Les écrivains et le nouvel état (1945-1955)
p. 229-236
Texte intégral
1Deux anecdotes illustrent assez bien la différence de climat qui caractérise les relations entre l’État et les intellectuels en Allemagne et en France. Agacé par les propos critiques de Böll, de Grass ou de Walser, le “chancelier du miracle économique” Ludwig Erhard les traite de Pinscher, de roquets braillards mais inoffensifs afin de mettre en valeur leur peu d’importance dans la vie publique. Franz Josef Strauß, Ministre-Président de la Bavière et, à l’époque candidat à la chancellerie, couvre les intellectuels de gauche de mépris et d’injures en les traitant de “Ratten und Schmeißfliegen”, de “rats et de mouches à merde” tout en les proposant au lynchage populaire.
2“Man sollte einmal die, die für die Freiheit des Volkes angeblich kämpfen, dem Volke überlassen. Dann brauchen sich Polizei und Justiz gar nicht mehr darum zu kümmern.”1
3De tels propos seraient impensables dans la bouche d’un Président de la République ou d’un Premier ministre français. Que l’on se rappelle à ce sujet le péremptoire verdict du Général de Gaulle. Sollicité par ses conseillers de mettre fin aux agissements provocateurs et illégaux de Jean-Paul Sartre il répondit : “Messieurs, on n’arrête pas Voltaire”. Cette divergence d’état d’esprit, cette différence de rapports entre esprit et pouvoir – Geist und Macht – ont fait l’objet de nombreuses études dans les deux pays où se mêlent, comme souvent, fiction et vérité, cliché et analyse socio-historique sérieuse. Il n’est pas de mon propos d’en parler aujourd’hui. Aussi me contenterai-je de renvoyer à un grand classique de la germanistique française, à savoir à l’étude aussi riche que passionnante de Robert Minder : Der Dichter und die Gesellschaft. Inneres Reich und Einbürgerung des Dichters. Ein Vergleich zwischen französischer und deutscher Literatur2 . Le sous-titre indique déjà la thèse du livre. La place du poète dans la société s’inscrit dans une tradition historique différente en France et en Allemagne. En France l’écrivain a toujours fait partie intégrante de la nation, il se sent responsable de la cité pour laquelle il s’engage par ses écrits, de même que l’état se sent responsable de ses écrivains dont il tire prestige et fierté. Les exemples à l’appui de cette thèse ne manquent pas : Pascal se bat contre la puissante compagnie de Jésus et pour la juste cause des religieux de Port Royal. Le nom de Voltaire reste attaché à l’affaire Calas et celui de Zola à l’affaire Dreyfus. Victor Hugo est devenu le symbole de la résistance contre Napoléon III et de nombreux intellectuels et écrivains se sont engagés dans la résistance contre l’envahisseur nazi. Inversement l’État prend soin de ses élites intellectuelles et artistiques en les organisant dans des institutions nationales. François Ier crée le Collège de France, Richelieu l’Académie française, Louis XIV la Comédie française et il défend Molière contre ses détracteurs ecclésiastiques. Rien de tout cela en Allemagne, pas d’académies, pas d’institutions nationales pour écrivains, tout simplement parce qu’il n’y avait pas de nation politiquement constituée avant 1871. Cette tradition historique différente explique pourquoi l’écrivain a été très tôt intégré comme citoyen dans la société française alors que l’écrivain allemand est resté le “citoyen d’un autre monde”, toujours prêt à se retirer dans la tour d’ivoire d’une pure intériorité.
4C’est sous l’influence d’échecs répétés et cuisants des intellectuels sous la République de Weimar et surtout sous le régime nazi que la génération des écrivains allemands d’après-guerre a adopté le principe d’une littérature engagée avec la double exigence d’un antifascisme inconditionnel et d’un fort engagement politique et social. Voyons les faits de plus près.
5L’attitude fondamentale de ces écrivains est une attitude de non-conformisme par réaction contre une société de restauration politique et économique, sous le règne du chancelier Adenauer et de son parti, la CDU-CSU. Leurs principales critiques portent sur l’absence d’un renouveau intellectuel et surtout moral ; sur la fuite devant les horreurs nazies dans le confort facile et rassurant d’une société de consommation ce qui, dans l’explication des psychanalystes Alexander et Margarete Mitscherlich, équivaut à un refoulement avec tous ses effets désastreux ; sur le manque de générosité et d’humanisme dans une société vouée exclusivement au profit (Walser) ; sur la continuité d’éléments fascistes et la présence au gouvernement d’hommes compromis par le régime nazi (Kœppen, Grass) 3 ; sur l’anticommunisme systématique et exagéré afin de justifier idéologiquement la division de l’Allemagne et l’intégration exclusive de la République fédérale dans le bloc occidental (Grass) ; sur les compromissions de l’Église catholique avec le pouvoir et l’argent (Böll), etc. Au centre de toutes ces critiques, il y a toujours ce même reproche d’un passé non surmonté, ni sur le plan moral et intellectuel, ni sur le plan spirituel. C’est la fameuse discussion autour de la “Vergangenheitsbewältigung”.
6En effet, tous les thèmes que nous venons d’énumérer se retrouvent avec de nombreuses variantes dans les œuvres littéraires de l’immédiat après-guerre, que ce soient des poèmes, des romans ou des pièces de théâtre. Ils constituent la base intellectuelle commune d’un certain nombre d’écrivains qui se sont retrouvés en 1947 dans le “Groupe 47”. Un de ses membres, le poète Hans-Magnus Enzensberger, le décrit comme suit :
“Le “Groupe 47”, je ne le sais que trop bien, n’a pas d’insignes. C’est triste à dire, mais il n’a pas non plus de président d’honneur, pas de secrétaire général, pas de rapporteur ni de trésorier. Il n’a pas de membres. Il n’a pas de compte chèque postal. Ce n’est pas non plus une association déclarée de la loi 1901. Il n’a ni siège social, ni statuts. Aucun étranger n’en saurait mesurer l’importance dans un pays où le génocide n’est pas concevable sans dossiers et où même le mouvement anarchiste recense ses membres moyennant un fichier bien tenu. Il n’y a que deux explications à cela : ou le “Groupe 47” est une légende ou - ce qui serait pire - c’est une “clique”... Trois jours par an, cette “clique” à laquelle j’ai l’honneur d’appartenir, forme le “café littéraire” d’une littérature sans capitale”.
7À peu près unique dans l’histoire de l’Allemagne, ce “Groupe 47” a joué le rôle d’un salon littéraire avec un pouvoir discrétionnaire réel, bien que non fondé en droit. En effet, sous la discrète et intelligente direction de son animateur, Hans-Werner Richter, des écrivains, des critiques et des éditeurs se réunissaient une fois par an pour lire et discuter ensemble des manuscrits inédits afin de déceler et de faire connaître au grand public les jeunes talents jusqu’alors inconnus. Au fil des années, le Groupe est devenu un véritable tribunal littéraire dont le seul critère de décision fut la qualité, le seul critère d’arbitrage le bon goût, et la seule raison d’être le succès. En effet, le palmarès des prix décernés par le “Groupe 47”, après passage sur la “chaise électrique”, c’est-à-dire après la lecture et la discussion du texte, contient une liste impressionnante de noms célèbres : Günter Eich (1950), Heinrich Böll (1951), Ilse Aichinger (1952), Ingeborg Bachmann (1953), Martin Walser (1955), Günter Grass (1958), Johannes Bobrowski (1962), Peter Bichsel (1965), Jürgen Becker (1967). Le prix était recherché, moins pour la somme d’argent qu’il comportait (entre 1 000 et 7 000 DM suivant les années et la générosité des donateurs) que pour la publicité que la présence à la fois des critiques et des éditeurs assurait au jeune auteur. Les jugements rendus par le “Groupe 47” donnaient aux ouvrages primés un label de qualité littéraire qui leur garantissait à la fois la publication et le succès, de sorte que les adversaires du Groupe ont pu parler de monopole, de dictature et de censure.
8À l’origine, l’orientation politique du Groupe a été largement influencée par la revue Der Ruf, fondée en 1946 dans les camps de prisonniers américains, notamment par Hans-Werner Richter et Alfred Andersch. Elle fut interdite un an après par le gouvernement militaire américain pour sa tendance trop libérale et indépendante et pour son radicalisme démocratique et moralisateur. C’est en effet après l’interdiction de Der Ruf que Hans-Werner Richter a organisé en 1947 la première réunion d’un groupe d’écrivains et d’intellectuels qui, plus tard, devait se nommer “Groupe 47” et qui avait pour but de poursuivre, par d’autres moyens, la discussion politique et littéraire engagée par la revue. Vingt ans après, Richter décrit ainsi le climat politique du Groupe :
“Ils étaient presque tous de tendance socialiste, ils avaient été des ennemis inconditionnels du national-socialisme sous lequel ils avaient été pourtant obligés de servir comme soldats, et ils croyaient, dans les premières années d’après-guerre, à un renouveau radical. En critiquant, d’une part, la thèse de la culpabilité collective, d’autre part la politique de rééducation et d’épuration antifasciste du gouvernement militaire américain et enfin les pratiques socialistes du marxisme dogmatique du gouvernement militaire russe, ils étaient “assis entre deux chaises”.
9À la suite de Jean-Paul Sartre, dont l’influence a été déterminante à cette époque en Allemagne, on souhaitait une littérature engagée, qui en fait était “une littérature engagée sans programme” (Reich-Ranicki). Il y avait bien une tendance politique commune, mais sans aucune action concrète. On se situait à gauche, mais dans “une gauche sans patrie”, c’est-à-dire sans aucun engagement dans un parti politique. Sur la base d’un antifascisme fondamental, on aspirait à une vague synthèse entre humanisme et socialisme. On était puriste et on souhaitait un renouveau radical qu’on entendait étendre jusqu’au domaine de la langue et de l’écriture. Il fallait exterminer la Sklavensprache, opérer un Kahlschlag et sortir enfin de la tour d’ivoire (Wolfdietrich Schnurre, Auszug aus dem Elfenbeinturm, 1949).
10Ce besoin d’un renouveau radical et d’une littérature politiquement engagée explique également le fait, pour le moins surprenant, que l’on n’ait pas voulu renouer avec la littérature allemande de l’exil. Elle représentait pourtant, au regard du monde entier, pendant toute cette période sombre, la “bonne Allemagne” et était illustrée par des noms glorieux tels que Thomas et Heinrich Mann, Lion Feuchtwanger, Hermann Hesse, avec une exception cependant pour Bertolt Brecht, bien accueilli dans l’autre Allemagne jusqu’au jour du soulèvement ouvrier, le 17 juin 53, écrasé par les chars russes. Il avait en effet osé critiquer cette République Démocratique qui, “mécontente de son peuple, changeait de peuple pour rester au pouvoir. “
11Il est vrai aussi que beaucoup d’écrivains en exil étaient horrifiés par les atrocités nazies, qu’ils attribuaient au peuple allemand tout entier – défenseurs en cela de la thèse de la culpabilité collective – de sorte qu’ils refusaient de revenir en Allemagne après 45 malgré les invitations pressantes de leurs collègues restés dans les ruines. Le cas des frères Mann en est un exemple typique. Il n’en reste pas moins que le public allemand d’après-guerre était plus attentif à cette jeune génération d’écrivains qui parlaient de leurs problèmes, qu’aux anciens dont, par ailleurs, les livres étaient trop chers, voire inaccessibles, en l’absence de devises.
12Heinrich Böll était l’une des figures de proue de cette jeune génération. Il reçut le prix du “Groupe 47” pour sa nouvelle Die schwarzen Schafe. C’est une critique sous-jacente de la discipline et de la réussite de l’Allemagne d’après-guerre et un sympathique plaidoyer pour le narrateur, la “brebis galeuse” qui refuse de s’intégrer dans une famille de gens respectables, de faire comme les autres, d’exercer une profession honnête. Il s’amuse, il fait des dettes et est récompensé par le destin sous forme d’un prix de la loterie nationale. L’auteur qui raconte l’histoire à la première personne, donne raison à celui qui a le courage de vivre en marge de la société, en fonction des besoins de son cœur, contre une société de consommation qui ne vit qu’en fonction de ses besoins matériels.
13Dans le roman Hundejahre (1963) de Günter Grass, c’est l’épouvantail qui devient le symbole de la fonction de l’artiste. Un des personnages principaux, un demi-juif intelligent et sensible – avant la guerre il s’appelle Amsel et après Bauxel – essaie de conjurer le mal dans le monde en fabriquant des épouvantails nazis pendant le régime fasciste et des caricatures d’hommes aliénés par un matérialisme outrancier après la guerre. L’épouvantail devient ainsi le symbole de l’art engagé - celui de Günter Grass entre autres - qui se sert aussi de la laideur pour choquer, pour mieux dénoncer les travers et défauts des hommes. L’épouvantail a en effet la double fonction de miroir d’un monde démasqué et de prévention contre le mal.
14Cette même année 1963 paraît un roman de Heinrich Böll, Ansichten eines Clowns qui traite de ce même thème de l’artiste comme être marginal, à la fois rejeté par la société et en opposition contre elle. La marginalité est indiquée par le personnage de l’artiste-clown. Hans Schnier, le héros, s’est échappé d’une famille d’industriels rhénans, largement compromis sous le régime nazi, pour se faire clown. Comme le héros de Grass, il démasque le mal au moyen de la caricature, mais il échoue. L’institution responsable de sa détresse est l’Église catholique qui, en s’éloignant de sa vocation originelle d’amour et de compréhension humaine, s’est alliée au pouvoir politique et financier. En effet, le roman raconte l’histoire d’un amour malheureux entre le clown et Marie, une jeune fille merveilleusement tendre et pure. Elle l’aime également, seulement son éducation catholique la pousse à renoncer au péché d’une union libre avec cet être asocial. Sous la pression de l’Église elle épouse un catholique et le clown, désespéré, finit comme mendiant sur l’escalier de la gare de Bonn dans le tohu-bohu grotesque et absurde du carnaval rhénan. Böll, lui-même catholique et rhénan, attaque ici avec une rare virulence l’appareil de l’Église catholique, ses mensonges, ses cruautés et surtout ses compromissions à la fois avec le régime hitlérien et la restauration capitaliste, tout en opposant le christianisme authentique du clown au christianisme figé et formaliste de l’Église et de son parti, la CDU. Ainsi Böll, comme Grass, traitent dans leurs œuvres les mêmes thèmes : le passé allemand et son prolongement dans le présent, la critique de la restauration adenauerienne aussi bien sur le plan économique et social que sur le plan religieux et moral. Mais tandis que Grass projette un monde de cauchemar et de caricatures grinçantes, Böll est plus doux, plus moraliste et chaleureux avec tous ceux qui souffrent de cette société aliénante.
15Cependant, l’écrivain qui a brossé le tableau le plus complet et en même temps le plus critique et pessimiste de la société allemande d’après-guerre, est Wolfgang Koeppen dans ses trois romans Tauben im Gras (1951), Das Treibhaus (1953) et Der Tod in Rom (1954). Les thèmes communs à cette trilogie sont, à côté d’une description vive de la réalité des années 50, le prolongement du passé allemand dans le présent, la survie d’éléments nationaux-socialistes dans presque tous les secteurs de la vie privée et publique et enfin le rapport étroit entre le miracle économique et la perte de la dimension humaine dans cette société. Comme chez Böll et Grass, les héros sont des marginaux, des êtres sensibles et délicats qui refusent de s’adapter, qui veulent aller à contre-courant mais qui sont trop faibles pour résister réellement, de sorte qu’ils ne trouvent pas de place dans cette nouvelle société. Ils sont rejetés parce qu’ils ont voulu être “le grain de sel”, le “bacille de l’inquiétude”, des “hommes de conscience” et par conséquent des gêneurs. Dans Die Tauben im Gras, c’est Philipp, l’écrivain, qui s’enfonce dans le désespoir et l’échec après avoir été brisé par l’agitation frénétique de la société munichoise. Il en est de même pour Keetenheuve, le personnage principal de Das Treibhaus. Ancien journaliste, émigré pendant le régime hitlérien, il devient député dans un parti de l’opposition à Bonn. Il est trop faible et trop sensible pour résister aux agissements tactiques de ses collègues, à la manipulation des hommes politiques et à la corruption du gouvernement. D’ailleurs sa vie privée est aussi ratée que sa vie professionnelle, de sorte qu’il ne lui reste comme seule issue qu’un suicide spectaculaire : il se jette dans le Rhin pour protester contre une tentative de récupération politique, on voulait, en effet acheter son silence en le nommant ambassadeur. Le titre La serre (Treibhaus) indique à la fois le climat météorologique et politique de Bonn : lourd, orageux et étouffant.
16Dans Tod in Rom, le thème principal est la permanence des nazis aux postes de commandement de la société et de l’État. L’histoire est violente : dans une sorte de délire fanatique, un ancien général SS, Judehahn, tue à Rome d’un coup de revolver une belle juive pour accomplir une dernière fois la volonté du Führer.
17Bien que Kœppen ait décrit et analysé la société de la République fédérale des années 50 de la façon la plus complète et la plus réussie sur le plan littéraire, il n’a pas eu le succès que beaucoup lui avaient prédit et que, sans aucun doute, il méritait. La critique en a fait un “cas Kœpppen” en avançant plusieurs hypothèses rassemblées par Ulrich Greiner dans son ouvrage sur l’auteur.4 La vision si sombre et si foncièrement pessimiste de la République fédérale semblait sans doute à beaucoup de lecteurs trop exagérée, d’autant plus que les prévisions apocalyptiques sur l’avènement d’un nouvel état nazi se sont révélées fausses et sans fondement. Au contraire, l’Allemagne était en train de bâtir peut-être l’État le plus démocratique et le plus libéral de toute son histoire. Mais d’un autre côté, il est bien vrai aussi que cette société saturée et figée de l’époque adenauerienne avait tendance à refouler tout ce qui lui rappelait un passé trop douloureux. La Vergangenheitsbewältigung n’avait pas eu lieu. Dans cette situation, la critique trop radicale de Kœppen a été mal reçue.
18Afin de montrer à quel point la discussion critique des réalités allemandes s’est généralisée dans sa littérature, nous donnerons encore quelques exemples significatifs. Dans Ehen in Philippsburg (1957), Martin Walser s’attaque à l’opportunisme des carriéristes qui, dans une société en pleine expansion économique, sont prêts à tout sacrifier au principe de la concurrence. Le héros du roman est un jeune intellectuel qui fait le dur apprentissage de la vie en réalisant peu à peu qu’il doit pour réussir socialement renoncer à beaucoup de ses principes idéalistes et accepter un grand nombre de compromis plus ou moins honnêtes. Le personnage opposé, un jeune poète, qui refuse de s’adapter aux règles de cette société implacable, échoue et finit par le suicide. Le héros, après avoir accompli bien des rites d’initiation sous forme de turpitudes et de trahisons, achève son éducation sentimentale et est accepté finalement dans le cercle exclusif d’un club de nuit réservé à ceux qui ont réussi. C’est une évidente parodie du Bildungsroman classique et en particulier du Wilhelm Meister de Gœthe où le héros est également reçu au bout de ses pérégrinations dans la communauté élitiste de “la Tour”, suprême achèvement de son éducation, avec cette différence toutefois que chez Walser la noble Turmgesellschaft est un bordel pour messieurs riches. Les péripéties du roman donnent à l’auteur maintes occasions d’évoquer les différents aspects de la société capitaliste moderne : l’argent comme seul mobile de la vie, l’abandon des idéaux de jeunesse, la manipulation des consommateurs par la publicité, la fabrication artificielle d’une starlette par la télévision, les réceptions mondaines qui dégénèrent en orgies, les horreurs de l’avortement pour des raisons de carrière, l’assassinat psychologique d’une femme par son mari, et, avec de nombreuses variantes, la satire des technocrates arrivistes.
19Alexander et Margarete Mitscherlich ont fondé et dirigé pendant longtemps le célèbre “Institut de psychanalyse” de Francfort, qui a joué un rôle si important dans le rétablissement et le développement des méthodes freudiennes en Allemagne après leur interdiction par les nazis. Ils ont tenté une interprétation intéressante de la société allemande d’après-guerre en transposant précisément des éléments d’explication empruntés à la psychanalyse au comportement collectif d’un peuple et à ses réactions politiques et sociales. Le titre Die Unfähigkeit zu trauern. Grundlagen kollektiven Verhaltens (1967), indique déjà la thèse fondamentale du livre. Le travail de deuil constitue dans la théorie freudienne une opération psychique positive qui consiste à liquider et, par là, à surmonter une perte douloureuse. Si, pour une raison quelconque, le travail de deuil se trouve empêché, cette “incapacité” peut provoquer chez le sujet des troubles psychosomatiques graves tels que paralysies, inhibitions, blocages de la créativité, etc. En effet, la douleur, au lieu de s’extérioriser en dépensant ses énergies affectives, est refoulée et reste psychiquement active en provoquant des phénomènes pathologiques. Appliquée au comportement collectif, la théorie freudienne du refoulement pourrait servir de modèle d’explication pour un certain nombre de faits que nous avons constatés dans la société allemande de l’époque adenauerienne. Il s’agit notamment du refus de la Vergangenheitsbewältigung par une fuite dans le bien-être matériel, et inversement de réactions vives de rejet chaque fois que l’on touche le tabou d’un passé douloureux et enfin de symptômes d’inhibition de la créativité politique, d’où immobilisme, provincialisme, refus de toute politique de réformes. Le tout se traduit dans le fameux slogan “Pas d’expériences” grâce auquel Adenauer a si confortablement gagné les élections.
20Le peuple allemand s’était largement identifié à Hitler et, dans un mouvement de régression infantile, lui avait obéi inconditionnellement. La perte du Führer puis la révélation et la condamnation par le monde civilisé tout entier des crimes nazis, ont causé au “peuple des poètes et des penseurs” une blessure narcissique si douloureuse qu’aucun travail de deuil ne saurait la guérir sans provoquer une dévalorisation totale de l’identité nationale et un sentiment de culpabilité insupportable. L’énormité même de la faute ressentie comme une immense douleur a déclenché les mécanismes de défense du refoulement, c’est à dire de la fuite devant un passé jugé “insurmontable”, qui a été pour la personnalité nationale le seul moyen de survie. Par ailleurs, la réussite économique – le fameux “miracle allemand” – permettait la reconstitution d’une image de soi positive (“Man war wieder wer”).
21Nous pensons, pour conclure, que la fonction critique représente une partie essentielle de la fonction de l’intellectuel dans une société ouverte, pluraliste et libre, qu’elle constitue un élément de base dans une vraie démocratie et que par conséquent, elle doit non seulement être supportée par les dirigeants mais voulue et rendue possible par eux. C’est en cela qu’un régime démocratique se distingue fondamentalement d’un régime totalitaire, qu’il soit de gauche ou de droite. Cette distinction d’ailleurs ne dépend pas de quelque décision individuelle plus ou moins libérale, elle est inhérente au système et s’explique par une conception différente du rôle de l’intellectuel dans la société. Une comparaison entre les deux Allemagnes nous paraît à cet égard révélatrice.
22En RDA, comme dans la plupart des pays de l’Est, la littérature fait partie de l’idéologie communiste, elle n’est pas libre, mais doit au contraire servir cette idéologie en apportant une contribution positive à la construction de l’État socialiste. Or la vérité de cette politique est absolue et scientifiquement établie. Par conséquent, toute opposition critique serait non seulement condamnable mais encore illogique à l’intérieur de cette position idéologique. Ceci explique en même temps qu’il y ait une dissidence et qu’elle soit réprimée, soit par un isolement intérieur, soit par l’exil. Robert Havemann, Wolf Biermann ou Stephan Hermlin, qui s’est vu exclure du Schriftstellerverband pour manque de pureté idéologique, en sont des exemples parmi beaucoup d’autres.
23En RFA, au contraire, et dans tous les pays démocratiques, l’écrivain n’est intégré à aucun système, il est libre, il vit plutôt en porte-à-faux par rapport à l’État et à la société ; aucun gouvernement ne lui prescrit ce qu’il doit faire ; sa fonction politique est d’être critique, de dénoncer l’erreur ou le mal, de mettre en question. La responsabilité de l’État est de lui garantir cette liberté.
Épilogue
24Quand, avec un certain recul, un hypothétique historien aura à décrire l’évolution de la littérature allemande dans la seconde moitié du XXe siècle, il y a fort à parier qu’il marquera une forte césure en 1989, année de la chute du mur. Je pense, en effet, que c’est avec cet événement que prend réellement fin la littérature allemande d’après-guerre, cette littérature qui dans les deux Allemagnes a été si fortement marquée par une volonté d’engagement politique et social et par les thèmes dictés, de près ou de loin, par l’histoire de deux régimes totalitaires, le fascisme hitlérien et le communisme stalinien. Un tournant s’esquisse également en littérature, un retour de pendule vers des conceptions plus esthétiques, plus “l’art pour l’art”, vers une autonomie plus grande du domaine littéraire par rapport au domaine politique. Il est vrai que des signes précurseurs de ce tournant se sont manifestés bien avant avec Peter Handke, par exemple, qui combat le “Groupe 47” – notamment lors d’une réunion houleuse à Princeton – au nom d’une nouvelle génération d’écrivains qui prône le retour à une “nouvelle intériorité” et réclame le droit de pouvoir dire à nouveau “je”. Son écrit Ich bin ein Bewohner des Elfenbeinturms a l’allure d’un pamphlet en faveur d’une nouvelle doctrine littéraire.
25Mais la vraie rupture avec la littérature engagée de l’Allemagne d’après-guerre sera, sans doute, une conséquence des événements de 89. Marcel Reich-Ranicki, le pape de la critique allemande, publie une série d’articles sur les écrivains de l’ancienne RDA sous le titre significatif : Littérature sans rabais. Les textes ne seront plus jugés que sur des critères de qualités littéraires. Le même Reich-Ranicki se livre à une condamnation sans rémission et sans nuances du dernier roman de Günter Grass sur l’unification allemande Ein weites Feld. Il trouve entre autre que les convictions politiques de l’auteur ont nui à la qualité littéraire du roman. Enfin, Karl Heinz Bohrer développe toute une théorie de littérature moderne qui, selon lui, devient enfin “majeure” en se dégageant de l’esclavage d’impératifs étrangers, notamment philosophiques et politiques.
26Au tournant politique de 89 correspond donc un tournant dans l’histoire littéraire allemande, ce qui peut, malgré tout, paraître logique. Est-ce un tournant heureux pour l’Allemagne unie et pour une démocratie qui, pour pouvoir fonctionner, aura toujours besoin “du sel de la terre” qu’est le regard critique et responsable de ses clercs ? L’histoire nous le dira.
27En tout cas :
28Von hier und heute beginnt eine neue Epoche der (Literatur)- Geschichte und ihr könnt sagen, ihr seid dabeigewesen.
Bibliographie
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10.1515/9783111357508 :Notes de bas de page
1 Gerd Fuchs : “Wehren wir uns”. In : Verband deutscher Schriftsteller – Informationen 3/1978. Dans ce numéro des informations de l’Association des écrivains allemands, l’auteur a réuni un certain nombre de propos diffamatoires d’hommes politiques à l’égard des écrivains. C’est, en effet, une lecture aussi révélatrice qu’affligeante.
2 Frankfurt a. M. : Insel-Verlag 1966.
3 Le “cas Globke”, commentateur des lois raciales sous Hitler et haut fonctionnaire sous Adenauer en est le plus fort exemple.
4 Greiner, Ulrich (Hg) : Über Wolfgang Koeppen. Frankfurt a. M : Édition Suhrkamp, 1976.
Auteur
Université de Paris III
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