Puis le silence ...
p. 87-89
Texte intégral
1J'aimerais que les quelques paroles que je vais prononcer soient acceptées par Sperber comme un simple hommage d'affection et d'estime. L'itinéraire de Manès Sperber est connu. Il passe par ses livres. Nous le suivons pas à pas, mot à mot, à l'écoute de sa voix, dans chaque page, dans chaque ligne. Une vie, une œuvre, si profondément imbriquée l'une dans l'autre qu'elles ne se justifient que l'une par l'autre. À hauteur de vie, à hauteur d'écriture. C'est pourquoi à travers récits, réflexions, témoignages, je lis ses livres comme un seul livre, porté par tous, comme une même aventure, celle des mots et celle d'un homme épris de justice et de liberté et dont l'histoire se confond avec l'Histoire.
2Il suffit de suivre son itinéraire d'écrivain pour rejoindre aussitôt celui de l'homme qu'il fut. Révélation de la trace, hors et dans le livre. Un homme parle et sa parole devient exclusivement cet homme. Un homme entre dans la lutte et sa parole brille comme une arme au soleil, car qu'est-ce qu'une parole qui n'est pas mise en acte? Elle serait aussi vaine qu'une pensée qui aurait pour clôture sa propre pensée. La dignité de l'écrivain est là. Elle est à la mesure de sa responsabilité envers autrui et envers le monde ; et cette responsabilité est parfois immense. Ce qu'il dit, écrit, l'engage, mais dans cet engagement il y a toujours une place réservée à l'engagement d'autrui, la plus chaude.
3Qu'est-ce qui anime l'œuvre de Manès Sperber ? Qu'est-ce qui parle au plus secret, pour nous, avec nous, et dans la solitude où il parle ? Peut-être l'espoir, l'espérance à la fois d'un livre - une vie qui se fait livre - et d'un monde qu'il nous donne à contempler, à interroger, à méditer, à vivre enfin à notre tour dans le livre, de sorte que lire Manès Sperber, c'est à chaque fois confronter notre vie à la sienne, faire le point. Nous passons d'une certaine certitude à un doute majeur qui n'est jamais négation, mais tremblante et décevante approche de la vérité, avec laquelle toutefois il faut compter. Car autrement, comment vivre? Et sans cela que serait-ce alors exister ?
4Du petit juif qu'il fut, prenant conscience dès son plus jeune âge de la démesure de Dieu, pour lui opposer plus tard la propre mesure de l'homme, de ce militant épris, habité dirais-je même, d'absolu au point de faire de la Révolution de 1917 sa propre révolution jusqu'au jour où il comprit qu'elle avait cessé d'être la sienne, abusé, on eût dit, par le meilleur de lui-même, de cet écrivain enfin que l'écriture est venue combler, comme on comble un vide pour nous permettre d'en prendre la dimension et dont chaque ouvrage est à la fois un appel et une promesse, je ne savais rien jusqu'au jour ancien où je découvris par le plus pur des hasards dans une librairie du Caire où j'habitais à l'époque, un de ses livres. Ce fut d'emblée l'adhésion. En disant aujourd'hui, ici, qu'il fut mon ami, je ne dirai, à travers nos différences, que le lien fragile, mais durable à cause de sa fidélité même, le lien tressé par les mots que nos souffrances et nos joies alimentent. Y a-t-il toujours un instant où les traces se rejoignent? Et quel est cet instant ? Et comment le prévoir ? Il y a, à un moment donné, rencontre et l'étonnement devient évidence. Oui, je me souviens, il y a déjà plus de quarante ans, en Egypte, en ce temps-là, c'était le lecteur qui découvrait son livre, bien avant les média. Un livre justement dont le titre m'interpella à peine entré dans la librairie familière, où il semblait presque m'attendre. Un titre qui n'en était pas vraiment un, en tout cas pas complètement, tant il me paraissait appartenir à une phrase désormais illisible dans sa totalité, et dont seuls quelques mots subsistaient ; mots perdus, retrouvés d'une page abandonnée à jamais au silence, mots comme tombés de l'immaculée blancheur d'une phrase entêtée que la noirceur d'une douleur contenue rendait lisible pour nous ; un titre sans appui autre que l'abîme de son néant ; sans commencement, tant est incertain le commencement, indatable, sans fin, tant est lointaine la fin ; un titre à moitié perceptible, à moitié englouti dans l'océan des lettres mortes, “comme une larme dans l'océan...” Dirais-je pour cela qu'une larme fut à l'origine de la rencontre avec un écrivain inconnu ? Je ne pouvais même pas le lire dans sa langue, mais pour m'atteindre il avait réussi à s'introduire dans la mienne. La langue dans laquelle je continuais à le lire, grâce à laquelle je pouvais le lire n'était certes pas celle dans laquelle il aurait souhaité que je le lise, mais devenait le lien parfait, s'avérant déjà solide, qui m'unissait à lui, m'associant à une démarche dont j'allais peu à peu déchiffrer le sens.
5Hommes questionnant, nous savons combien aujourd'hui la question est importante. Lucide jusque dans ses enthousiasmes, rempli de doute et cependant assoiffé de certitudes, avide de connaissance, mais rebelle au savoir qui débouche sur la sécheresse, égal à sa vie à laquelle il doit l'ivresse de sa liberté, rivé à sa plume, ne m'avait-il pas confié une fois, peu avant de disparaître: " Je voudrais affronter la mort la plume en main, car tant que ma main aura la force de tenir une plume, je serai encore en vie".
6Rivé à l'écriture comme à la vie même, comme à l'amour ou à la révolte, comme à la douleur ou au bonheur encore possible, c'était un écrivain qui savait que tout livre est un passage de mots dans lesquels vient se glisser un homme, un homme dans le sillage d'une parole arrachée à son âme, un passage et non une clôture, un passage de l'instant baigné de jour, à l'instant où le jour s'abandonne à sa fin inéluctable.
7De sa célèbre trilogie romanesque, ne m'écrivait-il pas qu'elle était “une trilogie qui demeure fragment”, sachant, comme le savait Kafka sans vouloir toutefois y croire, qu'il n'y a pour l'écriture ni terme, ni accomplissement, que l'inaccompli est ce qui nous permet de vivre et de croître, de respirer et d'agir, de parler enfin, nous conduisant chaque fois à un seuil qu'il nous faudra franchir pour la première fois. L'œuvre d'un écrivain est le reflet de son nom, elle est l'œuvre de son nom, et son nom est sa vie, plus réelle que la vie même, un seul miroir que la mort viendra à son heure briser. Mais la mort de l'écrivain n'est pas la mort du livre, le livre survit au livre, le miroir survit au miroir, notre livre, notre miroir.
8J'aimerais, pour conclure, citer ce court extrait de “Comme une larme dans l'océan”
“Mais il n'avait pas la liberté de songer à un avenir, de se figurer un lendemain différent. Il n'était pas libre d'échapper à son être désemparé, c'est pourquoi depuis la mort de Bini il aspirait à la paix intérieure, sans espoir de la trouver, car il ignorait même en quoi consistait l'objet réel de sa recherche. Toujours s'imposait à lui une image qui était dénuée de sens, bien que seule capable de consolation : un monde vide de vivants, immobile, un désert de neige où nulle lumière ne tombe, au-dessus duquel nul ciel ne s'étend. Silence infini. Il se voyait lui-même dans cette solitude, seul mouvement dans l'univers mort, dans l'univers hors du temps, car la haine qui, le poussant aux actes, le rattachait à la vie l'avait quitté au moment où l'on descendait Bini dans la tombe. Depuis ce jour-là, tout lui était indifférent, et que les Juifs moururent sans combattre ou en martyrs ainsi que leur rabbi le préférait. Tout ce qui lui avait paru jusque là d'une importance capitale lui semblait à présent futile. Donc il s'agissait d'autre chose. De la paix intérieure ? Qu'est-ce que c'est ? se demandait-il et à nouveau il se laissait subjuguer par l'image du monde immobile. Il avait cru que le bonheur était peut-être le but de l'homme et sa justification. Il était seul à le croire, opposé en cela aux gens semblables à Faber et Josmar. Et si l'homme était nul jusqu'à inspirer le dégoût, que pouvait bien signifier son bonheur, sa justification ? Et s'il ne s'agit pas de l'homme, alors que reste-t-il ? Et pourquoi n'y a-t-il pas de ciel dans mon univers ? Pourquoi, oui, pourquoi ? Obstination, persévérance, lucidité ? “
9Trois maîtres mots chez Manès Sperber. Il défie l'avenir. Un matin à Paris, bien après mon installation en France, je reçus un mot de Manès Sperber. Première poignée de main le lendemain. Un lendemain suivi d'autres jusqu'à notre dernier échange de paroles au téléphone.
10Puis le silence, ce silence qui est dans le livre comme une part d'indicible où cependant se dit l'infini de tout au-delà. Cette part muette d'une fraternelle parole nous revient aussi.
Auteur
Poète égyptien de langue française dont l’œuvre est marquée par l’expérience de l’exil et de la judéïté.
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