La jeunesse sacrifiée
p. 281-318
Texte intégral
1. Naissance de la Jeunesse d’État
La montée en puissance de la Hitler-Jugend
11932 fut l’année du véritable décollage de la HJ. La perspective d’une éventuelle arrivée au pouvoir du parti d’Adolf Hitler devenait de moins en moins irréaliste. Le NSDAP, sentant la victoire à portée de main, intensifia son agitation et mit tout en œuvre pour mobiliser toutes les couches de la population et tous les âges. Cette mobilisation se traduisait aussi par la radicalisation des méthodes et la multiplication des affrontements parfois sanglants dans les rues, surtout dans les quartiers « rouges » des grandes villes, comme le Wedding de Berlin. C’est là que, le 24 janvier 1932, le jeune Herbert Norkus1 succomba aux blessures reçues au cours d’une rixe avec des adversaires politiques. À l’instar des victimes du putsch de 1923, de Leo Schlageter et de Horst Wessel2, Norkus deviendra un des « héros du mouvement » et son souvenir fera l’objet d’un véritable culte. Il sera le symbole de la lutte héroïque de la jeunesse pour assurer le triomphe de la cause national-socialiste.
2Pour accroître l’efficacité de ses mouvements de jeunesse, le parti les avait réorganisés en 1931 et nommé Baldur von Schirach chef national de la jeunesse du NSDAP (Reichsjugendführer der NSDAP). Les différentes organisations de jeunesse nazies, tout en restant distinctes les unes des autres, étaient placées désormais sous l’autorité directe d’un chef unique, qui ne prenait ses ordres que du Führer lui-même. Le 1er octobre 1932, Baldur von Schirach organisa une journée nationale de la jeunesse, le Reichsjugendtag, qui réunit environ 80 000 jeunes hitlériens pour défiler en rangs serrés et pour entendre et applaudir les discours de leurs chefs et d’Adolf Hitler3.

3Les effectifs de la HJ étaient restés jusque-là relativement modestes, alors même que le parti devenait un parti de masse et avait déjà opéré sa percée décisive dans l’électorat allemand ainsi qu’au Reichstag. Au début de 1932, les responsables du mouvement parlaient encore de 20 000 membres cotisants en indiquant qu’il y en avait à peu près autant qui étaient dispensés de cotisation pour des raisons économiques4. Même le chiffre, non contrôlable, de plus de 100 000 adhérents de la Hitler-Jugend annoncé pour la fin de cette année 1932 reste relativement modeste comparé au nombre de jeunes Allemands de ces classes d’âge réunis par d’autres organisations laïques, confessionnelles ou sportives. En effet, la population allemande comptait en 1933 un peu plus de 9 millions de jeunes, dont près de la moitié se trouvait affiliée à un mouvement rattaché au Reichsausschuss der deutschen Jugendverbände.
4Lorsqu’en 1933 le parti nazi fut en passe de devenir parti unique, son organisation de jeunesse chercha, elle aussi, à devenir rapidement l’organisation de jeunesse unique du parti et de l’état totalitaire, utilisant pour atteindre son objectif tous les moyens possibles, de la séduction à la contrainte. Le moyen le plus efficace était la dissolution forcée des mouvements de jeunesse existants et le transfert de leurs adhérents dans les rangs de la Hitler-Jugend. Au début de l’année 1934, après le rattachement des jeunesses protestantes, il ne restait déjà plus, à côté des différentes branches de la Hitler-Jugend, que les mouvements de jeunesse catholiques, provisoirement protégés, tant bien que mal, par le Reichskonkordat, et quelques associations de jeunesse autonomes provisoirement restées sous la tutelle ou protégées par d’autres autorités national-socialistes (jeunesses sportives ou jeunesses rurales). Si, fin 1932, la Hitler-Jugend comptait au mieux 100 000 membres, fin 1934 ils étaient 3,5 millions et 8,7 millions au début de 1939. Avant même d’être obligatoire, la Hitler-Jugend regroupait près de 95 % de la jeunesse allemande.
Missions de la Hitler-Jugend
5La Hitler-Jugend était considérée par le régime comme le principal contre-pouvoir éducatif chargé de contrôler et de corriger l’action de l’école, mais aussi l’influence du foyer parental et celle des Églises. Elle était de facto la Jeunesse d’état depuis le printemps 1933. Mais ce fut seulement le 1er décembre 1936 que parut la loi qui définissait les missions de la Hitler-Jugend comme partenaire à égalité avec les autres autorités éducatives, en omettant cependant de mentionner les églises :
Art. 2 : La Hitler-Jugend a pour tâche, à côté de la famille et de l’école, d’éduquer la totalité de la jeunesse allemande physiquement, intellectuellement et moralement dans l’esprit du national-socialisme pour la préparer à servir le peuple et la communauté5.
6Cette loi établit ainsi formellement le monopole de la Hitler-Jugend et donc l’autorité de Baldur von Schirach pour tout ce qui concernait la jeunesse en dehors du milieu familial et de l’institution scolaire. Elle définit largement le périmètre de sa compétence qui englobe « la totalité de la jeunesse allemande » et toutes les dimensions de l’éducation : physique, intellectuelle et morale. Elle rappelle aussi l’objectif intangible de cette éducation, à savoir imprégner la jeunesse de la Weltanschauung national-socialiste, au service du peuple et de la communauté.
7Ce n’était encore qu’une étape dans le processus : après la disparition définitive de tous les mouvements de jeunesse libres et sans doute aussi en prévision de la guerre que le IIIe Reich s’apprêtait à déclencher, des décrets d’application furent promulgués le 25 mars 1939. Ils renforçaient la position du Reichsjugendführer vis-à-vis des autres départements ministériels et stipulaient que servir dans la Hitler-Jugend était un honneur (« Ehrendienst am Deutschen Volk »), en même temps qu’une obligation pour tous les jeunes Allemands. Des amendes, voire des peines de prison, menaçaient les parents ou quiconque empêchait un jeune de servir dans la Hitler-Jugend, et la police pouvait obliger un jeune à remplir ses obligations vis-à-vis du mouvement de jeunesse hitlérien. Le « service » dans la Hitler-Jugend devenait ainsi un service obligatoire, à l’instar du service du travail (Arbeitsdienst) et du service militaire qui lui faisaient suite.
8Après s’être acquittés de leurs obligations au service de l’état et du peuple allemands dans les rangs du mouvement de jeunesse hitlérien, les jeunes Allemands ne retrouvaient pas leur liberté, comme Adolf Hitler l’a souligné dans son fameux discours de Reichenberg cité ci-dessus. Depuis 1935, tous les jeunes gens devaient obligatoirement effectuer entre 18 et 25 ans un service du travail obligatoire (Reichsarbeitsdienst, RAD), d’une durée de six mois (travaux d’intérêt public, puis remplacement de la main-d’œuvre mobilisée). Outre sa fonction économique, cette organisation constituait un chaînon important dans le processus de « formation » des jeunes Allemands en combinant l’entraînement physique et l’endoctrinement idéologique : la vie communautaire dans les camps de travail se prêtait parfaitement à cette fin. Le service du travail pour les jeunes filles instauré lui aussi en 1935 ne devint obligatoire qu’à partir de 1939. Les jeunes hommes étaient ensuite requis pendant un an (durée portée à deux ans dès 1936) par le service militaire obligatoire rétabli en 1935 en violation des clauses du traité de Versailles. Ce sera bien entendu le maillon le plus important et le couronnement de cette chaîne d’asservissement et d’éducation totalitaire.
9L’organisation de la jeunesse était devenue peu à peu un véritable État dans l’État sous la direction de Baldur von Schirach. À mesure que son domaine d’intervention s’étendait, les conflits de compétence, caractéristiques du fonctionnement de l’état national-socialiste, se multipliaient. Conflits par exemple avec le Front du travail (DAF), à propos de l’organisation des concours professionnels (Reichsberufswettkampf) ; conflits de compétences avec le ministre de l’Éducation (Reichserziehungsminister), Bernard Rust, à propos de l’éducation physique et sportive ; avec l’armée à propos de la préparation militaire générale ou spécialisée (aéronautique, navigation, motocyclisme, transmissions) ou encore avec le ministre de la Propagande Goebbels à propos de la formation idéologique.
Structures de la HJ et des organisations satellites
10La Hitler-Jugend regroupait plusieurs organisations distinctes jusqu’à un certain point et accueillant différentes catégories de jeunes, réunies sous une direction générale commune. D’autres branches du mouvement furent créées pour assurer des missions particulières ou développer et pratiquer des activités spécifiques.
11L’écrasante majorité des effectifs était regroupée dans quatre organisations, deux pour les garçons et deux pour les filles. Les garçons de 10 à 14 ans étaient accueillis par le Deutsches Jungvolk (DJ) appelé plus simplement Jungvolk. Ils étaient ensuite transférés dans la Hitler-Jugend (HJ) proprement dite (garçons de 15 à 18 ans). Le même schéma était reproduit pour les jeunes filles : Jungmädel (JM) de 10 à 14 ans, et Bund deutscher Mädel (BDM) de 15 à 18 ans. Toutes ces organisations étaient regroupées sous l’appellation globale Hitler-Jugend, mais les organisations de garçons et de filles fonctionnaient indépendamment les unes des autres. La plupart des sections spécialisées de la HJ où l’on pratiquait, entre autres, le sport automobile, l’équitation, l’aviation, la navigation, les transmissions ou la musique, étaient, quant à elles, réservées aux garçons. Les garçons de plus de 18 ans, sauf ceux qui occupaient des fonctions dirigeantes dans le mouvement, quittaient la Hitler-Jugend, et la poursuite de leur éducation national-socialiste était confiée au service du travail obligatoire, puis à l’armée. Les jeunes filles de plus de 18 ans étaient accueillies par l’organisation Glaube und Schönheit (Foi et Beauté) en attendant que le service du travail devienne obligatoire pour elles aussi.
12La structure hiérarchique de la Hitler-Jugend s’échelonnait depuis les unités de base constituées en moyenne de 10 à 15 jeunes, appelées selon le cas Jungenschaft (DJ), Kameradschaft (HJ), Jungmädelschaft (JM) ou Mädelschaft (BDM), jusqu’au sommet de la Reichsjugendführung en passant par des unités de plus en plus larges, respectivement appelées Schar (40 à 50 jeunes), Gefolgschaft (120 à 160 jeunes), Stamm (400 à 600 jeunes) et Bann (2 000 à 4 000 jeunes) ; 10 à 30 Bann constituaient un Gebiet (région) c’est-à-dire une des 38 unités territoriales qui furent créées progressivement. Ces subdivisions à la fois régionales et hiérarchiques obéissaient strictement au Führerprinzip ; chaque responsable n’était qu’un chaînon de la hiérarchie et n’avait d’autre légitimité que d’avoir été nommé par celle-ci. Dans ces conditions, le principe rappelé volontiers par Baldur von Schirach, « La jeunesse doit être conduite par la jeunesse », principe emprunté à la Jugendbewegung, était une imposture, car même si les responsables des unités de base avaient un âge proche de celui des jeunes de leurs groupes, ils n’avaient pas la possibilité de s’affranchir des orientations et décisions émanant du sommet de la hiérarchie, occupé par des adultes membres du parti national-socialiste.
13Dans son livre sur la Hitler-Jugend, Baldur von Schirach6 prenait soin d’insister sur la nécessaire complémentarité de l’action des différents agents éducatifs, en insistant sur la nécessité de ne pas confondre les missions de l’école et celles des organisations pour la jeunesse ; à la première, il appartient d’enseigner la jeunesse, mais seule la Hitler-Jugend était apte et habilitée à « conduire » la jeunesse. « Enseigner et conduire sont deux choses fondamentalement différentes ». Pour conduire la jeunesse, disait-il, il ne suffit pas d’avoir un certificat d’aptitude pédagogique, il faut avoir des qualités innées de chef (angeborenes Führertum7). L’action des deux instances éducatives devait cependant rester subordonnée à l’intérêt supérieur de la communauté nationale : or les objectifs de celle-ci étant définis par le parti national-socialiste, cela revenait à revendiquer clairement une primauté de fait pour la Hitler-Jugend qui se confondait avec le parti8.
14Même si – selon le Reichsjugendführer – « il est évident qu’au sein de l’école l’autorité suprême est celle du professeur » comme « hors de l’école, l’autorité suprême est celle des chefs de la Hitler-Jugend »9, les conflits entre le mouvement de jeunesse et l’école ne manquaient pas, et beaucoup s’en plaignaient : les enseignants et les directeurs d’école (du moins ceux qui avaient du courage) se plaignaient de l’arrogance des chefs de la HJ, qui prétendaient avoir leur mot à dire même à l’école, et de l’absentéisme des membres de la HJ. De leur côté, les jeunes de la HJ et leurs chefs se plaignaient de l’incompréhension et de l’étroitesse d’esprit des enseignants et ils avaient généralement le soutien des responsables locaux du parti. Un véritable conflit de générations se faisait jour, qui n’était pas fait pour déplaire aux responsables du parti et aux idéologues nazis. Mais, comme la menace de l’appareil policier répressif planait sur toute la société, les conflits étaient rapidement réglés par la victoire de ceux qui avaient les meilleurs appuis dans l’appareil du parti.
Structure hiérarchique du mouvement de la Jeunesse hitlérienne10
Reichsjugendführung | |||
HJ (Hitler-Jugend) | DJ (Deutsches Jungvolk) | BDM (Bund deutscher Mädel) | JM (Jungmädel) |
Gebiet | Obergau | ||
Bann | Jungbann | Untergau | Jungmädeluntergau |
Stamm | Jungstamm | Mädelring | Jungmädelring |
Gefolgschaft | Fähnlein | Mädelgruppe | Jungmädelgruppe |
Schar | Jungzug | Mädelschar | Jungmädelschar |
Kameradschaft | Jungenschaft | Mädelschaft | Jungmädelschaft |
2. La militarisation de la jeunesse
Avant 1939
15Conformément aux principes éducatifs annoncés par Hitler dans Mein Kampf, l’entraînement physique et militaire était devenu un devoir national (Körperertüchtigungspflicht), suivant le principe « Dein Körper gehört der Nation » (Ton corps appartient à la nation). La Hitler-Jugend a créé pour les activités sportives des jeunes un vaste système de formation et de compétitions au niveau local, régional et national, le Reichssportwettkampf, qui donnait lieu à la délivrance d’insignes et de médailles et auquel participèrent chaque année des millions de jeunes (jusqu’à 7 millions en 1939)11. Elle a également créé, ou confisqué à son bénéfice, des écoles de sport pour former les moniteurs et éducateurs sportifs (Reichssportschulen). Cet entraînement physique et sportif, qui s’étendait aussi aux jeunes filles du BDM, était considéré comme partie intégrante du « service ».
16Les corps sains et vigoureux devaient aussi apprendre la discipline. Certaines activités prétendument sportives rappelaient le drill dans une cour de caserne ou sur un champ de manœuvre militaire : marches, défilés, maniement d’armes, etc. Les camps, organisés de manière militaire, constituaient le lieu par excellence de l’entraînement physique et militaire, mais aussi de l’endoctrinement idéologique par la théorie et la pratique. La théorie (weltanschauliche Schulung), qui comprenait la transmission des principes de base de la Weltanschauung nazie, l’histoire du mouvement et l’exaltation des vertus civiques du bon Volksgenosse, étaient aussi au programme des réunions régulières en ville (Heimabende) et des stages de formation. Les objectifs pédagogiques du pouvoir n’étaient pas seulement de glorifier le nouveau régime et de montrer qu’il était le couronnement de l’histoire de la nation allemande ; il s’agissait aussi de fortifier le patriotisme des jeunes et de les habituer à l’idée de sacrifier leur vie pour faire triompher l’Allemagne12.
17Pour manifester dans la pratique sa solidarité avec la Volksgemeinschaft, la Hitler-Jugend était mobilisée pour les manifestations du parti, pour des actions de propagande ou d’agitation, pour l’aide aux champs, pour l’aide sociale (surtout les jeunes filles du BDM) et pour d’incessantes collectes d’argent, de vêtements et de métaux, d’abord en faveur du Secours d’hiver (Winterhilfswerk), puis pour contribuer à l’effort de guerre. Dans les souvenirs des anciens membres de la HJ, ces activités, qui envahissaient leur vie quotidienne au détriment de leurs études et de leurs loisirs, sont souvent mentionnées comme des éléments positifs de leur engagement dans le mouvement. Elles donnaient aux jeunes le sentiment d’être utiles et importants pour la vie communautaire et pour le succès de l’entreprise d’expansion de l’Allemagne. Tout cela était soutenu par un appareil administratif pléthorique et un déploiement de propagande considérable avec des publications périodiques, des affiches, des livres, mais aussi en ayant recours aux moyens modernes de la radio (Stunde der jungen Nation) et du cinéma.
Le sport au service de la nation
18À aucun autre moment de l’histoire contemporaine de l’Allemagne, les deux réalités, jeunesse et sport, considérées comme objets des sollicitudes de l’état et de la société ou comme objets du discours public, n’ont été si étroitement liées que sous le Troisième Reich entre 1933 et 1945. On vit alors se développer, dans tous les secteurs de la société allemande, une pratique des activités physiques sportives aux formes multiples, aux organisations diverses mais finalement au service des mêmes objectifs idéologiques. Les nouveaux programmes scolaires firent une place accrue aux heures de gymnastique et de sport. En 1937, le ministre de l’Éducation Bernhard Rust porta l’enseignement physique et sportif obligatoire, qui était de 3 heures hebdomadaires depuis 1935, à 5 heures par semaine. Quant aux étudiants, ils étaient tenus de suivre pendant les trois premiers semestres à l’université une formation sportive de 3 heures par semaine.
19Les compétitions sportives, qu’elles fussent organisées par les clubs sportifs pour leurs membres, par les écoles ou par les mouvements de jeunesse, constituaient un des pôles majeurs des activités physiques. Elles avaient l’avantage de promouvoir l’esprit de concurrence entre individus ou entre équipes, de développer l’envie de vaincre, de fortifier la cohésion du groupe, et elles constituaient aussi des vitrines où le « nouvel Allemand » pouvait se présenter aux yeux de la population allemande et aux yeux du monde. Le discours national-socialiste sur la jeunesse intégrait systématiquement les valeurs et les finalités traditionnellement propres au sport, notamment en Allemagne où l’idéologie du Turnen a longtemps résisté à l’influence de la conception anglo-saxonne du sport. Pour le Turner, l’éducation physique était aussi une éducation civique et morale. Parmi les valeurs invoquées, on trouve le primat du corps sur l’esprit, de la formation du caractère sur le développement des facultés intellectuelles.
20L’esprit de compétition est inhérent à l’esprit sportif. En s’efforçant de réaliser les performances maximales, d’aller au-delà de ses forces, le sportif se forge un moral de vainqueur et gagne de l’assurance. Il cherche à se dépasser lui-même, mais il cherche aussi à dépasser ses rivaux. C’est vrai pour les sports individuels ou, plus encore, pour les sports d’équipe lorsque les sportifs se considèrent comme les « champions » d’une cause, ou d’une collectivité qui dépasse les limites de l’équipe, par exemple la nation… ou la race. La volonté de démontrer par les succès sportifs, par le nombre de médailles gagnées, la supériorité de l’Allemagne et de la « race aryenne » sur les autres peuples éclatera tout particulièrement à l’occasion des Jeux olympiques de Berlin en 1936. Les victoires sportives étaient considérées comme nécessaires pour redonner au peuple allemand confiance en lui-même, thème déjà présent dans Mein Kampf :
Cette confiance en soi doit être inculquée au jeune Allemand depuis son plus jeune âge. Toute l’éducation et toute la formation doivent se fixer cet objectif. Sa vigueur physique et sa santé doivent lui donner la foi dans l’invincibilité de son peuple13.
21Le primat du corps et la pratique intensive du sport et de l’éducation physique étaient des principes essentiels dans toutes les organisations national-socialistes. Les SA pratiquaient des disciplines sportives de type militaire (tir, marches, courses d’endurance, parcours du combattant, etc.) ; les SS mirent en place en 1937 une organisation particulière pour l’entraînement sportif en favorisant tout spécialement l’équitation et l’escrime (Reinhard Heydrich dirigea la section d’escrime à partir de 1940). Le Front allemand du travail (Deutsche Arbeitsfront), un succédané du syndicalisme, offrit lui aussi dans le cadre de son organisation « La force par la joie » (Kraft durch Freude, KdF) de multiples occasions de pratiquer le sport populaire de masse, et même le Reichsnährstand, l’organisation de la paysannerie allemande, chercha à promouvoir le sport dans la population rurale.
22Étant donné qu’elle revendiquait le monopole de l’éducation de la jeunesse, la Jeunesse hitlérienne estimait avoir dans ce domaine un rôle prééminent et se trouvait souvent en concurrence avec des organisations rivales. Mais elle n’a jamais pu faire reconnaître son monopole vis-à-vis du Reichssportführer et du Nationalsozialistischer Reichsbund für Leibesübungen (NSRL), qui gérait depuis 1938, sous la responsabilité directe du parti national-socialiste, les activités de 43 000 clubs sportifs, avec l’aide d’une administration centrale et de délégués régionaux (Gau- et Bezirksbeauftragte) sous la direction de von Tschammer und Osten.
La mise en scène de la jeunesse et du sport
23Les compétitions sportives étaient très souvent intégrées dans des manifestations festives, avec musique, défilés et discours. Elles figuraient aussi au programme de toutes les manifestations de masses, même lorsqu’elles n’avaient pas de rapport direct avec le sport. Les historiens du Troisième Reich ont souvent mis en évidence le rôle qu’ont joué dans l’accession au pouvoir du national-socialisme, comme dans sa consolidation et sa survie, les grands mouvements de foule savamment mis en scène et calculés pour susciter un sentiment quasi mystique d’adhésion à une communauté. C’était dans ces « grands-messes » du régime que se célébrait la nouvelle Allemagne, que s’opérait la fusion intime de l’individu et du groupe par la magie du son et de la lumière : lueur des flambeaux, des feux de camp, des projecteurs dessinant un dôme de lumière dans la nuit, chants et déclamations en chœur, roulements de tambour, martèlement des pas sur le pavé, discours incantatoires…
24L’année national-socialiste était jalonnée de « fêtes nationales » pour commémorer les grands moments de l’histoire du « mouvement », pour ressusciter des fêtes païennes (solstices) ou pour honorer certaines catégories de la population (fête des moissons, fête des mères), etc. Et dans toutes ces manifestations la jeunesse jouait son rôle, de même que dans les innombrables célébrations régionales ou locales organisées par le parti, par des clubs sportifs ou des écoles. Toutes contribuaient à asseoir et à pérenniser le régime et son idéologie et à masquer ses côtés criminels. Les Allemands n’étaient pas les seuls à avoir du mal à se soustraire à la fascination qu’exerçait cette esthétisation de la politique. Le cas des Jeux olympiques de Berlin en 1936 fut un exemple frappant de l’efficacité de l’événement sportif, bien mis en scène, pour donner une image flatteuse d’un régime criminel.
25Après les premiers contacts en 1927, c’est en 1931 que la décision de donner les Jeux de 1936 à Berlin avait été prise par le CIO, non sans susciter des réserves en Allemagne comme à l’étranger, à cause des incertitudes quant à l’avenir économique et politique d’un pays secoué par la crise. Ces réserves grandirent après l’arrivée au pouvoir des nazis et les premières exactions antisémites du régime. Du côté allemand, la question se posait à présent de savoir si l’on maintenait les engagements pris. Dans certains milieux sportifs nazis, on estimait que l’esprit olympique, internationaliste et humaniste était incompatible avec l’esprit du « sport allemand ». Mais, prenant conscience du bénéfice qu’il pouvait tirer de cette manifestation qui attirerait à Berlin les représentants du monde entier, le régime n’hésita pas à donner au Comité olympique les assurances demandées quant au caractère apolitique de la manifestation et à l’absence de discrimination raciale, bien décidé à ne pas les tenir.
26Le résultat dépassa tous les espoirs. D’abord sur le plan sportif : l’Allemagne, qui n’avait jusque-là gagné aucune médaille olympique, en gagna deux dès le premier jour, sous les yeux du Führer ravi, et au moment du bilan final l’Allemagne était en tête du palmarès. Il y eut bien sûr quelques déconvenues : notamment les victoires de l’athlète noir américain Jesse Owens. Mais Hitler pouvait facilement surmonter la mauvaise humeur qu’il en avait éprouvée en constatant l’extraordinaire succès populaire et international que ces Jeux avaient remporté. Ce qui avait fasciné les observateurs étrangers, c’était à la fois « l’impeccable organisation de ces Jeux » que signalait l’ambassadeur de France, André François-Poncet, l’apparente prospérité de la nouvelle Allemagne et l’enthousiasme que le public allemand montrait pour ses athlètes et pour ses dirigeants.
27Le souvenir de ces Jeux fut amplifié et perpétué par le film de Leni Riefenstahl Les Dieux du stade. Ce n’était pas un documentaire réaliste, mais une œuvre de propagande à prétentions esthétiques, une parfaite illustration de l’esthétisation de la politique et du rôle dévolu au culte des corps et des sports dans l’entreprise hitlérienne.
Les Dieux du stade, film au style lourdement expressionniste et romantique allemand, est un hymne au corps aryen qui insiste sur quelques thèmes mythologiques propres au fascisme : femmes amazones, éphèbes nus extasiés, cheveux flottant au vent, muscles tendus et luisants, poses héroïques. La musique elle-même martèle et souligne ce culte rendu à la force virile et à l’esprit de lutte14.
28Ces Jeux olympiques furent ainsi un couronnement des efforts déployés par le régime pour valoriser la jeunesse et, à travers elle, les qualités de santé et de force physique.
29Les motifs qu’avait le Troisième Reich pour courtiser la jeunesse et promouvoir la santé des corps et la vigueur physique n’étaient nullement inspirés par des considérations humanistes, mais par la volonté de puissance, par le désir de revanche et l’ambition d’assurer aux Allemands, représentants par excellence d’une prétendue « race aryenne », la domination du monde au détriment des autres peuples et des autres races. L’éducation nouvelle que le national-socialisme voulait imposer à la jeunesse était une éducation à visée totalitaire. Pour des raisons d’opportunité, il lui fallait ménager, dans un premier temps, les puissances éducatives anciennes, les parents, l’école et les églises, mais il était évident que le régime était décidé à imposer tôt ou tard sa vision de l’éducation de la jeunesse.
30La nouvelle éducation anti-intellectuelle postulait le primat du corps, la priorité du développement des capacités physiques et de la force de caractère par rapport au développement de l’intellect, du discernement et même sur l’acquisition de connaissances. Enfin, c’était une éducation idéologique, quasiment religieuse, fondée sur la foi dans le Führer et le respect du dogme national-socialiste, en particulier de son credo raciste et de son antisémitisme biologique. L’épanouissement de la personnalité n’était plus un but pour cette éducation qui plaçait l’intérêt collectif au-dessus du respect de l’individu et qui mettait la préparation physique, technique et morale de la guerre au centre de son programme.
31Le discours de la rupture, de la mission régénératrice de la jeune génération et du renversement des valeurs – qui avait nourri toute une frange de l’élite culturelle allemande depuis Nietzsche et dont la Weltanschauung hitlérienne avait repris une version radicalisée par la Première Guerre mondiale et par les difficultés de l’après-guerre – aboutissait ainsi à un évangile de la force15, à l’opposé de toute la tradition intellectuelle et morale de l’Allemagne. Cette dérive ne pouvait manquer de susciter chez beaucoup de parents et d’enseignants une sourde résistance et les inciter à vouloir défendre les valeurs morales et religieuses traditionnelles dont ils étaient eux-mêmes imprégnés. Grâce à cette résistance, les douze années de dictature national-socialiste n’ont pas suffi pour transformer tous les jeunes Allemands en athlètes décérébrés ou en automates marchant au pas, et la société totalitaire voulue par le national-socialisme n’a jamais existé.
32Malgré l’indéniable fascination que la nouvelle politique de la jeunesse exerçait sur la jeune génération, il restait en son sein beaucoup d’îlots de résistance. L’image d’une société entièrement mise au pas, que les propagandistes nazis ont décrite sans relâche et que les observateurs extérieurs ont eu souvent tendance à croire, ne serait-ce que pour en fustiger le caractère monstrueux, est trop simpliste pour être véridique. Aujourd’hui nous devons avoir une vision plus nuancée, sinon nous tombons à notre tour dans le piège des mensonges du petit docteur Goebbels. Mais aucun jeune Allemand, qu’il ait été partisan inconditionnel ou adversaire décidé du régime, n’a pu échapper aux dernières conséquences de la catastrophe que celui-ci a provoquée.
3. Réticences et résistances au sein de la jeunesse
33La résistance des organisations de jeunesse au national-socialisme n’a sans doute pas été massive, mais elle s’était manifestée dès la phase de « mise au pas » en 1933 et elle a évolué au cours des douze années de la dictature. La « résistance » est toujours une réaction de refus devant une menace, une situation ou une action jugées inacceptables pour des raisons morales, religieuses, politiques ou économiques. Elle dépend de la nature de la menace et des conditions dans lesquelles le « résistant » peut manifester son opposition, et ces paramètres varient dans le temps et dans l’espace. La résistance des jeunes n’était qu’un aspect du problème général de la résistance allemande au national-socialisme, qu’édouard Husson a formulé ainsi :
Quel que soit le domaine de confrontation de la population et du régime, on y rencontre quasiment toujours le même schéma : une petite minorité de gens enthousiasmés par le régime et une petite minorité d’opposants. Entre les deux, une immense majorité de gens qui ont progressivement accepté la violence16.
34En l’absence de tout indicateur fiable, il est difficile de juger de l’importance quantitative ou des effets concrets de la résistance des jeunes. Le taux d’adhésion des jeunes à la Hitler-Jugend, seul mouvement de jeunesse autorisé sous le Troisième Reich, n’est pas un critère, étant donné qu’il n’y avait guère de moyen d’y échapper et que l’on ne peut mesurer le degré d’engagement personnel déployé par chacun. Tout ce qui fut écrit et publié à l’époque sur l’attitude de la jeunesse envers le régime est à prendre avec la plus grande prudence : dans un régime d’oppression déniant à ses citoyens toute liberté d’opinion et d’expression, le conformisme et la « langue de bois » règnent en maîtres et les voix discordantes n’ont guère de chances d’être entendues.
35Les rapports de police, les procès-verbaux d’enquêtes engagées contre des jeunes, les actes d’accusation, les débats devant les tribunaux et les articles de journaux rendant compte de ces procès constituent en principe une vraie source documentaire, mais elle ne peut pas non plus être considérée comme garantissant des vérités définitives. Ces documents, même s’ils sont partiaux, permettent au moins de constater l’existence d’une opposition de la jeunesse, d’actes illégaux considérés comme des attaques contre l’état et contre le parti qui prétendait le représenter, actes dont les auteurs supposés étaient des jeunes Allemands vivant en Allemagne. En revanche ils ne permettent pas de mesurer ni la portée ni la véracité des faits, ni la qualification que leur donnait la justice. Et on ne peut pas non plus conclure par l’absurde que tous ceux qui n’ont pas fait l’objet de poursuites avaient adhéré au régime.
Oppositions à la mise au pas
36On peut estimer que lors de l’arrivée au pouvoir du national-socialisme, la majorité des jeunes Allemands a été peu ou prou sensible aux attentions dont ils étaient apparemment l’objet de la part du nouveau régime. Les organisations de jeunesse autonomes touchées par la Gleichschaltung dans les années 1933-1936 avaient connu la république de Weimar, mais le souvenir qu’avaient laissé ses dernières années n’inspirait pas beaucoup de regrets. Une vie politique chaotique, marquée par les combats de rue, un parlement et des gouvernements impuissants, le chômage de masse avec son cortège de détresses avaient terni l’image de la démocratie, et le nouveau parti qui réclamait le pouvoir – tout le pouvoir – au nom de la « jeune génération » des combattants de 1914-1918 suscita chez beaucoup de jeunes plus d’espoirs que de craintes. C’est pourquoi certaines organisations de jeunesse, pour qui le nouveau régime correspondait à ce qu’elles avaient espéré depuis longtemps, se rallièrent rapidement et sans arrière-pensée au nouveau régime.
37À l’inverse, il y eut des oppositions ouvertes au processus de mise au pas dans les rangs des mouvements de jeunesse de gauche, en particulier communistes ou appartenant à l’aile radicale de la social-démocratie, etc). Ces mouvements de jeunes interdits, persécutés, réprimés dès les premières semaines du nouveau régime, furent contraints de choisir entre la disparition, l’exil ou la clandestinité, à l’instar des forces politiques auxquelles ils se rattachaient. La presse clandestine des jeunesses ouvrières (Junge Garde) et l’organe du SPD en exil (Deutschlandberichte) faisaient état de nombreux actes d’indiscipline ou de rébellion individuelle ou collective observés lors de l’interdiction de ces mouvements. Les rapports de police et les dossiers de la justice signalaient aussi des grèves du zèle selon le mot d’ordre « langsamer arbeiten17 ».
38À côté de ces formes plus ou moins spontanées, il y avait des oppositions plus structurées et politisées. On les trouvait par exemple dans les groupes de la jeunesse communiste (Kommunistischer Jugendverband) qui réussirent à survivre en entrant dans la clandestinité conformément aux instructions de la direction du parti. Ces jeunes communistes, malgré les arrestations massives qui commencèrent au printemps 1933, s’efforcèrent sans cesse de renouer les fils et de combler les brèches que la Gestapo ouvrait dans leurs rangs. Ils purent poursuivre ainsi une certaine activité de résistance qui se traduisait par des rassemblements, des manifestations, des inscriptions sur les murs d’immeubles, des drapeaux rouges accrochés sur une cheminée d’usine, la distribution de tracts ou de journaux fabriqués clandestinement ou introduits illégalement en Allemagne. Mais à partir de 1935, cette forme de résistance se ralentit pour être finalement abandonnée : elle était trop coûteuse humainement et pas assez efficace politiquement, surtout à partir du moment où les séquelles de la crise économique s’effaçaient. Elle sera remplacée progressivement par de nouvelles formes, mettant l’accent sur de petits groupes clandestins relativement autonomes.
39Du côté de la gauche non communiste, seules quelques petites formations comme le SAP (Sozialistische Arbeiterpartei), les Revolutionäre Sozialisten, le groupe Neu Beginnen (Walter Löwenheim) ou le ISK (Internationaler Sozialistischer Kampfbund) s’étaient préparées à la clandestinité. Mais les résistances à la disparition des mouvements de jeunesse ouvrière ne se limitaient pas à ces groupes et se manifestaient souvent en dehors des mots d’ordre de la direction des partis. Refusant d’accepter l’embrigadement qui les menaçait, de petits groupes de jeunes du même quartier ou de la même petite ville poursuivaient, par exemple, leurs activités antérieures, les réunions amicales, les randonnées, les rites communautaires, les échanges d’idées ou d’informations (obtenues par la radio étrangère ou la presse clandestine, comme la Sozialistische Aktion publiée à Prague). Pour échapper à la vigilance de la police et de ses auxiliaires stipendiés ou volontaires, ces activités étaient camouflées en réunions sportives ou musicales.
40Les réactions des organisations de la Bündische Jugend furent diverses et parfois ambiguës. Leur résistance à la mise au pas était généralement moins motivée par des questions de principe que par leur volonté de préserver leur autonomie et leurs modes de vie spécifiques, au premier rang desquels se trouvait le « droit de la jeunesse à déterminer elle-même son destin ». De ce fait, leurs premières réactions étaient souvent marquées par l’attentisme et par des considérations tactiques ou opportunistes. Lorsqu’elles furent interdites malgré tout, certaines, peu nombreuses, choisirent de se dissoudre « volontairement » pour rejoindre le mouvement de jeunesse hitlérien, dans l’espoir naïf d’y faire valoir leur expérience et d’insuffler à la Hitler-Jugend les valeurs de la Bündische Jugend.
41Pour les rares groupes de la Bündische Jugend qui choisirent – d’emblée ou après quelques hésitations – de poursuivre dans la voie de la résistance, celle-ci se traduisait par la clandestinité et les risques de poursuites policières – qui conduisaient généralement à la prison ou au camp de concentration – ou par l’exil, qui pouvait permettre éventuellement de continuer à agir de l’extérieur, mais qui n’était matériellement pas envisageable pour la masse des jeunes membres, seulement pour quelques leaders. Le choix entre les deux options, clandestinité ou exil, pouvait avoir des conséquences fatales. Ce fut le cas pour Eberhard Koebel et sa Deutsche Jungenschaft dj. 1.11 ou pour les frères Oelbermann, chefs du Nerother Wandervogel évoqués ci-dessus.
L’exil comme résistance
42Hans Ebeling et Theo Hespers avaient choisi l’exil. Tous deux avaient joué avant 1933 un rôle important dans les mouvements de jeunesse, le premier dans les rangs de la jeunesse nationaliste (Jungnationaler Bund), l’autre dans la Jeunesse catholique. Ils furent contraints très tôt à l’émigration : Hespers s’installa aux Pays-Bas, près de la frontière allemande, ce qui lui permettait de maintenir ses contacts avec les groupes restés en Allemagne. Il publia à partir de 1937 avec Hans Ebeling, d’abord à Bruxelles, puis à Amsterdam, une série de bulletins d’information et d’agitation antinazie (Kameradschaft Schriften junger Deutscher et Sonderinformationen junger Deutscher). Leurs bulletins étaient envoyés clandestinement en Allemagne à destination des groupes de jeunes qui s’étaient constitués clandestinement18. Après l’occupation des Pays-Bas par les troupes allemandes, Hans Ebeling réussit à se réfugier à Londres, contrairement à Theo Hespers qui tomba aux mains de la Gestapo, fut condamné à mort et pendu en 1943.
43On peut aussi citer, pour illustrer le rôle des émigrés, K.O. Paetel. Quittant l’Allemagne en 1935 après plusieurs alertes sérieuses, Paetel fit un parcours typique par la Tchécoslovaquie, la Suède, les Pays-Bas avant de pouvoir se fixer provisoirement (jusqu’en 1940) en France. Il collabora à de nombreux journaux et revues et publia, entre 1935 et 1939, cinq brochures illégales destinées aux jeunes Allemands, sous le titre Schriften der Jungen Nation19.
44Il n’est pas possible de mesurer l’impact de cette littérature oppositionnelle sur ses jeunes lecteurs restés en Allemagne auxquels elle parvenait sous divers camouflages. C’étaient généralement de très petits groupes, ayant un fort sentiment identitaire et un sens communautaire particulièrement développé, qui cherchaient à maintenir, malgré les risques encourus, le contact avec les amis, pour communier avec eux dans les mêmes valeurs, esthétiques, morales ou religieuses. Ces petits groupes venaient de différentes organisations interdites et leurs activités clandestines, généralement limitées au plan local, rarement au plan régional, étaient surtout motivées par le refus fondamental d’abandonner leur identité et de se fondre dans la masse uniforme de la jeunesse d’État.
45En résumé, on peut dire que les formes de résistance qui se sont manifestées dans les rangs des mouvements de jeunesse au cours de cette phase initiale du régime avaient, malgré la diversité des situations et des objectifs finaux, un point commun. C’étaient des stratégies de survie de structures et de modes de vie antérieurs. C’était la résistance à l’uniformisation et à la mise au pas de l’ensemble de la société par le régime totalitaire. Elle était motivée aussi par la conviction que le national-socialisme ne serait qu’une parenthèse dans la vie de l’Allemagne, qu’il suffisait donc de survivre en attendant de pouvoir reprendre le cours normal de la vie. Mais comme le temps passait et que le Troisième Reich se stabilisait au lieu de se défaire, ce type de résistance s’est progressivement étiolé à partir de 1935-1936.
À l’approche de la guerre
46La loi du 1er décembre 1936 avait fait officiellement de la Hitler-Jugend une Jeunesse d’État. Les décrets d’application de 1939 précisèrent que l’adhésion était dorénavant obligatoire pour tous les jeunes ayant atteint l’âge requis. Tous les jeunes Allemands n’étaient pas prêts à accepter cette mise au pas, mais faute de pouvoir s’y opposer ouvertement, certains choisirent de recourir à des camouflages, en pratiquant des activités ludiques, sportives et amicales non politiques et non organisées, dans le cadre de groupes de jeunes constitués spontanément, sans effectifs fixes, ni structures hiérarchiques. C’est pourquoi la police, quand elle en avait connaissance, avait pris l’habitude de les qualifier de meutes, de cliques ou de bandes. Les filles et garçons composant ces groupes étaient généralement âgés de 12 à 18 ans et issus de familles ouvrières, mais n’avaient pas de rapports avec le mouvement ouvrier en exil. De leur côté, les instances dirigeantes des partis de gauche ne montraient, dans leur exil praguois ou parisien, que peu d’intérêt pour cette opposition des jeunes à Hitler.
47À Leipzig, des groupes de jeunes gens et jeunes filles s’étaient constitués spontanément dans différents quartiers ouvriers. Appelés Leipziger Meuten par la police, ils comptaient environ 500 membres à leur apogée. Véhiculant pêle-mêle des traditions issues des anciens mouvements de jeunesse communistes ou sociaux-démocrates, « Faucons rouges », ou « Jeunes Pionniers », ainsi que des formes de vie et des particularités vestimentaires empruntées à la Bündische Jugend, les meutes développèrent également une certaine activité politique, modeste certes, mais réelle et risquée : distribution de tracts réalisés de façon artisanale, lacération de drapeaux à croix gammée ou bris de vitrines de propagande nazie. Après les arrestations intervenues en 1939, la justice prononça 33 condamnations20. Des groupes identiques ont été observés à Berlin, Hambourg, Cologne, Wuppertal, Francfort-sur-le-Main, Chemnitz, etc.
48Un autre cas – intéressant mais beaucoup plus ambigu – de résistance politique de jeunes fut celui de la Schwarze Schar21, qui existait à Berlin depuis 1934, mais intensifia son action à l’approche de la guerre. Ces jeunes venaient des anciens mouvements d’éclaireurs aussi bien que des Jeunes pionniers communistes, mais l’objectif essentiel du groupe était la poursuite du combat national-révolutionnaire des frères Otto et Gregor Strasser22. Arborant comme symbole un drapeau noir portant la devise « Malgré tout » (Trotz alledem), ils pratiquaient les activités traditionnelles de la Bündische Jugend (randonnées, chants, réunions, etc.) en y ajoutant des actions de combat politique (rédaction et diffusion de tracts antihitlériens dans les quartiers ouvriers de Berlin, plus tard aussi parmi les soldats permissionnaires). Malgré plusieurs vagues d’arrestations à partir de 1937, le groupe a survécu jusqu’à la fin de la guerre.
49Sauf dans le cas des groupes de jeunes catholiques ou protestants qui restaient sous l’aile tutélaire de leurs Églises respectives, même et surtout lorsque leurs activités collectives sortaient du cadre légalement autorisé, les diverses formes de dissidence jeune évoquées ci-dessus n’avaient pas de lien organique ou idéologique avec un parti ou un courant idéologique précis. Le syncrétisme de la « pensée » de ces groupes reflétait l’hétérogénéité de leur recrutement. Malgré cela, on retrouvait, sous des formes et dans des combinaisons diverses, certaines constantes : une forte proportion de jeunes ayant connu les mouvements de jeunesse d’avant 1933, soit pour en avoir fait partie, soit par des proches ; une forte proportion de jeunes ouvriers ; un recrutement principalement concentré sur les grandes villes, une prédilection pour des formes empruntées à la Bündische Jugend considérée comme l’incarnation du juvénilisme et de sa revendication centrale : l’autonomie de la jeunesse, le refus de l’embrigadement et de l’uniformisation. Ce fut au nom de ces principes, même s’ils n’étaient pas formulés de façon explicite, que les groupes spontanés se retrouvaient et « résistaient » au régime. Ce dernier ne s’y trompait pas puisqu’il désignait par bündische Umtriebe (menées ligueuses) toutes les activités de résistance des groupes de jeunes.
Les réfractaires
50Les nouvelles cohortes de jeunes qui entrèrent pendant la guerre, souvent à leur corps défendant, dans les rangs des jeunesses hitlériennes étaient déjà façonnées par plusieurs années de propagande national-socialiste. Malgré cela, l’opposition au sein de la jeunesse continuit à exister et même à croître, du moins si l’on en juge par le nombre de cas qui apparaissaient dans les dossiers de la police et de la justice allemandes. Mais c’était peut-être aussi le signe d’une intensification de la répression après la création d’une section spéciale de la police du Reich, chargée de combattre ces « menées ligueuses ».
51À l’approche de la guerre, les organisations de la jeunesse catholique, qui avaient réussi à survivre en limitant strictement leurs activités aux domaines autorisés, furent soumises à des pressions de plus en plus fortes et périclitèrent. Même en respectant scrupuleusement les limitations que le Reichskonkordat avait fixées à leurs activités, elles se trouvaient confrontées à une recrudescence rapide des mesures de surveillance et de répression23. Finalement, toutes les organisations de jeunesse catholiques furent progressivement interdites entre 1937 et 1939. Renvoyés à la clandestinité, tous ceux qui voulaient poursuivre leurs activités associatives en restant dans le cadre de l’Église devaient rejoindre les groupes illégaux qui camouflaient leurs activités « subversives » sous des apparences de pratiques religieuses.
52Leur situation, dès lors, fut la même que celle des groupes de jeunes protestants qui, notamment dans la mouvance de la Bekennende Kirche, avaient pris l’habitude d’utiliser des réunions destinées en principe à l’approfondissement de la foi comme antidotes à l’endoctrinement nazi qu’ils subissaient dans la Hitler-Jugend. Ces réunions, par exemple les Bibelfreizeiten ou les activités du Jungenwerkkreis, ne se limitaient pas à des lectures, des discussions ou des échanges de vues, mais pouvaient aussi satisfaire les besoins des jeunes gens en matière de sociabilité et de distraction et offrir ainsi un refuge pour tous ceux qui ne se sentaient pas à leur place dans la Hitler-Jugend –même s’ils ne pouvaient pas éviter de participer, du moins en apparence, aux activités de cette dernière.
53Rares étaient les jeunes chrétiens qui osèrent protester, comme le fit dans ses tracts le groupe munichois de la Rose blanche, contre les crimes nazis, la terreur policière, les persécutions raciales, les mesures d’euthanasie puis les massacres de populations civiles dans les territoires occupés à l’Est. Pourtant les crimes monstrueux commis par le régime au nom de l’Allemagne commençaient à être connus ou du moins soupçonnés, même au sein de la jeunesse. Les premières années de la guerre avaient apporté au régime une série de victoires et porté au paroxysme l’adhésion de la population allemande. Mais à partir de 1942, les revers se succédèrent, les pertes humaines se multiplièrent, la population civile fut de plus en plus durement touchée par les privations et les rigueurs de la guerre (bombardements). Et en même temps que le Jugenddienst devint une corvée et que l’appareil répressif du régime se fit de plus en plus impitoyable, le nombre de groupes de jeunes qui cherchèrent à se soustraire à l’emprise étouffante de l’endoctrinement augmenta.
54La jeunesse de ces années-là n’avait pourtant guère connu autre chose que la société totalitaire nazie : mais précisément parce qu’elle en avait connu la période de triomphe, elle acceptait mal d’en partager les revers, les privations et la mobilisation croissante au service de l’effort de guerre. La nature et l’importance numérique de leurs groupes clandestins étaient aussi diverses que leurs activités, leur longévité et leur degré d’opposition au régime. Les noms qu’ils se donnaient variaient d’un endroit à l’autre, mais une chose leur était commune, la violente hostilité dont ils furent l’objet de la part du régime et de sa police. C’est par les dossiers de la justice qu’on peut avoir une idée approximative des différentes formes d’opposition juvénile, qui pouvaient varier entre l’anticonformisme et des actes de véritable résistance politique par des actions publiques qui mettaient en cause le régime, ses représentants, ses idées et ses objectifs24.
« Bandes » et « cliques » urbaines
55C’est sous ces appellations utilisées dans la presse comme par la police et la justice pour minimiser l’importance du phénomène et, le cas échéant, pour en criminaliser les manifestations que se développèrent dans le contexte de la société de guerre des formes d’opposition de la jeunesse déjà apparues à la fin des années 1930. Il s’agissait de la progression d’une nouvelle subculture juvénile présentant une palette assez large d’activités et de formes de rejet des règles de vie imposées par le régime national-socialiste, qui se développait, surtout dans les grandes villes, en se radicalisant, sans qu’il y eût toujours des motivations idéologiques ou politiques clairement identifiables. C’était un phénomène que la police et les tribunaux poursuivaient et réprimaient sans relâche en vertu de lois et d’interdictions datant souvent des premiers temps du régime. Les condamnations prononcées étaient variables, allant du placement en maison de redressement (Fürsorgeanstalten) à quelques semaines de prison, en particulier de prison pour jeunes (Jugendarrest), jusqu’à la peine de mort. Tout dépendait de la qualification donnée au délit.
56La limite entre les activités de résistance et la délinquance juvénile, phénomène courant dans les grandes villes, surtout en temps de guerre, n’est pas toujours facile à établir dans le cas de ces groupes spontanés. Par principe, le régime criminalisait toutes les formes de comportement dissident et niait leur caractère de contestation politique ou de révolte morale. Mais, dans une société totalitaire, toute tentative pour se soustraire à l’embrigadement est un geste d’opposition politique, lié à un risque personnel certain, et les jeunes en étaient conscients car ils se trouvèrent souvent, bon gré mal gré, en conflit avec les représentants de l’ordre nazi et de la jeunesse d’État (HJ-Streifendienst) et impliqués dans des bagarres contre ceux-ci. C’est ainsi que des actions non politiques à l’origine pouvaient conduire, par un jeu de provocations et de réactions, à une résistance politique proprement dite.
57L’étude des archives de la police ou des tribunaux montre que la dimension politique antinazie était très largement présente dans la plupart des cas connus de groupes de jeunes opposants. Lorsqu’elle ne présidait pas à la naissance des groupes, elle venait se superposer aux motivations initiales au cours de la lutte de ces groupes pour leur survie. Globalement on peut se faire une idée de la progression de ces phénomènes par la multiplication des instructions par lesquelles la direction du parti prescrivait une sévérité accrue et qui étaient aussi des indices de l’aggravation du fossé qui se creusait entre le régime et sa jeunesse.
58Lorsqu’il ne s’agissait que de « menées » rappelant les traditions de la Bündische Jugend dissoute (chansons, randonnées, tenues, réunions) ou de comportements anticonformistes dans l’habillement, la coupe de cheveux, le langage, la musique (jazz) ou d’infractions aux règlements sur la tenue des jeunes sur la voie publique, les peines restaient bénignes (surtout pour l’époque et le régime). À Hambourg, ce fut le cas pour la Jeunesse swing (Swing-Jugend). Contrairement aux Meuten, il s’agissait ici de jeunes bourgeois, cultivant par provocation des modes de vie, de langage, d’habillement aux antipodes de l’idéal de la « jeunesse allemande ». Comparables aux « zazous » français, ces jeunes non-conformistes se réunissaient dans des caves pour écouter du jazz, fumaient en public et affichaient leur anglomanie par le vêtement et le langage.
59à l’inverse de cette « jeunesse dorée » qui trouvait dans cette dissidence surtout un moyen pour tromper son ennui, la clandestinité était une question de vie ou de mort pour les jeunes juifs cherchant à échapper aux rafles de la police qui se multipliaient à partir de 1942. On peut citer, à titre d’exemple, le groupe de jeunes juifs berlinois, qui s’était donné le nom de Chug Chaluzi (Cercle des pionniers). Composé au départ (en février 1943) de 11 membres, ce groupe comptait à la fin de la guerre près de 40 jeunes juifs cherchant à survivre en maintenant, malgré tout, un minimum de vie communautaire dans la tradition des mouvements de jeunesse sionistes. Réduits à vivre dans la clandestinité totale, ces jeunes arrivèrent néanmoins à se réunir régulièrement pour prier ou célébrer les fêtes juives. Cette vie clandestine n’était possible que grâce à l’aide de réseaux de soutien non juifs, surtout issus de la Bekennende Kirche.
60Le « groupe Herbert-Baum » était issu partiellement des mêmes mouvements de jeunesse sionistes. Le groupe se composait de plusieurs cercles a priori indépendants les uns des autres, mais ayant des contacts suivis. Au total, ils englobaient près d’une centaine de personnes et se caractérisaient par le jeune âge de leurs membres. Beaucoup d’entre ces derniers avaient appartenu à des mouvements de jeunesse juifs (Deutsch-Jüdischer Wanderbund Kameraden, Deutschjüdische Jugendgemeinschaft, etc.), mais l’influence communiste était également très marquée. Le noyau de ce groupe s’était constitué dans les premières années du régime national-socialiste, mais c’est seulement au début des années 1940 qu’il s’est lancé dans des actions de résistance, pour répondre à l’aggravation des persécutions contre la communauté juive et à l’attaque allemande contre l’Union soviétique. Son action d’éclat fut l’incendie d’une exposition de propagande antibolchévique, « Le paradis soviétique » (Das Sowjetparadies), le 19 mai 1942 à Berlin. Quatre jours plus tard, les membres du groupe furent arrêtés. Une suite de procès démantela tout le réseau dont beaucoup de membres furent exécutés. L’attentat servit aussi de prétexte pour exécuter plus de 250 otages juifs.
61Le phénomène des « pirates à l’edelweiss » (Edelweißpiraten) est l’un des cas les plus connus de l’opposition spontanée de la jeunesse urbaine au cours des années de guerre. Ces groupes, qui par leur recrutement et leur implantation urbaine rappelaient les « meutes » de Leipzig, se sont surtout développés au cours des dernières années de guerre, principalement dans la région de Cologne. Ce qui les distinguait de leurs prédécesseurs c’était leur évolution vers la résistance active, qui devait conduire un certain nombre de ces jeunes gens dans les geôles de la Gestapo et à l’échafaud. Contrairement à ce que sous-entend le nom sous lequel ils étaient connus, leur dissidence n’était pas motivée par une révolte romantique contre le caporalisme et la monotonie de l’existence juvénile « normale » sous le Troisième Reich et ils avaient les pieds sur terre. Progressivement, certains groupes ont été entraînés dans l’action directe, cachant des prisonniers évadés, cambriolant des magasins pour obtenir des denrées alimentaires ou de l’argent, se procurant des armes pour se défendre, etc.
62Ce fut le cas notamment du groupe de Cologne-Ehrenfeld auquel s’étaient joints plusieurs jeunes adultes au profil et au passé plutôt douteux25. Des heurts sanglants avec la police, mais aussi des actes de sabotage, ont finalement provoqué l’arrestation de la plupart des membres et l’exécution sommaire, sans procès, de treize d’entre eux par la Gestapo le 10 novembre 1944. Parmi ces 13 personnes, cinq étaient âgées de 16 à 17 ans, trois autres de 22 à 24 ans. Officiellement ils étaient considérés comme une bande de criminels et de « terroristes26 ». Le groupe d’Ehrenfeld fut sans conteste le plus radical, et les autres groupes de « pirates à l’edelweiss » avaient des activités moins violentes. Il n’empêche que tous leurs membres furent progressivement arrêtés et condamnés à de lourdes peines de prison.
63Les « groupes de quatre » qu’on vit apparaître vers 1941, simultanément – et de façon tout à fait indépendante – dans trois grandes villes, Hambourg, Munich et Vienne, présentaient des caractéristiques très semblables. Ces Jugendliche Vierergruppen, selon le nom que leur donne l’historiographie, se composaient de jeunes gens de 16 à 18 ans issus de familles de la petite et moyenne bourgeoisie. Leur principale activité était l’écoute des émissions des Feindsender comme la BBC et la diffusion des informations qu’ils obtenaient ainsi, par tracts glissés dans les boîtes à lettres. Reprenant un mot d’ordre lancé par la BBC, ils entreprirent aussi de dessiner le V de la victoire sur les murs de leur ville. Le troublant parallélisme qui présida à la naissance et à l’activité de ces groupes se manifesta aussi en ce qui concerna leur fin. À très peu de temps d’intervalle, les trois groupes furent dénoncés, arrêtés et condamnés au cours du printemps et de l’été 1942. Les chefs de file des groupes de Hambourg (Helmuth Hübener) et de Munich (Walther Klingenbeck) furent condamnés à mort, les autres membres à de lourdes peines de prison. Nous sommes là en présence de véritables résistants, dont le seul objectif était de hâter la fin du national-socialisme.
La Rose blanche
64L’histoire de la Bündische Jugend ne s’est pas arrêtée avec son interdiction au moment de la mise en place du régime national-socialiste. Mais pas plus que les mouvements de jeunesse des Églises, des partis ou des syndicats, les mouvements autonomes n’ont réussi à maintenir leurs structures initiales au-delà des premières années du Troisième Reich. Comme dans les autres secteurs, les membres qui refusaient de se fondre dans la masse de la jeunesse mise au pas se regroupaient en dehors de toute structure, même régionale, dans le cadre de petits groupes d’amis où ils rejoignaient des jeunes issus d’autres mouvements. L’héritage du juvénilisme est resté vivace et actif aussi chez beaucoup de ses adeptes alors même qu’ils avaient cessé d’appartenir à la jeunesse au sens strict du terme27.
65À beaucoup d’égards, le cas du groupe d’étudiants munichois résistants connus sous le nom par lequel ils signaient leurs tracts, La Rose blanche, est représentatif des hésitations et de l’idéalisme de beaucoup d’anciens membres de la Bündische Jugend. Leur mort tragique de la main du bourreau en a fait de véritables icônes. Au centre du groupe nous retrouvons Hans Scholl. Né en 1918, il avait 15 ans au moment où s’installait en Allemagne le régime national-socialiste, 21 ans au moment de la déclaration de guerre, et il fut guillotiné le 22 février 1943 à l’âge de 25 ans. Comme de nombreux autres membres de la Jugendbewegung, il avait adhéré en 1933 avec enthousiasme aux Jeunesses hitlériennes en croyant y reconnaître les mêmes valeurs que dans la Bündische Jugend et en espérant y trouver enfin le moyen de réaliser l’idéal de cette autre société dont il rêvait. Dans la Hitler-Jugend, il devint Fähnleinführer et participa même avec son groupe à un congrès du parti nazi à Nuremberg. Mais il se rendit compte très vite qu’il s’était trompé, qu’on l’avait trompé.
66Inge Scholl, sœur aînée de Hans, a décrit comment une suite d’expériences traumatisantes avait révélé à son frère la nature réelle du national-socialisme et son mépris de la dignité humaine.
[…] à son retour [de Nuremberg], il [Hans] était méconnaissable. Il semblait dégoûté, et son visage reflétait une déception profonde. […] L’idéal de la jeunesse qu’on lui avait présenté là-bas était tout différent du sien. L’exercice militaire formait la base de l’éducation et l’uniforme marquait l’asservissement total de l’homme. Il aurait voulu, lui, que tout garçon pût tirer le meilleur de soi-même, que chaque individu coopérât, par son imagination, ses idées et son caractère, à enrichir le groupe28.
67Après un nouvel incident, il abandonna ses fonctions dans la Hitler-Jugend et rejoignit un groupe clandestin, appelé simplement la Jungenschaft, qui cherchait à préserver les traditions de la Bündische Jugend d’avant 1933 et à maintenir le contact par lettres avec d’anciens chefs de celle-ci, maintenant en exil. Mais, fin 1937, une vague d’arrestations mit brutalement un terme à ce rêve. Le groupe de Hans Scholl, comme beaucoup d’autres, fut découvert, ses membres arrêtés. Hans passera plusieurs semaines en prison, et cette expérience fut une étape importante sur son chemin vers la prise de conscience politique et la résistance active.
68Après sa libération, Hans Scholl avait effectué son service du travail, puis son service militaire et commencé des études de médecine. Mobilisé au début de la guerre, il participa à la campagne de France dans le service de santé, puis put rentrer à Munich pour poursuivre ses études. C’est alors qu’il rencontra des maîtres (Carl Muth, Theodor Haecker, plus tard Kurt Huber) et des camarades (Willi Graf, Alexander Schmorell, Christoph Probst) au contact desquels mûrit sa résolution de lutter pour hâter la fin d’un régime qu’il méprisait autant qu’il le haïssait. Le groupe de la Rose blanche s’inscrivait complètement dans ce milieu universitaire et dans ce groupe autour de Hans Scholl et de sa sœur cadette Sophie, elle aussi étudiante à Munich29. Tous avaient leurs racines dans la tradition des mouvements de jeunesse d’avant 1933 et étaient animés par un profond idéalisme d’inspiration chrétienne et humaniste. Mais l’impulsion décisive fut l’expérience de la guerre.
69C’est en juin-juillet 1942 que furent rédigés et diffusés les quatre premiers tracts signés La Rose blanche (Flugblätter der Weißen Rose). Après une interruption de quelques mois pendant lesquels Hans Scholl et plusieurs de ses amis avaient été rappelés sur le front de l’Est, l’agitation reprit avec plus de détermination encore lors de leur premier retour à l’université. Les mois passés par Hans Scholl sur le front de l’Est et les crimes dont il avait été témoin l’avaient profondément marqué. Le cinquième et le sixième tract, beaucoup moins littéraires et plus directs que les précédents, furent réalisés fin 1942 et en février 1943. Ils étaient désormais intitulés « Flugblätter der Widerstandsbewegung in Deutschland. Aufruf an alle Deutsche30 ». C’est en distribuant le 6e tract que les membres du groupe, dont Sophie Scholl, alors âgée de 21 ans, furent pris sur le fait et arrêtés le 18 février 1943. Au cours de plusieurs procès publics, les principaux accusés furent condamnés à la peine de mort (Sophie et Hans Scholl, Chr. Probst, W. Graf, K. Huber, A. Schmorell), les autres à des peines de prison.
70La plupart des étudiants membres du groupe de la Rose blanche appartenaient à la même classe d’âge. Avant de trouver le chemin de la résistance active qui les conduira à la mort, ils ont parcouru un long processus d’apprentissage et de maturation31 au sein de plusieurs mouvements de jeunesse et par des lectures et des conversations avec des camarades et des maîtres. La Rose blanche se dressait contre le national-socialisme non pas au nom d’un autre projet de société et d’état qu’il faudrait substituer au régime hitlérien, mais pour restaurer des valeurs humaines intemporelles que le national-socialisme avait perverties et niées.
Au nom de la jeunesse allemande nous exigeons de l’état d’Adolf Hitler qu’il nous rende la liberté individuelle, le bien le plus précieux des Allemands, dont il nous a spoliés de la manière la plus abjecte32.
71Ces valeurs sont celles dont les plus grands esprits de l’Allemagne se sont réclamés, et c’est au nom de ces grands Allemands et à l’aide de citations tirées de leurs œuvres que les conjurés en appelaient à la conscience de leurs compatriotes, pour qu’ils se rendent compte à quel point le nazisme avait perverti l’âme du peuple allemand et l’avait exclu, par ses crimes, de la communauté humaine. Dans leurs tracts, ils appelaient à la résistance par le refus d’obéissance et le sabotage, pour « abattre le national-socialisme », et dénonçaient clairement les crimes abominables du régime contre l’humanité, notamment les massacres de la population juive en Pologne et ailleurs.
72Le cas de la Rose blanche fut exemplaire : il suscita des émules, notamment à Hambourg, et il eut un retentissement considérable en Allemagne et dans le monde. Dès juin 1943, Thomas Mann mentionna dans une de ses allocutions radiodiffusées le groupe, son action et sa fin tragique, qui furent également signalés dans un tract diffusé sur le front de l’Est par le Nationalkomitee Freies Deutschland.
4. La jeunesse et la guerre
Le temps des victoires
73Un quart de siècle après le fatidique mois d’août 1914 qui avait vu les puissances européennes se lancer dans une guerre fratricide et suicidaire avec le soutien enthousiaste de leurs populations, l’Europe s’était retrouvée en 1939 de nouveau devant le choix fatal : guerre ou paix ? Après l’arrivée au pouvoir en Allemagne du national-socialisme, qui se considérait comme le représentant de la génération du front et de la jeunesse, la révision unilatérale des dispositions des traités de paix cessa de n’être qu’un souhait et devint l’objectif politique prioritaire du nouveau régime, mobilisant toutes les ressources humaines et matérielles du pays et justifiant tous les sacrifices.
74Elle se fit pas à pas : après avoir constaté que les premières violations du traité de Versailles n’avaient suscité chez ses anciens adversaires que de faibles protestations, mais pas de mesures de rétorsion, le Reich multiplia ses provocations et ses coups de force après 1936. En mars 1938 ce fut le rattachement de l’Autriche au Reich allemand et, en septembre de la même année, le début du démantèlement de la Tchécoslovaquie. Six mois plus tard et en dépit des engagements pris en septembre 1939 à Munich, la Slovaquie, puis la Bohême et la Moravie devinrent des protectorats allemands (14-16 mars 1939) et ce fut la fin de la Tchécoslovaquie.
75La cible suivante fut la Pologne. Après la conclusion, le 23 août 1939, entre l’Allemagne et l’Union soviétique, d’un pacte de non-agression prévoyant dans un protocole secret le partage des zones d’influence entre les deux parties contractantes, les armées allemandes et soviétiques attaquèrent la Pologne le 1er septembre. La Grande-Bretagne et la France, conformément à leurs engagements maintes fois répétés, mais jamais tenus jusque-là, déclarèrent la guerre à l’Allemagne le 3 septembre, après l’expiration d’un dernier ultimatum. Pas plus que ses adversaires, l’Allemagne n’avait eu le temps d’achever ses préparatifs militaires et elle comptait sur sa stratégie de la guerre-éclair (Blitzkrieg) pour éliminer, l’un après l’autre, les ennemis à sa portée, en profitant de l’attentisme des autres puissances.
76Contrairement à ce qui s’était passé en 1914, en 1939 les populations européennes n’étaient pas impatientes de repartir en guerre, « la fleur au fusil ». Le souvenir des souffrances de la Grande Guerre était encore trop présent. Même en Allemagne, on ne revit pas les scènes d’enthousiasme guerrier qui avaient tant frappé les contemporains en août 1914. La thématique héroïque et guerrière dont les écoliers et étudiants allemands avaient été abreuvés depuis 1933 dans leurs salles de cours, dans les rangs de la Hitler-Jugend et par toute la propagande national-socialiste n’avait manifestement pas produit tous les effets espérés.
77Mais, même sans enthousiasme, les soldats de la Wehrmacht étaient prêts et décidés à faire leur devoir, et les succès rapides des campagnes de Pologne, puis du Danemark et de Norvège, et enfin de la guerre éclair à l’Ouest qui vit en mai-juin 1940 la capitulation de la Belgique, des Pays-Bas et de la France (22 juin 1940) semblaient justifier leur confiance. Les pertes humaines relativement faibles étaient acceptées au vu des gains considérables que l’Allemagne en retirait en matière de puissance, de butin, de main-d’œuvre et de capacité de production industrielle et agricole33. Cela se répercutait sur le moral de la population allemande et sur son acceptation des efforts de guerre que lui imposait le régime. Les jeunes cadres militaires et civils furent particulièrement sensibles aux nouvelles perspectives de carrière qui s’ouvraient à eux. Les deux premières années de guerre ont ainsi vu croître la confiance de la majorité des Allemands et leur adhésion au régime.
Le tournant de la guerre
78Le mois de juin 1941 constitua un premier tournant dans cette série de succès. Contrairement aux espoirs d’Hitler, la Grande-Bretagne n’avait pas plié sous les bombardements et les menaces d’un débarquement allemand. Au contraire, le déplacement du théâtre d’opération militaire vers l’Afrique du Nord, le Proche-Orient et les Balkans pouvait laisser craindre une guerre beaucoup plus longue que prévue. Cette perspective fut confirmée par le déclenchement de l’attaque contre l’Union soviétique le 22 juin 1941 et, après une avance rapide, par le coup d’arrêt subi par les troupes allemandes devant Moscou en décembre de la même année, date qui marqua le début de la reconquête soviétique.
79Un autre événement vint changer le visage de la guerre en ce même mois de décembre 1941 : après l’entrée des États-Unis dans la guerre contre l’Axe, à la suite de l’attaque japonaise sur Pearl Harbour, le conflit devint vraiment une guerre mondiale et le rapport de forces tourna rapidement à l’avantage des adversaires du Reich et de leurs alliés. Dorénavant et pendant plus de trois ans et demi, la guerre se poursuivit avec une alternance de succès allemands que la propagande se hâtait de monter en épingle et de revers beaucoup plus nombreux, minimisés ou niés jusqu’au bout. Le nombre de victimes militaires et civiles ne cessait de croître sur les champs de bataille, sous les bombardements des villes allemandes et dans les camps de concentration et d’extermination. À mesure que la situation militaire s’aggravait, le pouvoir nazi, civil ou militaire, semblait saisi d’une sorte de folie meurtrière croissante, ordonnant ou couvrant les crimes de guerre que la Wehrmacht et les SS multipliaient lors de la campagne de Russie et décidant en janvier 1942, lors de la « conférence de Wannsee », de déporter et d’éliminer systématiquement les juifs dans toute l’Europe sous domination allemande (« solution finale »).
80La défaite de Rommel à El Alamein en novembre 1942 et surtout l’issue désastreuse de la bataille de Stalingrad34 fin janvier 1943 furent d’autres signaux d’alarme pour les Allemands, sauf pour ceux qui étaient aveuglés par un attachement fanatique au régime national-socialiste ou qui s’étaient trop compromis pour pouvoir souhaiter son échec. L’on vit alors d’anciennes figures de la vie politique sous Weimar et des militaires de haut rang se rapprocher pour réfléchir aux moyens de mettre fin au cauchemar avant qu’il ne soit trop tard. À partir de 1942, les projets de coup d’État se firent plus concrets et envisageaient de plus en plus sérieusement de mettre fin au régime d’Adolf Hitler pour obtenir des ennemis du Reich un arrêt des hostilités dans des conditions acceptables35. Mais la seule conjuration militaire qui aboutit fut l’attentat de Claus von Stauffenberg contre Hitler le 20 juillet 1944. Le tyran en réchappa, et la répression immédiate et brutale coûta la vie à la plupart des conspirateurs impliqués dans l’action.
Contributions des jeunes à l’effort de guerre
81La guerre avait accentué la prolifération des domaines d’intervention de la Hitler-Jugend, dont la contribution à l’effort de guerre devenait de plus en plus indispensable. Le « service » dans les rangs de la HJ ou de la BDM prit une autre signification à mesure que la situation militaire s’aggravait. Initialement, beaucoup de jeunes gens et de jeunes filles avaient estimé que c’était une façon de participer à la réalisation d’une société plus juste et plus fraternelle, la Volksgemeinschaft ; à présent on leur demandait d’aider à gagner la guerre et la HJ fut chargée de missions liées de plus en plus directement au conflit. Même la participation aux travaux des champs, les collectes de métaux et d’autres matières premières utiles à l’industrie, la collecte de vêtements chauds pour les soldats du front russe et les incessantes quêtes d’argent pour le Secours d’hiver devenaient des contributions précieuses à l’économie de guerre.
82Bon gré ou mal gré, la jeunesse dut accepter d’aider à prolonger la guerre. Le service de patrouilles de la Hitler-Jugend (HJ-Streifendienst) avait été créé à la veille de la guerre (1938), en accord avec Heinrich Himmler. D’abord chargé surtout de veiller à la discipline interne du mouvement de jeunesse en surveillant la HJ elle-même dans ses déplacements et ses activités et de dénoncer d’éventuelles reprises d’activités illégales des mouvements de jeunesse dissous, le HJ-Streifendienst vit pendant la guerre son champ d’action s’élargir et devint un auxiliaire de la police pour différentes tâches d’enquête, de renseignement et de surveillance, voire de traque (par exemple de prisonniers de guerre évadés ou de parachutistes).
83L’évacuation à la campagne des enfants des grandes villes pour les mettre à l’abri des bombardements aériens, opération mise en place dès la fin de 1940 et qui s’est amplifiée à mesure que les attaques aériennes sur les villes allemandes devenaient de plus en plus fréquentes et meurtrières, fournit à la Hitler-Jugend une autre occasion pour se mettre au service de la population et du régime36. En coopération avec l’union des enseignants nazis et les services sociaux, cette Kinderlandverschickung (KLV) qui concerna entre 1940 et 1945 plus de 850 000 garçons et filles, était placée sous la responsabilité de la HJ pour l’accompagnement et l’encadrement des enfants évacués, logés dans des camps provisoires ou des bâtiments publics, écoles ou foyers. En 1942, des jeunes filles du BDM et du service du travail obligatoire furent requises pour participer à l’installation des familles « aryennes » dans les territoires conquis à l’Est après l’expulsion des fermiers polonais. Elles eurent aussi à sélectionner, parmi les jeunes des pays conquis, ceux qui étaient "racidalement" susceptibles d'être "regermanisés" (wiedereindeutschungsfähig)37.
Les « enfants-soldats » du Führer
84Sous la direction du nouveau chef de la Hitler-Jugend Arthur Axmann38, la militarisation du mouvement progressa inéluctablement à mesure que la situation des armées allemandes se détériorait, et surtout à partir du moment où le Reich acculé par l’assaut des troupes alliées dut se battre pour défendre le territoire national et essayer d’échapper à la sanction ultime de la capitulation inconditionnelle. Les camps de préparation militaire (Wehrertüchtigungslager) de la Hitler-Jugend, qui organisaient depuis 1939, avec le concours de l’armée et des SS, des stages de plusieurs semaines pour accueillir des classes d’âges de plus en plus jeunes (de 15 à 18 ans) et leur inculquer les us et coutumes de la vie militaire et le maniement des armes, redoublaient d’activité. À l’issue du stage, les jeunes recevaient un certificat de préparation militaire, mais de plus en plus, ces stages servaient à recruter directement des volontaires, notamment pour les unités de la Waffen-SS.
85Lors d’une entrevue avec le Führer en mars 1942, celui-ci avait bien précisé au Reichsjugendführer quelle était la mission essentielle du mouvement de jeunesse nazi.
Votre tâche, Axmann, consiste à assurer à nos troupes et à leurs officiers une relève prête à être employée et à former dans la jeunesse une élite. Elle sera l’élite de demain. Faites tout ce qui sert le front et qui est utile à l’arrière39.
86En fidèle serviteur de son maître, Axmann obtempéra : il plaça l’année 1943 sous le signe de la guerre et de l’engagement de la jeunesse (Kriegseinsatz der deutschen Jugend)40. Conformément à ce mot d’ordre, il convint avec H. Himmler d’autoriser les jeunes de la Hitler-Jugend à s’engager dans la 9e et la 10e division blindée SS, puis en juin 1943 de créer une nouvelle division blindée composée de jeunes volontaires de la Hitler-Jugend (16-17 ans).
87Cette division baptisée en octobre 1943 « 12e division blindée SS Hitler-Jugend » compta, une fois complétée, 20 000 jeunes soldats et reçut son baptême du feu après le débarquement allié de juin 1944 en Normandie, où elle connut de sévères pertes. La division fut reconstituée et participa encore à l’offensive allemande de décembre 1944 dans les Ardennes, où elle perdit de nouveau les trois quarts de ses effectifs. Reformée et complétée par des jeunes de 15-16 ans, la 12e division, qui méritait de plus en plus le surnom de Baby-Division que lui avaient donné en Normandie les troupes anglo-américaines, fut encore engagée dans les combats contre les troupes russes en Hongrie avant de se replier et de se rendre aux Américains en Autriche.
La guerre totale
88La mobilisation de la jeunesse pour le service actif ou auxiliaire dans les rangs des différentes formations de la Wehrmacht ou de la défense passive progressa inéluctablement au cours de la dernière année du conflit. En juin 1944, le débarquement allié en Normandie, puis en Provence au mois d’août, la prise de Rome par les troupes alliées en juin 1944 et l’avance de l’Armée rouge, qui atteignit durant l’été 1944 les frontières de la Prusse Orientale, la Vistule et la plaine hongroise, montraient que l’étau se resserrait et que le Troisième Reich vivait ses derniers mois. Pourtant, au prix d’innombrables victimes et de destructions colossales, il se défendit jusqu’au bout et ne rendit les armes qu’en mai 1945, en sacrifiant sa jeunesse et en entraînant le pays entier dans son agonie.
89Le 25 juillet 1944, Hitler signa un décret stipulant que « toute la vie publique doit être consacrée désormais aux besoins de la guerre totale » et que toutes les ressources matérielles et humaines devaient être mobilisées à cette fin. Goebbels reçut les pleins pouvoirs pour coordonner les efforts en vue de la guerre totale41.
90Dès lors, la mobilisation des classes d’âge de plus en plus jeunes, qui avait déjà commencé à mesure que la situation militaire s’était dégradée, s’intensifia et s’étendit progressivement aux classes 1926 à 1929. Une propagande de plus en plus insistante cherchait par tous les moyens à susciter et multiplier les engagements volontaires des jeunes, en faisant intervenir dans les établissements scolaires des membres du parti, des officiers et des soldats revenus du front ou des chefs de la Hitler-Jugend, pour motiver les élèves en faisant appel à leur sens de la responsabilité et à leur fidélité au Führer. Ces recruteurs « bénévoles », généralement missionnés par leurs hiérarchies, insistaient en particulier sur la responsabilité de l’Allemagne comme dernier rempart de la culture européenne menacée par la barbarie du bolchevisme et de ses alliés. Des films de propagande, des articles de presse, des livres et des manifestations publiques avec défilés, musique, chants et discours martiaux étaient censés renforcer la motivation des jeunes à s’engager.
91Les effets de la « mobilisation totale » devinrent particulièrement sensibles à partir de septembre 1944 pour la population allemande, entre autres par l’allongement de la durée maximale hebdomadaire du travail (pour les adultes, de 60 à 72 heures, 56 heures pour les jeunes entre 16 et 18 ans et 48 heures pour les moins de 16 ans), par les fermetures et les dysfonctionnements dans les services publics et dans de nombreuses institutions culturelles et éducatives. L’intensification des attaques et des bombardements aériens sur les villes allemandes fit de nombreuses victimes civiles et contribua à la désorganisation de la vie quotidienne.
92À mesure que la guerre aérienne s’était faite de plus en plus meurtrière, les besoins de la défense passive (Luftschutz) avaient nécessité un recours accru aux jeunes lycéens de la Hitler-Jugend âgés de plus de 15 ans pour assister les responsables civils et militaires comme Luftwaffenhelfer. Ils devaient entre autres veiller à l’observation par la population des consignes de sécurité et de couvre-feu ou aider au déblaiement des ruines et à la recherche des victimes. De passive, la défense anti-aérienne se fit active pour les plus âgés des membres de la HJ et du service du travail, affectés comme auxiliaires (Flak-Helfer) aux batteries de défense anti-aérienne (DCA). Des jeunes filles furent elles aussi recrutées à partir de 18 ans, soit directement dans les établissements secondaires, soit au sein du service du travail (RAD), et affectées aux batteries de projecteurs de la défense anti-aérienne. D’autres furent chargées de tâches de transmissions au service de l’armée ou du parti.
Les derniers mois
93En août 1944, débuta l’enrôlement de centaines de milliers de jeunes pour des travaux de terrassement et le creusement de fossés antichars. C’était le prélude à la levée en masse, la mobilisation générale, décrétée le 25 septembre 1944 par Adolf Hitler et concernant tous les hommes valides entre 16 et 60 ans. Mal équipée, quasiment dépourvue de toute formation militaire, cette armée de la dernière chance, le Volkssturm, réunissait en un amalgame pitoyable des vétérans et des écoliers, en passant par des convalescents sortis de l’hôpital et des hommes mûrs déclarés inaptes au service armé. Elle devait constituer le dernier et dérisoire rempart contre l’effondrement de l’Allemagne hitlérienne.
94S’adressant le 18 octobre à un contingent fraîchement constitué de cette armée de la dernière chance, Heinrich Himmler tenta de motiver sa troupe par des déclarations martiales :
Il faut que nos ennemis comprennent enfin qu’en pénétrant dans notre pays, chaque kilomètre qu’ils feront leur coûtera des fleuves de sang. Chaque pâté de maison dans une ville, chaque village, chaque ferme, chaque fossé, chaque buisson, chaque forêt sera défendu par des hommes, des garçons, des vieillards et, s’il le faut, par des femmes et des filles42.
95Le Volkssturm devait a priori compléter les dispositifs de défense et ralentir l’avance des alliés en gardant les ponts, les carrefours et d’autres points stratégiques. Ce faisant, il dut affronter aussi dans beaucoup de cas les soldats et les tanks ennemis, sans avoir reçu une préparation militaire adéquate et avec des armes de fortune. Ce furent surtout les jeunes mobilisés qui se chargèrent de ces missions, malgré les réticences des adultes, conscients de l’inutilité de cette défense.
96Jusqu’aux mois de mars et d’avril 1945, l’État-Major ne renonça pas à vouloir renforcer le potentiel militaire en formant de nouvelles unités d’infanterie avec des jeunes recrues âgées de 16 à 18 ans (classes 1926 à 1928). Début avril, une nouvelle armée blindée devait être formée sous le commandement du général Wrenck en faisant appel à des jeunes recrues de 17 à 18 ans, encore en cours d’instruction. Au même moment, la Hitler-Jugend entreprit de mettre sur pied ses propres unités combattantes, en particulier une brigade de lutte anti-chars prévue pour atteindre un effectif de 4 200 individus43. Le Volkssturm créa lui aussi des groupes pour combattre et détruire les chars ennemis : leur équipement standard se composait de deux bazookas et d’une bêche.
97Les pertes humaines imputables à ces engagements de la dernière heure n’étaient pas dues seulement aux actions de combat. Les tribunaux militaires, mis en place à partir de la mi-février 1945, sanctionnaient impitoyablement les désertions ou les refus d’obéissance ainsi que tout signe de défaitisme, sans considérer l’âge des coupables, conformément aux instructions transmises aux Gauleiter par Martin Bormann :
Le Führer attend [de vous] que vous réprimiez impitoyablement toute manifestation d’indiscipline, de lâcheté et de défaitisme. Quiconque n’est pas prêt à combattre pour son peuple et qui le poignarde dans le dos en cette heure grave ne mérite pas de vivre et doit être livré au bourreau44.
98De nombreux témoignages montrent que ces instructions ont été souvent suivies, même sans réunir une cour martiale, par simple décision d’un gradé fanatique.
99Le 19 mars 1945, le jour même où Hitler donna l’ordre de pratiquer la tactique de la « terre brûlée », il recevait aussi à la chancellerie à Berlin Artur Axmann et un groupe de vingt membres de la Hitler-Jugend et les décora pour faits de bravoure. La bataille de Berlin, à partir du 16 avril, coûta la vie à des dizaines de milliers de jeunes soldats combattant dans les rangs des troupes constituées à la dernière minute en faisant appel à des jeunes de 17-18 ans, ou dans des groupes plus ou moins autonomes, comme ces 400 jeunes de 15 ans qui ont affronté avec leurs bazookas les chars soviétiques pour défendre l’aérodrome de Tempelhof45.
100Il est à remarquer que dans cette dernière période du cauchemar nazi, et jusque dans les dernières heures de la chute de Berlin, il n’y a pas eu d’actions de résistance collective de la jeunesse allemande que le régime sacrifiait ainsi pour prolonger son agonie en entraînant le peuple allemand dans sa chute. On peut voir dans cette docilité de la jeunesse un résultat des années d’endoctrinement subi et partiellement assimilé, et en particulier la crainte entretenue par la propagande de ce qui pourrait attendre le peuple allemand en cas de défaite et d’un déferlement des hordes barbares soviétiques et de leurs alliés occidentaux. On peut aussi y voir un effet de l’intensification de la répression et une simple volonté de survivre coûte que coûte aux menaces que faisaient peser sur tous les hommes en âge de porter les armes la police et la justice aux ordres du dictateur.
101Après l’échec de la conspiration militaire du 20 juillet 1944 et la sévère répression qui avait suivi, l’heure des conjurations et des actions collectives semblait passée. L’avance de la coalition antinazie qui menaçait directement le territoire allemand ainsi que l’intensification de la guerre aérienne qui portait la guerre jusque dans la vie quotidienne des Allemands ont créé dans le pays une situation nouvelle caractérisée par le « chacun pour soi » et un mélange de prudence et de méfiance. Les déclarations guerrières et les fanfaronnades des responsables politiques pesaient moins que les considérations de bon sens au vu de la situation réelle. Comment la jeunesse aurait-elle pu croire encore ce qu’écrivait le chef de la jeunesse allemande, Arthur Axmann, le 28 mars 1945 dans le journal du NSDAP Der Völkische Beobachter ?
La jeunesse d’Adolf Hitler doit être le centre de notre résistance nationale. La jeunesse affirme passionnément : jamais nous ne capitulerons.
102Des déclarations de ce genre, ainsi que le comportement au combat des enfants-soldats jetés dans la bataille alors que tout était déjà perdu, n’ont pas eu plus d’effet que la création du Werwolf, groupes de jeunes chargés de poursuivre une guerre de partisans même après la capitulation. Malgré une campagne d’intoxication qui finit par inquiéter les troupes alliées en train de terminer l’occupation complète du territoire allemand, cette menace de guérilla fit long feu. Après le suicide d’Hitler, l’amiral Dönitz, son successeur à la tête du Reich entre le 1er et le 23 mai 1945, qui géra, à ce titre, la capitulation de l’Allemagne, donna l’ordre de dissoudre tous les groupes du Werwolf. Ce qui fut fait, à quelques rares exceptions près.
5. La mémoire des années noires
L’année zéro
1031945 a souvent été qualifiée d’« année zéro » de l’Allemagne. Mais même si, devant l’ampleur des ruines, aussi bien matérielles que morales, laissées par le régime criminel d’Adolf Hitler et par la guerre que celui-ci avait déclenchée, on peut comprendre pourquoi cette expression avait pu paraître appropriée aux survivants de la catastrophe, il faut néanmoins être conscient que l’histoire ne connaît pas vraiment d’état zéro, du moins lorsqu’il s’agit d’entités aussi importantes que l’Allemagne avec son histoire séculaire, sa superficie et son potentiel humain et matériel. Les Alliés avaient certes mis fin à l’existence de l’État allemand ; son territoire, amputé et divisé en zones d’occupation, avait été placé sous la souveraineté des vainqueurs, mais la vie continuait et la population allemande s’est rapidement ressaisie et remise au travail. Et avec l’aide des puissances d’occupation, elle est parvenue à effacer les traces les plus voyantes des destructions dues à la guerre et à restaurer une certaine normalité.
104Dans les premières années de l’après-guerre, les réticences des vainqueurs à l’égard de l’Allemagne occupée étaient principalement motivées par la crainte de la survie des mentalités national-socialistes dans une population soumise pendant douze années à l’influence de la propagande du régime d’Adolf Hitler. Cette inquiétude concernait en particulier les classes d’âge qui n’avaient quasiment connu que le nazisme et avaient été systématiquement endoctrinées dans l’esprit de la Weltanschauung nazie : les jeunes nés entre 1921 et 1929 et qui avaient entre 15 et 24 ans à la fin de la guerre. Mais pour eux, comme pour des millions d’Allemands de tous âges et de toutes conditions, les premières années de l’après-guerre après la disparition de la dictature nazie ont surtout été marquées par l’expérience de l’exode, des expulsions, de la faim et du froid, de la misère et de la perte de leurs foyers et de leur cadre de vie ancien46. Pour les enfants et les adolescents, il s’y ajoutait souvent aussi l’absence du père, mort ou prisonnier de guerre. C’est cette jeunesse qu’on observa et sonda avec une particulière attention.
105Les premières enquêtes sur l’état d’esprit de la population et notamment sur les rapports des jeunes avec l’héritage des années de dictature avaient déjà eu lieu en 1944 aux États-Unis dans les camps de prisonniers de guerre allemands, et leurs résultats avaient été contradictoires. Les traces de l’éducation reçue pendant les années national-socialistes n’avaient pas disparu du jour au lendemain. Cela ressortait aussi d’une étude faite à Berlin en 1946-194747, confirmée par un sondage réalisé sous les auspices de l’UNESCO, montrant que la majorité des jeunes interrogés (60 % des simples membres de la HJ ou de la BDM et jusqu’à 90 % des jeunes cadres de ces mouvements) gardaient un souvenir « globalement positif » des années passées dans les rangs des mouvements de jeunesse nazis, tout en reconnaissant qu’ils avaient été leurrés par le discours idéologique dont ils avaient été abreuvés. Mais ils gardaient un souvenir positif des activités sportives, des randonnées et de la vie des camps en compagnie de jeunes du même âge. Cette attitude ambiguë qui rejetait l’aspect idéologique – ou plutôt qui ne voulait plus s’en souvenir – pour ne se rappeler que des moments agréables donnait des airs d’idylle aux années de guerre, comparées aux difficultés matérielles et morales de l’après-guerre.
106La plupart des études d’opinion consacrées aux orientations idéologiques et politiques des jeunes Allemands dans l’immédiate après-guerre constataient que les nostalgiques du régime fasciste étaient une minorité, tout comme le pourcentage de ceux qui rejetaient explicitement l’héritage national-socialiste et s’engageaient pour le nouvel ordre social et politique démocratique. L’immense majorité manifestait une extrême léthargie en matière politique pour s’intéresser prioritairement, voire exclusivement, à son avenir personnel et professionnel. Ce fut le berceau de la « génération sceptique » que le sociologue Helmut Schelsky décrivit et analysa dans les années 196048.
107Rolf Schörken49 a entrepris d’étudier des témoignages écrits et oraux d’un certain nombre de jeunes nés entre 1921 et 1929 et ses conclusions rejoignaient les résultats des différents sondages et enquêtes. Il constata en particulier une tendance générale de cette génération à se considérer comme "victime" d'événements qui dépassaient les capacités de résistance humaines, victime de la guerre et de ses conséquences, victime aussi de la propagande national-socialiste. Ils mettaient volontiers l’accent sur des raisons irrationnelles comme le châtiment divin, la folie d’un homme, la puissance irrésistible des forces démoniaques ou la cruauté naturelle propre aux hommes. Ils ne s’interrogeaient guère en revanche sur le système idéologique et politique du national-socialisme ni sur le rôle de l’Allemagne et des Allemands dans le déclenchement et la conduite de la guerre. Cette génération de « victimes » avait aussi en commun la conscience d’avoir perdu des années précieuses de son existence et la conviction de s’être laissée abuser par excès de crédulité. C’est pourquoi elle s’efforçait autant que possible d’oublier les douze années de la dictature nazie, de rattraper le temps perdu et de se concentrer sur l’avenir pour construire sa vie. Sa tendance à la victimisation a été avalisée implicitement par les Alliés, qui ont accordé une amnistie aux classes d’âge à partir de celle de 1919.
108Puis, au début des années 1950, les explications irrationnelles passèrent progressivement au second plan dans le discours dominant de cette génération, en même temps que les objectifs exclusivement matérialistes, et furent remplacées par un intérêt nouveau pour les valeurs culturelles allemandes traditionnelles, occultées par les années de dictature, ainsi que par la découverte de la pensée et de la culture occidentales contemporaines. Ce sont ces valeurs culturelles qui servirent principalement d’antidote au poison national-socialiste absorbé depuis des années, plus que les valeurs politiques propagées par les partis démocratiques de la république fédérale50. La politisation de la jeunesse allemande d’après-guerre se produira un peu plus tard, pendant et après les années 1960, avec des cibles nouvelles et une véhémence qui a pu faire croire à une renaissance du mouvement juvéniliste.
Les illusions perdues
109D’innombrables témoignages et livres ont essayé de sauvegarder la mémoire des années noires, pour l’information des générations d’après-guerre et pour permettre à leurs auteurs de comprendre ce qu’ils avaient vécu à un moment clé de leur développement personnel. Contrairement aux analyses et études scientifiques consacrées à ces années par les historiens ou les politologues, les questions que se posaient ces mémorialistes en évoquant leurs jeunes années concernaient moins les problèmes idéologiques ou politiques que des questions personnelles : comment ai-je pu me laisser séduire par le discours national-socialiste et pourquoi n’ai-je pas compris plus tôt la nature réelle du nouveau pouvoir ?
110Tous décrivent l’omniprésence de l’appareil de propagande ou d’endoctrinement à l’école, dans les mouvements de jeunesse, dans la rue et la vie quotidienne. Mais en même temps, de nombreux jeunes décrivent comment ils ont réussi à trouver un refuge, une niche où ils pouvaient échapper pour un moment à ce martèlement et trouver un soutien moral et intellectuel pour ne pas y succomber. Ce pouvait être le foyer parental, un professeur, un groupe de camarades, un ecclésiastique. Souvent aussi ils rapportent comment cette influence qui cherchait à corriger les opinions et les slogans martelés par le régime pouvait les déranger, les heurter, avant de leur donner à réfléchir.
111Même des futurs authentiques résistants comme Hans Scholl ont été d’abord sensibles aux promesses d’une société meilleure à l’édification de laquelle ils étaient appelés à participer. Sa sœur aînée Inge se souvient de l’enthousiasme avec lequel ses frères et sœurs avaient découvert les perspectives que faisait miroiter la Hitler-Jugend et y avaient adhéré sans réserve :
On nous disait que nous devions vivre pour une grande cause. On nous prenait au sérieux et cela nous donnait un élan extraordinaire […] Nous sentions que nous prenions part à un processus, un mouvement, qui transformait une masse en un peuple51.
112Après avoir perdu leurs illusions et pris leurs distances par rapport au régime, tous les jeunes désabusés n’ont pourtant pas tiré les conséquences et combattu le système qui les avait leurrés. La perte des illusions sur la nature véritable du national-socialisme et la crainte que l’issue de la guerre déchaînée par le régime ne se termine par une catastrophe pire que la défaite de 1918 ne suffisaient pas à vaincre la peur de finir dans un camp de concentration ou dans la prison de Plötzensee52. Pas plus que la grande majorité de la population allemande, la jeunesse n’avait le goût du martyre. Seule une petite minorité a osé se lancer dans des actions de résistance, que certains ont dû payer de leur vie.
Limites et mérites de la résistance des jeunes
113La résistance des jeunes n’était pas une résistance fondée politiquement, encore moins une résistance armée. Celle-ci n’a pour ainsi dire pas existé en Allemagne, même parmi les résistants adultes issus des courants politiques de la république de Weimar. Si des Allemands ont pris les armes contre le régime qui s’est emparé de leur pays et qui l’a asservi pendant douze ans, c’était au sein de mouvements de résistance à l’étranger, dans les pays occupés par l’Allemagne, par exemple en France53, ou dans les forces armées alliées en guerre contre l’Allemagne hitlérienne, mais ce n’était pas sous l’uniforme allemand. Il n’y a pas eu de résistance armée des Allemands en Allemagne.
114En revanche, la résistance des jeunes constituait un important élément d’une résistance silencieuse « de base », la résistance que des Allemands de tous âges et de toutes conditions ont opposée, au nom de valeurs auxquelles ils restaient attachés, à l’entreprise de mise au pas totalitaire de la société allemande par le national-socialisme. Cette résistance pouvait se fonder sur des valeurs très différentes, éthiques, politiques ou religieuses ou sur une certaine idée de l’homme et de sa dignité. Elle pouvait aussi viser à préserver simplement des espaces de liberté pour échapper à l’aliénation totale par l’état. Cette résistance, si elle n’était pas politique au sens propre, n’en prenait pas moins rapidement une signification politique. Dans un système totalitaire, toute dissidence est inévitablement un acte politique.
115C’est pourquoi, après 1945, les historiens allemands, en étudiant la typologie des actes de résistance qui s’étaient manifestés sous le Troisième Reich, ont aussi cherché à redéfinir la notion de résistance en différenciant ses diverses manifestations, allant de la résistance passive (Resistenz54) jusqu’aux tentatives de renversement du régime. Entre ces deux extrêmes, la palette est large et englobe entre autres l’« émigration intérieure », le non-conformisme affiché, l’opposition idéologique, le refus d’obéissance ouvert et l’élaboration de plans pour un nouvel ordre politique et social après la chute du régime. À la base de ce large spectre de comportements, il y a une caractéristique commune, la Resistenz, le refus d’adhérer aux valeurs et aux desseins que le régime en place cherche à imposer et la force de caractère nécessaire pour ne pas se laisser emporter par la vague de l’opinion dominante et pour rester fidèle aux valeurs traditionnelles.
116La résistance des jeunes était essentiellement une résistance passive et n’a concerné au total qu’une faible partie des classes d’âge considérées. Pour développer cette force de résistance et cette immunité à l’égard des efforts d’embrigadement par la contrainte ou la séduction, il fallait généralement que les jeunes trouvent aussi dans leur milieu de vie le soutien d’adultes restés fidèles aux valeurs culturelles traditionnelles. L’héritage du juvénilisme d’avant 1933 s’est révélé dans beaucoup de cas comme un antidote efficace contre le poison de la Weltanschauung nazie.
117La résistance des jeunes a-t-elle compté ? Il est presque certain qu’elle n’a pas abrégé d’un jour la durée de vie de la dictature. Mais ne peut-on pas dire la même chose de la résistance des Églises, ou de celle des milieux politiques de gauche comme de droite, et même de la résistance militaire, après l’échec sanglant de la tentative de coup d’État du 20 juillet 1944 ? La résistance juvénile ne pouvait avoir que des effets modestes. N’étant pas intégrés dans le système, ne disposant d’aucun levier de commandement, les jeunes qui ont défié le régime n’en avaient que plus de mérite.
118La simple existence de la résistance au national-socialisme, même si elle s’est révélée impuissante en fin de compte, a aussi permis à l’Allemagne de renaître après la guerre et de retrouver après quelques années sa place dans le concert des nations. La part modeste que les jeunes ont eue dans cette opposition a suffi pour montrer qu’ils ne s’identifiaient pas tous au régime criminel qui prétendait représenter l’Allemagne et qui cherchait à transformer, par tous les moyens de la séduction et de la terreur, les hommes et les femmes, et surtout la jeunesse, en exécutants dociles de ses entreprises. C’était le sens du dernier tract rédigé et distribué par les étudiants munichois de la Rose blanche avant qu’ils fussent dénoncés, arrêtés, condamnés à mort et exécutés :
Le nom d’Allemand restera à tout jamais déshonoré si la jeunesse allemande ne se dresse pas enfin, à la fois pour venger et pour expier, pour anéantir ses bourreaux et construire une nouvelle Europe spirituelle.
Notes de bas de page
1 Un des grands succès du cinéma de propagande nazi fut le film Hitlerjunge Quex de Hans Steinhoff (1933) célébrant le « martyre » de Herbert Norkus ; les paroles de la chanson qui servit de thème musical au film étaient de Baldur von Schirach lui-même.
2 Dans le martyrologe du nazisme, les victimes de la répression du putsch d’Hitler et de Ludendorff à Munich en novembre 1923 furent rejointes, entre autres, par Leo Schlageter (1894-1923), membre d’un corps franc, condamné à mort par un tribunal militaire français pour espionnage et sabotage dans le cadre de la résistance à l’occupation de la Ruhr, et par Horst Wessel (1907-1930), membre du NSDAP et de la SA depuis 1926, assassiné par des militants communistes dans des circonstances peu claires. Le Horst-Wessel-Lied composé en 1927 devint l’hymne officiel du parti nazi et l’hymne national bis du Reich.
3 Werner Klose, Generation im Gleichschritt, Oldenburg, 1964, p. 22 sq.
4 La Hitler-Jugend était composée alors de 70 % de jeunes ouvriers et apprentis et de 12 % d’écoliers et comptait un fort pourcentage de jeunes chômeurs. Cf. A. Klönne, Jugend im Dritten Reich, op. cit., p. 19.
5 Cf. W. Michalka, Deutsche Geschichte 1933-1945, op. cit., p. 90.
6 Cf. Baldur von Schirach, Die Hitler-Jugend. Idee und Gestalt, Berlin, 1934. p. 169 sq.
7 Ibid., p. 170.
8 Ibid., p. 180.
9 Ibid., p. 169.
10 D’après Enzyklopädie des Nationalsozialismus, éd. par Wolfgang Benz, Hermann Graml & Hermann Weiss, Frankfurt, 1997.
11 Cf. B. von Schirach, Die Hitler-Jugend. Idee und Gestalt, op. cit., 1934.
12 Voir l’ouvrage de Kurt-Ingo Flessau, Schule der Diktatur. Lehrpläne und Schulbücher des Nationalsozialismus, Frankfurt a.M., 1979.
13 A. Hitler, Mein Kampf, op. cit., p. 456.
14 Jean-Marie Brohm, Jeux olympiques à Berlin, Bruxelles, 1983, p. 153.
15 Selon le titre du livre que l’académicien, philosophe et germaniste Robert d’Harcourt a consacré en 1936 à la situation de la jeunesse allemande sous le Troisième Reich : L’Évangile de la force. Le visage de la jeunesse du IIIe Reich, Paris, 1936.
16 Édouard Husson, Une culpabilité ordinaire ?, Paris, 1977, p. 56.
17 Karl H. Jahnke, Schwere Jahre. Arbeiterjugend gegen Faschismus und Krieg (1933-1945), Essen, 1995.
18 Ces textes ont été réédités après la guerre par Ebeling : Hans Ebeling et Dieter Hespers, Jugend contra Nationalsozialismus, Frechen, 1968.
19 Revenu en Allemagne au lendemain de la guerre, K.O. Paetel consacra à l’histoire de la Jugendbewegung avant et pendant le national-socialisme plusieurs livres fortement marqués par ses expériences personnelles. Signalons, en particulier, K.O. Paetel, Jugend in der Entscheidung 1913 - 1933 - 1945, Bad Godesberg, 1963.
20 Cf. K. H. Jahnke, Schwere Jahre, op. cit., p. 15 sq.
21 On peut lire le « journal de bord » de ce groupe dans Arno Klönne, Gegen den Strom. Bericht über den Jugendwiderstand im Dritten Reich, Hannover, 1960, p. 59 sqq.
22 Après l’assassinat de son frère Gregor Strasser lors de la « purge » interne de 1934 (« nuit des longs couteaux »), Otto Strasser (1897-1974) continua en exil son combat contre Adolf Hitler et son régime.
23 On peut rappeler, à cet égard, une affaire qui fit du bruit, l’« affaire Rossaint », ou Volksfrontprozeß. À cause d’un tract contre la réintroduction du service militaire en Allemagne, Joseph Rossaint, prêtre catholique en milieu ouvrier (Oberhausen), fut arrêté en janvier 1936 et condamné en avril 1937, en même temps que sept autres dirigeants de mouvements de jeunesse catholiques, à de lourdes peines de prison.
24 Sur la résistance des jeunes, voir en annexe, entre autres, les ouvrages d’Arno Klönne, Mathias von Hellfeld, Martin Klaus, Wilfried Breyvogel et Detlev Peukert.
25 Dans son livre Gesellschaft in der Katastrophe. Terror, Illegalität, Widerstand Köln 1944/45, Essen, 1989, Bernd-A. Rusinek s’est attaché, sur la base d’une étude approfondie de la documentation disponible, à décrire les conditions complexes de la vie à Cologne à la fin de la guerre, et à préciser le profil des principaux protagonistes des événements tragiques de novembre 1944.
26 Dans les années 1960 et 1970, les survivants et ayants droit de ce groupe se heurtaient encore à des fins de non-recevoir de la part des autorités administratives et judiciaires allemandes lorsqu’ils voulaient faire reconnaître la qualité de résistants et de « victimes du national-socialisme » des Edelweißpiraten condamnés et exécutés. Ils restaient prisonniers du qualificatif de criminels de droit commun qui leur avait été donné par la Gestapo.
27 Parmi les anciens membres de la Bündische Jugend qui ont participé à la résistance contre le national-socialisme dans d’autres cadres que les mouvements de jeunes, nous ne citerons que deux noms : celui du comte Stauffenberg, l’auteur de l’attentat du 20 juillet 1944, et celui du pédagogue de gauche Adolf Reichwein, éminent membre du Cercle de Kreisau.
28 Inge Scholl, La Rose blanche, op. cit., trad. française, p. 26.
29 Sophie, sa vie et sa mort tragique, a fait récemment l’objet d’une excellente nouvelle biographie : Barbara Beuys, Sophie Scholl. Biografie, München, 2010. Cet ouvrage, qui fait aussi une large place au milieu familial ainsi qu’au cercle d’amis de la fratrie Scholl, permet de corriger un certain nombre d’inexactitudes et d’approximations du petit livre d’Inge Scholl paru en 1953 qui a eu le grand mérite de faire connaître l’histoire et la fin tragique du groupe de la Rose blanche.
30 « Tracts du mouvement de résistance en Allemagne. Appel à tous les Allemands. »
31 Voir entre autres : Manès Sperber et al., Die Weiße Rose und das Erbe des deutschen Widerstandes, München, 1993, et Inge Scholl, Die Weiße Rose, Frankfurt, 1955. Trad. française, Paris, 1992.
32 Extrait du dernier tract de la Weiße Rose.
33 Les pertes allemandes pendant la campagne de France furent de 27 000 tués et 18 000 disparus ; celles de la France, de 92 000 tués et 1,9 million de prisonniers de guerre.
34 L’attaque sur Stalingrad avait commencé en août 1942, mais s’était ensuite enrayée. Après la contre-offensive soviétique en novembre, les assiégeants (250 000 hommes) se trouvèrent assiégés à leur tour et durent capituler fin janvier 1943 après avoir subi de lourdes pertes.
35 Espoir utopique depuis la conférence de Casablanca en janvier 1943, où Roosevelt et Churchill avaient proclamé que l’objectif de la guerre contre l’Axe (Allemagne, Italie et Japon) ne pouvait être qu’une « capitulation inconditionnelle ».
36 Guido Knopp, Hitlers Kinder, München, 2001, p. 263 sqq.
37 Voir le témoignage de Melita Maschmann, Fazit. Mein Weg in der Hitler-Jugend, 1979, München. La traduction française du titre était Ma jeunesse au service du nazisme, Plon, 1964.
38 Arthur Axmann (1913-1996), né dans un milieu petit-bourgeois, adhéra à la Hitler-Jugend en 1928 et accéda en 1932 à la direction centrale du mouvement dirigé par B. von Schirach. Il succéda en 1940 à Schirach nommé Gauleiter de Vienne. Fidèle à Adolf Hitler jusqu’au bout, il consacra toute son énergie à la mobilisation de la Hitler-Jugend pour la jeter dans les combats qui ne se terminèrent qu’avec la capitulation en mai 1945. Bien qu’il fût ainsi responsable de milliers de morts inutiles, il n’écopa en 1949 que d’une peine d’emprisonnement de 3 ans et demi, alors que Schirach avait été condamné à 20 ans de prison.
39 Mémoires d’A. Axmann, cité d’après G. Knopp, Hitlers Kinder, op. cit., p. 274.
40 Depuis 1933, la Hitler-Jugend publia chaque année un mot d’ordre pour fixer les objectifs de l’année. Le dernier mot d’ordre proclamé en 1944 était : l’année des volontaires (Jahr der Kriegsfreiwilligen). Sur le fonctionnement et le devenir de la division SS Hitler-Jugend, voir Jean-Denis Lepape, Hitler-Jugend. La jeunesse hitlérienne 1922-1945, Paris, 2004, chap. 19.
41 Comme « Reichsbevollmächtigter für den totalen Kriegseinsatz ».
42 Document cité par K.H. Jahnke, Hitlers letztes Aufgebot, Essen, 1993, p. 16.
43 Ibid., p. 24.
44 Martin Bormann était chef de la chancellerie et bras droit d’Hitler. L’original du document cité par Jahnke, ibid., p. 22 se trouve aux archives fédérales de Coblence sous la signature NS 6 – 354, f. 137.
45 Ibid., p. 26.
46 Helmut Schmidt, « Politischer Rückblick auf eine unpolitische Jugend », in Id., Kindheit und Jugend unter Hitler, Berlin, 1992, p. 262.
47 Hilde Thurnwald, Gegenwartsprobleme Berliner Familien, Berlin, 1948.
48 Helmut Schelsky, Die skeptische Generation, Düsseldorf – Köln, 1963.
49 Rolf Schörken, Jugend 1945. Politisches Denken und Lebensgeschichte, Opladen, 1990.
50 Ibid., p. 177 sqq.
51 Inge Scholl, Die weiße Rose, op. cit., p. 46.
52 Prison berlinoise où furent fusillés, décapités ou pendus près de 3 000 résistants au nazisme, notamment dans les dernières années de la guerre. Un mémorial rappelle leur souvenir aujourd’hui.
53 Sur la participation des Allemands à la Résistance française, voir entre autres B. Vormeier, « Les Allemands dans la résistance en France », p. 293-309, in Christine Lévisse-Touzé & Stefan Martens (éds), Des Allemands contre le nazisme. Oppositions et résistance 1933-1945, Paris, 1997.
54 Le substantif Resistenz et l’adjectif resistent sont habituellement réservés au domaine médical et biologique : on les emploie pour parler, par exemple, de personnes résistantes à certains agents pathogènes ou de maladies résistantes à des médicaments (antibiotiques).
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