L’imaginaire et le rapport à l’histoire
Notre histoire est celle d’un long métissage
p. 29-31
Texte intégral
1En tant que Française, je voudrais souligner le caractère particulier, spécifique de la relation qui existe, dans notre pays, entre l’identité nationale et une certaine représentation du passé. Mon constat sera inséparable d’une perception critique de cette représentation. En cela, je vais me trouver en désaccord assez flagrant avec la vision un peu trop idyllique, à mon sens, de notre histoire, qui vient de nous être suggérée par M. Pillorget.
2Les Français sont assez peu conscients de la manière dont l’enseignement de l’histoire, mis en place dans l’école de Jules Ferry, après 1880, fut conçu dans le but explicite de façonner une identité collective dans un pays alors très divers. «Un pays de sauvages» a écrit l’historien américain Eugen Weber dans La Fin des terroirs (Fayard, 1983), où l’on parlait «des langues à foison». Les fondateurs de la Troisième République imposèrent le français à tous (en interdisant par des punitions le «patois» à l’école), et un même passé remontant aux ancêtres gaulois communs à tous, Antillais, Algériens, Canaques compris. La réussite, du reste, fut si remarquable, que sont encore occultés à l’heure actuelle, pour un très large public, les choix, les gommages et les truquages sur lesquels repose l’historiographie officielle diffusée par l’école républicaine.
3Je viens d’utiliser le mot «historiographie». Ce mot recouvre une réalité qui échappe à la très grande majorité des Français. Le fait que toute «histoire» n’est qu’une «écriture» du passé, un filtrage (inéluctable) dans la totalité des événements advenus, une reconstruction organisée selon une certaine logique inséparable d’un éclairage idéologique, n’est pas une idée courante dans la conscience française. Il s’est produit, depuis un siècle, et ce fut là le succès extraordinaire des «hussards noirs» de la République, (les instituteurs pionniers de l’école publique), un alliage si intime entre l’histoire et l’identité nationale, qu’il est impensable, spontanément, d’établir une distance entre l’Histoire avec un grand H et l’histoire enseignée dans l’école.
Quelle histoire pour l’école ?
4Plusieurs querelles sur l’enseignement de l’histoire ont eu lieu ces dernières années. Mais il s’agissait toujours de s’indigner de ce qu’on n’enseigne plus ou plus assez l’histoire, jamais de s’interroger sur quelle histoire. Certes, il existe, au plan universitaire, des colloques, des polémiques sur l’historiographie d’une période (Cf. par exemple très récemment les interprétations de la Révolution française) ou sur toutes sortes de questions pointues, mais il n’y a aucun grand débat, comme celui que les historiens allemands viennent de mener, sur le sens du passé en général, sur le rapport de l’identité nationale et la manière dont le passé est reconstruit ou occulté. Personnellement je crois que cela relève du tabou : nos historiens les plus renommés ne veulent pas jeter un regard critique global sur la grande synthèse républicaine élaborée par leurs collègues universitaires de la Troisième République. Sans doute ne veulent-ils pas courir le risque de mettre en question l’identité nationale telle que, justement, elle résulte de cette «lecture» du passé ; soit qu’eux-mêmes l’intériorisent trop intimement comme quelque chose de l’ordre du sacré, soit qu’ils ne veuillent pas prendre le risque de soulever un lièvre qui leur paraît dangereux pour «l’être ensemble» de la société française ! 15
Notre mythe national
5En contre-point à l’exposé de M. Pillorget, je reprendrai de manière critique deux ou trois moments de son texte, qui, pour moi, relèvent de ce que j’appelle notre «mythe national». Il a évoqué la bataille de Bouvines pour nous convaincre de l’ancienneté de la conscience française. Je croyais que le Bouvines de Georges Duby avait définitivement démontré comment on était passé d’un récit hagiographique à la gloire de Philippe Auguste à une transfiguration «patriotique» opérée par l’historiographie du xixe siècle. D’autre part, les mots «France», «Français» sont à utiliser avec des pincettes, la «France» du début du xiiie siècle c’est la région entre Seine et Somme, et Colette Beaune a bien précisé dans son livre sur la Naissance de la nation France que Philippe Auguste porte encore le titre de «roi des Francs», puisque celui de «roi de France» ne devient officiel que vers 1254.
6M. Pillorget a également évoqué le bon roi Saint Louis, mais il a omis de nous rappeler que sa religion lui commandait d’exterminer les Infidèles et que ce fut sous son règne que les Juifs du Royaume furent contraints de porter la rouelle, en application des recommandations du Concile de Latran. Il voudrait nous faire croire (j’ai noté l’affirmation) qu’il n’y eut jamais «aucune politique de francisation violente». Que fait-il de la Croisade contre les Cathares et des bûchers qui s’en suivirent ? L’inquisition a sévi au temps de Louis IX. On sait aussi que pour incorporer le Béarn, le Roussillon, la Franche-Comté, il a fallu des expéditions militaires, car les populations résistaient à l’appétit d’annexion du roi de France. La Corse n’a été annexée qu’après la défaite de Paoli. Quant à l’Alsace et à son «intégration réussie», il ne faudrait pas oublier les déceptions postérieures à 1918 et le malaise qui s’est exprimé dans l’autonomisme.
Les gommages de l’histoire
7Les gommages subis par notre histoire officielle indiquent fort bien, pour moi, le travail que nous avons à opérer et qui consiste à décrypter dans nos histoires «nationales» la logique de conquête qui les a toutes caractérisées au cours des siècles, mais qui a été plus ou moins occultée par le postulat de la nation préexistante «La nation existe avant tout, elle est à l’origine de tout» écrivait Sieyès dans Qu’est-ce que le Tiers-État ? Les Français ont tendance à opposer la nation immémoriale et originelle qui serait la conception de Herder, la conception allemande, à une conception française qui serait volontariste et «renanienne». Je crois, pour ma part, que la référence implicite à l’entité préexistante est la clef de l’historiographie républicaine qui a transformé le mythe de l’origine troyenne des rois Francs en mythe de l’origine gauloise du peuple français. Mais ceci est masqué par la référence explicite à la «naissance» de la nation à la Fête de la Fédération du 14 juillet 1790, sublimée par Michelet dans son Histoire de la Révolution française. L’influence de Michelet sur la représentation française du passé a été et reste formidable.
8Nous avons donc à faire tout un «travail de deuil» par rapport à ce que nous pensions être «le» passé, afin de déconstruire les représentations d’une France identifiée à l’État à travers une histoire justifiant les guerres et annexions qui ont réuni sous la couronne capétienne, valoisienne et bourbonnienne, plus tard napoléonienne un ensemble de territoires très divers. La conscience européenne ne pourra exister si chaque État-nation continue de célébrer les conquêtes qui l’ont créé. Nous avons à prendre acte des faits qui ont construit les États-nations, mais pas à les «légitimer». En France, nous découvrirons ainsi notre lointaine «multiculturalité» qui nous a été masquée par le dogme de la France «une et indivisible». Cette reconstruction est plus particulièrement intéressante et opératoire pour la société française actuelle, façonnée par des immigrations récentes. Elle permet de lire la diversité historique des peuples et des cultures dans le passé, d’une façon nouvelle et vivante. Et cette diversité s’inscrit dans la mosaïque européenne du premier millénaire après J.C. et dissipe l’écran que les historiographies nationalistes du xixe siècle avaient tendu sur ce passé.
9Il me semble que l’acquis le plus positif de la création de la CEE c’est d’avoir osé décider de substituer la négociation et le compromis à la guerre comme solutions des conflits. Il est donc impensable de continuer de décrypter le passé en juxtaposant des historiographies nationalistes continuant de célébrer les conquêtes et les «victoires» qui ont fait chacun de nos pays. Nous sommes acculés à un regard critique sur cette gestation. Mais il n’est pas question de transposer la «célébration» de la nation en célébration de l’Europe. L’Europe des Lumières est aussi celle de la traite des noirs. L’Europe a produit l’Inquisition, le nazisme, le stalinisme. S’il doit y avoir une conscience historique européenne elle ne peut être que critique. Et elle ne peut être narcissique, car notre histoire, qui est celle d’un long métissage, nous rattache au reste du monde.
Notes de bas de page
15 Il est remarquable que par suite du ralliement de la droite française à l’idéologie nationale au cours des années 1880-1900, les historiens conservateurs, voire nationalistes respectent le même tabou que la plupart de leurs confrères orientés à gauche, chacun réclamant pour son côté le bénéfice de l’idée nationale.
Auteur
Professeur à l’Université de Paris XIII
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