Postface : Essai d’un bilan critique
p. 298-306
Texte intégral
1Il y a quelques temps déjà qu’Alfred Grosser posait la question : Haben die Mittler versagt ? En reprenant à mon compte une formule de la dialectique grosserienne du « Et altera pars audiatur » je dirais volontiers : c’est vrai et faux à la fois. Certes, les médiateurs n’ont pas échoué, si l’on se réfère aux contributions réunies dans cet ouvrage qui montre d’une façon éclatante les immenses progrès réalisés dans tous les domaines de la coopération franco-allemande depuis le Traité de l’Élysée en 1963. Le propos de ce livre collectif était de mettre en valeur cet acquis incontestable en donnant d’ailleurs la parole, la plupart du temps, aux acteurs eux-mêmes, donc à ces fameux médiateurs du franco-allemand. Le propos de cette postface est, au contraire, de soumettre cet acquis à un examen critique et de poser quelques questions volontairement indiscrètes, certes non pour diminuer les mérites de ceux qui ont été les promoteurs fidèles et obstinés de la cause franco-allemande – et l’auteur de ces lignes se compte parmi eux – mais pour découvrir des insuffisances et pour suggérer des améliorations, bref pour faire avancer les choses franco-allemandes et, si possible, en direction de l’Europe. Il est vrai que l’on peut, par-ci par-là, avoir l’impression d’un certain essoufflement de l’élan franco-allemand. Après trente ans de mariage, ce vieux couple a sombré dans le ronron quotidien et ne semble plus avoir des choses passionnantes à se dire. De petits agacements mis à part – mais cela aussi est normal dans un vieux couple – les relations franco-allemandes se sont normalisées et font désormais partie de notre vécu quotidien. C’est une bonne chose, mais est-ce assez ? Le Franco-Allemand est devenu une valeur sûre : on multiplie les colloques, les livres, les enseignements, les programmes, les déclarations et les festivités, c’est toujours bien et tout le monde est d’accord. Mais là encore est-ce assez, ou faudrait-il essayer de faire mieux ou/et autrement ? Les quelques réflexions qui vont suivre portent sur ce « mieux » et cet « autrement ».
Les institutions
2Au niveau des structures administratives on a toujours noté une certaine profusion institutionnelle, pour ne pas dire une confusion certaine des compétences. Il faut être un expert averti pour se retrouver dans la multitude des organisations qui font du franco-allemand, pour finir par savoir qui fait quoi. On a compté plus de vingt institutions de chaque côté qui ne s’occupent que du secteur universitaire. Il faut bien sûr maintenir le principe de la diversité dans les échanges culturels, mais quand il s’agit des deniers de l’État, donc du contribuable, une certaine coordination au niveau des départements ministériels et des organisations chargées de la mise en œuvre serait souhaitable pour assurer une cohérence et une efficacité plus grande des actions. Les conflits de compétence et les rivalités institutionnelles sont nuisibles à l’ensemble de la coopération franco-allemande surtout à une époque où les moyens financiers se font plus rares. Les chevauchements et les doubles emplois sont un luxe que nous ne pouvons plus nous payer.
3Il y a, bien sûr, des instances de coordination, prévues même dans le Traité de l’Élysée, mais sont-elles vraiment opérantes ? Le « coordinateur » a-t-il un réel pouvoir politique pour coordonner ne serait-ce que des activités gouvernementales ? Et le Ministre-Président d’un Land, plénipotentiaire pour les affaires culturelles, côté allemand, homologue du Ministre de l’Éducation et de la Culture, côté français, est-ce vraiment une construction heureuse ? Si l’on peut déplorer sur ces trente dernières années un manque d’initiatives et de résultats, cela ne tient pas, me semble-t-il, aux personnes qui ont occupé ces postes, mais à la disparité de leurs fonctions respectives. Le Ministre français de l’Éducation et, depuis peu, de la Culture a le pouvoir politique de prendre des décisions dans son domaine. En revanche, son homologue allemand, Ministre-Président d’un Land, donc chef de gouvernement, qui dans sa fonction de Plénipotentiaire change de personne et de couleur politique tous les cinq ans (alternance socialiste et chrétien-démocrate) n’a aucune compétence politique directe en matière d’éducation et de culture. La plupart du temps, il doit se contenter d’informer et de persuader ses quinze collègues des autres Länder et leurs Ministres de l’Éducation. Cela tient évidemment au partage des compétences dans une République fédérale, dont il convient de respecter le principe. Mais le trentième anniversaire du Traité ne serait-il pas une bonne occasion pour repenser les structures de coordination dans les échanges culturels afin de les rendre plus opérantes ?
4Les hommes politiques, pour se maintenir au pouvoir, ont besoin de succès visibles, c’est une évidence dans un système démocratique. Mais pourquoi ce besoin de succès se manifeste-t-il dans le domaine des relations culturelles presque toujours par une fâcheuse et coûteuse tendance à créer de nouvelles institutions au lieu de mettre l’accent sur la création d’activités nouvelles et originales en les confiant aux organisations existantes qui ont fait leurs preuves. Le Collège Franco-Allemand pour l’Enseignement Supérieur en est un exemple parmi d’autres. Au sommet culturel de Francfort en 1986, il fallait un résultat concret. On a donc créé ce collège pour faire quelque chose de très utile, à savoir la mise en place de cursus intégrés avec double diplôme entre les Universités françaises et allemandes. Tout le monde à Francfort était d’accord pour confier ces tâches à une « structure souple et légère ». Or, c’est le contraire qui s’est fait, une administration compliquée et peu opérationnelle en est sortie. Le secrétariat français à Strasbourg avec un président à Metz, un autre secrétariat allemand au DAAD à Bonn avec une antenne délocalisée à Mayence pour satisfaire au principe d’un fédéralisme, à mon sens, mal compris, et en tout cas peu efficace. Le tout pour administrer un budget malgré tout assez modeste (5,5 millions de DM). Il faut espérer que les responsables politiques suivront l’avis de la récente commission d’évaluation en fusionnant les deux secrétariats et qu’ils trouveront le moyen d’alléger la lenteur des circuits administratifs, qui font que les bourses par exemple transitent par cinq instances différentes avant d’atteindre leurs bénéficiaires. En dehors du fait que ces transferts de fonds sont coûteux, il est presque impossible que les étudiants aient leur argent à temps ; on a même vu des cas où ils ont touché leurs bourses à la fin de leurs séjours d’études.
5Le cadre institutionnel dans lequel se traduit la politique culturelle d’un pays constitue un problème important et délicat. L’Allemagne, pour des raisons essentiellement historiques – l’expérience notamment d’une mise au pas des institutions culturelles sous le régime nazi – s’est dotée d’un système extrêmement décentralisé en confiant ses relations culturelles universitaires et scientifiques avec l’étranger à des organismes autonomes, indépendants de l’emprise directe de l’État. Les principales institutions dans le domaine des échanges culturels sont les Instituts Goethe et dans le domaine universitaire et scientifique le Conseil Scientifique (DFG), l’Association Max Planck et, pour la coopération avec l’étranger, l’Office Allemand d’Échanges Universitaires (DAAD) ainsi que la Fondation Alexander von Humboldt (AvH). Sur le plan juridique ces institutions sont de droit privé, comparables en France aux associations enregistrées sur la base de la loi de 1901 ; ceci augmente considérablement leur souplesse d’intervention et leur indépendance. Les instances de direction, suivant un savant dosage, sont composées de représentants de l’État et de la communauté scientifique afin d’institutionnaliser le dialogue entre l’État et la science. La volonté politique et le savoir scientifique doivent déboucher sur un processus de décision commune.
6Les expériences que la République fédérale a faites avec ce principe de délégation et avec l’organisation décentralisée des échanges culturels et universitaires sont globalement positives. Quelques remarques critiques toutefois : ces institutions sont devenues tellement grandes par la multiplication des tâches qu’on leur a confiées – et souvent sans augmentation concomitante de moyens de fonctionnement – que le danger de la bureaucratisation les guette également. Une, sinon la principale raison d’être de ces agences est précisément une gestion plus souple, plus efficace et mieux adaptée aux besoins particuliers d’une administration culturelle en comparaison avec les appareils plus lourds des ministères. Il faut, hélas, reconnaître que les différences s’estompent et que les procédures administratives sont bien souvent aussi compliquées et aussi peu transparentes dans les deux cas. À cela s’ajoute l’arrogance, sans doute inévitable, de ceux qui ont l’argent et qui le distribuent, de sorte que, dans certains cas, on aurait tendance à oublier que ces institutions ne sont pas une fin en soi, mais qu’elles ont été créées pour servir une cause. Ces problèmes d’identité et d’égoïsmes de clocher font également qu’elles perdent parfois un temps et une énergie précieux dans des conflits de compétence et des rivalités institutionnelles. Enfin, bien que le principe de l’autonomie soit universellement admis, il existe, malgré tout, une tentation permanente de la part du gouvernement de transgresser ces compétences et de s’immiscer dans les affaires intérieures de ces organisations plus qu’il ne le faudrait, parfois même pour s’en servir à des fins politiques. Cette tentation peut paraître compréhensible en l’occurrence, mais c’est une raison de plus pour rester vigilant, afin que le dialogue entre l’État et le monde culturel et universitaire ne dégénère en monologue.
7En France, les relations culturelles avec l’étranger sont traditionnellement centralisées entre les mains des instances gouvernementales. Elles sont essentiellement de la compétence du Ministère des Relations Extérieures avec sa Direction des Affaires Culturelles, Techniques et Scientifiques, mais également du Ministère de l’Éducation Nationale et de la Culture et du Ministère de la Recherche. Même si la dispersion des responsabilités est moindre qu’en Allemagne, des problèmes de coordination et de rivalités ministérielles avec leur effet de freinage existent également. Une évolution récente allant dans le sens d’une déconcentration mérite d’être signalée. Le Ministère de l’Éducation Nationale et la Conférence des Présidents des Universités (CPU) ont décidé de mettre en place une agence universitaire chargée de promouvoir la coopération entre les universités françaises et étrangères : l’Agence des Relations Internationales de l’Enseignement Supérieur (ARIES). D’après le président Régis Ritz, responsable des relations internationales au sein de la Conférence des Présidents (Corex), l’exemple allemand du DAAD aurait été « une référence, mais non un modèle ». C’est en tout cas une initiative intéressante et originale qui pourra contribuer d’une façon efficace à renforcer et à développer les activités internationales des universités françaises. Son succès dépendra d’une part du degré d’autonomie réelle et des moyens mis à la disposition de cette nouvelle institution, mais d’autre part et surtout de la volonté politique des principaux bailleurs de fonds, et notamment du Ministère des Relations Extérieures, de confier leurs programmes universitaires à la gestion de cette Agence.
L’office franco-allemand pour la Jeunesse
8La réalisation la plus concrète du traité de l’Élysée est sans doute l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse. Depuis sa fondation en 1963, 4,35 millions de jeunes français et allemands ont été échangés dans une grande variété de programmes où les exigences de qualité ont toujours été requises, sinon respectées. Cela a fait dire à Joseph Rovan que l’Office avait organisé « la plus grande migration des peuples en temps de paix. » Il est hors de doute que cette grande œuvre constitue une pierre angulaire dans l’édifice franco-allemand. Mais qu’en est-il de l’édifice européen ? Il est vrai qu’après la chute du Mur l’OFAJ a fait un effort considérable en direction de l’ancienne RDA (101 programmes en 1992) et en direction des pays d’Europe centrale et orientale. Mais cet élan est freiné par la clause des 5% que l’Office s’est imposée lui-même ou que les deux gouvernements lui ont imposée. Elle prévoit, en effet, que la participation des ressortissants d’un pays tiers ne saurait excéder 5% du total des jeunes Français et Allemands dans un programme donné. Il serait urgent de faire sauter cette clause restrictive si l’on veut donner à l’Office une orientation plus européenne. Mais pour les mêmes raisons il serait tout aussi urgent d’augmenter sensiblement le budget de l’Office qui n’a plus que 47% de son pouvoir d’achat par rapport à l’année 1963, c’est-à-dire que son budget réel, 40 millions de DM en 1963, est à peu près le même en 1992, donc en forte diminution. Le trentième anniversaire de sa naissance ne serait-il pas une excellente occasion pour les deux gouvernements de réfléchir à un substantiel cadeau d’anniversaire pour lui permettre de remplir de nouvelles fonctions importantes : d’une part, l’Office doit relever le défi de la xénophobie haineuse des jeunes notamment en Allemagne de l’Est ; il est directement concerné dans sa mission de médiateur entre les jeunes ; et d’autre part, il doit, sans plus tarder, renforcer son ouverture européenne. Cela ne veut pas dire qu’il faille remplacer l’Office Franco-Allemand par un Office Européen de la Jeunesse. Je crois au contraire à la nécessaire spécificité des relations bilatérales, mais je crois en même temps à la nécessité d’étendre les modèles de coopération expérimentés dans le domaine franco-allemand aux autres pays de l’Europe. Ce n’est possible que si le moteur franco-allemand garde toute sa puissance. J’aurai l’occasion de revenir sur ce point, qui me paraît capital pour l’avenir des relations franco-allemandes dans la nouvelle Europe. Appliqué à l’OFAJ, cela voudrait dire deux choses : participation plus large des autres pays européens au programme franco-allemand (suppression de la clause des 5%), et constitution de réseaux d’échanges sur le modèle de l’Office, tout en tenant compte de la situation spécifique de chaque pays.
La coopération universitaire
9Dans le domaine universitaire on peut, suivant les points de vue et les références statistiques, parler de récession, de stagnation, ou de stabilisation. Nous penchons pour cette dernière appréciation. Il nous semble, en effet, que la coopération universitaire a atteint, peu ou prou, sa vitesse de croisière. Bien sûr, il n’y a plus l’élan des années 60 et 70, ni les moyens pour lancer de nouveaux programmes et faire preuve d’imagination créatrice. Il faut reconnaître que l’acquis est considérable et que dans bien des cas l’expérience franco-allemande a servi de modèle aux programmes européens, comme par exemple les cursus intégrés (erasmus) ou le système de reconnaissance de diplômes et de périodes d’études (équivalences). Mais ces deux exemples montrent bien que l’Europe a toujours besoin du moteur franco-allemand et qu’il serait fâcheux de nous reposer sur nos lauriers. Dans cet ordre d’idées, il faut espérer que le Collège Franco-Allemand pour l’Enseignement Supérieur réussira à développer bientôt un grand nombre de modèles de cursus intégrés avec double diplôme, susceptibles d’être étendus à d’autres universités européennes. Enfin, la mise en œuvre d’un doctorat franco-allemand d’abord, et européen ensuite, vaudrait également la peine d’être tentée.
10Un autre exemple positif est la coopération franco-allemande dans l’aide aux pays de l’Est et notamment à l’ex-RDA (le plan Guigou) : création de centres culturels, financement de nombreux programmes d’échanges de courte, de moyenne et de longue durée, y compris les missions pour enseignants de toutes catégories, promotion de la langue française etc. Toutes ces activités poursuivent le même but : rattraper le retard de ces pays par un effort commun pour les intégrer le plus vite possible dans les circuits internationaux de la coopération universitaire et scientifique.
11On le voit, il y a encore beaucoup de pain franco-allemand sur la planche. Et c’est pour cette raison que les deux gouvernements doivent résister à une double tentation : diminuer les fonds, sous prétexte qu’il y a maintenant d’autres priorités ou au contraire, appliquer le principe de la subsidiarité à l’envers : puisque Bruxelles paye, on peut donc réduire les fonds bilatéraux. L’exemple de la RDA montre à l’évidence que les opérations concertées sont toujours couronnées de succès. On devrait continuer dans cette voie avec d’autres pays tiers en formulant une politique culturelle commune qui pourrait d’ailleurs être mise en œuvre par des centres culturels et des agents d’Ambassade communs. Pour ce faire, il faudrait du côté français modifier la notion de « fonctionnaire d’autorité » qui pour le moment empêche que la France se fasse représenter par un ressortissant d’une autre nationalité. Par le biais de la citoyenneté européenne, on devrait bien trouver une solution à ce problème.
12Du côté allemand, il existe toujours le risque, au demeurant bien compréhensible, d’un transfert de fonds au profit des cinq nouveaux Länder qui en ont un cruel besoin. Hans-Dietrich Genscher a rassuré ses partenaires en confirmant que l’Allemagne ne se désistera pas de ses engagements communautaires. Je pense qu’il a raison, même d’un point de vue strictement allemand : sur le plan politique comme sur le plan économique, l’œuvre de l’unification ne pourra se faire qu’à l’intérieur de l’Europe et avec l’aide des partenaires européens.
13Pour revenir à la coopération universitaire, je pense que les principaux déficits consistent dans une mauvaise application ou une application insuffisante des mesures sur lesquelles on s’est mis d’accord. Il faut reconnaître que c’est très souvent la faute des universitaires eux-mêmes et des administrations universitaires, et non des politiques. Les textes réglementant les équivalences ont été signés au plus haut niveau à l’occasion des sommets franco-allemands en 1980 et 1986. Dans trop de cas encore, surtout du côté allemand, les universités ne les appliquent pas ou dénaturent leur sens par des exigences supplémentaires. Il existe encore un protectionnisme universitaire que l’on a surmonté, il y a belle lurette, dans les domaines économiques et politiques. La tentative du Collège Franco-Allemand d’établir un cursus intégré en droit entre PARIS I et l’Université de Cologne en est un triste exemple. Le Ministère de tutelle de Düsseldorf refuse de reconnaître les périodes d’études passées en France afin de permettre aux étudiants français de passer le Staatsexamen que l’on a remplacé pour les besoins de la cause par un Magister legum sans aucune valeur sur le marché du travail. La vraie raison en est que le lobby des juristes veut protéger le Staatsexamen allemand contre toute intrusion extérieure, puisque c’est pour eux le meilleur diplôme juridique en Europe, en tout cas supérieur au diplôme français correspondant, auquel on refuse par conséquent les prérogatives professionnelles attachées au diplôme allemand. Le marché commun des diplômes est encore bien loin au seuil de l’année du marché unique qui aurait pourtant un urgent besoin de juristes spécialisés dans le droit français et allemand.
14Ce n’est pas seulement de juristes que l’Europe aura besoin, mais d’une façon générale d’experts européens dans toutes les disciplines et à tous les niveaux. Le débat autour de Maastricht a montré qu’un rôle important revient aux sciences humaines et sociales pour former cette conscience européenne qui visiblement n’existe pas encore. Il faut bien constater que le message européen n’est guère passé, d’où l’importance de toutes les filières de formation visant une meilleure connaissance et compréhension de l’autre, donc les études comparées de civilisation. Elles sont maintenant assez développées en France, mais la romanistique allemande n’a toujours pas opéré une ouverture significative sur l’étude de la civilisation française. À ma connaissance, il n’y a aucune chaire de civilisation dans un département de langues romanes en Allemagne. En Rhénanie du Nord-Westphalie par exemple, les instances ministérielles refusent d’accepter un sujet de civilisation pour les mémoires du Staatsexamen, il doit être obligatoirement littéraire. Les tentatives de certains collègues allemands d’introduire des cursus de civilisation n’ont pas été couronnées de succès, ce qui explique, par ailleurs, que les recherches se font en dehors de l’université comme à l’Institut franco-allemand de Ludwigsburg, ou en dehors des départements de français comme chez les politologues à Kassel. Nous avons toujours dit qu’il fallait à tout prix perpétuer l’excellente tradition de la romanistique allemande, mais que cela ne devrait pas empêcher la nécessaire ouverture aux études de civilisation dans l’intérêt même de la discipline, comme dans celui des étudiants et de leur avenir professionnel. Il faudrait peut-être éviter que l’enseignement du français dans les universités allemandes retombe au niveau des langues mortes, comme le grec et le latin.
L’enseignement des langues
15Puisque le problème des langues fait partie du rituel classique de toute manifestation franco-allemande, l’auteur de cet article ne veut pas faire exception ; mais simplement pour dire que tout a été dit sur ce sujet, que d’excellentes propositions ont été avancées et qu’il suffit maintenant de les appliquer. Mais pour cela il faudrait une volonté politique ferme et efficace. Les déclarations, au plus haut niveau, sur la priorité à donner à l’enseignement des langues ne manquent pas. Dans le traité de l’Élysée on lit : « les deux gouvernements reconnaissent l’importance essentielle que revêt pour la coopération allemande la connaissance dans chacun des deux pays de la langue de l’autre. Ils s’efforceront, à cette fin, de prendre des mesures concrètes en vue d’accroître le nombre des élèves allemands apprenant la langue française et celui des élèves français apprenant la langue allemande ». La mesure concrète que l’Allemagne a prise tout de suite après, en 1964, était l’Accord scolaire de Hamburg qui rendait l’anglais obligatoire en excluant catégoriquement le français comme 1ère langue dans tous les lycées allemands. Il a fallu attendre l’année 1971 pour modifier cet Accord en offrant aux jeunes lycéens allemands le choix entre deux premières langues, anglais et français.
16Dans la déclaration culturelle commune du 6 février 1981, le Chancelier fédéral Helmut Schmidt et le Président de la République Française Valéry Giscard d’Estaing soulignent à nouveau que l’enseignement et l’apprentissage des langues du pays partenaire sont une condition indispensable pour le développement et le renforcement de la coopération franco-allemande. Dans la déclaration du gouvernement Kohl du 4 mai 1983, le Chancelier demande « d’entreprendre de nouveaux efforts pour promouvoir la langue allemande à l’étranger ». Enfin au sommet culturel franco-allemand en octobre 1986 les deux chefs d’État et de gouvernement ont à nouveau exigé « des mesures concrètes pour développer et renforcer l’enseignement du français et de l’allemand dans le pays partenaire ». On pourrait multiplier les exemples.
17Il serait injuste de nier que certaines améliorations ont pu être obtenues, notamment par un programme d’action décidé au sommet franco-allemand de février 1981, par les efforts conjugués de l’Office Franco-Allemand pour la Jeunesse et le DAAD et par de nombreuses mesures de soutien du français émanant du Ministère des Relations Extérieures. Mais ces résultats sont nettement insuffisants ; il faut avoir le courage de dire que la situation de l’enseignement de la langue partenaire dans les deux pays est lamentable, surtout eu égard aux objectifs que les deux gouvernements se sont fixés. Une politique cohérente et efficace doit commencer dans le pays d’origine par l’enseignement précoce des langues étrangères dans les jardins d’enfants et les écoles primaires, pour se poursuivre dans le secondaire et supérieur sous forme d’un enseignement obligatoire, sans oublier la formation continue et l’enseignement à distance, riches en possibilités dans ce domaine. Enfin, il convient de moderniser les méthodes pédagogiques pour rendre l’enseignement des langues étrangères plus attrayant et moins ennuyeux. Tout ceci est une question de moyens, donc de décisions politiques. Si j’avais à formuler les objectifs d’une politique des langues étrangères pour l’Europe, je proposerais volontiers le modèle suisse : posséder bien, si possible, sa propre langue, et comprendre au moins deux, sinon trois autres langues européennes ; en somme une helvétisation linguistique de l’Europe.
Une nouvelle revue européenne — NRE
18C’est un fait sans doute surprenant, mais la communication passe bien moins la frontière en Sciences Humaines que dans d’autres disciplines comme dans les sciences dures ou en médecine. On constate toujours des décalages notoires dans la réception des courants ou des écoles de pensée. Ainsi l’École de Francfort avec Adorno, Horkheimer et Habermas a été reçue par les philosophes et sociologues français avec un fort décalage dans le temps. Sartre, en revanche, continuait à hanter les séminaires et les théâtres allemands alors qu’il avait déjà quitté, depuis un bon moment, la Sorbonne et St Germain-des-Prés. Foucault, Lacan, Barthes et Claude Lévi-Strauss ont fait fureur en Allemagne, le structuralisme sous toutes ses formes, philosophique, psychanalytique, linguistique, littéraire et en ethnologie, est devenu une véritable mode dans les universités allemandes alors que la discussion de ce structuralisme par les penseurs allemands, son dépassement vers le néo-structuralisme ou le discours de la post-modernité n’a été guère perçue en France. Il faut d’ailleurs reconnaître que le passage se fait souvent plus difficilement d’Allemagne en France qu’en sens inverse. Ceci est également vrai pour les traductions de livres importants qui sont dans beaucoup de cas la conditio sine qua non de toutes communications intellectuelles.
19Un cas frappant est le tollé général soulevé parmi l’intelligentsia française, surtout à droite, par le livre de Victor Farias sur Heidegger et le nazisme, en 1985. Comment ? Ce Maître à penser de la gauche philosophique française (Sein und Zeit - l’Etre et le Néant) a été compromis par l’hitlérisme, donc toute cette gauche est compromise, quod erat demonstrandum. Cette discussion sur les affinités de Heidegger avec le nazisme a eu lieu en Allemagne tout de suite après la guerre et au début des années 1950. Nous étions parmi ces étudiants qui à l’entrée des amphithéâtres de l’Université de Fribourg distribuaient ce fameux discours du Recteur Heidegger prononcé en 1933 où celui-ci expliquait que les philosophes devaient être les soldats du Führer et que le renouveau de l’université du peuple allemand serait son œuvre. Et on dénonçait déjà le racisme philosophique de Heidegger puisque pour lui il n’y avait que deux peuples qui aient produit une pensée philosophique authentique, le peuple grec et le peuple allemand ; Descartes n’était qu’un subjectiviste méprisable et le peuple français d’une façon générale dépourvu de talent philosophique. Il a donc fallu attendre presque trois décennies pour que cette discussion anime les esprits français. Il est vrai que le livre de Farias est écrit dans leur langue.
20Nous pensons, en effet, qu’une des raisons principales de ce décalage est d’ordre linguistique. C’est une fois de plus la barrière de la langue qui empêche de regarder de l’autre côté du « mur culturel ». Pour y remédier nous proposons de créer une revue d’information en sciences humaines. Cela sera une entreprise très humble qui se contentera de diffuser des informations précises et concrètes sur les événements importants dans le domaine de l’esprit et sur les évolutions intellectuelles en Europe. Elle s’abstiendra de toute critique et de tout débat de fond qui se fait très bien ailleurs, pour se concentrer sur la présentation de comptes-rendus analytiques (abstracts) de livres importants ; et ceci dans la plupart des langues de l’Europe, donc sur le mode multilingue une Nouvelle Revue Européenne, une NRE.
21Ce livre, comme le colloque que nous organisons en Sorbonne à l’occasion du trentième anniversaire de l’Élysée, a pour thème : Quel avenir pour la coopération franco-allemande en Europe ? Un regard sur l’histoire de l’Europe après la Seconde Guerre mondiale permet une constatation qui a presque force de loi : à chaque fois que l’Allemagne et la France sont d’accord, l’Europe avance et, dans le cas contraire, il y a stagnation ou échec. En voici quelques exemples.
22La Communauté Européenne Charbon/Acier (CECA) est un exemple positif : elle sera le modèle institutionnel pour le Marché Commun. La Communauté Européenne de Défense, (la CED) est un échec, puisque le parlement français ne la ratifie pas. Dans la création de la Communauté Économique Européenne et de l’EURATOM, la France et l’Allemagne sont des éléments moteurs. Le plan Fouchet pour l’union politique échoue puisqu’il y a désaccord franco-allemand, le traité de l’Élysée est d’une certaine façon une solution de rechange. Dans toutes les phases de l’unification européenne, le couple franco-allemand a joué un rôle décisif : le système monétaire européen mis en route par Valéry Giscard d’Estaing et Helmut Schmidt en 1979, le sommet de Milan en juin 1985 avec un vote difficile de 7 contre 3 en faveur de l’Acte Unique et du Marché Unique en 1993 ; enfin le traité de Maastricht dont on peut dire, sans exagération, qu’il ne se serait sans doute pas fait sans l’obstination de François Mitterrand et de Helmut Kohl
23La conclusion s’impose comme une évidence : il faut garder au moteur franco-allemand toute sa puissance. Tout projet tendant à réduire la qualité de ces relations et à diluer la coopération franco-allemande dans des ensembles plus vastes et plus vagues ne ferait qu’affaiblir la construction européenne. Dans l’état actuel des choses, où les difficultés de toutes sortes sont encore bien grandes – le débat autour du référendum de Maastricht et les discussions du GATT viennent de le mettre en évidence – on a plus que jamais besoin de la force d’entraînement du couple franco-allemand. Il faut pour cela éviter un double danger. L’un consisterait à appliquer le principe de la subsidiarité en sens inverse : puisqu’il y a le multinational de Bruxelles, on n’a plus besoin du bilatéral franco-allemand, ou concrètement : puisqu’il y a Erasmus et Lingua on peut faire l’économie des programmes franco-allemands, qui pourtant ont une signification et une qualité différentes. C’est un piège dans lequel donnent même des universitaires bien intentionnés. L’autre danger consiste à refuser à la Commission tout droit d’intervention en matière de culture et d’éducation. Il convient donc d’appliquer le principe de la subsidiarité dans le bon sens : les efforts communautaires doivent venir en plus et non en substitution. Enfin, il faut transformer cette attitude de méfiance à l’égard de la Communauté en confiance et en coopération. La politique de Bruxelles sera aussi bonne et aussi mauvaise que les États européens veulent bien la faire. La Communauté, c’est nous et non quelques Eurocrates qui servent trop souvent de boucs émissaires pour des choses dont ils ne sont pas responsables. Quant au contenu et à la finalité de l’action culturelle, il faut à tout prix éviter tout multinationalisme égalitaire et s’attacher avec force à préserver ce qui constitue notre richesse, à savoir la diversité et l’identité particulière de chaque culture en Europe. Cela signifie qu’au niveau institutionnel il faut renoncer au centralisme multinational et ouvrir au contraire les organisations existantes à l’Europe en créant des réseaux de coopération complexes et diversifiés qui permettent à la fois de conserver et d’enrichir les cultures particulières de ces beaux pays et de ces belles régions de l’Europe. Ces objectifs pourraient se traduire en termes de dialectique hégélienne par la notion de « aufheben » : à la fois conserver et dépasser. Conserver le franco-allemand pour le dépasser en direction de l’Europe.
Auteur
Professeur à l’Université de la Sorbonne Nouvelle – Paris III et Directeur de l’Institut d’Allemand d’Asnières.
A notamment publié : El Desengano. Wort und Thema in der spanischen Literatur des Goldenen Zeitalters, München 1969 ; Autorität und Kreativität : Zum Wechselspiel von Staat und Gesellschaft, Düsseldorf 1973 ; Hrsg. : Spiele und Vorspiele, Suhrkamp, Frankfurt am Main 1978 ; Eine Amtzeit wird besichtigt, Bonn 1988 ; Von der Begegnung zur Zusammenarbeit, Bonn 1989 ; « Ein Hunsrücker in der Kulturpolitk », in : Zeitschrift für Kulturaustausch, Stuttgart, 1992.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Médiations ou le métier de germaniste
Hommage à Pierre Bertaux
Gilbert Krebs, Hansgerd Schulte et Gerald Stieg (dir.)
1977
Tendenzen der deutschen Gegenwartssprache
Hans Jürgen Heringer, Gunhild Samson, Michel Kaufmann et al. (dir.)
1994
Volk, Reich und Nation 1806-1918
Texte zur Einheit Deutschlands in Staat, Wirtschaft und Gesellschaft
Gilbert Krebs et Bernard Poloni (dir.)
1994
Échanges culturels et relations diplomatiques
Présences françaises à Berlin au temps de la République de Weimar
Gilbert Krebs et Hans Manfred Bock (dir.)
2005
Si loin, si proche...
Une langue européenne à découvrir : le néerlandais
Laurent Philippe Réguer
2004
France-Allemagne. Les défis de l'euro. Des politiques économiques entre traditions nationales et intégration
Bernd Zielinski et Michel Kauffmann (dir.)
2002