Document:1
p. 74-77
Texte intégral
St Pierre de Curtille
ce 18-7-1953
1Mon cher Ami,
21.- les critiques allemandes sans grand intérêt – favorables, mais bien audessous du sujet (sauf celle de Sieburg). Toutes sont basées sur la prière d’inséerer qui, elle, n’est pas bête ni inefficace, mais agaçante tout de même. Le mot “aventurier” (Abenteurer) a gardé en allemand un sens nettement péjoratif – mais même sans cela il est temps de mettre un terme à ce bavardage (dans toutes les langues). Je suis tout disposé à écrire la prière d’insérer pour la version allemande de La Condition humaine de même que pour L’Espoir. Une fois fixé sur la date de la publication je publierai dans une revue allemande un article (sur vous ou sur ces deux romans) pour qu’ils ne se méprennet pas sur le “format” auquel ils ont à faire.– En attendant que nous en décidions, voulez-vous vous informer sur les dates de parution des livres en question ?
32.- Votre préface pour J. : très bonne2. Un point pourtant sur lequel je ne suis pas d’accord: le vieux Delbrück, marxiste sans le savoir, avait tout de même bien plus raison que vous ne paraissez l’admettre. On peut être battu sans être vaincu. On peut être vaincu même en disposant de meilleures armes. Mais en général, les battus sont les vaincus, et les vainqueurs ont la stratégie supérieure, adéquate à la supéririté de leurs armes. On ne ruse pas avec l’histoire. (Il y a probablement accord. Relisez votre phrase en question – et vous verrez que vous avez un peu trop accentué. N’ayant pas le livre ici, je ne peux pas la citer).
43.- Bien merci pour votre lettre. Difficile pour moi d’y répondre comme il faudrait quand je n’ai à ma disposition qu’un pitoyable dactylo – je tape à deux doigts, donc sur mes nerfs – et d’autre part je ne veux pas vous imposer le boulot de déchiffrer mon écriture. (Faut penser aux bas-reliefs.)
5D’abord une remarque à côté : mon article n’est pas amical. Je ne vous aurais jamais connu, il aurait été le même. Là où la bassesse ne s’y mêle pas, il y a une reconnaissance du lecteur envers l’auteur, un lien à sens unique, anonyme, mais de plus durables. (Petit enfant j’ai vu dans la “ruelle juive” des gens pleurer littéralement la mort prématurée de Schiller – il n’était mort alors que depuis un siècle ! La gratitude a bien meilleure mémoire que l’amour – facile à expliquer).
6Donc pas un article amical – il ne reflète pas l’amitié, en effet rien de notre rapport personnel. Il s’agissait de préciser deux points et de faire una piccola operazione politique. Ceci en vue de choses à venir. (Même opération, la semaine après dans l’article sur Arthur3, mais sous un très difféent aspact).
7De quoi s’agit-il ? c.d.l.M.F.
8Vous aviez voulu écrire une psychologie de l’art et aviez commencé en 35, si je ne me trompe pas. Vous alliez intégrer la création dans l’univers de l’action, demontrant leur interpénetration comme accomplissement d’une civilisation qui se définirait par la collusion consciemment opérée de deux solidarités : horizontale (fraternité, justice) et verticale (héritage, le présent s’intégrant le passé en lui prêtant sa propre voix, mieux : en recouvrant les voix qui s’étaient noyées dans le silence). Enfin une réplique à Spengler, au nom de forces que celui-ci s’entêtait à ignorer: le prolétariat en tant que porteur d’un avenir, p.e.
9L’Espoir, en ceci sans doute supérieur à la CH., exprime cette recherche et ce que j’appelerais la certitude des trois temps. Mais dans les Noyers d’Altenburg vous regressez dangereusement, vous allez demander à l’anthropologie des réponses que vous aviez vous-même dépassé. Voilà Spengler et Frobenius redivivi. Heureusement il y a le poète qui, lui, écrit la scène des gaz4, la scène de la solidarité en tant que donnée fondamentale de l’espèce humaine, certitude des trois temps. (Sur elle, qu’il appelait Gemeinschaftsgefühl - sentiment de communauté, Adler a basé sa psychologie).
10Entendons-nous bien : l’anthropologie philosophique, celle de Kant p.e., n’était évidemment pas une entreprise futile – mais précisément parce qu’elle ne devait finalement servir que comme un prolégomenon à une éthique. Autrement non. On ne découvre pas l’homme en grattant l’individu ? D’accord. Mais on découvre ni homme ni individu qu’en confrontant l’un et l’autre dans leur être avec ce qu’il croient être, et ceci on ne le découvre que si on le met en rapport avec ce qu’ils croient devoir être. La causalité de l’être conscient, prospectif est finaliste, toute la finalité de l’homme est basée sur le “comme si” de Vaihinger. Le comme si fondamental de notre vie est la fiction de notre durée : nous mourons seulement mortels, mais nous vivons immortels. Les bavards existentialistes ne voient pas que pour que leur néant soit plus que l’ombre de notre être sous le soleil déclinant, il faut un Dieu dont il serait légitimément : un parasite de sa durée absolue, tout comme le diable.
11Donc : comme si et durée. Nous voilà au cœur de notre, de votre sujet. Vous aviez voulu écrire une psychologie de l’art, vous avez écrit une philosophie de la création. Sentant vers la fin de cet immense travail que vous y aviez singulièrement diminué la place de l’homme créateur vous aviez un instant la velléité de surcompenser par un certain génialisme qui vous aurait drôlement rapproché du romantisme allemand prégoethéen (Sturm und Drang). Heureusement vous ne l’avez pas fait – la Préface de la Sculpture en a grandement profité. Donc : Les Voix du silence et la Préface établissent – à la manière d’un chef d’œuvres, qui est celle de toute révolution authentique en exagérant un peu, en dépassant un peu le terminus pour en y revenant s’en assurer définitivement – établissent donc que la création plus grande que le créateur, que la durée est en elle seule, précisément dans la mésure où se métamorphosant elle se défait de son créateur, s’en éloigne à jamais, un comme si devenu réalité triomphante.
12Mais puisque vous n’avez pas tort, il s’agit donc de savoir s’il ne s’agit là d’une verité incontestable, mais à prétentions exagérées. Dans votre lettre vous donnez la reponse : “Je ne suis pas assuré que l’art seul porte la survie”. Et vous parlez d’un ensemble plus vaste, par lequel l’homme échappe à l’animal des profondeurs ... Parfait : c’est par là que vous allez dépasser les Voix et retrouver l’autre solidarité. En attendant il reste vrai que les Voix, comme c’est de droit, expriment presque exclusivement la solidarité verticale, et par l’art seul.
134 - Juste encore un point. Quelle que soit l’importance créative de l’interrogation, dans tout livre sérieux nous trouvons une reponse définie à une question précise, celle-ci : De qui et/ de quoi l’auteur est-il solidaire ? - Chacun de vos livres a porté une reponse à cette question, les Voix presque plus passionnément que les précédents. Vous écrirez votre roman, une fois une nouvelle reponse acquise. Elle sera sur l’autre plan, non celui des Voix, et encore moins sur celui du symposium d’Altenburg. (Vous n’êtes pas du tout d’accord ? Ca fait rien. J’attendrai).
14Car après tout : nous nous sommes engagé dans une action à définition eschatologique. Nous échapperons jamais à l’eschatologie. Nous n’aurons jamais la fidélité derrière, mais toujours devant nous. Votre roman le demontrera.
15De tout cela comme de certains problèmes esthétiques l’on discutera avant, pendant et après un de ces fameux repas signés Madeleine.
16-- j’ai fini mon scénario. Il n’est pas mauvais. Pudovkine aurait été le metteur en scène pour ce script. On verra.
17J’écris maintenant la pièce. Le 1 ou deux août à Paris. Quand vous verrai-je ?
Notes de bas de page
1 Pour garder à cette lettre de Manès Sperber toute son authenticité, nous en avons respecté l’orthographe et même les fautes de frappe du “pitoyable dactylo” que l’auteur disait être.
2 Il s’agit du général Jacquot (Pierre-Eli). Son ouvrage Chimères et Réalités, I. Essai de stratégie occidentale a été publié chez Gallimard avec une lettre-préface d’André Malraux en 1953.
3 Il est évidemment question ici d’Arthur Koestler, leur ami commun.
4 Malraux qui a refusé de rééditer ce dernier roman, réinsérera cette scène des gaz dans Le Miroir des limbes, en lui donnant une signification encore plus ample que dans Les Noyers de l’Altenburg.
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