Le temps des ligues
p. 205-246
Texte intégral
1. Bündische Jugend (1923-1933)
1Dans le langage courant comme dans les travaux des historiens, le nom de Bündische Jugend, que nous traduisons par Jeunesse ligueuse, est couramment utilisé pour désigner la « Jugendbewegung » des années 1920 en Allemagne1. Il désigne ainsi une époque particulière de l’histoire du juvénilisme en Allemagne, mais il met aussi l’accent sur un trait spécifique qui caractérise le mouvement juvéniliste de cette période, à savoir la nature et le fonctionnement du Bund comme type d’organisation privilégié.
Les ligues de jeunes
2Qu’est-ce que le Bund ? Le mot peut désigner toute forme d’union étroite, plus ou moins formelle et institutionnelle – association, alliance ou fédération – et il est beaucoup utilisé en allemand, seul ou dans des mots composés ; cela va du domaine privé (mariage) jusqu’aux innombrables aspects de l’univers associatif et aux domaines politique et constitutionnel (Bundestag). Les mouvements de jeunesse l’avaient déjà employé avant 1914 en même temps que d’autres notions comme Verein, Verband, Gemeinschaft, etc. Dans les années 1920 cependant, le nom de Bund et l’adjectif bündisch, qui en est dérivé, se sont imposés pour devenir la marque de l’ensemble du mouvement juvéniliste de la décennie. Le mot Bund devint alors un nom commun pour désigner n’importe quel mouvement de jeunesse même s’il ne figurait pas dans son nom officiel.
3Cette prédilection s’explique partiellement aussi par le caractère historique du mot et par son aura, quasi mystique, renvoyant à la sphère du religieux comme à celle de l’état. Dans ses applications à la sphère de l’état, le mot allemand Bund gardait un peu de son caractère sacré. Historiquement, le mot Bund a été utilisé en Allemagne au xixe siècle comme substitut ou alternative au Reich disparu en 1806 (Deutscher Bund fut le nom allemand de la Confédération germanique, après 1815). Cette proximité entre le Bund et le Reich pouvait nourrir aussi les fantasmes d’une jeunesse qui, au sein de ses organisations, voulait travailler à l’avènement d’un « nouveau Reich », le troisième2 après le Saint-Empire disparu en 1806 et l’empire dominé par la Prusse, né en 1871 à Versailles et mort en 1918-1919.
4Cependant, la notion de « ligue » que nous utilisons ici pour traduire Bund évoque en français d’autres souvenirs historiques et politiques. Elle a été beaucoup utilisée, notamment pendant l’entre-deux-guerres, pour désigner les formations d’extrême-droite ou protofascistes qui ont proliféré dans les années 1920 à 1930. Il faut certes se garder d’identifier les ligues de la Bündische Jugend avec ces « ligues d’extrême-droite » françaises, même si on peut retrouver entre les unes et les autres des similitudes, par exemple l’importance de la référence à l’esprit « anciens combattants », le thème de la « mission de la jeune génération » ou la recherche d’une « troisième voie », « d’un ordre nouveau » qui ne serait ni de droite, ni de gauche. Mais ce qui distinguait essentiellement les ligues françaises de la Bündische Jugend allemande, c’était le caractère résolument politique des premières : c’était dans la sphère politique qu’elles voulaient faire entendre leur message et au besoin l’imposer par des démonstrations de force (6 février 1934).
5Les ligues de la Bündische Jugend, en revanche, même si beaucoup d’entre elles rejetaient aussi le libéralisme politique et le système parlementaire et appelaient de leurs vœux un « ordre nouveau » dans l’état et la société, se tenaient très majoritairement à l’écart de la sphère politique et privilégiaient l’action éducative : éducation de la jeunesse et éducation du peuple. Mais elles partageaient avec les ligues françaises une conviction commune, celle d’être investies d’une mission : permettre à la jeunesse de créer un ordre nouveau dans l’état et la société. Les contacts entre ces ligues françaises et les Bünde allemands ont été peu intensifs, sauf peut-être au cours des années 1930, dans un autre contexte, après que le pouvoir national-socialiste eut pris le contrôle de tous les mouvements de jeunesse en Allemagne.
Structures et fonctionnement du Bund
6Après les bouleversements que le paysage des organisations de jeunesse allemandes a connus au cours des premières années de l’après-guerre, le retour au calme et la stabilisation relative de la situation économique après 1923 ont permis aux mouvements de développer de nouveaux discours, de nouveaux styles de vie et de prendre dans l’espace public une visibilité et un poids qu’ils n’avaient pas eus avant la guerre, tout en continuant à se multiplier et à se diviser. Les années entre 1923 et 1933 furent caractérisées à la fois par la radicalisation et une certaine politisation de l’idéologie juvéniliste, par une apparente militarisation des comportements et du style de vie des organisations de jeunesse ainsi que par la banalisation du discours juvéniliste qui, non seulement, gagna de plus en plus d’organisations nées sous l’égide de l’état ou de la société civile, mais aussi la sphère publique.
7La diversité de ces mouvements anciens ou nouveaux et notamment les différences de leur degré d’autonomie donnèrent son visage à la Bündische Jugend, et en firent un ensemble aux frontières fluctuantes et peu précises3. Comme pour la période d’avant 1914, nous mettrons l’accent par la suite, pour des raisons de clarté, sur quelques organisations représentatives du modèle bündisch, en particulier sur la Deutsche Freischar (DF). Mais les particularités du modèle bündisch étaient présentes aussi, avec des variantes et à des intensités diverses, dans la plupart des autres organisations.
8La structure générale d’un Bund était à la fois centralisée et décentralisée. L’instance centrale suprême était le Bundesführer, chef incontesté qui tenait sa légitimité non d’un quelconque processus électoral « démocratique », ni d’une nomination par une quelconque autorité de tutelle, mais de la reconnaissance de son autorité par ses fidèles, au premier rang desquels comptaient surtout les autres membres de la direction du Bund et les chefs régionaux, autrement dit les palatins et les ducs. Sauf exception, un Bund à vocation nationale s’articulait en subdivisions régionales appelées généralement Gau4. Le périmètre de ces derniers était variable et ne coïncidait pas toujours avec les structures administratives de l’Allemagne du xxe siècle.
9Le Gau se composait à son tour d’un nombre variable de groupes locaux (Gruppen, Horden). Ces différents niveaux fonctionnaient sur le même modèle que le Bund lui-même (un chef et ses féaux), mais avaient des fonctions différentes. Les orientations générales du Bund, ses objectifs, ses modes de fonctionnement et ses valeurs essentielles étaient définis par la direction centrale et le Bundesführer. Mais c’est au sein des groupes de base que les jeunes vivaient l’expérience de la vie dans une communauté librement choisie qui, de son côté, avait librement accepté de les intégrer, estimant qu’ils avaient sa place dans le groupe. Entre ces deux niveaux, le rôle des chefs régionaux était plus difficile : en principe, ils n’étaient là que pour relayer et mettre en application les orientations définies par la direction, mais il y avait souvent parmi eux des jeunes gens ambitieux, désireux d’imprimer leur marque personnelle à leur Gau, au risque d’entrer en conflit avec l’instance centrale, la Bundesleitung.
10Les chefs des groupes étaient des adolescents entre 16 et 18 ans, et le chef suprême, en règle générale, un homme d’expérience. Entre ces deux extrêmes, les chefs régionaux, ceux d’un Gau, étaient pour la plupart des jeunes adultes n’ayant pas été directement confrontés à la guerre au front. Ils se considéraient comme une nouvelle génération par rapport à la « génération du front » largement représentée dans la direction centrale, et c’était une des principales causes de conflits. Ces divergences de vues se réglaient soit par la discussion, soit par la sécession : après avoir constaté l’impossibilité d’imposer ses vues ou de parvenir à un compromis acceptable, le chef régional en désaccord avec la direction centrale déclarait qu’il quittait le Bund en entraînant avec lui ses fidèles – du moins ceux qui voulaient bien le suivre, et c’était rarement le cas de tous – pour créer un nouveau Bund ou en rallier un autre. C’était une des raisons essentielles de la très grande mobilité qui caractérisait l’univers des ligues de jeunesse.
11Les membres du Bund étaient généralement répartis en plusieurs formations distinctes selon leur sexe et leur âge. Chacune d’entre elles avait ses activités et ses responsabilités propres. Le groupe d’âge des adolescents (entre 12-13 ans et 18 ans) appelé Jungenschaft était normalement le plus nombreux, mais son rôle consistait essentiellement à participer aux diverses activités du Bund, réunions, assemblées, randonnées, etc. C’est ainsi qu’ils devaient compléter leur formation pour être ensuite capables d’apporter leur contribution à la régénération de l’esprit public et à la restauration de la grandeur allemande, mission réservée à la Jungmannschaft, le groupe d’âge des jeunes adultes entre 18 et 25 ans, qui constituait le fer de lance du Bund. Les membres plus âgés, chargés de responsabilités familiales et professionnelles, constituaient la Mannschaft.
12La Bündische Jugend était différente aussi des mouvements de jeunesse d’avant-guerre par la tenue et d’autres aspects formels. Alors que dans l’univers wilhelmien fondé sur les notions d’ordre, de hiérarchie sociale, de convenances bourgeoises, le Wandervogel accentuait volontiers, par défi, son côté non-conformiste et anarchique (du moins dans l’apparence), après les désordres de la guerre et de l’après-guerre la jeunesse aspirait à plus de rigueur, plus d’ordre. Au lieu des tenues aventureuses et du style débridé des « hordes » du Wandervogel, les groupes de la Bündische Jugend voulaient donner l’image d’associations « strictement ordonnées et structurées » représentant une forme supérieure du mouvement juvéniliste5. Cela se traduisait entre autres par une certaine uniformisation de la tenue vestimentaire : à défaut d’un uniforme véritable, chaque Bund avait son code vestimentaire en évitant cependant tout ce qui pouvait trop rappeler une tenue militaire.
13Dans ce domaine, la discipline, héritage du scoutisme, prenait le pas sur le laisser-aller du Wandervogel, mais sans déboucher sur des activités de type militaire. Dans certaines circonstances cependant, il arrivait aux troupes de la Bündische Jugend de défiler derrière leurs drapeaux et emblèmes, parfois même au son des fifres et des tambours. Mais c’était surtout pour manifester la force et la cohésion du Bund, non pour témoigner d’une attirance particulière pour le métier des armes, ni pour se mettre au service d’une cause extérieure au Bund. Au cours de ses randonnées, la Bündische Jugend pratiquait beaucoup la vie sous la tente en adoptant parfois des modèles de tentes exotiques, le tipi des Indiens d’Amérique, la yourte des peuples d’Asie ou la kohte des Lapons. Pour des rassemblements plus importants et plus durables, des camps de tentes étaient alignés autour d’une place centrale où se dressait le mât porteur du drapeau du Bund et où avaient lieu les rassemblements pour le lever des couleurs ou pour les réunions autour d’un brasier à la nuit tombée. C’est là aussi que les chefs s’adressaient aux garçons pour délivrer leurs messages et renforcer la cohésion du Bund.
Une nouvelle jeunesse ?
14Les caractéristiques évoquées ci-dessus s’appliquaient parfaitement au mouvement phare de la Bündische Jugend, la Deutsche Freischar. Cette jeunesse de la fin des années 1920 était différente de celle d’avant-guerre. Certes, dans le discours public, les idées reçues sur les caractéristiques, les qualités et les insuffisances des jeunes n’avaient guère changé. La jeunesse était toujours considérée comme l’incarnation de l’avenir, plus précisément de l’avenir du peuple allemand, et comme porteuse d’une nouvelle culture et d’une nouvelle vision du monde. Elle restait reconnue pour son aptitude à s’enthousiasmer, mais aussi à s’indigner et à contester. Elle passait pour être naïve, ne connaissant pas grand’chose à la vie et ignorant les contraintes et obstacles que la réalité oppose aux utopies ; mais son manque d’expérience la rendait également prête à tout bouleverser pour réinventer son monde nouveau. Ce qui avait changé ce n’était pas tant la jeunesse que les attentes de la société allemande à l’égard de sa jeune génération.
15Dans le désarroi de la fin des années 1920, la conviction que la génération ancienne – celle qui avait l’expérience et le pouvoir mais qui avait conduit la société allemande à la catastrophe – avait failli et devait céder la place à la nouvelle génération était de plus en plus répandue dans les rangs de la jeunesse des ligues, mais aussi dans les milieux politiques de la nouvelle droite et dans leurs publications. La Bündische Jugend ne faisait pas exception, d’autant plus que, depuis 1913, l’âge moyen des adhérents avait augmenté dans les mouvements autonomes, d’abord par leur succès auprès de la jeunesse universitaire, puis, au lendemain de la guerre, par l’accroissement du nombre de groupes d’aînés dans la plupart des mouvements. Si le refus de se mêler de la politique devait normalement être maintenu pour les plus jeunes, il semblait difficile de laisser le groupe des jeunes gens entre 18 et 25 ans dans cette même position d’abstention politique.
16Dans la deuxième moitié des années 1920, le discours politique de la Bündische Jugend était devenu plus réaliste. Son intérêt pour la politique n’était plus naïf et idéaliste, comme au temps de la Freideutsche Jugend, et il ne se traduisait pas non plus par un engagement précoce dans la lutte politique. Cette jeunesse bündisch reconnaissait l’importance du fait politique et admettait la nécessité pour les jeunes de s’engager, mais seulement lorsqu’ils avaient acquis la maturité et les capacités nécessaires pour agir efficacement et en connaissance de cause. C’était à travers l’action du Bund, du mouvement de jeunesse, que l’on espérait acquérir la formation nécessaire pour se faire une opinion juste de la situation et pour être à même d’exercer une influence dans la sphère publique et politique.
17L’éducation donnée et reçue dans le cadre du Bund n’était pas abstraite, mais résultait de l’action du groupe et de ses activités. Parmi celles-ci, on peut citer les expéditions à l’étranger, au cours desquelles les jeunes devaient chercher à mieux comprendre leur propre identité en tant que peuple et prendre conscience des différences entre les Allemands et les autres peuples. Lorsque ces voyages conduisaient dans les anciennes sphères d’influence allemandes dans les Balkans ou à la découverte des minorités allemandes vivant dans ces pays, ils permettaient aussi de contribuer à y maintenir la présence allemande, de démontrer la solidarité des Allemands du Reich avec ceux qui, tout en étant des ressortissants d’autres pays, devaient toujours être considérés comme des membres du peuple allemand, des Volksdeutsche. Ce fut une des tâches principales que se fixèrent de nombreuses ligues de jeunesse, dont la Deutsche Freischar.
18En Allemagne même, cette dernière fut très active dans le domaine de l’éducation populaire qui connut sous la république de Weimar un regain d’intérêt et de vigueur. Cette Volksbildung (assurée notamment par des journées d’études, des cours du soir et des conférences, mais aussi, un peu plus tard, par des camps de travail volontaire pour jeunes adultes) était également conçue comme une action de Volkbildung : c’est-à-dire qu’on ne prétendait pas seulement cultiver le « peuple », mais aussi développer chez les Allemands la conscience de l’unité, de l’identité, de la valeur du peuple allemand : former le peuple pour former un peuple. C’était la tâche prioritaire des aînés du mouvement, la Jungmannschaft (jeunes de 18 à 25 ans environ) et la Mannschaft (adultes, sans limite d’âge supérieure).
Origines de la Deutsche Freischar

19Par la diversité et l’originalité de ses activités et de ses initiatives, la Freischar a influencé la majorité des mouvements de jeunesse autonomes et marqué le nouveau visage de toute la jeunesse allemande de la fin des années 1920. Elle avait pris ce nom en avril 1927, mais ses origines remontaient plus loin, car elle héritait de toute la tradition du mouvement juvéniliste allemand en fédérant plusieurs ligues d’éclaireurs et des vestiges de la défunte Freideutsche Jugend avec des mouvements issus de l’éclatement du Wandervogel.
20L’initiative de ce regroupement était venue principalement des ligues d’éclaireurs. La crise qui avait secoué le scoutisme allemand au lendemain de la guerre avait provoqué une multitude de scissions et de sécessions et abouti à un kaléidoscope de mouvements. Progressivement, cependant, certaines convergences se manifestèrent. Fin 1925, deux des courants du scoutisme réformé, les Neupfadfinder et les Ringpfadfinder, avaient fusionné pour former le Großdeutscher Pfadfinderbund. En 1926, le Altwandervogel, Deutsche Jungenschaft, créé en 1923-1924 par la fusion de plusieurs mouvements héritiers du Wandervogel d’avant-guerre, rejoignit le Großdeutscher Pfadfinderbund et constitua, avec ce dernier et plusieurs autres mouvements appartenant à l’une ou l’autre de ces deux traditions, la Ligue des Wandervögel et éclaireurs (Bund der Wandervögel und Pfadfinder) qui, grossie par d’autres ralliements, fut rebaptisée Deutsche Freischar en avril 19276.
21La Deutsche Freischar, par sa structure et ses activités, représentait parfaitement le nouveau visage du mouvement juvéniliste à la fin des années 1920. C’était encore un mouvement d’éducation des jeunes par la vie en commun dans les groupes, les camps et les randonnées ; c’était toujours un mouvement essentiellement masculin : les jeunes filles y étaient minoritaires et ne se mêlaient pas souvent aux garçons pour des activités communes. Mais c’était devenu un mouvement transgénérationnel dans lequel la Jungmannschaft représentait près d’un tiers des effectifs. Et, contrairement aux mouvements de jeunesse d’avant-guerre, qui cherchaient surtout à proposer aux adolescents un cadre de vie où ils pouvaient échapper pour un temps aux contraintes de l’école, de la ville et de la vie familiale, la Freischar et les mouvements proches d’elle estimaient avoir aussi une mission sociale et civique, voire nationale, sans pourtant céder aux pièges de la vie politique. Ces missions au service de la cohésion sociale et de l’élévation du niveau culturel du peuple, la Deutsche Freischar les assumait souvent avec le soutien des pouvoirs publics (en Prusse, elle était protégée et soutenue notamment par le ministre des Cultes et de l’Éducation, C.H. Becker).
22La Schlesische Jungmannschaft, une des principales composantes de la Deutsche Freischar, constituait un groupe très actif et inventif, connu en particulier pour ses grandes expéditions, importantes par le nombre de participants et par leur durée, organisées de façon minutieuse et avec des objectifs précis, des contacts sur place et un suivi des rencontres. Après une première expédition en 1922 qui conduisit, pendant 50 jours, 150 jeunes de la Jungmannschaft en Transylvanie et en Hongrie, l’expérience a été renouvelée à plusieurs reprises au cours des années 1920, menant des centaines de jeunes Allemands dans les régions frontalières de la Silésie ou dans les pays d’Europe centrale et orientale où ils recherchaient tout particulièrement le contact avec les minorités d’origine et parfois encore de langue et de culture allemandes, en Bohême, Moravie, Slovaquie, Pologne, Roumanie, Bulgarie ou Hongrie7.
23Ces expéditions répondaient au goût de l’aventure qui animait les jeunes, mais elles avaient aussi des objectifs plus sérieux : elles visaient à mieux connaître les conditions de vie des minorités ethniques allemandes (deutsche Volksgruppen) et prenaient parfois la forme d’explorations ethno-culturelles, mais cherchaient aussi à maintenir ou raviver les liens avec ces populations par des échanges de correspondances et des envois de livres, ainsi qu’en invitant des jeunes « Allemands de l’étranger » (Auslandsdeutsche) pour des séjours en Allemagne. La Schlesische Jungmannschaft associait, à l’occasion, des membres d’autres mouvements de jeunesse à son « travail dans les régions frontalières » (Grenzlandarbeit), et elle participa à la création d’un organisme de coordination pour les contacts transfrontaliers des mouvements de jeunesse (Mittelstelle für Jugendgrenzlandarbeit). Elle entretenait de bons rapports avec l’Association pour le germanisme à l’étranger (Verein für das Deutschtum im Ausland, VDA), association fortement encouragée et soutenue par le gouvernement de Weimar et qui fut, par la suite, récupérée par le national-socialisme8. Il faut mentionner aussi que dans ses expéditions lointaines, la Jungmannschaft établissait des contacts avec les autorités locales et les mouvements de jeunesse des pays visités (par exemple avec les scouts hongrois et bulgares).
Deux centres de formation
24Pour les activités sédentaires de la Deutsche Freischar, deux centres jouaient un rôle essentiel : d’une part, un centre de rencontres et de formation, le Boberhaus à Löwenberg (Silésie) et, d’autre part, une institution consacrée aux activités musicales et culturelles, le Musikheim à Francfort-sur-l’Oder. Le Boberhaus fut créé en 1926 par la Schlesische Jungmannschaft, qui en assurait également le fonctionnement : il était conçu comme une université populaire (Volkshochschule), mais se distinguait des autres établissements de ce type par son rôle comme centre d’accueil pour des groupes de jeunes participant à des stages de formation et de travail (Volkshochschulheim), par sa situation frontalière et par ses contacts suivis et intensifs avec les minorités allemandes en Europe centrale et orientale (Grenzschulheim), et évidemment aussi par son intégration dans la Deutsche Freischar9.
25Un type d’action dans lequel le Boberhaus joua un rôle pionnier à la fin des années 1920 fut l’expérimentation d’un service du travail volontaire (particulièrement d’actualité dans le contexte de crise économique)10. La réflexion théorique bénéficiait du concours d’universitaires, notamment du professeur de sociologie Eugen Rosenstock-Hüssy (Breslau) et du pédagogue Adolf Reichwein, et l’expérimentation pratique se fit dans le cadre de « camps de travail », dont le premier eut lieu en mars-avril 1928 au Boberhaus. Par ces camps, réunissant des jeunes ouvriers, des paysans et des étudiants, le Volkshochschulheim voulait non seulement proposer une alternative au chômage des jeunes, mais surtout poursuivre la mission d’éducation populaire (Volksbildung) qui devait servir à reconstruire le peuple allemand (Volksaufbau)11, avec l’objectif de cimenter une nouvelle unité par-delà les clivages de classes… l’éternel mythe de la Volksgemeinschaft.
26Le Musikheim de Francfort-sur-l’Oder fut inauguré le 15 octobre 1929 en présence du maire de la ville et du ministre prussien de l’Éducation, C.H. Becker. La présence de ce dernier fut un signe qui manifesta le nouveau statut de la Bündische Jugend et plus particulièrement de la Freischar dans l’espace public. Même si elle se tenait à l’écart de la politique, elle avait réussi à établir des liens avec des personnalités du monde culturel, scientifique et politique qui la considéraient comme un mouvement représentatif de l’esprit qui animait la « jeune génération », de cette jeunesse dont on attendait qu’elle joue un rôle essentiel dans le relèvement de l’Allemagne. C’est ainsi que le ministre Becker avait demandé à des dirigeants de la Freischar de participer aux réunions préparatoires à la création des nouveaux établissements de formation des maîtres, les Pädagogische Akademien, de statut universitaire, qui devaient faire entrer aussi dans l’enseignement public l’esprit de la Reformpädagogik et de la Jugendbewegung.
27Le Musikheim avait un statut d’université populaire et accueillait régulièrement des élèves-professeurs pour des stages de formation à la pratique et à l’enseignement de la musique. Dirigé par Georg Götsch, un ancien Wandervogel qui avait participé à la création de la Freischar, le Musikheim organisait aussi des stages, des conférences, des concerts et des rencontres pour divers groupes locaux et extérieurs de jeunes et d’adultes et participait, ce faisant, à la propagation de l’esprit de la Freischar. Des contacts avec l’étranger, notamment avec les pays nordiques et l’Angleterre, perpétuaient le travail que Götsch avait mené depuis le début des années 1920 avec la Märkische Spielgemeinde, son groupe de chanteurs et de danseurs folkloriques composé de membres du Wandervogel.
Juvénilisme et jeune génération
28La notion de « jeune génération » trouvait à la fin des années 1920 un écho de plus en plus fort dans le discours public, pas seulement dans les rangs des mouvements de jeunesse, mais aussi dans les médias, les sciences sociales et le discours politique. C’est en quelque sorte autour de cette notion que s’opéra la rencontre entre le mouvement juvéniliste et la politique. Il est symptomatique que les ouvrages sur la jeune génération se soient multipliés à la fin des années 1920 et fassent tous une place importante à la Jugendbewegung en rappelant son existence, son histoire et ses objectifs, et souvent aussi en déplorant son manque d’engagement.
29Dans son livre sur la jeune génération en Europe12, l’auteur Hans Hartmann, un jeune pasteur, insista particulièrement sur ce dernier aspect et conclut que la Jugendbewegung allemande avait fait son temps et que dorénavant il valait mieux parler de la « jeunesse » ou, mieux, de la « jeune génération » allemande. En conclusion, il formulait son espoir d’une convergence des jeunes générations européennes pour inventer un monde nouveau, plus fraternel, en dépassant les clivages et les conflits artificiels et superficiels.
30Le même constat sur le caractère dépassé de la Jugendbewegung se retrouve dans le petit livre dans lequel Leopold Dingräve13 analysa la jeune génération allemande dans le contexte de la situation politique à l’aube des années 1930. Il rappelait que le grand mérite de la Jugendbewegung avait été d’inventer et de défendre l’idée de la valeur propre de la jeunesse, mais que les espoirs qu’avait suscités la revendication de l’autonomie de la jeunesse avaient été anéantis par la Grande Guerre. À cause de cet échec, l’idée de la valeur intrinsèque de la jeunesse était devenue dans les années 1920 un sujet de débats philosophiques ou littéraires qui avaient influencé tout le discours (Sprechweise)14 en la matière, mais seulement le discours et non la réalité.
31Dingräve/Eschmann déplorait que ce discours eût été adopté aussi par la génération de la guerre, de ceux qui, ayant eu entre 17 et 22 ans en 1914, en avaient entre 33 et 38 en 1930 et qui prétendaient, malgré cela, parler au nom de la « jeune génération ». Pour lui, seuls les jeunes de 18 à 30 ans pouvaient incarner en 1930 cette jeune génération qui devait trouver une solution aux graves difficultés dans lesquelles l’Allemagne se débattait et que les responsables et les partis politiques du « système » actuel étaient impuissants à maîtriser. Il recommandait à cette jeunesse de se détourner des partis de Weimar, mais sans se laisser séduire par les promesses et les déclarations des extrémismes, du marxisme comme du national-socialisme. Elle devait, au contraire, suivre sa propre voie, une voie nouvelle : ni gauche ni droite. Eschmann qui jouait un grand rôle dans les débats de la Deutsche Freischar, exprimait sans nul doute des positions partagées par bon nombre de jeunes de son Bund.
32Tout en se référant, lui aussi, à la situation de son temps, le romaniste de l’université de Berlin, Eduard Wechssler, s’attacha à replacer ses considérations sur la nouvelle génération dans un cadre plus large, à la fois théorique, historique et comparatiste15. Si ses réflexions sur les classes d’âge (Jugendreihen), sur les formes de pensée (Denkformen), sur l’esprit de jeunesse (Jugendgeist) et le rôle des meneurs (Führer) étaient peu originales et parfois peu claires, tout comme ses nombreux tableaux et schémas, le livre était révélateur des préférences et attentes de son auteur. Tout en faisant une place disproportionnée aux écrivains et philosophes, qu’il considérait comme représentatifs de leurs générations respectives, il fixait à la jeune génération allemande une mission purement politique : déceler et accomplir ce qu’il fallait au peuple allemand pour survivre. Cette « fidélité au devenir » impliquait le rejet de l’existant et de la génération des anciens qui l’incarnaient.
33De tous les ouvrages consacrés au début des années 1930 au thème de la jeune génération, celui de Günter Gründel, La Mission de la jeune génération16, a eu le plus grand retentissement et peut même être considéré comme une ultime manifestation du juvénilisme17… avant que celui-ci se trouvât récupéré par la dictature national-socialiste et condamné à disparaître en 1933. Proche d’Oswald Spengler (auteur du Déclin de l’Occident)18, Günter Gründel constatait que le monde moderne, en tout cas tout le monde occidental, était en crise à cause de la « capitulation de l’homme devant la machine » et au dévoiement des luttes pour la liberté menées au xixe siècle, qui n’avaient abouti qu’à imposer « les formes modernes bourgeoises, de la propriété et du gain, pour leur assurer la protection de l’état et les légitimer19 », c’est-à-dire à « l’esclavage de l’argent ».
34La mission de la jeune génération, selon Gründel, consistait à mettre fin à ce « système » fatal, mais pas à n’importe quel prix. Constatant qu’aux élections générales de septembre 1930, les votes des jeunes électeurs étaient allés prioritairement aux deux partis promettant un changement radical, une révolution anticapitaliste, le NSDAP (national-socialiste) et le KPD (communiste), il consacrait deux chapitres importants à exposer et à juger ces deux courants. Mais alors qu’il condamnait définitivement le communisme soviétique à cause de ses « tendances liberticides », il reprochait surtout au « programme » national-socialiste (les 25 principes proclamés en 1920) son amateurisme et ses incohérences. On voit bien qu’il considérait ce programme comme acceptable pour la jeunesse (qualifiant à plusieurs reprises le parti d’Adolf Hitler de « parti de la jeunesse ») à condition d’être repensé et reformulé en tenant compte des idées de la jeune génération de 1930.
35Il approuvait explicitement le Führerprinzip et considérait que la tâche principale de l’éducation au sein des mouvements de jeunesse était de permettre l’émergence des personnalités de meneurs et d’apprendre aux jeunes à respecter et suivre les chefs. Il fit le « portrait-robot » du chef suprême (der große Führer20) appelé à incarner et à sauver l’Allemagne, mais il ne se prononça pas sur la question de savoir si Adolf Hitler pouvait être ce chef suprême. Gründel fit preuve de la même prudente réserve sur la question du racisme ; il ne se montrait nullement choqué par les idées et déclarations national-socialistes en la matière et souhaitait seulement qu’elles fussent appliquées « avec mesure et discernement21 »… G. Gründel n’a pas eu à vaincre beaucoup de réticences pour faire allégeance au nazisme après 1933.
36Ces ouvrages consacrés au thème de la jeune génération étaient indéniablement des écrits politiques destinés à inciter les jeunes citoyens et en particulier les membres de la Jugendbewegung à s’engager pour certaines causes politiques, mais dans quelle mesure traduisaient-ils la pensée de la majorité de ladite « jeune génération » ? Tous les auteurs se référaient abondamment à la Jugendbewegung historique ; ils s’adressaient aux membres des mouvements juvénilistes de la fin des années 1920 en rappelant les valeurs et les objectifs poursuivis par leurs mouvements avant et après la Première Guerre mondiale : l’éducation dans et par les communautés de jeunes, l’importance du groupe (Bund), le rôle essentiel des chefs (Führer), la responsabilité du mouvement comme levain d’une nouvelle société allemande, plus fraternelle et communautaire (Volksgemeinschaft), mais aussi en les encourageant à aller plus loin et à joindre les actes aux paroles. Leurs auteurs voulaient investir la jeunesse d’une véritable mission politique : se substituer, sans attendre, à l’ancienne génération qui avait failli devant la situation dramatique de l’Allemagne. Il s’agissait à l’évidence de tentatives pour instrumentaliser le mouvement juvéniliste au service d’ambitions politiques qui lui étaient largement étrangères.
2. La Bündische Jugend et l’étranger
37Les mouvements de jeunesse allemands avaient déjà eu des contacts avec l’étranger avant et après la guerre et les groupes du Wandervogel ou de la Bündische Jugend franchissaient volontiers les frontières pour renforcer les liens avec les minorités allemandes en Europe centrale et orientale. Mais en direction de l’Europe occidentale il s’agissait généralement de visites ou de randonnées, sans contacts avec les autorités ou avec la jeunesse des pays visités. La seule exception notable fut, en 1909, l’invitation d’un groupe du Wandervogel en Grande-Bretagne pour découvrir le mouvement des boy scouts anglais. Ce fut une rencontre sans lendemain.
Une jeunesse pacifiste ?
38Au lendemain de la guerre, le souvenir des quatre années de guerre et le ressentiment conçu en Allemagne contre le diktat de Versailles rendaient difficiles tous les efforts de réconciliation. Les quatre cas de rencontres internationales de la Bündische Jugend allemande avec des mouvements de jeunesse étrangers, décrits ci-dessous, illustrent, chacun à sa manière, les difficultés et les effets pervers des relations internationales entre jeunesses.
39Le mouvement pacifiste a essayé dès la fin du conflit de prendre de nouvelles initiatives pour surmonter le fossé creusé entre les nations par les quatre années de guerre et il chercha à mobiliser la jeune génération au service de la paix. Il le fit parfois avec de nouvelles formes d’action, plus efficaces a priori que les congrès traditionnels des ligues de la paix : manifestations de masses, « croisades », rencontres de jeunes, camps, etc. Mais la jeunesse, qui n’avait pas participé au massacre, qui ne se sentait pas responsable du déclenchement des hostilités, et qui n’était pas gênée en principe par des considérations d’opportunité politique, était-elle capable de réussir là où la génération des adultes échouait : surmonter les antagonismes et les ressentiments nés de la guerre, rétablir des relations normales avec les ennemis d’hier, trouver des terrains d’entente qui pourraient garantir contre le retour des malheurs ?
40Le cas de la Ligue de la jeunesse mondiale (Weltjugendliga) fut symptomatique des espoirs et des efforts de la génération d’après-guerre, mais aussi de ses limites quand il s’agissait d’aller sans arrière-pensées à la rencontre des adversaires de la veille. La ligue a vu le jour à Vienne en 1919, sur l’initiative d’étudiants viennois et avec le concours du comte Harry Kessler. Le groupe autrichien fut rapidement rejoint par un groupe allemand (août 1919) qui fut dès lors et jusqu’à la fin l’élément moteur du mouvement. Un groupe hollandais s’y joignit en 1920, puis un groupe suisse. La ligue se fixait comme principal objectif d’établir ou de rétablir des relations et d’organiser des rencontres et des échanges avec la jeunesse des autres pays afin de réfléchir aux moyens pour exclure dorénavant tout recours aux armes pour régler les différends entre les peuples.
41Mais la Weltjugendliga resta d’abord essentiellement cantonnée à l’Allemagne et à l’Autriche. Sur le plan de la politique intérieure, sans avoir de liens avec aucun parti, elle prenait souvent part à la vie politique aux côtés des partis de gauche dans le combat pour la démocratie et la paix, contre la renaissance du nationalisme. Elle recrutait ses adhérents directs parmi les jeunes de toutes catégories sociales, mais surtout au sein de mouvements de jeunesse confessionnels, libéraux ou de gauche. Elle publiait, pour faire connaître son action et ses objectifs, un bulletin périodique (Mitteilungsblatt der Weltjugendliga), et apparaissait souvent aussi dans les principales revues de la Jugendbewegung, en particulier dans Junge Menschen22.
42À partir de 1926, dans le contexte des illusions de l’ère briandiste, la ligue participa aux réunions en vue de la création d’un mouvement de jeunesse pacifiste international, la Ligue mondiale de la jeunesse pour la paix : Weltbund der Jugend für den Frieden. L’initiative venait d’Amérique (Fellowship of Youth for Peace) et était également soutenue par le mouvement anglais British Federation of Youth. Pour préparer la rencontre internationale, le groupe allemand organisa en 1927, à l’auberge de jeunesse de Freusburg, une rencontre à laquelle participèrent également des délégations de jeunes de plusieurs autres pays. Le déroulement de cette réunion préparatoire fit déjà apparaître toutes les difficultés auxquelles allait se heurter l’entreprise.
43Les débats fort longs et souvent très vifs aboutirent à un certain nombre de thèses, qu’on peut résumer ainsi : la lutte pour la paix devait passer par la lutte contre l’impérialisme et le capitalisme, contre le colonialisme et la domination de la race blanche, en reconnaissant le droit de tous les peuples à l’indépendance ainsi que l’autonomie culturelle des minorités nationales. La Société des Nations était considérée comme la gardienne du statu quo international et la représentante des intérêts des puissances impérialistes. Sa seule justification était qu’elle évitait peut-être des crises internationales plus graves. Mais elle devrait être réformée, en particulier en changeant les structures sociales, politiques et intellectuelles des pays qui la composaient.
44Le congrès plaçait ses espoirs dans un démantèlement rapide du système capitaliste occidental grâce à l’union de toutes les forces révolutionnaires, mais aussi et surtout grâce à la lutte des peuples colonisés pour leur indépendance. Les congressistes évoquèrent même l’idée de créer, face à la Société des Nations genevoise, une « Société des nations opprimées » qui serait « la véritable société des nations », une communauté des peuples jeunes, sans nom, à qui appartenait l’avenir23.
45Ces conclusions, adoptées par les jeunes présents à la réunion préparatoire, en majorité des Allemands de toute obédience politique ou religieuse, unis par le rejet de l’ordre mondial établi par le traité de Versailles, dont ils demandaient la révision, ne pouvaient pas être acceptées par les représentants des pays occidentaux, minoritaires à Freusburg, mais largement représentés au Congrès proprement dit, qui réunit en août 1928 à Eerde, près d’Ommen (Pays-Bas), 450 jeunes de 31 nations24 pour débattre de la création de la Ligue mondiale de la jeunesse pour la paix. Le congrès fut le théâtre de chaudes empoignades. Les Allemands, et en particulier les jeunes nationalistes, commencèrent par protester contre l’absence de délégués soviétiques, à qui les Pays-Bas avaient refusé le visa d’entrée. Ensuite, la motion de protestation allemande ayant été rejetée par une forte majorité, les représentants des jeunes nationalistes allemands annoncèrent leur retrait officiel pour protester contre le système de délibérations sur le mode parlementaire occidental et le vote de résolutions, une manière de fonctionner qu’ils estimaient contraire aux conceptions et aux pratiques de la Bündische Jugend.
46Les différents camps s’affrontaient : « révolutionnaires » contre « évolutionnaires », représentants des peuples colonisés contre représentants des pays impérialistes ; ceux qui prônaient la paix sur la base d’un statu quo mondial et ceux pour qui cela ne serait qu’une duperie, parce que pour eux le combat pour la paix devait passer par la lutte contre l’impérialisme et le colonialisme. La délégation allemande fut particulièrement véhémente dans ses prises de position :
En tant qu’Allemands, appartenant à une nation opprimée, nous n’avons aucun intérêt à pérenniser par une phraséologie pacifiste la répartition du pouvoir résultant des traités de paix de 1919 et à la justifier par des considérations morales25.
47Le problème des minorités et celui de la reconquête de la pleine souveraineté intérieure et extérieure du Reich étaient au centre des préoccupations des jeunes Allemands, droite et gauche unies, démocrates et nationalistes au coude à coude. Souvent l’on voyait les communistes, les « nationaux-révolutionnaires » allemands et les représentants asiatiques et africains faire front commun contre les « pacifistes à tout prix ». On prônait, face au pacifisme occidental soucieux de maintenir un statu quo inique, le « Friedenskampf der jungen Völker », le combat des peuples jeunes, colonisés, opprimés ou mis au ban de la communauté internationale (Allemagne, Union soviétique) pour une paix juste.
48Le « dépassement » du capitalisme était admis comme un objectif commun, mais sur le sens de ce dépassement et les voies pour y parvenir, il n’y avait aucun accord. On réclamait aussi de la SDN la reconnaissance du droit des peuples à l’autodétermination, la suppression des mandats, des protectorats et des sphères d’influence. Le congrès se sépara logiquement sur un constat d’échec. Au cours de l’année suivante, plusieurs réunions eurent encore lieu entre les représentants des organisations de jeunesse allemandes. Mais les discussions n’aboutirent à aucun résultat tangible. L’activité de la Weltjugendliga déclina en même temps qu’elle se radicalisait dans ses prises de position en politique intérieure allemande.
49L’histoire de la Weltjugendliga est intéressante à plus d’un titre. C’était un des rares endroits où la jeunesse allemande, représentée par de nombreuses organisations de la Jugendbewegung, s’est retrouvée autour des thèmes de la paix et de la coopération internationale. Mais le projet de ligue pacifiste internationale de la jeunesse échoua parce que, pour les organisations allemandes, il y avait un problème qui primait sur tous les autres : la situation de l’Allemagne vaincue, abaissée, privée de défense, amputée d’une partie de son territoire, de sa souveraineté et de ses colonies.
La fraternité scoute en échec
50Né en Angleterre vers 1908 sous l’impulsion du général Baden-Powell, le scoutisme a été rapidement adopté par les nations du continent (dès 1910-1911 en France et en Allemagne) avec la participation active des militaires et l’appui des autorités civiles et militaires. Il se présentait comme un mouvement d’éducation à la fois morale, physique et civique, avec – surtout au début – une indéniable touche patriotique et militariste. Mais, pour autant, le scoutisme n’était ni chauvin ni xénophobe, il ne refusait pas les contacts avec les mouvements des autres pays ; la « fraternité scoute » ne s’arrêtait pas aux limites des frontières nationales, elle s’étendait aux « frères » de tous les pays. D’abord informels, ces contacts par-dessus les frontières furent institutionnalisés au lendemain de la guerre par la création, sur l’initiative du mouvement anglais, d’un Bureau international.
51Dès 1919, lors de la préparation du grand rassemblement international (jamboree) de Londres en 1920, le mouvement anglais entra en contact avec le principal mouvement scout allemand, le Deutscher Pfadfinderbund (DPB), pour l’inviter à y participer. Ce fut le début d’une longue série d’invites et de dérobades, de reculs et de malentendus, et lorsqu’en 1933 le scoutisme allemand subit le sort de toutes les autres organisations de jeunesse allemandes et fut dissous par le régime national-socialiste, il n’avait toujours pas réussi à normaliser ses rapports avec le Bureau international.
52En 1920, les dirigeants du Deutscher Pfadfinderbund, réunis à Naumburg, avaient pris la décision de ne participer à aucun rassemblement international avec les mouvements étrangers (en tout cas avec ceux des vainqueurs de 1918) tant que des soldats ennemis se trouveraient sur le sol allemand. C’était pour cela que les scouts allemands furent absents du jamboree de Londres. Au jamboree suivant, à Copenhague en 1924, quelques groupes allemands étaient présents ; cependant ils n’appartenaient pas au DPB, mais à des ligues non reconnues par le Bureau international. Pour le jamboree de 1929 à Liverpool, le DPB, imité en cela par la plupart des autres ligues, n’était nullement décidé à changer d’attitude. De son côté, le Bureau international multipliait ses efforts pour réintégrer le scoutisme allemand dans la communauté internationale, mais il posait ses conditions, exigeant en particulier le respect du principe de nationalité : un interlocuteur unique parlant au nom de tout le scoutisme allemand et interdiction, pour les ligues allemandes, d’entretenir des groupes en dehors des frontières du Reich, notamment en Autriche et dans les minorités allemandes d’Europe centrale. Le Bureau international tenta même de créer en 1927 une nouvelle fédération sous le nom de Deutscher Scoutverband, mais peu de groupes y adhérèrent et leur participation au rassemblement de Liverpool (Birkenhead) tourna à la déroute.
53À partir de 1929, d’une part, les mouvements scouts allemands s’acheminaient vers plus d’unité (création du Deutscher Pfadfinderverband) et, d’autre part, l’évacuation de la Rhénanie levait certains obstacles. Les contacts avec le Bureau international reprirent, mais les progrès furent lents et, en 1933, l’évolution de la situation politique en Allemagne mit fin à toutes les tentatives pour renouer les liens avec le mouvement international, en même temps qu’il mit fin au scoutisme allemand pour les douze années à venir. Pendant toutes les années de la république de Weimar, le scoutisme allemand n’a pas su surmonter les ressentiments nés de la défaite ni accepter le nouvel état de l’Allemagne et de l’Europe. Il a refusé l’oubli et s’est montré finalement plus intransigeant encore que la plupart des partis politiques de la république de Weimar qui, à partir de 1923, ont cherché à obtenir la révision du traité de Versailles en faisant mine de l’accepter.
Marc Sangnier et les congrès de la Paix
54Marc Sangnier (1873-1950) fut l’un des pères de la démocratie chrétienne et une figure de proue du catholicisme social en France. C’est dans cet esprit qu’il créa en 1891 le Sillon avec des étudiants préparant le concours d’entrée à l’école polytechnique. Pendant deux décennies, le Sillon incarna tous les espoirs de renouveau du catholicisme français, attirant de nombreux jeunes gens dans ses rangs et suscitant des débats passionnés dans les milieux intellectuels du catholicisme français. Son objectif était à la fois social et politique : éduquer les jeunes de toutes les classes de la société à la liberté et à la responsabilité en les appelant à agir, à s’engager pour la cause de la religion mise au service de la démocratie. Les principaux moyens de cette action étaient l’éducation populaire (universités populaires) et les organisations de jeunesse. Condamné en 1910 par Rome, le Sillon disparut en tant que mouvement. Mais l’esprit qui l’animait n’était pas mort et Marc Sangnier n’abandonna pas son combat. Il changea seulement les moyens et les formes et se lança dans l’action politique avec la création de la Ligue de la jeune République et du journal La Démocratie, qui deviendra par la suite La Jeune République.
55Dans l’Europe exsangue et déchirée de l’après-guerre, Marc Sangnier considérait que la tâche la plus importante et la plus urgente était d’œuvrer pour une paix véritable, pour la naissance d’une « conscience internationale » et pour le « désarmement des haines ». Inlassablement, il plaida pour qu’un traitement moins rigoureux soit infligé à l’Allemagne vaincue et pour qu’un nouvel ordre international soit instauré sur la base de la démocratie. En relation avec d’autres mouvements pacifistes et sous l’égide de « l’Internationale démocratique », Sangnier organisa au cours des années 1920 plusieurs « congrès de la Paix », qui eurent un certain retentissement. Le premier eut lieu à Paris en 1921 et réunit les représentants de nombreuses nationalités, y compris une délégation allemande d’une dizaine de personnes.
56Après un deuxième congrès en Autriche, à Vienne, en 1922, le troisième congrès fut convoqué à Fribourg, en Allemagne, en novembre 1923. Malgré la situation politique tendue, notamment à cause de l’occupation de la Ruhr par les troupes françaises et belges, malgré l’inflation qui atteignit alors ses sommets en Allemagne, il y eut entre 600 et 700 participants allemands, parmi lesquels de nombreux jeunes Allemands, souvent venus de loin à pied :
couverts de poussière, mais alertes, avec une flamme de résolution dans le regard, bras et jambes nus, le corps vêtu seulement d’une blouse au col largement ouvert, en grossière toile kaki, comme la culotte très courte, un solide bâton à la main et souvent même une guitare en bandoulière.
57Ce fut la rencontre de Marc Sangnier avec la Jugendbewegung et ce fut une révélation :
Le grand événement, c’est la prise de contact entre l’âme de l’Allemagne et l’âme de la France. Le grand événement c’est que de jeunes Français, ceux qui portent l’avenir de la nation dans leur cœur et dans leur sang, aient pu devenir les camarades intimes de vos jeunes Allemands, des « Quickborn », des « Großdeutsche », de vos jeunes socialistes, qu’ils aient pu passer des journées à parler, causer ensemble…26
58Dès lors, il plaça l’essentiel de ses espoirs dans l’action de la jeune génération pour la paix et il essaiera de persuader les responsables politiques français de l’existence en Allemagne, en particulier dans la jeunesse allemande, d’un sincère désir de paix27 :
[…] les diplomates, les gouvernements pourront essayer de nous séparer ; ce qu’ils ne pourront séparer, ce sont nos cœurs réunis ; les cœurs des peuples sont plus forts que les volontés même des politiciens et des gouvernements28.
59Les deux congrès suivants se déroulèrent à Londres (septembre 1924) et à Luxembourg (septembre 1925). Mais le point culminant de cette action pour la paix et l’entente entre les nations fut en 1926 le congrès de la Paix de Bierville, près d’étampes : une grande manifestation de masse
permettant à toutes les jeunesses pacifistes du monde de vivre ensemble des semaines entières, de se connaître vraiment, et de créer ainsi une grande et forte famille de militants29.
60Le contexte politique s’y prêtait, puisque, après Locarno, les relations politiques entre la France et l’Allemagne avaient commencé à se normaliser. Plus de 1 000 Allemands y participèrent, représentant la jeunesse catholique principalement, mais aussi des mouvements de jeunesse socialistes. Au total, 28 nations étaient présentes. En France, toute la presse rendit compte de l’événement et Marc Sangnier lui-même évoqua la rencontre à la tribune du Palais-Bourbon. En Allemagne, l’écho ne fut pas moins vif ; on en retrouve la trace dans la presse, ainsi que dans beaucoup de publications de la Jugendbewegung. Mais il y eut aussi des voix discordantes, par exemple dans la presse allemande de gauche, qui reprochait à Sangnier le caractère idéaliste de son pacifisme, parce qu’il ne tenait pas compte de la situation politique réelle et qu’il acceptait le statu quo, sans s’occuper des problèmes brûlants de l’Allemagne, du traité de Versailles, de la clause de la culpabilité exclusive de l’Allemagne, des réparations, du désarmement, etc.
61Les congrès suivants n’eurent pas le même impact. Marc Sangnier se rendit compte que le mouvement s’essoufflait et il chercha à lui donner un nouvel élan en adoptant de nouvelles formes. En 1929, il lança une « croisade de la jeunesse pour la paix » pour montrer aux Allemands qu’en France le mouvement pour la paix n’était pas seulement l’affaire des vieux et des politiciens. Mais dans le contexte de la fin des années 1920, l’entreprise se révéla être une autre « grande illusion ». Le « pacifisme du cœur », selon l’expression de Marc Sangnier, se condamnait à l’impuissance en ignorant les réalités politiques.
Otto Abetz et le Cercle du Sohlberg
62On ne peut pas faire le même reproche au Cercle du Sohlberg créé par Otto Abetz en 1930. Loin d’avoir ignoré la politique, il a constamment joué sur ce registre, et la politique a toujours déterminé ses initiatives et les a finalement perverties. Nous ne nous arrêtons pas ici sur le personnage ambigu et controversé d’Abetz, ni sur son rôle sous l’occupation de la France, en tant qu’ambassadeur du Reich à Paris30. En revanche, son cas illustre à merveille une certaine forme de collaboration entre la Jugendbewegung et le national-socialisme, où l’on ne sait pas très bien qui chercha à instrumentaliser l’autre, mais qui aboutit à coup sûr à la récupération de la première par le second et qui entraîna des conséquences dramatiques.
63Né en 1903 au pays de Bade, Abetz avait 11 ans lorsque la guerre éclata, et toute sa formation intellectuelle et morale a été marquée par les difficultés et les incertitudes des années de guerre et d’après-guerre. Sa scolarité fut sans éclat et, après l’Abitur, il obtint en 1926 un diplôme de professeur de dessin et de biologie. Il avait adhéré au Wandervogel e.V. en 1913 et rejoint en 1921 le Wandervogel, Wehrbund Deutscher Jugend, qu’il quittera à son tour trois ans plus tard. Dans aucune de ces organisations Abetz n’a exercé de fonctions importantes, ni fait parler de lui. Le rôle qu’il jouera au début des années 1930 et le succès que rencontra son initiative du Cercle de Sohlberg sont d’autant plus surprenants.
64En effet, nommé professeur de dessin au lycée de Karlsruhe, Abetz réussit à créer et à présider un organisme de coordination de tous les mouvements de jeunesse de la ville (Arbeitsgemeinschaft Karlsruher Jugendbünde). Contrairement au Reichsausschuss der deutschen Jugendverbände, qui représentait et coordonnait les mouvements de jeunesse au plan national, à l’exception des mouvements nationaux-socialistes et communistes, le comité de liaison créé et dirigé par Abetz accueillait tous les mouvements qui désiraient le rejoindre et permettait ainsi à la jeunesse hitlérienne d’être reconnue comme l’égale des autres mouvements de jeunesse et d’influencer ceux-ci dans le sens des objectifs politiques du parti nazi.
65Un des objectifs que se fixa cette Arbeitsgemeinschaft sous l’impulsion d’Otto Abetz fut d’intensifier les contacts entre les jeunes Allemands et les jeunes Français. Ces contacts étaient restés jusque-là très sporadiques et marqués par de fortes réserves mutuelles, surtout de la part des jeunes de la Bündische Jugend, majoritairement réticents aux contacts avec la jeunesse des anciens ennemis du Reich. Pourtant, après Locarno, l’intérêt pour des contacts et les rencontres franco-allemandes grandit des deux côtés du Rhin. L’initiative du groupe d’Abetz se situait dans ce contexte et avait été précédée en 1928 par la venue en France pendant plusieurs semaines d’un groupe de 24 jeunes Bündische, pour la plupart des étudiants membres de la Deutsche Freischar.
66Mais alors que ces derniers étaient venus en France pour découvrir la France et les Français et pour se découvrir eux-mêmes au contact des autres, l’objectif du groupe de Karlsruhe était très précisément « de convaincre les futurs interlocuteurs français du bien-fondé du point de vue allemand et d’exercer sur eux une influence, au bénéfice des intérêts allemands31 ». C’est pourquoi la première rencontre fut soigneusement préparée, d’une part en organisant pour les participants allemands des conférences et des discussions destinées à définir les lignes directrices d’« une attitude typique pour toute la jeune génération allemande », d’autre part en choisissant avec soin les personnalités françaises à inviter et à convaincre. Un voyage à Paris, à Pâques 1930, permit à Abetz d’entrer en contact avec différents milieux et d’éveiller en particulier l’intérêt des jeunes intellectuels et journalistes gravitant autour de Jean Luchaire et de sa revue Notre temps, organe proche des « jeunes turcs radicaux-socialistes », qui militait entre autres pour le rapprochement franco-allemand au nom de la paix et se considérait comme le porte-parole de la jeune génération32.
67Ce cercle, au demeurant fort dissemblable du groupe allemand invitant, accepta l’invitation et organisa la participation française à la rencontre qui eut lieu du 28 juillet au 3 août 1930 dans l’auberge de jeunesse du Sohlberg avec une centaine de participants, dont une moitié de Français. Malgré le caractère hétéroclite de l’assemblée et les profondes différences culturelles entre les jeunes Allemands et Français présents, il semble que le courant soit passé et qu’au moins un des objectifs ait été atteint : intéresser les jeunes intellectuels français à la situation et aux mentalités des jeunes Allemands et les inciter à poursuivre ces contacts.
68À la fin de la réunion, les participants convinrent de se retrouver l’année suivante et plusieurs d’entre eux prolongèrent leur séjour par un voyage à travers l’Allemagne. Les comptes rendus de la réunion du Sohlberg dans Notre temps ou dans la Revue d’Allemagne furent tout à fait positifs. Abetz avait donc réussi son pari et était parvenu à renforcer et à élargir son réseau de « correspondants » notamment en direction du mouvement « personnaliste » d’Ordre nouveau33. Dans son rapport aux ministères, il ne manqua pas de se féliciter du succès de ses efforts « pour entamer la fermeté des positions françaises en suscitant un front unique de la jeunesse allemande face à la France », résultat qu’il qualifiait d’« illusionnisme réussi34 ».
69Grâce à l’obstination et à l’entregent d’Abetz, grâce aussi à l’intérêt qu’il avait réussi à susciter dans certains milieux français et notamment chez Jean Luchaire, les contacts se poursuivirent, se politisèrent et s’institutionnalisèrent. Au Cercle du Sohlberg correspondra le « Comité d’entente de la jeunesse française pour le rapprochement franco-allemand » de Jean Luchaire en 1931. Puis viendront deux créations, le « Comité France-Allemagne » et la Deutsch-französische Gesellschaft, tous deux noyautés et instrumentalisés par le pouvoir nazi et ses admirateurs français. Mais à ce moment-là l’entreprise avait déjà changé de nature et d’objectifs : elle ne visait plus spécifiquement les mouvements de jeunesse, même si certains continuaient d’évoquer un improbable front commun de la jeunesse française et allemande en faveur de l’entente et de la paix.
70Otto Abetz avait pris des contacts avec des dirigeants nazis dès 1932 et a continué après la prise du pouvoir en 1933 à travailler en étroite liaison avec les instances du parti nazi et du nouveau gouvernement. Il avait ses entrées et ses interlocuteurs à la Reichsjugendführung de Baldur von Schirach, au Büro Ribbentrop, sorte de ministère des Affaires étrangères parallèle, et chez Rudolf Hess, ministre et suppléant d’Hitler, chargé lui aussi de missions en marge de la diplomatie officielle. C’est au nom de Hess qu’en 1934 Otto Abetz entrera en contact avec les associations françaises d’anciens combattants pour organiser des rencontres avec leurs équivalents allemands.
71Quant à son rôle dans l’entourage de Ribbentrop, il fut de plus en plus important et officiel, surtout après que son protecteur fut devenu en 1938 ministre des Affaires étrangères du Reich. Dans l’immédiat, il s’agissait d’apaiser les craintes et les réserves françaises après l’arrivée au pouvoir du nouveau régime et de convaincre l’opinion publique et les milieux dirigeants français que la France n’avait rien à en craindre. Abetz y réussit en partie grâce à ses contacts parisiens parmi lesquels s’opéra progressivement un clivage entre ceux qui, informés de ce qui se passait réellement en Allemagne, commençaient à douter de sa sincérité, et ceux qui continuaient à y croire. Parmi ces derniers, on trouva peu à peu réuni le Gotha des futurs collaborateurs sous l’Occupation.
72Ces quatre cas de figure que nous avons évoqués illustrent une certaine évolution de la Bündische Jugend. Tout en continuant à manifester son apolitisme et sa volonté de se tenir loin du jeu politique des partis, elle prouva de plus en plus nettement dans la deuxième moitié des années 1920 qu’au moins dans le domaine des relations avec la jeunesse des autres pays elle n’était pas insensible aux considérations politiques. Bon gré, mal gré, la politique étrangère des gouvernements allemands s’imposait à elle, sous Weimar comme sous le Troisième Reich.
3. La Bündische Jugend et l’engagement politique
La « crise de la civilisation bourgeoise »
73Le débat sur la nécessaire politisation amena inévitablement la Deutsche Freischar et d’autres mouvements de jeunesse autonomes à s’interroger sur la situation de la société allemande en crise et sur les solutions possibles pour une sortie de crise. Tout en restant sur la réserve par rapport au monde de la politique, elle avait compris qu’elle ne pouvait pas se désintéresser des difficultés que connaissait l’Allemagne pendant les années 1920 et surtout au début des années 1930. Mais elle récusait à la fois les règles de fonctionnement du système politique de Weimar et les solutions proposées par les hommes politiques pour remédier aux problèmes du pays.
74Dans un grand article paru en 1930 dans la revue du mouvement, W. Eschmann35 affirmait que la situation de l’Allemagne était caractérisée par deux phénomènes : les « retrouvailles » de la nation allemande et « la destruction des masses bourgeoises », politisées et radicalisées par la crise. Il estimait que la jeune génération n’avait aucune raison de vouloir préserver la civilisation bourgeoise et se disait prêt à « accepter toutes les interventions dans le domaine économique dès lors qu’elles étaient justifiées par des nécessités nationales » et à approuver « tous les moyens capables de contribuer à la victoire de la nation allemande luttant pour son existence et pour trouver son identité parmi les autres nations. » W. Eschmann conclut en affirmant : « Nous sommes des socialistes », en précisant : des socialistes différents, non marxistes et non prolétariens. Il se reconnaissait dans une politique « dont toutes les actions et mesures nationalistes et socialistes trouveront leur sens au service des Allemands et de leur vie ».
75La « crise de la société bourgeoise » en Allemagne était un thème central du discours politique de la jeune génération nationaliste allemande et retenait aussi l’attention d’observateurs étrangers, comme Pierre Viénot qui dirigea de 1925 à 1930 à Berlin le Comité franco-allemand de documentation et d’information. Pour P. Viénot36, l’Allemagne était à la veille d’un bouleversement profond dont un des premiers symptômes avait été la naissance de la Jugendbewegung au début du xxe siècle :
Révolte, à l’origine, contre la vie bourgeoise, contre l’étouffement matérialiste […] contre l’autorité pédantesque des parents et du maître d’école [mais aussi] réserve inépuisable de courage, de dévouement et d’autorité humaine pendant la guerre.
76Dans la période de décomposition qui a suivi la défaite, ces jeunes s’étaient trouvés « en face de ce chaos qu’ils avaient eux-mêmes inconsciemment voulu » et avaient été placés devant l’obligation de construire et d’inventer. L’esprit du mouvement passa ainsi « dans plus d’une réalisation importante, en particulier dans le domaine scolaire et pédagogique ».
Or cet esprit est presque à l’état pur un esprit antibourgeois pas seulement par l’hostilité contre les conventions de la vie bourgeoise [mais surtout] par le souci d’une morale et d’une pratique anti-individualistes, d’une vie sociale plus liée, plus humaine, gouvernée par d’autres mobiles que ceux du profit personnel
77Dans le domaine politique, la nouvelle génération avait innové, selon P. Viénot, par son opposition à l’ensemble des institutions et des doctrines héritées du xixe siècle37. Viénot constatait aussi l’influence du Mouvement de la jeunesse sur l’antiparlementarisme et l’anti-individualisme qui caractérisaient les nouveaux mouvements politiques allemands. Un autre trait commun au juvénilisme et à toute la jeune génération allemande était, selon P. Viénot, la valeur attribuée à la Gemeinschaft, la communauté.
Toute l’Allemagne moderne affirme la valeur morale, en elle-même, de cette vie du groupe. Elle fait siennes les vertus qui la favorisent : l’obéissance, la fidélité, le dévouement. Elle la propose comme un idéal et se prépare à elle, tout en divisant à l’infini son adhésion entre les promesses de communautés nouvelles qui la sollicitent, comme autant de remèdes à la crise dont elle souffre38.
78Dans un article de la Neue Rundschau39, Viénot insiste sur la spécificité de l’idée nationale allemande qui est selon lui un des obstacles à la normalisation des rapports avec la France : tandis qu’en France l’idée nationale inclut des valeurs considérées comme universelles, en Allemagne on met systématiquement en avant la particularité allemande.
79Ce nationalisme exclusif, quasi obsessionnel, a frappé aussi un autre observateur de la Jugendbewegung allemande présent à Berlin à la fin des années vingt, en l’occurrence le jeune germaniste normalien Pierre Bertaux qui, dans une lettre à son père, s’étonnait40 :
Ce qu’il y a d’étrange dans ces mouvements, c’est aussi peut-être caractéristique d’ici : rien d’un mouvement d’idées, que je m’attendais à trouver, rien de philosophique, pas de pensée, de conscience ou de sagesse : une métaphysique, sous les dehors de culture physique, et « besoin de faire une race forte », une Allemagne forte, même chez ceux qui ne pensent pas à une revanche. Mais ils pensent encore tout à fait selon la forme : nation, deutsch, deutsch, deutsch toujours, parce qu’ils n’ont pas l’occasion de penser à autre chose, sous une autre forme.
Hésitations de la Deutsche Freischar
80Les débats qui se sont développés au sein de la Deutsche Freischar à propos de la question d’un possible changement d’attitude vis-à-vis de la politique et les conséquences qui en furent tirées reflétaient les questions que se posaient la plupart des mouvements de jeunesse « autonomes » à la fin des années 1920, ainsi que leur attitude vis-à-vis de la république de Weimar. En avril 1928, la Deutsche Freischar s’était dotée d’une « constitution » provisoire41 dans laquelle elle se déclarait désireuse d’assumer « certaines tâches de nature politique, culturelle et pédagogique pour un renouveau du peuple et du Reich (ein neues Volk und Reich) ». Elle invitait ses membres à s’impliquer de toutes leurs forces pour cette mission, dans leur vie professionnelle et familiale tout comme dans la vie sociale et l’éducation. Mais elle refusait aussi de politiser les jeunes en les enrôlant trop tôt dans les querelles partisanes, réservant ce genre d’engagement aux jeunes adultes de la Jungmannschaft et à la Mannschaft. Les adolescents (Jungenschaft) devaient être préservés pour pouvoir mûrir et être prêts à contribuer, le moment venu, à la rénovation de la nation allemande.
81Cet appel à une politisation du Bund, et plus précisément de sa Jungmannschaft, ne recueillait pas que des avis unanimement positifs. Hermann Siefert42 a constaté que la majorité de la Freischar se partageait entre deux courants, différents par leurs motivations, mais d’accord pour estimer qu’un engagement politique concret de l’ensemble du mouvement n’était pas souhaitable pour le moment. Le premier de ces courants, que H. Siefert appelle les « utopistes », considérait que le Bund perdrait son âme en se mêlant de la politique courante, qu’il avait déjà réalisé, pour sa part, l’idéal de la communauté parfaite, englobant tous les aspects de la vie sociale et politique, et que son exemple finirait tôt ou tard par s’imposer. Il suffirait de continuer à perfectionner son modèle « pour qu’un jour le Bund s’impose telle une nouvelle noblesse à notre peuple, en attendant que celui-ci soit totalement gagné par le renouveau43 ». Les tonalités fascistes de ce discours sont aussi évidentes que son côté utopique.
82Le deuxième courant de la majorité fut celui des « réalistes modérés ». Même s’ils étaient méfiants à l’égard du système de Weimar, ils reconnaissaient la primauté de l’état et étaient conscients des limites de ce que pouvait faire leur Bund. Conscients de leur inexpérience dans le domaine politique, ils hésitaient à se décider et voulaient mettre l’accent sur l’apprentissage, pour pouvoir juger avant d’agir. Cette culture politique devait être acquise par chacun en particulier ; il ne s’agissait pas d’imposer aux membres du mouvement une opinion commune, mais une attitude d’ouverture face à la vie. Il ne fallait pas perdre de vue l’exigence de la liberté intérieure et de la responsabilité personnelle.
83L’éducation politique consistait à approfondir la connaissance du peuple, de son unité culturelle par-delà les différences régionales, et des problèmes et aspirations actuels de la population. La question sociale ne devait pas être ignorée, mais « elle ne [pouvait] pas être réglée par des moyens purement économiques44 ». La formation politique acquise au contact du peuple sera complétée par des rencontres et des séminaires notamment dans le cadre du Boberhaus, au cours desquels des conférenciers spécialistes de ces sujets viendront parler de politique extérieure, d’économie ou de la politique des partis.
84Il y avait aussi au sein de la Deutsche Freischar une minorité « réaliste » qui était consciente que, si l’on voulait changer la réalité politique, on ne pouvait pas se contenter de rêver ou de s’informer pour essayer de comprendre les enjeux, mais qu’il fallait se lancer dans l’arène politique dominée par les partis45 existants, si on ne voulait voir partir les « jeunes idéalistes actifs » – par exemple pour rejoindre les rangs de la Hitler-Jugend. C’est seulement en combattant la manière actuelle de penser et de pratiquer la politique qu’un renouveau politique pouvait s’imposer et, pour y parvenir, le Bund devait recourir aux moyens de la politique, en veillant cependant à ne pas perdre ce qui faisait sa spécificité. La Jungmannschaft devait être sciemment politisée, car c’est à elle que revenait cette mission et non au Bund dans son ensemble, du moins tant qu’il n’aura pas défini un objectif politique commun. Mais ces « réalistes » n’ont pas mieux réussi à convaincre le Bund que les modérés ou les utopistes. Ils auraient voulu adopter les moyens de la politique des partis, sans consentir à accepter de se compromettre dans des combinaisons politiciennes et, par ailleurs, ils n’étaient pas capables de préciser les objectifs concrets de leur action en dehors de leur utopie d’harmonie communautaire du peuple allemand.
85L’unique tentative d’un mouvement proche de la Bündische Jugend pour intervenir dans la sphère des partis politiques tourna court : il s’agissait de la création en juillet 1930 du Parti d’état allemand (Deutsche Staatspartei), alliance éphémère du Parti démocrate allemand (Deutsche Demokratische Partei) avec l’Ordre jeune-allemand (Jungdeutscher Orden) d’Arthur Mahraun. Cette union d’un parti libéral de gauche, membre de la « coalition de Weimar », qui comptait ou avait compté dans ses rangs d’éminents démocrates et pacifistes (Rathenau, Preuss, Naumann, Quidde, etc.), avec une ligue antisémite de droite créée par un ancien leader de corps franc, n’eut pas le succès escompté. Elle ne permit pas d’améliorer le score électoral de l’ancien DDP qui était passé de 75 sièges à l’Assemblée constituante de 1919, à 20 sièges au Reichstag en 1930.
86L’alliance électorale avec le Jungdeutscher Orden eut d’abord pour conséquence de nombreuses démissions dans les deux parties contractantes, et l’élection de septembre 1930 confirma le déclin du parti démocrate. Dès l’automne 1930 l’alliance fut rompue : le Staatspartei garda son nouveau nom, mais sombra dans l’insignifiance, les élus gardèrent leurs mandats jusqu’à l’élection suivante en juillet 1932, mais les représentants des mouvements de jeunesse, qui avaient créé avant l’élection une Reichsgruppe Bündischer Jugend au sein du parti, quittèrent ce dernier et durent constater que leur espoir de rénover de l’intérieur le système des partis allemands n’avait pas eu le succès espéré46. La déception fut grande et renforça le camp de ceux qui conseillaient de faire preuve de prudence et de retenue avant de s’engager en politique.
87Lors d’un séminaire politique au Boberhaus en 1929, Hans Mühle avait déjà examiné les options en présence dans une conférence sur La politique, les partis et la jeune génération47. Il avait conclu que le système politique de Weimar ne pouvait pas durer : les partis politiques avaient fait la preuve de leur impuissance à venir à bout des difficultés de l’Allemagne. Quelles alternatives offraient-ils à la jeune génération ? Une dictature, qu’elle fût bolcheviste ou national-socialiste, paraissait inacceptable pour la Freischar selon l’auteur, parce que cela signifierait une « monstrueuse atteinte » à la liberté des individus, contraire à toute la tradition culturelle et religieuse de l’Allemagne. La deuxième proposition, l’instauration d’un état corporatiste, n’était pas plus envisageable, parce que celui-ci morcellerait davantage encore la société en multipliant le nombre de groupes attachés à défendre leurs intérêts particuliers. Pour conclure, l’orateur avait recommandé à ses auditeurs de ne rejoindre aucun des camps en présence et de se consacrer à des tâches politiques concrètes en dehors des partis, par exemple les efforts pour réveiller et fortifier la présence allemande dans les minorités germanophones en Europe centrale et orientale (Grenzlandarbeit, Volkstumsarbeit)48.
Bündische Jugend et révolution conservatrice
88Les forces politiques suivaient avec attention les débats et les hésitations qui agitaient les ligues de la Bündische Jugend, et essayaient d’attirer celles-ci dans leur camp. Ces tentatives d’instrumentalisation de la jeune génération furent surtout le fait de la nébuleuse idéologique appelée, à la suite d’Armin Mohler49, « révolution conservatrice » et étudiée entre autres en Allemagne par Stefan Breuer50 et, en France, sous la direction de Louis Dupeux51, par le Groupe d’études de la Révolution conservatrice de l’université de Strasbourg. Les divers travaux issus de ces recherches ont permis, dans une certaine mesure, de démêler les tenants et aboutissants des porte-parole et protagonistes de la révolution conservatrice et de décrypter leurs dires et leurs non-dits.
89Mais il est toujours difficile de délimiter et de différencier clairement les courants qui la constituaient. A. Mohler a lui-même révisé en 1989 le classement qu’il avait proposé initialement et n’a retenu que trois « types » de conservateurs révolutionnaires : le type Völkisch (raciste et antisémite), le type Jungkonservativ (néoconservateur) et le type Nationalrevolutionär (national-révolutionnaire). Par rapport à la première édition de son livre (1950), Mohler a écarté en 1989 le type Bündisch (jeunesse ligueuse) et le type Landvolkbewegung (révolte paysanne) considérant qu’il s’agissait, pour ces deux types, de stades transitoires ou de phénomènes conjoncturels rejoignant finalement un des trois types de base. Les noms par lesquels Mohler désignait les trois courants de la révolution conservatrice se référaient à la valeur fondamentale autour de laquelle chacun organisait et hiérarchisait le nouveau système de valeurs qu’il voulait instaurer : la vigueur et la pureté raciale du peuple (Volk52) pour le type Völkisch ; la fondation d’un nouveau Reich par une relève des générations pour les néoconservateurs et une véritable révolution sociale (mais non marxiste) pour les nationaux-révolutionnaires. Entre ces trois courants, les points de rencontre étaient nombreux.
90La place de la « révolution conservatrice53 » sur l’éventail des idées politiques était forcément ambiguë et pouvait donner lieu à bien des malentendus involontaires ou intentionnels, car elle cachait un projet foncièrement réactionnaire derrière une démarche d’apparence révolutionnaire :
[…] au lieu d’essayer de fonder la nouvelle culture sur des données précises, on préférait, le plus souvent, ignorer la réalité sociale pour aller chercher les nouvelles tables et les nouvelles lois, destinées à rendre santé et unité à toute la vie du peuple, dans le réservoir inépuisable de la tradition historique et, de ce fait, la « révolution » que l’on voulait faire se transformait d’emblée en « réaction »54.
91Dans sa typologie, Armin Mohler a voulu laisser de côté le national-socialisme pour ne pas faire retomber sur les autres courants néo-nationalistes l’opprobre que le souvenir de la barbarie nazie continuait à susciter à juste titre. Pourtant, le national-socialisme lui aussi représentait bien une variante du courant völkisch de la révolution conservatrice. Il a été de surcroît le seul courant de la droite révolutionnaire qui ait réussi à accéder au pouvoir et qui ait pu essayer de réaliser une partie de son programme, la partie la plus monstrueuse.
92La Bündische Jugend était globalement proche de la révolution conservatrice. Sa participation en 1930 à l’expérience de la Deutsche Staatspartei aux côtés du Jungdeutscher Orden en fut une preuve, tout comme le sondage réalisé en 1930 par la Bündische Gesellschaft à Berlin55 : 33 % des sondés ont marqué leur préférence pour le SPD, 30 % pour la Deutsche Staatspartei et 28 % pour divers partis de droite et d’extrême-droite. Le parti national-socialiste avait réuni 4 % des voix et se trouvait à égalité avec le parti communiste. De nombreuses prises de position de dirigeants de la Bündische Jugend confirment aussi cette proximité avec les courants jeune-conservateur et national-révolutionnaire, tandis que l’influence de la variante völkisch n’était sensible que dans quelques ligues extrémistes.
Une dérive fasciste ?
93Pour George L. Mosse « le fascisme est un mouvement de la jeunesse56 ». Peut-on alors qualifier de dérive fasciste la voie suivie par les principales organisations de la jeune génération allemande ? Analysant les traits communs aux divers mouvements fascistes européens de la première moitié du xxe siècle, Philippe Burrin57 distingue trois principes constitutifs du type fasciste : le principe contre-révolutionnaire, l’irrationalisme politique et un nationalisme d’extrême droite. Ils existaient bien dans l’Allemagne de Weimar et prolongeaient des courants de pensée déjà présents en Allemagne avant 1914, mais radicalisés par l’expérience de la guerre.
94La tradition contre-révolutionnaire se traduit par le rejet de l’héritage des Lumières et de la Révolution française, en particulier des valeurs phares de liberté et d’égalité. Récusant l’idée d’un contrat social conclu librement entre des individus égaux en droit, la pensée contre-révolutionnaire refuse de croire à la bonté originelle de l’homme et considère que les sociétés humaines sont naturellement inégalitaires et conflictuelles, sauf si certaines forces, certains partis ou groupes dominants parviennent, sous l’impulsion d’un chef charismatique, à la pacifier et imposer l’ordre… leur ordre !
95L’irrationalisme politique est, selon Philippe Burrin, le second principe de base du type fasciste. Pour les fascismes, une société fondée sur la raison était une illusion et les difficultés que connaissaient les sociétés démocratiques au xxe siècle en étaient, selon eux, la preuve la plus éclatante. Ils estimaient que ce ne n’étaient pas les valeurs universelles qui pouvaient créer un lien durable et profond entre les hommes, mais des forces élémentaires qui échappaient à la raison et à la volonté des individus, comme « le destin, la vie, le sol, la race58 ». Ces forces sont celles qui cimentent les véritables communautés.
96Le troisième principe constitutif du type fasciste selon Ph. Burrin est le nationalisme tel qu’il s’est développé dans la deuxième moitié du xixe siècle et exacerbé du fait de la Première Guerre mondiale. Ce nationalisme anti-démocratique considère la nation comme « cadre indépassable de la vie sociale et foyer d’une allégeance civique qui entre en compétition avec la foi religieuse et son universalisme59 ». Il est exclusif et intolérant à l’égard de l’étranger et inaccessible à toute idée d’universalisme, même dans les domaines de la pensée, de la science ou des arts. En conclusion, Ph. Burrin constate que les régimes fascistes puisaient tous dans ces trois courants, mais à des degrés variables, pour façonner leurs communautés nationales respectives et les mettre au service de leur volonté de puissance.
Le fascisme a pour ambition de former une communauté nationale unifiée et mobilisée en permanence sur des valeurs de foi, de force et de combat ; une communauté inégalitaire, comprimée dans une unité totalitaire excluant toute autre allégeance que la fidélité exclusive à un chef qui personnifie le destin collectif et en décide absolument ; une communauté militarisée enfin, soudée en vue d’une entreprise de domination qui est à elle-même son principe et son but60.
97Mais si ces trois courants de pensée constituaient effectivement la base idéologique des fascismes modernes, ils ne rendaient pas compte d’une particularité essentielle et tragique de l’hitlérisme : l’antisémitisme quasi pathologique qui imprégnait toute sa Weltanschauung et tous ses actes. En faisant du critère racial l’élément déterminant de l’appartenance au Volk allemand et en l’utilisant pour discriminer, exclure et finalement pour assassiner ceux qui en Allemagne, puis dans les territoires conquis pendant la guerre, ne satisfaisaient pas aux critères arbitrairement définis par le régime hitlérien, celui-ci a signé les pages les plus sanglantes de l’histoire allemande. La forme allemande du fascisme que Louis Dupeux61 appelle l’hitlérisme n’était pas un « fascisme ordinaire ». C’était, selon Dupeux, « un racisme de forme fasciste », caractérisé par l’émergence d’un « courant ethnocentrique (völkisch) radical » dérivé de la nébuleuse de la révolution conservatrice.
[…] le programme hitlérien ne s’arrête pas à une réaction politico-culturelle de type fasciste. […] La contre-révolution que vise Hitler est en dernière analyse une contre-révolution raciste, fondée sur une conception de l’histoire directement issue du courant biologique de l’aile völkisch du Mouvement allemand62.
Proximités périlleuses
98Une comparaison entre les idées professées et les objectifs visés par la majorité des ligues de la Bündische Jugend en Allemagne et les caractéristiques générales de la pensée fasciste selon Ph. Burrin, montre une indéniable parenté, principalement due à des sources idéologiques et des origines partiellement communes. Les sources idéologiques communes remontent au xixe siècle où elles sont nées du malaise provoqué notamment en Allemagne par l’irruption de la modernité dans la société et la culture ; elles se sont développées et radicalisées dans les bouleversements politiques, sociaux et culturels de l’après-guerre et notamment à travers les courants de la révolution conservatrice.
99Ces similitudes entre l’idéologie nazie et celle de la Bündische Jugend étaient particulièrement évidentes dans le domaine du nationalisme. Tout comme les nationaux-socialistes, les mouvements de la Bündische Jugend considéraient en priorité les besoins et les intérêts de l’Allemagne et affirmaient leur volonté de les défendre contre tous ceux qui pouvaient les menacer. Leurs contacts avec l’étranger devaient surtout servir à mieux connaître ses points forts et ses points faibles et à savoir ce qu’il pouvait apporter au redressement de l’Allemagne. Cela concernait aussi bien les anciens ennemis que les territoires perdus après la guerre ou les minorités ethniques à l’Est. Mais, contrairement au programme et, plus tard, à la politique étrangère du national-socialisme, dans la très grande majorité des mouvements de la jeunesse ligueuse, il n’était jamais question de revanche guerrière, de révision unilatérale des traités de 1919-1920, de reconquête des territoires perdus ou de réarmement. Le seul réarmement envisagé était ce qu’on pourrait appeler un réarmement moral.
100Le travail politique visant les régions frontalières et les minorités germanophones d’Europe centrale et orientale en vue d’y maintenir et fortifier les liens avec l’Allemagne était un domaine essentiel de l’intervention des mouvements de jeunesse dans la sphère politique au sens large et un point de convergence indéniable avec le national-socialisme. Mais tandis que l’hitlérisme envisageait, à terme, la reprise de la « marche vers l’Est », la reconquête d’un espace vital considéré comme indispensable à l’expansion du peuple allemand – et a effectivement tenté cette entreprise meurtrière qui l’a mené aux portes de Moscou, mais aussi à Stalingrad et à la chute finale –, la Bündische Jugend voulait maintenir et renforcer les liens culturels entre des populations de langue et de culture allemandes pour assurer la survie de la présence allemande et maintenir vivant le sentiment d’appartenance au peuple allemand, afin de constituer ainsi un bloc qui pourrait compter dans le monde. Mais, pour autant, il n’était pas indispensable de chercher à les réunir dans une même entité politique.
101Un autre élément de convergence entre la Bündische Jugend et le national-socialisme était la nouvelle société allemande dont ils souhaitaient l’avènement : elle aurait les traits d’une Volksgemeinschaft, d’une communauté du peuple, réalisant un socialisme communautaire, sans lutte des classes, et l’union parfaite entre le peuple et l’état, comme l’exposa Normann Körber dans la revue de la Deutsche Freischar63 :
La communauté du peuple est l’élément déterminant de la conception bündisch de l’état. L’état et le peuple doivent former de nouveau une unité. Toutes les forces vives doivent être intégrées dans cet état, pour lui donner vie et en même temps trouver, grâce à lui, leur forme et leur sens pour le peuple dans son ensemble. […] Cet état doit être puissant à l’intérieur comme au-dehors […] Cette puissance n’est pas due à la volonté expansionniste des possédants, mais à la discipline nationale […].
102Cette notion de Volksgemeinschaft était présente dans le discours du juvénilisme, implicitement ou explicitement, au moins depuis la période de la Freideutsche Jugend ; ce qui était nouveau, en revanche, c’est qu’une partie du mouvement était maintenant prête à s’engager pour la réalisation de cette nouvelle société sans avoir l’impression de renier ses valeurs fondamentales de vérité intérieure et de responsabilité éthique. Cela impliquait l’éducation des jeunes conformément à l’idéal de la déclaration du Meissner et la participation à la vie de la société pour la transformer en véritable communauté.
103Dans la Weltanschauung nazie, la notion de Volksgemeinschaft, dont le national-socialisme faisait abondamment usage pour sa propagande, servait surtout à justifier tous les sacrifices demandés à la population et tous les abus de pouvoir du régime en justifiant la primauté absolue de l’intérêt général (l’intérêt du peuple) sur tous les intérêts particuliers : Gemeinnutz geht vor Eigennutz. Ce qui était pour la jeunesse des ligues une utopie de réconciliation et d’harmonie sociale, se transforma dans l’Allemagne nazie en instrument pour la mise au pas des citoyens, mais aussi en critère d’exclusion puisque tous les citoyens allemands n’étaient pas jugés dignes d’appartenir à la communauté du peuple allemand.
104Les organisations de la Bündische Jugend n’étaient certes pas toutes exemptes d’antisémitisme. Certaines, proches des idées völkisch, n’admettaient pas de membres juifs dans leurs rangs. Mais dans sa très grande majorité, la Bündische Jugend ne partageait pas l’antisémitisme biologique et le racisme primaire tels qu’ils étaient proclamés et pratiqués dans les rangs du mouvement hitlérien. Elle était élitiste et affirmait ne tenir compte que des qualités personnelles des individus pour décider qui elle admettait dans ses groupes. Les jeunes de la Bündische Jugend étaient persuadés d’être destinés à constituer dans la nouvelle société une élite choisie en vertu de leur valeur personnelle et non en vertu de leur naissance, semblable à la nouvelle aristocratie chantée par le poète Stefan George en 1913 dans L’étoile de l’Alliance :
Tu cherches de nouveaux Seigneurs
Ne les prends point au glaive, au trône […]
Loin du tronc grandit dans la multitude
L’épi rare, seul de son rang
Et tu reconnaîtras tes frères
Au pur éclat de leur regard64.
105L’homme national-socialiste, au contraire, devait adhérer aveuglément et de tout son être (fanatisch, pour reprendre une des notions favorites de la propagande nazie) à la vision hitlérienne du monde et en particulier aux articles de son credo raciste. Loin de vouloir permettre aux jeunes de se réaliser et de se découvrir au contact des autres membres du groupe, l’éducation dans les rangs de la Hitler-Jugend cherchait, au contraire, à imposer à tous les mêmes valeurs et les mêmes comportements, à faire d’eux des exemplaires interchangeables du jeune nazi.
106L’équilibre difficile entre une éducation collective et la liberté individuelle trouvé par les organisations de la Bündische Jugend distinguait fondamentalement celles-ci des conceptions éducatives que le national-socialisme mit en pratique après son arrivée au pouvoir. Le Reichsjugendführer Schirach eut beau affirmer que la Hitler-Jugend était une éducation de la jeunesse par la jeunesse, contrairement à l’école qui était une éducation par le haut, en hiérarchisant et en militarisant son mouvement de jeunesse et en y introduisant le Führerprinzip, le nazisme renonçait à ce qui faisait la force principale de la Bündische Jugend : les liens personnels librement choisis entre membres du groupe et entre les membres et les cadres, liens qui donnaient sa cohésion au Bund et permettaient à chacun de développer sa personnalité propre tout en adhérant aux valeurs du mouvement et en apprenant à s’intégrer dans un collectif partageant des valeurs semblables.
107Les vertus que véhiculait et que pratiquait la Bündische Jugend étaient la camaraderie, la fidélité, la capacité de juger par soi-même, le courage de dire ce qu’on pense et la maîtrise de soi, mais également l’obéissance et l’art du commandement. Il s’agissait à la fois de vertus individuelles et de vertus civiques, même si on y constate l’absence de certaines vertus essentielles d’une société démocratique comme la tolérance, l’esprit critique, la solidarité et l’entraide. Le Bund n’était pas une école de démocratie, mais pas davantage une école de la dictature.
Rejet de la démocratie de Weimar
108Les institutions politiques de la république de Weimar et leur fonctionnement ne correspondaient pas aux attentes de la majorité de la Bündische Jugend, plus proche de la tradition anti-libérale, anti-démocratique, anti-occidentale de la révolution conservatrice. On peut dire que, dans le meilleur des cas, on n’éprouvait, au sein des Bünde, qu’indifférence à l’égard du régime républicain ou parlementaire. Ils ne voulaient pas former des politiciens, des députés, mais des guides, des conducteurs de leur peuple, dans le cadre d’une société et d’un État dont les traits et les caractéristiques n’étaient pas précisés, mais qui avaient beaucoup plus de traits communs avec le monde féodal disparu depuis longtemps qu’avec la démocratie moderne.
109Comment des organisations de jeunesse vivant en fonction de telles valeurs auraient-elles pu s’affliger de la crise de la démocratie ? Elles ne pouvaient pas l’ignorer, mais elles ne se sentaient nullement appelées à défendre ce régime au moment où il était menacé puisqu’elles ne s’y étaient jamais intéressées tant qu’il fonctionnait normalement. En prenant davantage conscience des problèmes sociaux et politiques de la société allemande à la fin des années 1920, les jeunes de la Bündische Jugend avaient certes montré qu’ils étaient conscients de leur isolement et se sentaient plus ou moins obligés d’en sortir s’ils voulaient atteindre leur objectif à long terme : être parmi les acteurs du renouveau et du salut de l’Allemagne. Mais leurs timides approches du monde politique n’allèrent pas très loin et se terminèrent rapidement par un repli sur leur Bund. Et lorsqu’on examine de près les débats et les articles publiés dans les revues des mouvements sur les questions politiques et les options possibles, on découvre beaucoup d’immaturité et d’irréalisme.
110Malheureusement, le discours bien rodé et les promesses fallacieuses du national-socialisme paraissaient plus intéressants et séduisants à la jeune génération que la réalité qu’elle avait sous les yeux. Non seulement, le NSDAP s’engageait à ramener la prospérité et à restaurer l’indépendance et la puisssance de l’Allemagne, il propageait aussi une Weltanschauung qui rejetait l’héritage du rationalisme, le scientisme, l’intellectualisme et le matérialisme et valorisait les forces de l’inconscient, de l’âme populaire, le retour à la terre ; comme la Bündische Jugend, il disait préférer la Gemeinschaft à la Gesellschaft, et affirmait vouloir retrouver l’harmonie d’une Volksgemeinschaft organique et structurée pour mettre fin aux déchirements d’une société politique en proie à la lutte des intérêts antagonistes. Le repli identitaire sur la nature du peuple allemand, l’amour de la Heimat, de la vie rustique, la glorification de la paysannerie, l’importance accordée à la culture populaire, au folklore, aux chansons et aux danses, à tout ce qui tournait autour du champ sémantique du Volk (Volkskultur, Volkstum, Volksbildung, Volkslied, Volkstanz, etc.) étaient d’autres points communs entre la plupart des mouvements juvénilistes autonomes et le national-socialisme.
111La question des conséquences de cette attitude ambiguë de la Bündische Jugend a été souvent évoquée par les historiens du mouvement au lendemain de la guerre65. Les uns, comme Howard Becker, H. Pross ou W. Roessler, insistaient sur la continuité idéologique entre la Jugendbewegung et le national-socialisme et affirmaient qu’elle portait une lourde responsabilité en contribuant à préparer la voie à la dictature ; d’autres comme Michael Jovy66 relevaient des différences fondamentales en estimant que les ressemblances n’étaient que superficielles. Ils rappelaient aussi que des rangs des mouvements de jeunesse étaient venus beaucoup de résistants au national-socialisme, dont certains ont payé cette résistance de leur vie.
112Sans doute est-il excessif de conclure que la Bündische Jugend a joué le rôle de fourrier du national-socialisme. Elle voulait certes que ses membres deviennent par la suite une élite de responsables qui, en pénétrant progressivement les milieux dirigeants de l’économie, de l’administration, de l’armée ou de la justice, pourraient y faire régner un nouvel esprit. Mais s’il est vrai que ce nouvel esprit, ce nouvel idéal, n’était pas un idéal démocratique, on ne peut pas non plus l’assimiler purement et simplement au programme national-socialiste et encore moins y trouver des justifications pour ses crimes. Il serait plus exact d’y voir comme une certaine forme de fascisme que l’on qualifiera de « fascisme utopique », comme on parle du socialisme utopique du xixe siècle avant que Karl Marx n’en propose une version « scientifique ». Le fascisme utopique de la Bündische Jugend n’a jamais été en position de faire la preuve de sa viabilité et n’a jamais été confronté au principe de réalité. Il en a été empêché par le fascisme hitlérien qui l’a brutalement écarté de son chemin et n’a pas cessé de le persécuter pendant les douze années de son règne funeste.
113La répugnance des groupes phares du juvénilisme à s’engager dans le combat politique avant qu’il ne soit trop tard a-t-elle contribué à hâter la fin désastreuse de la république de Weimar et l’arrivée au pouvoir d’Hitler ? En partageant avec le national-socialisme un certain nombre de convictions et d’éléments de langage tout en refusant de mettre clairement en évidence les points sur lesquels une entente avec la Weltanschauung prêchée par Hitler paraissait impossible, les mouvements de jeunesse ont-ils tacitement favorisé l’arrivée au pouvoir du parti raciste et criminel ? On peut tout au plus affirmer que les positions de la Bündische Jugend au début des années 1930 et la faiblesse de sa résistance ont contribué à rendre la propagande nazie plus acceptable pour la jeunesse des classes moyennes allemandes.
4. La fin de la Bündische Jugend
Bündische Jugend et Hitler-Jugend
114à la fin des années 1920, les relations entre, d’une part, les mouvements qui constituaient la nébuleuse Bündische Jugend et, d’autre part, le mouvement de jeunesse national-socialiste avaient évolué. Après avoir pendant longtemps ignoré ou méprisé la Hitler-Jugend, considérée comme une organisation de jeunesse politique peu fréquentable et, au demeurant, peu importante par ses effectifs, la majorité des Bünde de la Jugendbewegung avait commencé à s’y intéresser prudemment au tournant des années vingt et trente. Leur crainte était surtout de voir la Hitler-Jugend revendiquer un rôle prépondérant dans les regroupements ou les alliances éventuelles. Et comme le parti national-socialiste progressait au fil des élections successives, ils y voyaient – à juste titre, comme l’avenir allait le montrer – le risque de se trouver embrigadés dans une jeunesse d’État au cas où ce parti arriverait au pouvoir. Comme, d’un autre côté, les mouvements de jeunesse autonomes retrouvaient dans le discours et la pratique de la jeunesse hitlérienne un certain nombre de thèmes et de formes qu’ils avaient eux-mêmes placés au centre de leur art de vivre, ils étaient partagés entre crainte et confiance. Dans leurs réflexions, le rôle dévolu aux Bünde dans la nouvelle Allemagne pourrait être celui d’une école de cadres pour les nouveaux mouvements de jeunesse. « La jeunesse de masse a besoin d’une école de chefs », écrit encore en mars 1933 un des responsables de la Bündische Jugend 67.
115Après le décès de son chef historique, Ernst Buske, en 193068, la Deutsche Freischar rejoignit un temps le Großdeutscher Jugendbund dirigé par l’amiral von Trotha, mais mit fin à cet accord cinq mois plus tard, refusant de se laisser entraîner dans le camp conservateur et nationaliste que von Trotha cherchait à constituer. Par une ironie du sort, ce regroupement se fit quand même plus tard, au début de 1933, sous le nom de Großdeutscher Bund69, toujours sous la direction de von Trotha, dans l’espoir, bientôt déçu, que ce dernier, réputé proche du président Hindenburg, pourrait protéger les mouvements de jeunesse autonomes contre les menaces que faisait peser sur leur survie le gouvernement du chancelier Hitler. En vain. Né en mars, le nouvel ensemble eut encore le temps d’organiser le 17 juin 1933 un grand rassemblement et fut aussitôt interdit, en même temps que toute la Bündische Jugend, sur ordre de Baldur von Schirach, chef de la jeunesse hitlérienne et de toute la jeunesse du Reich.
116On peut remarquer que les écrits et les actes de la Bündische Jugend au cours de la phase finale de la république ne manifestaient pas souvent une inquiétude quant à la survie de l’ordre républicain et démocratique – encore moins une volonté de se mobiliser pour défendre cet ordre. On envisageait l’avènement de l’ordre nouveau avec indifférence ou avec fatalisme, et le principal souci des Bünde semblait être de sauvegarder leur spécificité et leur indépendance, à défaut de pouvoir s’assurer une place de choix dans une nouvelle constellation.
117De son côté, la Hitler-Jugend avait adopté d’emblée vis-à-vis de la Bündische Jugend dans son ensemble une attitude de rejet en affirmant qu’à quelques exceptions près, les ligues de la Bündische Jugend détournaient la jeunesse allemande de sa véritable mission, qui consistait à lutter pour restaurer la grandeur du Reich et instaurer un ordre nouveau. Les dirigeants de la Hitler-Jugend répétaient sans cesse à la fin des années 1920 « que le mouvement de la Bündische Jugend était resté l’affaire de la bourgeoisie, de beaux esprits un peu exaltés » et proclamaient leur « volonté de détruire les Bünde pour ramener la jeunesse dans le giron du national-socialisme70 ». Cette attitude sous-entendait néanmoins que les jeunes de la Bündische Jugend étaient animés, au fond, du même esprit que ceux de la Hitler-Jugend, qu’ils s’étaient seulement fourvoyés en rejoignant des organisations qui les détournaient de leur vraie mission.
118Il y avait aussi de véritables déclarations de guerre à l’encontre des « ligues de jeunesse réactionnaires », qualifiant les ligues de la Bündische Jugend d’ennemis du nazisme :
Même celles qui affirment sans cesse leur « caractère apolitique », car précisément cette insistance sur leur caractère apolitique est révélatrice d’une mentalité réactionnaire. Ces ligues réactionnaires sont nos pires ennemis71.
119Aux offres de service des responsables de la Bündische Jugend, Baldur von Schirach opposa d’avance une fin de non-recevoir :
Au cours de ces derniers temps, on voit des groupes qui, pendant des années, ont raillé le combat de la Hitler-Jugend, chercher des appuis pour leurs organisations en prenant des contacts personnels avec certains dirigeants du parti […]. C’est pourquoi je dois faire cette mise au point : je considère que tous les Bünde (à l’exception de ceux qui ont rejoint la Hitler-Jugend) sont des ennemis du national-socialisme. Adolf Hitler m’a dit un jour : Celui qui n’est pas prêt à porter mon nom [comme membre de la Hitler-Jugend] ne sera pas considéré comme un ami du national-socialisme72.
120Après la prise du pouvoir, l’évolution des rapports du national-socialisme avec les mouvements de jeunesse se confondit avec les étapes de sa mainmise totalitaire sur la société et l’état. Baldur von Schirach, après voir été nommé chef de la jeunesse du parti national-socialiste (Reichsjugendführer der NSDAP) en 1932, devint, le 17 juin 1933, chef de l’ensemble de la jeunesse allemande, Jugendführer des Deutschen Reiches. Mais il n’avait pas attendu cette promotion pour commencer à donner à son action une dimension nouvelle. L’objectif final était clair :
De même que le parti national-socialiste est dorénavant le seul parti, de même la Jeunesse hitlérienne doit devenir la seule organisation de la jeunesse73.
121La Hitler-Jugend ne voulait pas seulement être la seule organisation de jeunesse autorisée, elle avait aussi l’ambition d’enrôler toute la jeunesse allemande et de contrôler tous les aspects de son éducation :
La Jeunesse hitlérienne est résolue à prendre en main [erfassen] toute la jeunesse et tous les aspects de la vie du jeune Allemand74.
122Cette mise au pas de la jeunesse organisée prit différentes formes : les grandes fédérations de mouvements de jeunesse politiques ou confessionnels, dont les effectifs se comptaient par centaines de milliers, furent interdites et dissoutes au fur et à mesure de la disparition des organisations politiques ou sociales dont elles étaient les satellites. En revanche, les ligues de jeunesse « autonomes », posaient des problèmes plus complexes, bien que leurs effectifs fussent beaucoup plus modestes75. Certes, il n’y avait pas, dans ce domaine, de forces extérieures à ménager et rien ne s’opposait donc à une dissolution pure et simple. Mais aucune administration n’était capable de dire le nombre d’organisations et de les identifier toutes. Les arrêtés de dissolution devaient énumérer de longues listes de groupes visés et Heinrich Himmler, Reichsführer SS et chef de toutes les polices, dut renouveler à plusieurs reprises, notamment en 1936 et en 1939, l’ordonnance d’interdiction de la Bündische Jugend prise pour la première fois en 1933.
Ralliements fatals et inutiles
123Certains groupes de l’extrême-droite nationaliste et antisémite comme les Adler und Falken ou les Artamanen (où ont milité, entre autres, Heinrich Himmler, Walter Darré et Rudolf Höss, futur commandant d’Auschwitz), ou les Geusen affiliés au Deutschnationaler Handlungsgehilfenverband et les organisations de jeunesse proches de mouvements paramilitaires issus d’anciens corps francs, partageaient non seulement une grande partie des positions idéologiques national-socialistes, mais collaboraient aussi à l’occasion avec le NSDAP lors de certaines campagnes de propagande et d’agitation, par exemple lors du référendum sur le plan Young en 1929. Entre ces mouvements d’extrême droite et la Hitler-Jugend, il y avait eu des contacts institutionnels, notamment en 1929, en vue d’une fusion. Mais devant les prétentions hégémoniques de la Hitler-Jugend, les responsables des autres ligues pressenties s’étaient dérobés et avaient mis l’accent sur ce qui les distinguait du mouvement de la jeunesse nazie plus que sur leurs affinités. Dans la nouvelle situation créée par l’arrivée au pouvoir du NSDAP, ce genre de considérations n’était plus d’actualité et l’intégration dans la Hitler-Jugend de ces mouvements « amis » n’a pas tardé. Tout au plus leurs chefs bénéficièrent-ils de quelques prébendes et fonctions dans l’appareil national-socialiste.
124La Deutsche Freischar était pluraliste par vocation, et opportuniste par nécessité. Début 1933, elle tenta une dernière manœuvre pour échapper à l’interdiction en s’alliant de nouveau, le 30 mars 1933, avec d’autres ligues de la Bündische Jugend dont certaines très marquées à droite (Freischar junger Nation, Geusen, Deutscher Pfadfinderbund et quatre autres ligues d’éclaireurs). Pour être à même de négocier son ralliement ou résister avec quelques chances de succès, ce Großdeutscher Bund se donna comme chef le vice-amiral von Trotha. Choix surprenant : von Trotha était nationaliste, ancien putschiste (impliqué dans le putsch de Kapp en 1920), et le mouvement se plaçait ainsi explicitement dans le cadre de la « révolution nationale », proclamant son identité de vue avec les objectifs du national-socialisme. Mais toutes ces compromissions furent vaines. Les signataires de cet accord se faisaient des illusions sur la possibilité de s’opposer au processus de liquidation de toutes les organisations de jeunesse, alors que le parti d’Adolf Hitler avait déjà manifesté à de nombreuses reprises son intention de s’assurer le monopole de l’éducation de la jeunesse. Mais la création du Großdeutscher Bund avait quand même inquiété von Schirach, qui fit campagne contre l’entreprise de von Trotha et s’employa à conforter sa propre position dans l’appareil du parti. C’est ainsi que, le 17 juin, au cours d’une entrevue avec Hitler, celui-ci le nomma « chef de la jeunesse du Reich76 ». Utilisant aussitôt les compétences élargies que lui donnait sa nouvelle position, Baldur von Schirach interdit dès le 17 juin 1933 le Großdeutscher Bund ainsi que les mouvements de jeunesse que celui-ci avait réunis.
125En même temps qu’ils négociaient encore avec von Trotha pour former sous son égide une grande ligue dont le poids, ajouté à l’influence supposée du vice-amiral, pourrait inciter le nouveau régime à épargner leur mouvement, les dirigeants de la Deutsche Freischar proclamèrent publiquement le 8 mars 1933 qu’ils adhéraient au NSDAP :
Nous déclarons que nous adhérons au NSDAP.
Convaincus de l’importance du mouvement national-socialiste pour édifier l’état du peuple allemand, nous estimons qu’il est de notre devoir de nous intégrer à présent dans ce parti. Jusqu’à présent nous avons refusé, en tant que chefs de la Deutsche Freischar et de la Schlesische Jungmannschaft, de nous lier à un parti politique. […] à présent que notre peuple s’est décidé en faveur d’un gouvernement sous direction national-socialiste, nous sommes sûrs que le temps est venu de réaliser le mouvement unique de la jeunesse du peuple allemand et de le conduire d’une main ferme77.
126Et les cinq chefs signataires de cette déclaration78 énuméraient tous les domaines dans lesquels leurs mouvements avaient été les précurseurs de la jeunesse hitlérienne : contacts avec les Allemands de l’étranger, service du travail volontaire, éducation des jeunes ouvriers, etc…
127Les dernières années de la Freischar avaient été marquées par des tendances centrifuges et des défections de certains chefs régionaux, suivis par leurs troupes. Les raisons de ces scissions étaient à la fois d’ordre idéologique et d’ordre personnel. Elles manifestaient aussi des incompatibilités d’humeur entre la direction centrale et certains jeunes chefs régionaux ambitieux, à forte personnalité, qui trouvaient que le mouvement mettait trop l’accent sur l’engagement social des jeunes adultes (éducation populaire, camps de travail, contacts avec les minorités allemandes à l’étranger) et négligeait de proposer aux plus jeunes la part de fantaisie et d’aventure que ceux-ci attendaient. Parmi ces rebelles, on doit citer Fred Schmid, chef du Gau Rhénanie, qui fonda en 1929 le Graues Korps, Eberhard Koebel (alias « tusk »), chef régional de Souabe, fondateur en 1930 de la deutsche autonome jungenschaft (d.j.1.11) ou le Sarrois Karl Christian Müller, qui se sépara de Koebel en 1932 pour créer la Jungentrucht qui survécut jusqu’au rattachement de la Sarre à l’Allemagne en 1935. Aucun de ces dissidents n’imita le geste de la direction centrale lorsque celle-ci annonça son ralliement au nouveau pouvoir.
128La deutsche autonome jungenschaft, plus connue sous l’appellation « d.j.1.1179 », fut officiellement créée en août 1930 par Eberhard Koebel, après son exclusion de la Deutsche Freischar en avril de la même année80. C’était l’aboutissement d’une révolte de jeunes membres de la Freischar contre la routine d’une direction qui avait vieilli, un phénomène fréquent dans les rangs de la Jugendbewegung. Grâce à son charisme, son énergie et son inventivité, Koebel fit de son mouvement un des groupes les plus en vue de la Bündische Jugend au début des années 1930. Les revues qu’il publiait et dont il avait renouvelé à la fois le style, les illustrations et la mise en page, faisaient paraître poussiéreuses toutes les publications des autres mouvements81. Il introduisit dans les mouvements un nouveau type de tente, la Kohte, qu’il avait découvert lors de ses expéditions en Laponie, et une nouvelle tenue, qui fut rapidement adoptée par d’autres groupes, de même que le nouveau répertoire de chansons.
129Mais si les innovations introduites par E. Koebel eurent un large succès, il n’en fut pas de même de ses ambitions hégémoniques, car les effectifs de son mouvement restèrent modestes. C’est pourquoi il tenta de se rapprocher d’autres mouvements aux effectifs plus nombreux (p. ex. du Deutscher Pfadfinderbund, en mai 1931) pour réaliser le « brillant et puissant état des jeunes » dont il rêvait. Ce rapprochement tourna court comme d’autres tentatives en direction de la Freischar junger Nation ou du Nerother Wandervogel. Mais, jamais à court d’idées, Koebel suggéra au ministère de l’Intérieur de Prusse de créer par voie d’ordonnance une organisation centrale pour « mettre fin à l’éparpillement des mouvements de la Bündische Jugend ». Puis, en 1932, il lança le projet d’une Rotgraue Aktion pour recruter des milliers de jeunes afin de mobiliser « d’un coup toute la jeunesse » contre la montée en puissance du national-socialisme. L’évolution de la situation politique n’a laissé aucune chance à toutes ces entreprises. Koebel, en opposant déterminé du nazisme, adhéra en avril 1932 au parti communiste allemand qu’il estimait être le seul parti capable de barrer la route au NSDAP82.
Notes de bas de page
1 Voir entre autres l’ouvrage classique de Felix Raabe, Die Bündische Jugend, Ein Beitrag zur Geschichte der Weimarer Republik, Stuttgart, 1961 ; le livre de Karl Seidelmann, Bund und Gruppe als Lebensformen deutscher Jugend, München, 1955, est une analyse sociopsychologique globale des mouvements de jeunesse allemands. Quelques travaux plus récents sont à signaler, qui traitent de certains aspects particuliers : Mathias von Hellfeld, Bündische Jugend und Hitlerjugend, Zur Geschichte von Anpassung und Widerstand 1930-1939, Köln, 1987 ; Ulrike Treziak, Deutsche Jugendbewegung am Ende der Weimarer Republik, Frankfurt am Main, 1986 ; Peter Schröder, Die Leitbegriffe der deutschen Jugendbewegung in der Weimarer Republik, Münster, 1996. ; W. Kindt, Die deutsche Jugendbewegung 1920 bis 1933 (Dokumentation der Jugendbewegung t. 3), op. cit. Signalons une « curiosité », le livre de Max Nitzsche, Bund und Staat. Wesen und Formen der bündischen Ideologie, Würzburg, 1942, qui analyse et juge la Bündische Jugend à l’aune des critères nationaux-socialistes. Lire aussi l’article très éclairant de Nicolas Lemoigne, « La jeunesse ligueuse », in Olivier Dard et Étienne Deschamps (dir.), Les relèves en Europe, d’un après-guerre à l’autre, Bruxelles, 2005, p. 249-266.
2 Le thème de la nécessité de fonder un nouveau Reich, différent de celui créé par Bismarck et perdu par Guillaume II, était omniprésent dans les réflexions et les publications des courants politiques néo-conservateurs (jeunes conservateurs, national-bolchévistes, etc.) ainsi que dans les aspirations de certaines organisations de la Bündische Jugend. Voir entre autres Louis Dupeux (éd.), La Révolution conservatrice, Paris, 1992. Dès 1923, le livre de Moeller van den Bruck, Das Dritte Reich, a non seulement donné un nom à ces aspirations, il a également esquissé les grands traits de ce Reich qui devait être à la fois socialiste et nationaliste.
3 Felix Raabe, Die Bündische Jugend, op. cit, compte dans les rangs de la Bündische Jugend, outre la Deutsche Freischar, plusieurs ligues autonomes nationalistes (e.a. Jungnationaler Bund, Großdeutscher Jugendbund, Adler und Falken, Schilljugend, Eidgenossen, Artam, Geusen) et des ligues confessionnelles, protestantes (Bund deutscher Jugendvereine, Christdeutscher Bund, Neuwerk) ou catholiques (Neudeutschland, Quickborn, Kreuzfahrer) ainsi que des ligues du Wandervogel et des Éclaireurs. Il concède que le périmètre de la Bündische Jugend ne peut être défini avec précision.
4 Ce terme d’origine germanique a été utilisé jusqu’au xie siècle pour désigner les subdivisions politiques ou administratives du domaine germanique. Il fut repris au xxe siècle dans les milieux de la révolution conservatrice ainsi qu’au sein du parti national-socialiste et connaîtra une consécration sous le Troisième Reich (cf. Gauleiter, etc.).
5 Selon la revue Der Weiße Ritter 7 (1927), p. 5.
6 À la fin des années 1920, la Deutsche Freischar comptait en Allemagne et en Autriche environ 12 000 membres (dont 7 000 dans les groupes de jeunes (Jungenschaft), 3 000 jeunes adultes entre 20 et 30 ans (Jungmannschaft), 500 adultes dans la vie (Mannschaft) et 1 500 dans les groupes féminins). Chiffres d’après F. Raabe, Die Bündische Jugend, op. cit., p. 68.
7 Cf. « Vierter Tätigkeitsbericht der Pioniergemeinschaft für Südosteuropa 1919-1932 » (supplément des revues Volksgruppe et Ostwind, 1932).
8 Les origines de cet organisme non gouvernemental, qui fut un des instruments les plus actifs de la politique culturelle allemande à l’étranger, remontent à 1881 et se situent dans le contexte du pangermanisme. Il fut fortement subventionné par la république de Weimar en particulier pour maintenir la présence allemande dans les territoires perdus à la suite du traité de Versailles, puis par le régime national-socialiste qui le mit au service de ses entreprises de pénétration et de manipulation des mouvements autonomistes et sympathisants nazis à l’étranger. Cf. Tammo Luther, Volkstumspolitik des Deutschen Reiches 1933-1938, Stuttgart, 2004.
9 Cf. Walter Greiff, Das Boberhaus in Löwenberg/Schlesien 1933-1937, Sigmaringen, Thorbecke, 1985 et Walter Greiff, Rudolf Jentsch & Hans Richter, Gespräch und Aktion in Gruppe und Gesellschaft, Frankfurt am Main, 1970 ; Erich Bitterhof, Das Musikheim Frankfurt/Oder 1929-1941, Burg Ludwigstein, 1980, et également Rolf Gardiner, « The story of the Musikheim, Frankfurt/Oder (1928-1933) », in Wessex. Letters from Springhead, Harvest, 1947, n° 3 (Second Series) p. 117-163.
10 Cf. Eugen Rosenstock & Carl Dietrich von Trotha (éds), Das Arbeitslager. Berichte aus Schlesien von Arbeitern, Bauern, Studenten, Jena, s.d. (1932).
11 Ibid., p. 6.
12 Hans Hartmann, Die junge Generation in Europa, Berlin, 1930.
13 Leopold Dingräve, Wo steht die junge Generation ? Jena, 1931. Leopold Dingräve était un pseudonyme d’Ernst Wilhelm Eschmann, né en 1904, assistant de Max Weber, membre influent de la Deutsche Freischar, auteur et co-éditeur de la revue Die Tat après le départ de Hans Zehrer. Le Cercle de la Tat (Tat-Kreis) eut une certaine importance politique au début des années 1930 en soutenant les ambitions du général von Schleicher.
14 Ibid., p. 12.
15 Eduard Wechssler (1869-1949), professeur de langues et littératures romanes à l’université de Berlin (1920-1937). Il publia en 1930 son étude sur Die Generation als Jugendreihe und ihr Kampf um die Denkform, Leipzig.
16 E. Günther Gründel (1903-1946), Die Sendung der Jungen Generation. Versuch einer umfassenden revolutionären Sinndeutung der Krise, München, 1932. Traduction française en 1933 chez Plon.
17 Louis Dupeux parle à ce propos d’une « sorte de bréviaire du mouvement de jeunesse », in Aspects du fondamentalisme national en Allemagne de 1890 à 1945, Strasbourg, 2002, p. 90. Mais en vérité Gründel ne fit qu’énoncer sa propre vision d’un mouvement qu’il ne connaissait que superficiellement et qu’il tentait d’instrumentaliser pour ses propres thèses.
18 Oswald Spengler (1880-1936), Der Untergang des Abendlandes (Le Déclin de l’Occident), 1918 et 1922, édition française : Gallimard, 1948.
19 G. Gründel, Die Sendung der Jungen Generation, op. cit., p. 124.
20 Ibid., p. 434 sqq.
21 Ibid., p. 292.
22 Publiée par Walter Hammer, cette revue n’était liée à aucun mouvement en particulier ; elle se voulait « überbündisch ». Par la qualité de ses collaborateurs et la diversité de ses thèmes, c’était une des revues les plus riches et les plus représentatives des mouvements de jeunesse allemands à cette époque.
23 Cf. Ludwig Oppenheimer, « Die grundsätzlichen Fragen », in Für einen Weltbund der Jugend, Bericht über das Weltjugendtreffen auf der Freusburg, Frankfurt am Main, 1928, p. 27.
24 Les délégations les plus nombreuses furent celles des États-Unis (78), de la Grande-Bretagne (61), des Pays-Bas (97), de la France (24) ; il y avait aussi des participants noirs africains et des Asiatiques. La délégation allemande comptait 104 membres : 19 d’entre eux représentaient la Weltjugendliga, 12 la jeunesse ouvrière ; il y avait également 8 théosophes, 2 anthroposophes, 4 communistes, 3 jeunes socialistes, 9 jeunes catholiques, 9 Bündische, 3 jeunes protestants, 4 nationalistes, 2 jeunes démocrates, 20 divers. Les délégués étrangers appartenaient tous à des mouvements pacifistes ou socialistes.
25 Voir la revue Die Kommenden, 1928, n° 35, p. 425.
26 Marc Sangnier, « Pour la paix par la jeunesse », La Jeune République du 30 octobre 1925.
27 Articles dans La Jeune République du 17 août et intervention devant la Chambre des députés le 16 novembre 1923.
28 Marc Sangnier, « Pour la paix par la jeunesse », art. cit.
29 Ibid.
30 Le livre de Barbara Lambauer, Otto Abetz et les Français ou l’envers de la Collaboration, Paris, 2001, en fait une analyse minutieuse et met en lumière le rôle ambigu d’Abetz, beaucoup moins « francophile » qu’il ne cherchera à le faire croire dans ses mémoires : Histoire d’une politique franco-allemande 1930-1950. Mémoires d’un ambassadeur, Paris, 1953.
31 B. Lambauer, Otto Abetz et les Français…, op. cit., p. 24.
32 Jean Luchaire (1901-1946), Une génération réaliste, Paris, 1929.
33 Pour le contexte de ces mouvements, voir Jean-Louis Loubet del Bayle, Les Non-conformistes des années trente, Paris, 1969.
34 Mémorandum d’Abetz du 30 avril 1931, cité par Rita Thalmann, Du Cercle du Sohlberg au Comité France-Allemagne, in Bock et al., Entre Locarno et Vichy, Paris, 1993, t. 1, p. 68.
35 E.W. Eschmann (alias Leopold Dingräve), « Deutsche Freischar und Deutsches Volk », in Deutsche Freischar, 1930, III, 3, p. 74 sqq.
36 Pierre Viénot (1897-1944). Après son retour à Paris en 1930, il entreprit une carrière politique, fut élu député, puis entra comme secrétaire d’État dans le gouvernement du Front populaire. Résistant, il joua un rôle important aux côtés du général de Gaulle à Londres. Fruit de ses cinq années berlinoises : Incertitudes allemandes. Crise de la civilisation bourgeoise en Allemagne, Paris, 1931.
37 P. Viénot, Incertitudes allemandes, op. cit., p. 40-42.
38 Ibid., p. 106.
39 P. Viénot, « Deutschland und Frankreich. Die Überbetonung des Nationalen », Die neue Rundschau, 12/1931, p. 721-736.
40 Pierre Bertaux, Un normalien à Berlin. Lettres franco-allemandes 1927-1933, Paris, 2001 (p. 108, lettre datée du 19 novembre 1927). P. Bertaux était alors lecteur chez E. Wechssler à l’université de Berlin.
41 Cf. Deutsche Freischar, Rundbrief der Bundesführung, 1928, n° 1, p. 2 sqq.
42 Cf. Hermann Siefert, Der bündische Aufbruch, 1919-1923, Bad Godesberg, 1963 et « Politische Vorstellungen und Versuche der Deutschen Freischar », p. 177-199, in Hellmut Diwald (éd.), Lebendiger Geist, Leiden – Köln, 1959.
43 Friedrich Wesseling, « Sinn, Bild und Weg des Bundes », in Deutsche Freischar, I, 1928, p. 15 sq.
44 Norbert Gürke, « Aufgaben der Jugendbewegung », in Deutsche Freischar, 1929, II/ 4, p. 7.
45 Fritz Borinski, « Der Weg der Freischar zur Politik », in Deutsche Freischar, 1929, II/ 3, p. 182 sqq.
46 Ce groupe était constitué notamment de membres de la Deutsche Freischar (W. Kindt et W. Pohl), du Reichsstand (N. Körber et Th. Wilhelm), du Deutscher Pfadfinderbund, de la Ligue de Köngen et de la Ligue de Kronach.
47 Hans Mühle, « Politik, Parteien und junge Generation », in Deutsche Freischar, 1929, II/3, p. 154 sqq.
48 Le nombre de jeunes membres de la Deutsche Freischar qui participèrent à de telles expéditions avait atteint 1 500 durant l’été 1928 et près de 2000 en 1929. De nombreux autres mouvements de jeunesse autonomes pratiquèrent aussi ce type de randonnées, coordonnées par un bureau central créé en 1925 : Mittelstelle für Jugendgrenzlandarbeit.
49 Armin Mohler (1920-2003), historien et politologue suisse, ancien secrétaire d’Ernst Jünger, a été un des premiers auteurs à réunir différents courants de la pensée politique de droite et d’extrême droite, qui ne se reconnaissaient pas dans la droite allemande classique, sous le nom en forme d’oxymore de « révolution conservatrice », pour éviter, entre autres, qu’ils ne soient confondus avec le national-socialisme d’Adolf Hitler. Il a consacré plusieurs publications à ce sujet, notamment en 1950 un « manuel » comportant une imposante bibliographie remise à jour au fil des éditions successives depuis 1972, Die konservative Revolution in Deutschland 1918-1932. Ein Handbuch ; traduction française : Puiseaux, 1993.
50 Stefan Breuer, Anatomie der Konservativen Revolution, Darmstadt, 1993, traduction française, Paris, 1996.
51 Ce groupe créé et dirigé par Louis Dupeux (1931-2002), professeur à l’université de Strasbourg, a publié, entre autres, les travaux de Gilbert Merlio sur O. Spengler (1982) et de Denis Goeldel sur Moeller Van den Bruck (1984) et organisé des colloques dont les actes ont paru sous le titre La Révolution conservatrice dans l’Allemagne de Weimar, Paris, 1992. Voir aussi sa thèse Le National-bolchévisme dans l’Allemagne de Weimar, Paris, 1979 et son recueil d’articles, Aspects du fondamentalisme national en Allemagne, Presses universitaires de Strasbourg, 2001.
52 Comme le montre l’historien Karl Ferdinand Werner, cette notion de Volk s’est progressivement imposée au cours du xixe siècle en allemand comme doublon du mot Nation. Pour plus de détail sur ces variations sémantiques, voir l’article très approfondi de l’historien sur ce sujet, in O. Brunner, W. Conze & R. Koselleck (éds), Geschichtliche Grundbegriffe, t. 7, Stuttgart, 1992 (p. 171-281, ici p. 239).
53 Cf. A. Mohler, Die Konservative Revolution, op. cit. 1994, et S. Breuer, Anatomie der konservativen Revolution, op. cit.
54 Jost Hermand, in Richard Hamann & Jost Hermand, Epochen deutscher Kultur von 1870 bis zur Gegenwart, t. IV, München, 1975, p. 11.
55 Résultats publiés dans la revue bündisch Der Zwiespruch en septembre 1930 et cités par Michael Jovy, Jugendbewegung und Nationalsozialismus, Münster, 1984, p. 81.
56 G.L. Mosse, « Die Entstehung des Faschismus », in Walter Laqueur et George L. Mosse, Internationaler Faschismus 1920-1945, München, 1966, p. 35.
57 Philippe Burrin, Article « Autorité », in Nouvelle histoire des idées politiques, sous la direction de Pascal Ory, postface de René Rémond, Paris, nouvelle édition 1989.
58 Ibid., p. 523.
59 Ibid., p. 524.
60 Ibid., p. 527.
61 Louis Dupeux, article « L’hitlérisme et ses antécédents allemands », in Nouvelle histoire des idées politiques, op. cit., p. 539-551.
62 Ibid., p. 543.
63 Deutsche Freischar, 1928, p. 208 sq.
64 Stefan George, Der Stern des Bundes (L’étoile de l’Alliance), Berlin, 1913.
65 Howard Becker, Vom Barette schwankt die Feder. Die Geschichte der deutschen Jugendbewegung, Wiesbaden, 1949 ; Harry Pross, Jugend, Eros, Politik. Die Geschichte der deutschen Jugendverbände, München, 1964 ; Wilhelm Roessler, Jugend im Erziehungsfeld. Haltung und Verhalten der deutschen Jugend in der ersten Hälfte des 20. Jahrhunderts, Düsseldorf, 1957.
66 Michaël Jovy, Jugendbewegung und Nationalsozialismus. Zusammenhänge und Gegensätze. Versuch einer Klärung, Münster, 1984 (thèse, Cologne, 1952).
67 Cité par M. von Hellfeld, Bündische Jugend und Hitlerjugend, op. cit., p. 69.
68 Ernst Buske (1894-1930), juriste et économiste, membre depuis 1912 du Altwandervogel, qu’il dirigea après 1919. Après avoir participé activement au regroupement avec les Pfadfinder en 1926, il dirigea la Deutsche Freischar de 1928 à 1930.
69 Ont participé à cette union de la dernière chance, outre la Deutsche Freischar, la Freischar junger Nation, les Geusen et six ligues d’éclaireurs dont le Deutscher Pfadfinderbund.
70 Cité par M. von Hellfeld, Bündische Jugend und Hitlerjugend, op. cit., p. 50.
71 Cité in ibid., p. 52.
72 B. von Schirach, en mars 1933, cité in ibid., p. 88.
73 B. von Schirach, cité d’après A. Klönne, Jugend im Dritten Reich. Die Hitler-Jugend und ihre Gegner, Düsseldorf, 1982, p. 19.
74 Ibid.
75 Effectifs de la Bündische Jugend à la fin des années vingt : environ 30 000 membres pour l’ensemble des mouvements recensés dans cette catégorie par le Reichsausschuss der deutschen Jugendverbände.
76 Cette fonction nouvelle dans l’appareil de l’état s’ajouta à celle de Reichsjugendführer der NSDAP qui ne concernait que le parti national-socialiste. Le cumul de ces deux fonctions donnait à von Schirach pleine autorité sur toute l’éducation de la jeunesse allemande en dehors de l’école et de la famille.
77 Texte daté du 8 mars, publié dans la revue de la Freischar en date du 14 avril 1933.
78 La déclaration fut signée par les responsables suivants : Dehmel, Bargel, Kügler, Raupach et Wolff.
79 Ce sigle associe l’abréviation d.j. (pour deutsche jungenschaft) et la date (1.11) de la réunion au cours de laquelle Koebel avait constitué, le 1er novembre 1929, le groupe de conjurés qui se proposait de « rajeunir » la Freischar.
80 Eberhard Koebel, 1907-1955. Un choix de ses textes a été publié par Werner Helwig (éd.), tusk – gesammelte schriften und dichtungen, Heidenheim, 1962. Court survol de l’histoire du mouvement dans Kay Tjaden, rebellion der jungen. Die Geschichte von tusk und von dj.1.11, Frankfurt a.M., 1958.
81 Das Lagerfeuer, Der Eisbrecher, Briefe an die deutsche Jungenschaft, Tyrker, Die Kiefer.
82 Arrêté par la Gestapo en 1934, libéré après une tentative de suicide, Koebel émigra en Suède puis en Grande-Bretagne où il reprit ses études. Rentré en Allemagne en 1948, il s’établit à Berlin-Est. Mais ses offres de service pour s’occuper de la jeunesse d’état créée en Allemagne de l’Est (Freie Deutsche Jugend) furent ignorées et il dut vivre de sa plume comme écrivain et traducteur. Il mourut en 1955.
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