamentale du texte puisqu'il est difficile de décider si Heinrich Mann veut dire que les intellectuels ont été victimes d'une humiliation ou se sont humiliés eux-mêmes. Dans ce texte comme dans d'autres, le jugement n'est jamais univoque ; si, fondamentalement, Heinrich Mann ne renonce pas au dialogue avec ces intellectuels, il porte cependant parfois un jugement radicalement négatif, pour le relativiser ensuite, dans le même texte ou dans un texte postérieur. L'intelligence humiliée est tout à fait typique du style de Heinrich Mann et de la difficulté qu'il y a à donner de ses textes une interprétation univoque. Mais cette difficulté même est signifiante ; en effet, l'aspect parfois ambigu et confus du discours de Heinrich Mann fait aussi partie de ce discours et signale que si les positions de Heinrich Mann quant au peuple allemand en général et aux intellectuels en particulier restent fondamentalement les mêmes et peuvent être dégagées grâce à une étude de l'ensemble de ses textes, on constate cependant en étudiant des textes isolés, qui témoignent de fluctuations ponctuelles, qu'il a probablement été sujet au doute. D'autre part, le fait que l'intention fondamentale de certains textes soit difficile à appréhender signale également que Heinrich Mann présuppose chez son lecteur une capacité à le suivre dans des raisonnements ambigus. Cela ne signifie pas nécessairement que Heinrich Mann n'ait visé qu'un public correspondant à cette définition, mais plutôt qu'il n'a pas simplifié son propos alors même qu'il cherchait à atteindre l'opinion publique en général. On constate d'ailleurs que le message principal des textes devient plus aisément déchiffrable à mesure que Heinrich Mann se consacre à l'unification des opposants à Hitler et à la création d'un Volksfront en Allemagne.
1. 1933 : L'intelligence humiliée - L'ombre et la lumière
53 L'intelligence humiliée dresse un tableau complet des intellectuels en Allemagne, tableau qui renseigne autant sur les aspects positifs et les aspects négatifs, les premiers contrebalançant les seconds. L'ensemble n'est pas entièrement négatif et Heinrich Mann y présente autant l'ombre que la lumière ; la nature même des séquences apparemment classificatrices-excluantes révèle que le but du texte est plutôt de montrer que la situation n'est finalement pas désespérée, une ligne directrice qui apparaît dès le début du texte :
"Ceux qui sont au pouvoir ne seront jamais complètement débarrassés d’eux [des intellectuels]. Cela ne fait rien s’ils parviennent à faire peur à la plupart d’entre eux et à en corrompre un certain nombre."
54Heinrich Mann oppose au comportement opportuniste de certains la manière dont d'autres ont refusé de se mettre au pas et de prendre la place des émigrés, et cette entrée en matière relativise d'avance les séquences classificatrices du texte. L'intention de H. Mann est visiblement de montrer que, pour chaque intellectuel qui collabore, il y en a au moins un autre qui refuse de collaborer ; c'est l'existence de ce deuxième groupe qui importe, qu'il faut souligner et mettre en valeur : "Il faut leur rendre justice, même si l’on ne peut citer leurs noms. Cela leur créerait des ennuis."
55Le texte a pour fonction d'informer sur la réalité allemande, celle que l'on ne trouve pas dans les journaux parce qu'elle ne cadre pas avec la propagande. En ce qui concerne la mise au pas de l'Académie prussienne, là où les textes classificateurs-excluants énumèrent les trahisons, décrivant en détail le comportement de ceux qui ont signé le questionnaire de mars 1933, Heinrich Mann parle de ceux qui ont refusé de signer ou ont démissionné, ce que tant la presse allemande que les émigrés passent sous silence. Alors que les textes classificateurs dressent le répertoire de toutes les mauvaises nouvelles, il s'agit chez Heinrich Mann au contraire d'inventorier tous les signes d'espoir tant dans le champ intellectuel que dans la vie publique.
56Si H. Mann établit l'existence de deux groupes, les intellectuels en Allemagne et "nous autres, les intellectuels qui avons quitté notre pays au nom de notre liberté d’esprit et pour pouvoir rester nous-mêmes en liberté", ces groupes ne correspondent pas à des camps opposés puisque H. Mann énumère des exemples de résistance d'intellectuels en Allemagne et établit des distinctions parmi les intellectuels qui sont restés, qui ne constituent pas un groupe homogène. C'est ce groupe qu'il décrit et dont il établit une classification, distinguant entre ceux qui sont réellement mis au pas et les autres, et distinguant également parmi les "collaborateurs passifs" ("Mitläufer") selon leur motivation. Chez Heinrich Mann, tous les intellectuels apparemment mis au pas ne se ressemblent pas. De plus, en cherchant à analyser et à faire comprendre les motivations qui poussent ces intellectuels à collaborer avec le régime nazi, il fait passer au second plan ce qui constituait l'essentiel de l'accusation dans les textes classificateurs, leur attitude "officielle", leur discours sur eux-mêmes. Ce qui importe chez Heinrich Mann, ce n'est pas tant le résultat que les causes, et c'est selon ces motivations qu'il classe les intellectuels mis au pas afin de démontrer que la majeure partie d'entre eux ne soutient pas réellement les nazis. Cette volonté de comprendre et de faire comprendre signale que le dialogue et la communication ne sont pas exclus – même si le jugement porté n'est pas tendre – au contraire des textes excluants où l'accusation prime sur l'analyse.
57Parmi les intellectuels nazis ou mis au pas, H. Mann distingue divers types (les individus ne sont jamais nommés mais sont la plupart du temps faciles à identifier). Il y a tout d'abord les nazis comme Goebbels ("le ministre de la propagande") ou Johst ("l’autre, celui qui se protège de la culture en dégainant son revolver"), et ceux, de mauvais écrivains aigris, pour qui le bouleversement politique est l'occasion d'accéder enfin à la célébrité. Le deuxième groupe, ce sont les jeunes écrivains qui, comprenant que le chemin du succès passe par la mise au pas, n'hésitent pas à l'emprunter, et H. Mann concède ironiquement que "puisque les vieux messieurs sont aussi de la partie, il est naturel que la plupart des jeunes se mettent au pas avec entrain. On ne vit qu’une fois." Leur motivation n'est pas politique, ils agissent uniquement par opportunisme ; si l'ironie cache mal l'amertume de Heinrich Mann face à ce cynisme qu'il désapprouve, celle-ci ne signifie pas pour autant une condamnation définitive. Enfin, il y a tous ceux qui, par faiblesse ou par peur, collaborent avec les nazis, mais sans non plus adhérer à leur vision du monde ; les faibles, qui ne font que se soumettre à la loi du plus fort, ne sont pas non plus présentés comme irrécupérables mais comme vulnérables parce qu'isolés. Dans l'ensemble, le tableau que brosse Heinrich Mann des intellectuels en Allemagne n'est pas désespéré et n'exclut à aucun moment le dialogue ; cet optimisme est justifié par le fait que, selon lui, aucun de ces intellectuels ne s'est mis au pas par conviction politique, ce qui implique qu'ils sont encore récupérables.
58Il y a pourtant dans ce texte une séquence de type classificateur-excluant, et celle-ci concerne, ce qui n'est pas surprenant, Sieburg et surtout Benn. Benn est en effet présent en filigrane dans tout le texte, même s'il n'est jamais nommé, et on peut considérer ce texte également comme une réaction non seulement à l'allocution de Benn mais surtout à son comportement au sein de l'Académie, dont Heinrich Mann a été directement victime. Benn est associé à Sieburg au sein d'un groupe défini de la manière suivante :
"Certains écrivains d’âge moyen semblent se rappeler qu’ils furent un jour de zélés serviteurs de l’esprit. Il leur en est resté quelque chose, et ils auraient bien envie de mener à bien la réconciliation entre les intellectuels et la force brutale dont ils sont maintenant partisans."
59C'est cette justification idéologique de leur prise de position qu'il leur repoche alors qu'il a encore une certaine indulgence pour ceux qui ne tentent pas de camoufler leurs motivations réelles par une conceptualisation fumeuse. Sieburg et Benn, en théorisant leur adhésion au nazisme, commettent pour Heinrich Mann le plus grave des crimes puisqu'ils mentent (à eux-mêmes et aux autres) et que leur raisonnement est fallacieux ("une accumulation de clichés vides et de malentendus délibérés"). Leur attitude discursive est retenue contre eux, un phénomène que nous avons observé fréquemment dans les textes classificateurs – et les termes et procédés utilisés par Heinrich Mann rappellent presque mot pour mot le commentaire que faisait Klaus Mann de la réponse de Benn. En une seule phrase au futur, H. Mann taxe Benn d'opportunisme et le menace d'une revanche, mais sans prendre à son compte de dénomination péjorative :
"L’un [Benn] est d'avis que c’est la victoire qui donne à un mouvement sa légitimation. Dans ce cas, lorsque demain le mouvement communiste vaincra, nous aurons le plaisir d’observer de quelle manière il tentera de se faire bien voir et comment on l’enverra voir ailleurs à coups de pieds."
60On retrouve cette menace lorsque H. Mann promet que le mouvement qui provoquera la chute de Hitler amènera également la chute de "ces faux intellectuels qui se sont laissé humilier jusqu'à l'avilissement". La condamnation n'est cependant pas définitive puisque Heinrich Mann suppose que leur manière démonstrative de prendre position pour le nazisme et le caractère peu convaincant de leurs démonstrations traduisent leurs doutes intérieurs. Là encore, l'analyse psychologique est beaucoup plus poussée que dans les textes purement classificateurs et elle donne l'impression que même ces renégats ne sont pas entièrement perdus, justement parce qu'ils étaient et restent des intellectuels. Heinrich Mann semble ainsi tenter à la fois de se convaincre et de convaincre les lecteurs de la justesse de son raisonnement.
61Cette démarche rappelle elle aussi les textes classificateurs, avec une différence essentielle : là où ceux-ci visaient à imposer une vision négative, une condamnation sans nuances de tous les renégats et collaborateurs, Heinrich Mann tente d'imposer une vision positive, soulignant tous les indices qui montrent que la situation n'est pas désespérée. Au sujet de Benn et Sieburg, son raisonnement est le suivant :
"Je veux croire que se cache, derrière les justifications hâtives auxquelles se livrent quelques écrivains mis au pas, un effroi secret. Même en ayant une vague sympathie pour le ‘parti défenseur de la race’, on ne s’était tout de même pas imaginé ce en quoi il se transformerait une fois qu’il aurait réellement le champ libre. Maintenant, on se sent impliqué dans des crimes que l’on ne souhaitait tout de même pas. Alors on préfère ne rien savoir, cette armure protège du désespoir."
62L'utilisation de "on" montre qu'il fait ainsi "parler" Benn et Sieburg ; imaginant leur monologue intérieur, il les absout en même temps. Le texte a pour but de fournir une porte de sortie honorable à ceux qui sont dans la situation ainsi décrite, supposant qu'au fond ils aimeraient rebrousser chemin et sortir de la situation difficile dans laquelle ils se sont eux-mêmes mis. Si Heinrich Mann fustige sévèrement leur erreur, il n'exclut pas le pardon, le terme de "désespoir" indiquant que ces intellectuels égarés suscitent autant de pitié que de colère ; les textes ont pour fonction, en mettant le doigt sur leurs erreurs, de les faire réfléchir en les obligeant à ouvrir les yeux. Cette séquence qui semblait de prime abord relever du type classificateur-excluant est en fait fondamentalement exhortative. On retrouve en effet à plusieurs reprises des structures vocatives montrant que l'un des publics auxquels s'adresse Heinrich Mann est bien le groupe des intellectuels en Allemagne. Le but est de leur rappeler le rôle qui leur incombe en tant qu'intellectuels, et s'il stigmatise la manière dont ils ont failli à leur mission, c'est pour les exhorter à la remplir enfin, leur rappeler leur responsabilité et leur ouvrir les yeux sur les réalités allemandes. Certaines tournures signalent qu'ils constituent l'un des publics auxquels Heinrich Mann destine le tableau qu'il dresse de l'Allemagne, comme :
"il y a un certain nombre de faits qu’ils [les intellectuels allemands] ne peuvent éviter de constater",
63une phrase suivie par un récit de la mise au pas qui fait office de "faits". Heinrich Mann constate à leur place et les oblige ainsi à constater également par eux-mêmes des faits qui leur sont connus mais qu'il juge bon de leur rappeler. Dans les deux cas, Heinrich Mann les disqualifie non pas comme personnes mais comme intellectuels, se fondant sur le fait qu'ils énoncent une théorie en refusant délibérément de tenir compte de la réalité ; partant de ce constat implicite, Heinrich Mann leur oppose la réalité du nazisme, qu'il leur rappelle puisqu'ils semblent l'avoir oubliée – un procédé qui rappelle celui employé dans les textes de type "lettre ouverte", dans lesquels on rappelle à l'allocuté une réalité dont on feint de supposer qu'il l'a oubliée ou l'ignore délibérément, rendant naturelle la procédure de réfutation, le contraste entre discours et réalité :
"Les cadavres amoncelés, ceux du peuple, du véritable peuple allemand : voilà qui parle un autre langage, un langage plus clair et plus convaincant que celui de ces sophistes et de ces derviches tourneurs."
64Chez Heinrich Mann, les informations sur la persécution des intellectuels font partie intégrante de la description générale de l'Allemagne national-socialiste, qui va plus loin que ce que nous avons constaté dans diverses "lettres ouvertes".
65Ces informations vont de pair avec l'espoir que les intellectuels vont ainsi retrouver le droit chemin et leur "vocation inaliénable". En ce qui concerne ceux qui se taisent mais ne collaborent pas, le message de Heinrich Mann est un message de soutien et de reconnaissance ; pour les autres, il ne prononce pas d'exclusion mais tente de les faire revenir en arrière. Ces intellectuels ne sont pas exclus d'un camp qui s'établirait par ce biais ; au contraire, Heinrich Mann leur rappelle leur appartenance à ce camp et les devoirs qui en découlent, tout comme Klaus Mann rappelait Benn à ses devoirs dans sa première lettre. Mais ici, Heinrich Mann tente surtout de créer en Allemagne et en particulier parmi les intellectuels les conditions favorables à une révolte et à la chute de Hitler, ce qui passe entre autres par l'explication et l'information.
66D'autre part, Heinrich Mann se pose lui-même en modèle dans les dernières phrases du texte, déclarant avec une certaine emphase :
"Je veille à ne pas perdre ma propre honnêteté et je veille sur quelques étincelles de vérité, de cette vérité qui n’est en aucun cas la proprité uniquement des Allemands, puisqu’elle appartient à l’humanité."
67Dans cette phrase, le pronom "je" recouvre bien plus que son cas personnel. Il fonctionne à la fois comme exemple et comme synecdoque ; cette profession de foi est ainsi proposée comme modèle de phrase à répéter, pas seulement par les émigrés mais aussi par les intellectuels en Allemagne. Cela signifie que tout intellectuel est le gardien de quelques étincelles de vérité, et que celles-ci, pour poursuivre la métaphore, peuvent sembler éteintes alors qu'elles sont des braises susceptibles de s'enflammer à nouveau ; faire reprendre le feu en Allemagne, voilà selon Heinrich Mann la mission des émigrés telle qu’elle ressort de ce texte. Cela signifie également que les intellectuels en Allemagne ne sont pas exclus du camp des intellectuels, qu'il est d'ailleurs de leur devoir de réintégrer.
68Ils sont considérés comme une opposition latente, et ce même et surtout s'ils se taisent. Chez Heinrich Mann, le silence est le signe d'une résistance potentielle qui ne demande qu'à être activée ; une fois cela effectué, les intellectuels joueront un rôle fondamental dans la disparition du nazisme. Il faut que les intellectuels allemands, ceux qui sont encore en liberté, (ré)apprennent à remplir le rôle auquel ils se sont soutraits, par peur ou par égarement ; ce souhait qui est encore implicite dans ce texte se fera plus pressant dans les textes suivants, comme par exemple en 1934 dans Tout cela, chacun le sait bien, un texte paru dans Der Schriftsteller, version parue en exil du journal du SDS et distribuée de manière camouflée en Allemagne :
"Il serait très souhaitable que quelques écrivains, en Allemagne, apprennent à s’affirmer, à affirmer et à défendre leur honneur."55
69Les intellectuels en Allemagne doivent être "réactivés" afin de remplir leur rôle qui est de guider le peuple, de l'éduquer à l'action contre les nazis. En attendant, Heinrich Mann remplit lui-même ce rôle et s'adresse à la fois aux intellectuels et au peuple allemand, l'information visant à activer dans les deux cas le potentiel de résistance dont le texte a également pour fonction d'établir l'existence, à destination cette fois d'un troisième public, celui des émigrés et celui que constitue l'opinion publique française.
70La description de la vie intellectuelle, aboutissant à la conclusion que les collaborateurs ne sont qu'une minorité même si c'est d'eux que l'on entend le plus parler, se fait parallèlement à celle de l'Allemagne en général, qui suit le même cheminement. Dans tous ces domaines, Heinrich Mann montre des aspects négatifs et positifs en insistant sur le côté positif. Heinrich Mann trace le tableau d'une majorité silencieuse mais dont le silence est porteur d'espoir puisqu'il signale un potentiel de résistance à ce qu'il appelle "cette minorité violente et prétentieuse qui est parvenue à conquérir le pays, mais pas les gens"56.
71L'information fait aussi partie de cette visée : il s'agit de donner aux Allemands les éléments qui leur manquent pour appréhender la réalité, donc d'opérer une contre-propagande en supposant que cela suffira à leur faire condamner le régime et à passer progressivement à l'action contre celui-ci. Montrant que le discours de la propagande présente une image inverse de la réalité, H. Mann vise à fournir aux Allemands une grille leur permettant de décoder cette propagande.
72Ces textes s'adressent donc à plusieurs publics en même temps : les intellectuels en Allemagne pour les exhorter à remplir leur rôle en leur rappelant la véritable nature du régime nazi, le peuple allemand que l'on informe ainsi sur celle-ci, les autres émigrés auxquels ce texte montre incidemment que le dialogue avec les intellectuels en Allemagne ne doit pas être rompu, et enfin le public étranger, auquel Heinrich Mann fournit un tableau complet de la situation en Allemagne. La manière dont ces divers publics coexistent différencie ce texte à la fois des textes purement classificateurs et des "reportages culturels". Ici, en effet, les intellectuels en Allemagne sont tout autant visés par l'information que les autres publics alors même qu'ils ne sont pas apostrophés directement. Aucun public n'est exclu, ce qui n'est d'ailleurs pas nouveau chez Heinrich Mann, dont la production s'était dans les dernières années de la République de Weimar orientée vers un public de plus en plus large57. Sa description de la vie intellectuelle en Allemagne, l'absence de classification excluante, l'analyse psychologique des motivations des intellectuels mis au pas, tout cela semble s'opposer implicitement à la vision que propagent les textes classificateurs. L'arché-texte classificateur est présent en filigrane mais pour être implicitement rejeté ; ce texte montre bien la position particulière de Heinrich Mann dans l'émigration due à sa pratique politique. Pour lui, l'engagement passait par l'information du public, par son éducation à la pensée et à l'action ; d'autre part, il n'avait pas besoin de légitimer sa position d'émigré antinazi par une classification excluante puisque sa position était établie depuis des années. Heinrich Mann est pour sa part déjà réellement politisé au sens où il ne conçoit son activité et celle des intellectuels en Allemagne que comme une intervention dans la vie publique. Enfin, s'il y a une idéologie ici, c'est celle de l'espoir, espoir que Heinrich Mann vise à éveiller et à entretenir chez le public allemand comme chez les émigrés ou le public français. Le texte ne se propose d'ailleurs qu'implicitement comme modèle textuel, par le biais du "nous" final qui semble cependant désigner une communauté qui englobe tant les émigrés que les intellectuels en Allemagne :
"Je suis plus que jamais convaincu que les efforts des écrivains ne restent jamais sans effets, aussi longtemps que cela puisse durer avant qu’ils n’aient une influence sur la réalité matérielle. L’humanité future ne pourra être sensible et accessible à des actions justes que si nous persistons à parler le langage de la vérité"58,
73enjoignant les premiers à ne pas se laisser emporter par une manie classificatrice qui déforme la réalité et les seconds à remplir enfin leur rôle.
2. Apparences et réalité, accusation et espoir
74Le modèle classificateur-excluant est présent dans ces textes pour être dans un deuxième temps relativisé et finalement dépassé. Expliquant l'attitude des intellectuels allemands par des considérations d'ordre psychologique et décrivant leur malaise secret, ce qui ne se voit pas et qu'ils ne disent pas encore, Heinrich Mann fait "imploser" le modèle classificateur-excluant dans lequel il semblait évoluer et le transforme en un modèle dans lequel la classification n'est qu'une étape vers le diagnostic d'une opposition latente et vers un appel à cette résistance potentielle, ce qui donne à ces textes leur abord ambigu. Cette attitude est également caractéristique du rapport de Heinrich Mann aux Allemands en général, qui oscille entre espoir et accusation, voire résignation.
75Ce procédé, qui fait suivre à une accusation très sévère ("ils ont failli à leur mission") un jugement qui relativise cette accusation ("mais ils se ressaisiront"), indique que l'espoir est probablement chez Heinrich Mann le fruit d’une démarche volontariste dans laquelle il utilise même ses doutes comme preuves que tout n'est pas perdu et cherche délibérément à dépasser le stade de l'accusation pour aboutir à une vision plus constructive. Les textes de Heinrich Mann consacrés aux intellectuels en Allemagne sont placés sous le signe d'une recherche d'alliés en Allemagne et c'est pourquoi il refuse d'exclure définitivement les intellectuels "mis au pas" de ces alliés potentiels, comme l'indique également le texte paru sous le titre L'union des forces59, dans lequel il cherche également à voir plus loin que les apparences. Il y condamne cependant catégoriquement l'attitude des 88 signataires de la déclaration de fidélité au Chancelier, en particulier en la replaçant dans le contexte des persécutions subies par les intellectuels antinazis et par le reste de la population. Le jugement est clair : il s'agit d’une trahison sur le plan intellectuel, les signataires se sont eux-mêmes disqualifiés en tant qu'intellectuels, et ont révélé leur véritable nature ("ceux qui n’ont pas la vocation", "le bas-peuple intellectuel"). 11 ne s'agit pas de renégats mais d'imposteurs, le régime nazi ayant eu au moins le mérite de rendre les choses plus claires, de servir de révélateur pour "tous ceux qui faisaient seulement semblant d’être des intellectuels". Ces écrivains, qui ont librement choisi de s'asservir, sont devenus les suppôts du régime et lui sont associés :
"Par le deuxième serment qu’ils ont prêté de leur plein gré en novembre 1933, ils se sont rendus co-responsables de tout ce qui a été commis jusque-là, de tout ce qui devait arriver jusqu’à aujourd’hui et de tout ce qui nous attend encore."
76Cette condamnation est cependant relativisée d'une part par ce qui précède, une description du contrôle exercé par les nazis sur la vie culturelle et des pressions matérielles exercées sur les écrivains pour qu'ils se mettent au pas ; d'autre part, la suite est aussi une manière de relativiser ce jugement en imaginant les problèmes de conscience des écrivains en Allemagne, non pas en tant que "classe professionnelle", sur laquelle Heinrich Mann jette clairement l'anathème, mais en tant que consciences individuelles. A côté de ceux qui ne se sont jamais mis au pas, Heinrich Mann s'intéresse surtout à ceux qui se sont en apparence mis au pas et à la manière dont ils supportent cette existence :
"Il reste encore des individus isolés ou des cercles qui le supportent mal, même si l’on peut difficilement parler encore d’une classe."
77Heinrich Mann décrit alors leurs conditions de vie et souligne que les émigrés ont au moins la chance d'avoir échappé à un monde dans lequel il est extrêmement difficile de préserver son intégrité, et s'il oppose le sort difficile des émigrés, privés de leur public et de leurs droits, aux conditions de vie "agréables" des écrivains en Allemagne ("la manière dont l’état paie et s’occupe de tout", "les ventes forcées de livres et les représentations ordonnées en haut lieu"), cette opposition est également une manière de dire que les émigrés ne peuvent savoir comment ils se seraient comportés s'ils avaient pu rester en Allemagne : "et ceux qui sont loin ont justement la chance d’avoir échappé à cette atmosphère de bas calculs".
78Décrivant une existence "dirigée par la terrible loi de la lâcheté", faite de concessions toujours renouvelées, il voit les intellectuels en Allemagne comme des consciences luttant en permanence contre elles-mêmes – ce qui suppose qu'ils ont encore une conscience. On voit apparaître ici un terme-clé, "souffrir", qui signale que Heinrich Mann leur accorde finalement le statut de victimes, et il laisse entendre qu'ils peuvent s'en défaire et prendre enfin le contrôle de leur destin en prenant conscience, par l'écriture, de leur égarement, ce qui constituerait "une libération pour celui qui a été humilié" – ce qui représente un appel indirect à cette prise de conscience. L'intention annoncée dans le titre, "l'union des forces", se résume surtout dans ce texte à attester de l'existence d'un certain nombre de "forces" d'opposition que Heinrich Mann appelle ainsi à se reconnaître dans le portrait qu'il en dresse. Cet inventaire des alliés potentiels néglige les frontières et réunit émigrés et non-émigrés ; c'est le sens de la comparaison entre Zola, Hugo, présentés comme les prototypes de l'intellectuel en exil, et Goethe, que Heinrich Mann présente comme émigré dans son propre pays, isolé dans un environnement hostile, montrant que ce ne sont pas les frontières géographiques qui importent, ni même les prises de position publiques, mais uniquement la conscience de chacun. En donnant à Goethe le statut d'un émigré de l’intérieur, Heinrich Mann établit l’existence en Allemagne d’un certain nombre d’intellectuels qui font malgré les apparences partie de la même communauté que les émigrés "de l’extérieur".
79Ce message s'adresse en particulier aux autres émigrés. L'utilisation que fait Heinrich Mann du "nous" signale une injonction à sortir du modèle excluant et à tendre l'oreille vers ce qui vient d'Allemagne, et à surtout ne pas exclure qu'il puisse y avoir une opposition :
"Il est possible que cela soit en train de se développer, là-bas au pays, dans un silence riche de menaces ; simplement nous ne le savons pas".
80Ce texte a valeur de modèle, puisqu'il contient une injonction indirecte à changer d'attitude par rapport aux intellectuels en Allemagne.
3. 1935 : La rééducation des intellectuels allemands
81Heinrich Mann attribue aux intellectuels en Allemagne un rôle dans la lutte contre le nazisme : ils doivent tout d'abord reprendre conscience de leur statut, se rééduquer eux-mêmes afin de pouvoir ensuite éduquer le peuple et mener celui-ci à la révolution. Dans cette vision, les intellectuels ont un rôle à la fois d'éducateurs et de guides, ce qui montre d'ailleurs que ces deux notions sont intimement liées chez Heinrich Mann. Le biais par lequel Heinrich Mann souhaite concrétiser cette fonction des intellectuels, c'est ce qu'il appelle des "écoles clandestines", terme qui apparaît dans L'édification d'un monde gouverné par l'esprit pour être développé dans Ecoles clandestines60, où Heinrich Mann établit encore une fois une distinction entre les faux intellectuels et ceux qui ne sont pas mis au pas, soit parce qu'ils ont résisté dès le début, soit parce qu'ils sont revenus de leur erreur initiale. Il y préconise d'utiliser les intellectuels de ce deuxième groupe comme des alliés en Allemagne, soulignant toutefois que cela ne témoigne pas d'une indulgence déplacée mais de pragmatisme ; il s'agit d'ailleurs aussi de les aider à revenir à leur véritable statut d'intellectuels en les considérant comme tels. Cela signifie entre autres les former eux-mêmes à leur nouveau rôle dans l'édification d'une société socialiste – puisque c'est de cela qu'il s'agit. Il faut donc sélectionner un certain nombre d'intellectuels allemands encore récupérables et les former (ce qui implique nécessairement un dialogue) à remplir un rôle qui est le suivant : l'"éducation sur le plan de l’esprit et de la morale" d'un certain nombre d'Allemand, afin de préparer ceux-ci à l'avenir, à jouer un rôle dans la nouvelle société qui suivra la chute de Hitler. Cette éducation doit avoir lieu dans des écoles clandestines, que Heinrich Mann définit par une comparaison très parlante :
"Il faut s’imaginer l’école clandestine comme une institution qui ressemble comme une sœur aux catacombes des premiers chrétiens, dans lesquelles on célébrait le culte du véritable dieu."
82Heinrich Mann ne conçoit pas de révolution, c'est-à-dire de changement de l'ordre social, sans que ces "intellectuels-prêtres" n'y jouent un rôle prépondérant ; étant les détenteurs du savoir, ils sont, même s'ils n'en ont pas encore pris conscience eux-mêmes, des guides sur le chemin de la révolution. Heinrich Mann théorise ce rôle social des intellectuels dans un texte au titre révélateur, Les guides (Die Führung) ; là encore, l'intellectuel est considéré comme le guide voire l'acteur de la révolution :
"Chaque révolution qui a duré et a eu des effets persistants a été faite par des intellectuels."61
83Le fait que les intellectuels soient conscients du rôle qu'ils ont à remplir est un préalable et presque une condition suffisante à toute révolution socialiste. L'aspect le plus intéressant de ce texte est la définition du rapport qu'entretient l'intellectuel avec le peuple, définition qui indique de quelle nature est réellement la révolution "socialiste" annoncée et souhaitée par Heinrich Mann : il s'agit d'une révolution faite par des intellectuels "pour" et à la place du peuple. Les intellectuels sont les "officiers" de la révolution et ils "guident" le peuple vers celle-ci. En attendant que l'éducation dispensée par les intellectuels fasse son effet et que le peuple soit ainsi à même de décider lui-même de son sort, les intellectuels le guident sur la "bonne" voie : si le but ultime est nettement dans la lignée des Lumières, la période intermédiaire présente plutôt les traits caractéristiques d'une "dictature de la raison" (c'est-à-dire des intellectuels) et les textes de Heinrich Mann des années 1933-1935 témoignent clairement de cette orientation.
84Ainsi, dans L'union des forces, Heinrich Mann excuse en partie le comportement des intellectuels par l'ambiance générale en Allemagne et porte alors un jugement très négatif sur l'attitude des Allemands, "qui ne promettent vraiment rien de bon"62. On retrouve ici, concernant les Allemands, la même ambivalence que par rapport aux intellectuels : alors que la ligne directrice des textes de Heinrich Mann est une confiance renouvelée en la capacité et la volonté des Allemands de se libérer des nazis, certains textes signalent que cette confiance est le fruit de la volonté et n'empêche pas des doutes. Dans ces textes, la fonction du peuple est double : il sert à la fois d’exemple positif pour disqualifier les "faux intellectuels" et d'exemple négatif pour expliquer combien il est difficile aux intellectuels en Allemagne de résister à une mise au pas générale. Dans les premières années de l'exil, Heinrich Mann postule une volonté des Allemands de se débarrasser des nazis, tout en constatant que les apparences semblent contredire cette thèse ; là aussi, comme dans le domaine intellectuel, il navigue entre les apparences et ce qu'il estime être la réalité, et fait porter l'accent sur l'un ou l'autre aspect selon les textes. Cette coexistence entre espoir et lucidité est bien résumée dès 1933 dans une lettre adressée à son frère Thomas Mann :
"les Allemands eux-mêmes voudraient enfin voir et apprendre, si seulement ils en avaient encore le droit. Nous devons toujours penser au nombre d’Allemands ‘de l’intérieur’ qui souffrent on ne peut plus directement, et encore plus que nous autres à l’extérieur, de la déchéance du pays. Nous serions injustes, en tout cas envers eux, si nous nous désolidarisions de ce pays, qui est il est vrai dans un état pitoyable et laisse des crapules faire de lui un objet de dégoût pour le monde entier."63
85Pour sortir de cette situation, il faut selon Heinrich Mann éduquer les Allemands afin de leur permettre de décider réellement, en tant que citoyens mûrs, de leur propre sort. C'est dans ce contexte qu'il faut considérer les textes évoquant le rôle de guides des intellectuels allemands, qu'ils soient en exil ou en Allemagne. Dans un texte comme Les guides, les intellectuels sont très clairement considérés comme les forces dirigeantes ; par contre, dans L'édification d'un monde gouverné par l'esprit64, Heinrich Mann postule une affinité entre intellectuels et classe ouvrière qui fait de ces deux "classes" sociales des alliés naturels mais surtout égaux, sans rapport de hiérarchie. On trouve ici l'amorce d'une vision qui deviendra prédominante les années suivantes, celle d'une union naturelle entre intellectuels et prolétariat, et où l'intellectuel sort de son isolement pour devenir partie intégrante du peuple. Entre 1933 et 1935 coexistent dans les textes ces deux visions : d'une part l'intellectuel au-dessus du peuple et éduquant celui-ci (vision qui est encore dominante), et d'autre part l'intellectuel au sein du peuple, comme un de ses éléments. Cette deuxième vision s'imposera à partir de 1936, au fur et à mesure que Heinrich Mann reprend espoir en la volonté des Allemands de se débarrasser de leurs tyrans65 et qu'il perd parallèlement espoir en la capacité de résistance des intellectuels en Allemagne, transférant cet espoir sur la classe ouvrière qu'il considère de plus en plus comme le moteur de la révolution, ce qui se traduit également par de nombreux textes adressés au peuple allemand.
4. 1936-1938 : Les intellectuels et le peuple au sein du Volksfront
86Le thème principal devient chez Heinrich Mann la création d'un Volksfront en Allemagne, et les intellectuels ne sont plus considérés que comme un des sous-groupes de la population allemande appelés à se réunir en son sein. Heinrich Mann continue à les exhorter à revenir à la raison et à leur rôle en tant qu'intellectuels, mais il associe dorénavant retour à la raison et union avec la classe ouvrière, comme dans L'autodafé des livres66. Le Volksfront, le lien de l'intellectuel avec le peuple, y est d'ailleurs présenté comme le seul moyen pour les écrivains allemands de revenir à une certaine qualité littéraire.
87 Le chemin des ouvriers allemands confirme que le sujet principal des textes est désormais l'attitude de la classe ouvrière, qui est donnée en exemple aux autres classes. Ce texte se fonde sur un constat général :
"Les Allemands, tous les Allemands qui ne sont pas des créatures du régime, en ont assez "67,
88et Heinrich Mann détaille ensuite ce constat pour chaque sous-groupe de la population allemande en commençant par les ouvriers ("Aujourd'hui, les plus clairvoyants dans ce pays sont de loin les ouvriers"), auxquels il compare ensuite les autres couches de la société, parmi lesquelles les intellectuels, auxquels il assimile les prêtres ainsi que les juristes ou les médecins, opposant là encore l'apparence à ce qu'il suppose être la réalité :
"Nous pouvons supposer qu’ils ne se sentent pas bien dans ce pays, ils se sentent coupés du monde, empêchés de s’exprimer, dévalorisés, et bien sûr ils méprisent le régime."
89On voit apparaître ici une notion qui va devenir un leitmotiv des textes théorisant la reprise du dialogue avec les intellectuels en Allemagne, celle d'une langue codée se servant de la langue officielle comme camouflage :
"D’autres utilisent délibérément la langue du régime, afin de ne pas trahir leur véritable position."
90Cela ne l'empêche cependant pas de leur reprocher leur mise au pas apparente, mais il en tire des conclusions positives pour le Volksfront :
"Alors à quoi peut-on s’attendre de leur part ? À ce qu’ils suivent, dans leurs actions et dans leurs écrits – à l’avenir comme ils le font maintenant, et ils suivront également le Volksfront, dès que celui-ci sera assez fort, et ils suivront à plus forte raison lors de la révolution."
91On retrouve toujours la même ambivalence, un jugement négatif qui coexiste avec l'idée que ces intellectuels sont tout de même encore utilisables dans un futur qui suivra la chute des nazis ; cependant, l'élément nouveau du texte est que Heinrich Mann adresse cette fois ce plaidoyer en faveur des intellectuels allemands non plus aux autres émigrés mais à la classe ouvrière en tant qu'actrice de la révolution. Il laisse dans ce texte démonstrativement aux futurs acteurs de la révolution le soin d'opérer un tri définitif parmi les intellectuels allemands. Cela signifie que la classe ouvrière a pris la place des intellectuels et occupe une position dominante par rapport à eux ; plus généralement, la notion de "peuple" est passée au premier plan alors qu'elle était toujours présente dans les textes précédents, mais en arrière-plan.
92Lorsque Heinrich Mann décrit les débuts d'une opposition parmi les intellectuels, c'est désormais dans le cadre d'un tableau général des tendances à l'opposition dans le peuple, comme dans Les résistances :
"Dans ce pays qui est en train de devenir un désert intellectuel, chaque idée pour laquelle des générations ont vécu est dévalorisée et faussée. ‘Sur ce terrain, rien ne peut pousser’, voilà ce qu’a réellement dit un universitaire berlinois, trahissant sa véritable pensée, alors qu’il ne parle en public que de race et de militarisation. Finalement ils y voient donc clair, de temps en temps ils émergent du brouillard et admettent avec effroi qu’ils sont des hypocrites. Ils donnent ainsi une chance à la révolution."68
93Cette analyse se poursuit dans Naissance du Front populaire, où tous ces signes d'une prise de conscience sont interprétés comme des signes de rapprochement entre les diverses classes sociales. Se fondant sur un certain nombre de documents (des lettres venues d'Allemagne émanant entre autres d'ouvriers et d'intellectuels) auxquels il confère une valeur de symptômes, Heinrich Mann dresse un tableau général de l'opposition en Allemagne, constatant que le Volksfront est en train de se constituer spontanément : "L’ouvrière œuvre pour le même but que l’universitaire, et cela ne s'était encore jamais produit"69, et s'il rappelle à un intellectuel dont il cite la lettre que l'attente a été longue avant de percevoir enfin des signes d'opposition de la part de ses collègues, ce reproche est associé à la dénomination "ami".
94On trouve dans ce texte une confirmation de ce qui n’était qu'implicite dans les textes précédents, c'est-à-dire un dialogue (ou du moins une volonté de dialogue) jamais interrompus, et il est significatif que le "vous" désignant un intellectuel en Allemagne s'intègre, comme un exemple individuel, dans une séquence vocative adressée à un "vous" qui désigne cette fois l'ensemble du peuple allemand, dont il est une partie. A cette époque, Heinrich Mann appelle les intellectuels de tous horizons et surtout où qu'ils soient à remplir leur rôle, tel qu'il l'a défini, et on voit dans un texte de 1938 que cette exhortation s'adresse à tous les intellectuels allemands, émigrés ou non :
"Nous vivons des jours décisifs. Que chacun réfléchisse à son attitude. Quiconque cèdera un peu de sa conscience et de sa liberté sera pris au piège. Que chacun réfléchisse à ce qu’il choisira. Nous ne nous imposerons qu’en défendant la culture qui nous a été transmise. La culture n’est pas un plaisir paisible, aujourd’hui moins que jamais. Chacun doit être prêt à la défendre jusqu’au bout, et doit faire attention, s’il est encore debout, à ne pas tomber. Nous sommes heureux de constater par des exemples que le monde de la civilisation et de l’humanité est loin de s’avouer vaincu. Au contraire, l’assaut que la haine mène contre lui le rend vaillant."70
95On ne peut donc considérer Heinrich Mann comme représentatif de la condamnation par les émigrés des intellectuels allemands71 ; il est en effet tout à fait atypique parmi les émigrés puisqu'il ne prononce jamais d'exclusion définitive sous son nom propre, en tant qu'énonciateur clairement identifiable. On peut le considérer par contre comme un précurseur en ce qui concerne les textes qui préparent à une reprise du dialogue, et nous verrons en particulier que les derniers textes de Klaus Mann témoignent d'une nette influence de Heinrich Mann en ce qui concerne son rapport aux intellectuels en Allemagne et le rôle qu'il attribue à ceux-ci au sein d'un mouvement d'opposition en Allemagne.
Notes de bas de page
1 B. COMBETTES et R. TOMASSONE, cités par ADAM, J.-M., op. cit., p. 128.
2 PW38/2, WESTHEIM, Paul ; NWB36/1.
3 MS34/1, SCHEER, Maximilian ; HPo36/l, POL, Heinz ; KM35/4, MANN, Klaus ; dZ39/2 ; HS33/1, HS33/2, SAHL, Hans ; NWB33/8 ; NWB35/1 ; SP33/5, POLLATSCHEK, Stefan.
4 HPo34/5, POL, Heinz.
5 Cf. HAMON, Philippe, Introduction à l’analyse du descriptif. Paris, Hachette 1981, pp. 53-57.
6 HBa34/l, BARTELS, Hjalmar – nous soulignons.
7 comme par exemple dans HG34/3, GÜNTHER, Hans, La littérature de guerre fasciste.
8 ADAM, J.-M., op. cit., p. 81.
9 Ibid., p. 132.
10 STEINHAUSEN, Herrmann, Politique culturelle.Un journal IV, p. 426.
11 ADAM, J.-M., op. cit., p. 134.
12 FBu36/2, BURSCHELL, Friedrich. ; HPo34/3, POL, Heinz ; TNH38/1, HUDES, T. N.
13 KO37/1.
14 KK36/5.
15 KO37/1.
16 KK35/2, KERSTEN, Kurt, La littérature des cadets de Goebbels.
17 KK36/5, Le véritable état du livre allemand.
18 C'est vraiment de la folie...
19 LM36/6, Les muses de la guerre.
20 FTi36/2, TIMM, Friedrich, Les poètes de la guerre de Hitler.
21 AK33/2.
22 NWB34/10, Retour au bolchevisme de la culture.
23 HPo35/2, Les affaires du cinéma ; MG38/1, Le Johst du revolver parle à nouveau
24 GA34/1, Tempête autour de Banse à Londres.
25 NWB33/21.
26 MG38/2 ; F35/2, KAISER, Erich, alias Flavius, Sieburg informe.
27 FTi36/2, Les poètes de la guerre de Hitler.
28 PW39/3, La misère de l'art ; PW39/2, Nouvelles du pays.... ; PW37/5, Problèmes d'architecture à Berlin ; PW38/5bis, Hoffmann, prenez une photo !
29 KK36/1, KERSTEN, K., Poeta laureatus.
30 AKan34/1, KANTOROWICZ, A., ‘Des mains et des cœurs’ : Un concours entre plumes mises au pas.
31 HK34/1.
32 KF37/1, FALKE, Konrad ; KK35/2, KERSTEN, Kurt, La littérature des cadets de Goebbels.
33 PW38/6, Destructeurs de la culture.
34 HK34/1, Le prix de la liberté.
35 KK37/1, Des lavettes.
36 PWa38/1.
37 NWB35/5, Arion (= ?), Richard Strauss.
38 HBa34/1 – ce texte constitue d’ailleurs une exception, puisque tous les autres présentent Krauss comme un renégat ; Krauss, déjà très célèbre sous Weimar puisqu’il incarna le Docteur Caligari, fut un des comédiens fétiches du régime nazi, jouant par exemple dans la version “nazifiée” du Juif Süß, ce qui lui vaudra après la guerre une interdiction temporaire de jouer.
39 EB36/2.
40 Dans des universités allemandes.
41 Des comédiens dans le Troisième Reich.
42 EB36/3, Prix Nobel et retrait de nationalité.
43 PW38/7, Souvenir de Barlach.
44 PW38/9, Arrogance et meurtre.
45 PW38/10, La mort de Christian Rohlfs. Un maître allemand persécuté.
46 PW38/8, Un geste de protestation contre des diffamations. Un artiste allemand s'est tiré une balle dans la tête.
47 EB37/1, Fête de charlatans sous le gibet.
48 DETLOW, Wolf, Mauvaise herbe.
49 SM38/1, MARCK, Siegfried, Un professeur wilhelminien.
50 PW34/2, Trop demandé, Goebbels et la presse allemande.
51 GA34/2, Visite à la 'corporation'. Chez les scénaristes de Berlin.
52 HM33/6.
53 HM33/7.
54 HM36/2.
55 HM34/2.
56 HM33/6, L'intelligence humiliée.
57 Cf. WITTIG, Roland, Die Versuchung der Macht, Essayistik und Publizistik Heinrich Manns imfranzösischen Exil. Frankfurt/Main, Peter Lang, 1976, p. 38.
58 HM33/6, L'intelligence humiliée.
59 HM34/4.
60 HM35/1, HM35/2.
61 HM35/3.
62 HM34/4.
63 lettre du 3.11.1933, citée dans Der Mass. Deutsche Zeitgeschichte. Frankfurt/Main, Fischer, FTB Nr. 5924, 1987, p. 218.
64 HM35/1.
65 Cf. WITTIG, R., Die Versuchungder Macht, op. cit., p. 111.
66 HM36/1.
67 HM36/3.
68 HM 36/6.
69 HM37/1 – le féminin fait référence à une ouvrière que H. Mann a citée auparavant.
70 HM38/3, Culture.
71 comme le fait BERNARD, Ursula, Regards sur le IIIème Reich, op. cit., p. 95.
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