La réception de Manès Sperber par ses contemporains
p. 52-29
Texte intégral
1Manès Sperber se trouvait à l'apogée de sa carrière littéraire lors de sa mort à Paris en 1984. Son influence était alors immense. Il était parvenu à tout ce qu'un écrivain peut espérer, en particulier dans les pays de langue allemande – c'est-à-dire en RFA et en Autriche – : il était reconnu unanimement par la critique littéraire ; il s'était vu décerner presque tous les prix littéraires et presque toutes les distinctions du monde de la publication, du célèbre Prix Georg Büchner au Prix de la paix des libraires allemands en passant par le Grand Prix Autrichien d'Etat ; dans les médias – télévision, radio, journaux et magazines – il était plus présent qu'aucun autre écrivain allemand d'après-guerre ; on publiait ses livres en très grand nombre, en édition reliée et en édition de poche. La réception de Sperber n’était pas celle d'un auteur classique. On n'achetait pas ses livres pour décorer sa bibliothèque. On les lisait et on en discutait. Son œuvre était vivante, ses paroles trouvaient écho et réaction, provoquaient approbation et contradiction, poussaient à la discussion – avec soi-même et avec les autres. Son dernier grand discours, lors de la remise du Prix de la paix des libraires allemands, provoqua des réactions très diverses et déclencha une querelle, en partie acerbe. Jusqu'à la fin Sperber était resté une provocation, une épine sous la carapace des idées reçues et des certitudes apparemment irréfutables. Manès Sperber avait, sans aucun doute, son public, ou plus précisément : ses lecteurs, ceux auxquels il avait pensé en juin 1940, lorsqu'il commença la rédaction de son premier roman. Plus tard il les qualifia rétrospectivement de : "ceux qui n’étaient pas encore nés à l’époque et qui sont jeunes aujourd’hui"1.
* * *
2Quarante-quatre années séparent les débuts littéraires de Sperber et l'apogée de la réception de ses œuvres vers la fin de sa vie. Il s'agit d'une histoire de la réception qui n'est pas qu'une histoire à succès. La question est de savoir pourquoi des lecteurs restent indifférents à un auteur ou à un ouvrage en particulier et dans quelles conditions ils s'ouvrent à lui, commencent un dialogue avec lui. Il faut envisager cette question sous un double aspect : de la perspective de l'auteur et de l'œuvre elle-même, d'un côté, et du point de vue du lecteur et de son époque, de l'autre.
3Sperber s'est lui-même appliqué, de manière répétée, à traiter cette problématique socio-esthétique. Au cours de ses entretiens avec Malraux, dans les années trente, elle constituait déjà une part importante de la discussion. La portée d'une œuvre d'art, selon Sperber, repose sur une rencontre, un acte réciproque de l'œuvre et du lecteur2. Ces prémices relationnelles conditionnent tout d'abord le regard sur le lecteur que l'ouvrage lui-même recherche, implique. Une citation extraite de la préface de la trilogie Et le buisson devint cendre fait écho à cette conception :
"Cette trilogie romanesque n’a de fin qu’apparente : il lui manque une morale consolante. Comme tant d’autres écrivains avant lui, l’auteur n’a offert qu’une chose à ses lecteurs : partager sa solitude. Peut-être est-ce la seule forme de communauté réunissant ceux qui doivent puiser à la même source le courage de vivre sans illusion”.3
4Sperber renvoie ici à la fin ouverte du roman ou en d'autres termes : à la fin que chaque auteur doit écrire pour soi-même. Ici, déjà, s'annonce le rôle actif et créatif du lecteur : une communauté que forment l'auteur et le lecteur, une rencontre qui est une création à part égale. Mais des rencontres de ce genre ne peuvent avoir lieu que lorsqu'elles sont portées par une expérience et une attente communes. Lorsque Sperber parle du courage de vivre sans illusions, il présuppose une rupture, une perte de certitudes, une chute hors des ordres et des systèmes de croyance établis. Une telle expérience conditionne à la fois l'acte d'écrire et l'acte de lire. "La solitude partagée" telle est l'expression par laquelle il qualifie sa communauté avec le lecteur.4
5Permettez-moi d'intégrer dans ce contexte le psychologue Manès Sperber, qu'on ne peut séparer de l'écrivain. Pour le psychologue de l'individu, la psychothérapie est premièrement une question d'éducation de l'homme, de la conduite circonspecte vers le choix qui lui est propre. Plus précisément : c'est une question d'initiation à l'auto-éducation qui a pour but de rendre le thérapeute superflu. Une telle définition de la thérapie est en contradiction avec la structure autoritaire de l'orthodoxie psychanalytique, car l'aspect éducatif présuppose que le thérapeute et le malade entrent en relation au même niveau, qu'un échange dialogique a lieu.
6Et c'est précisément dans cette insistance sur l'aspect dialogique que je vois un trait caractéristique de Sperber écrivain. Ce n'est, en effet, pas sans raison que Sperber considérait Alfred Adler comme un Socratique, au sens où lui-même se qualifiait de Socratique. Dans le dialogue socratique, il ne s'agit pas de transmettre des certitudes, mais il s'agit d'une quête commune de la vérité, par un questionnement et une remise en question incessants. Ainsi, chez Sperber, le dialogue n'est pas uniquement un procédé stylistique fondamental, mais il est aussi, dans un sens plus large, l'expression d'une poétique qui présuppose que le lecteur est un partenaire égal dans cette quête commune de la vérité.
7La relation dialogique, au service de la quête commune de la vérité, conditionne pour Sperber la même exigence vis-à-vis de ses lecteurs que celle qu'il adopte vis-à-vis de lui-même. Il entend par là le refus résolu de la tentation à laquelle sont incessamment soumis les auteurs en ce qui concerne la portée de leurs ouvrages : c'est-à-dire d'aller bien trop rapidement au devant des besoins du lecteur. Cela présuppose le courage
"de ne pas ou de ne plus plaire, voire même de déplaire. Ceux qui ont du succès n'en font pas plus souvent preuve, à quelques exceptions près, que ceux qui n'ont pas de succès. La vérité est que tous nous souhaitons plaire au plus grand nombre possible de lecteurs, si possible, toujours. (...) Seule une fidélité véritablement impitoyable, sévèrement exigeante nous garde de la tentation de capituler aussi victorieusement ; y succombent ceux qui assujettissent leurs lecteurs en se soumettant à eux."5
* * *
8Le survol suivant de l'histoire de la réception de Sperber montrera que l'auteur a trouvé l'idée du lecteur comme partenaire relativement tard. Nous montrerons que la réception de ses œuvres s'est effectuée à deux niveaux : d'une part, Sperber fut informé de la parution de son premier roman et de sa reconnaissance internationale en 1949 par la critique littéraire et par d'autres écrivains ; d'autre part, son œuvre, conditionnée précisément par cette fidélité résolue à soi-même, parut trop tôt pour le lecteur qu'elle supposait.
9En ce qui concerne l'histoire de son influence, une date revêt une importance décisive : il s'agit du jour, où, en 1943, il apprit, par un témoin oculaire qui y avait survécu, l'anéantissement systématique des Juifs d'Europe :
"J’acquis la certitude qu’à l’avenir l’Allemagne ne pourrait plus jamais signifier pour moi ce qu’elle avait malgré tout représenté à mes yeux jusqu’alors... La rupture est demeurée incurable."6
10Cette rupture excluait tout retour en Allemagne ou en Autriche et marquait ainsi la perte définitive du pays natal ; Paris, le refuge de l'émigrant Sperber dans les années trente, devint le nouveau chez soi. Mais une autre chose avait été encore plus décisive dans l'évolution littéraire de Sperber : il devint un auteur bilingue, qui resta, comme romancier, dans le pays natal de la langue allemande, tandis qu'il choisit, comme essayiste et publiciste, le français.
11C'est pourquoi nous ne serons pas surpris que la plus grande résonance de l'œuvre de Sperber, entre 1945 et 1960, ait lieu de façon indiscutable en France. C'est dans ce pays que parurent les trois tomes de sa grande trilogie en traduction française, c'est là qu'il trouva une reconnaissance publique, avant tout aussi avec la parution, en 1952, du chapitre juif presque mythique, extrait de cette trilogie sous le titre ... Qu'une larme dans l'océan. Malraux, qui en rédigea la préface impressionnante, fut, sans aucun doute, le grand promoteur de Sperber en France. Mais il trouva également l'amitié de beaucoup d'autres écrivains, il eut accès aux média français, en peu de temps il fut fermement ancré dans la vie littéraire et intellectuelle française. L'influence de Sperber à cette époque fut très variée : son emploi d'éditeur chez Calmann-Lévy contribua pour beaucoup à faire redécouvrir la littérature de langue allemande au lecteur français. Il écrivit lui-même des essais philosophiques, psychologiques et esthétiques, parmi lesquels seuls quelques uns parurent également en allemand. Une phrase extraite de son autobiographie résume l'influence de Sperber pendant l'immédiat après-guerre : "La lutte n'était pas terminée"7 – c'est à dire la lutte contre le totalitarisme après l'effondrement du fascisme en 1945. Il trouva ainsi sa place avant tout dans la sphère d'activité du "Congrès pour la liberté culturelle", dont les revues – spécialement Preuves – publièrent au cours des années un grand nombre de ses essais. Sperber appartint dès le début à ce rassemblement d'intellectuels venus d'horizons différents que le refus de toute dictature avait réunis. L’ébauche du manifeste de fondation, lu par Arthur Kœstler à Berlin en 1950, qui fut comme un signal pour beaucoup d'intellectuels dans la lutte contre le stalinisme, est en grande partie à mettre au compte de Sperber8.
12Dans les années cinquante, l'influence de Sperber ne se limita pas à l'Europe. C'est le compte rendu enthousiaste de la première partie de la trilogie par Upton Sinclair dans le New York Times9 qui attira l'attention sur la traduction anglaise et fit en sorte que Sperber devint lui-même, pendant des années, un collaborateur en langue anglaise du New York Times.
13Il en résulta l’étrange phénomène suivant : le romancier Sperber, qui continuait à écrire en allemand et était internationalement reconnu, restait en Allemagne pour ainsi dire inconnu. Non pas qu'il ne voulût pas avoir d'influence dans ce pays : il n'y eut pas de réaction.
14En décembre 1939, au commencement de la guerre, Sperber avait réfléchi dans les colonnes d'un magazine d'émigrés parisiens sur les futurs lecteurs allemands après la défaite du national-socialisme, qui, selon lui, ne faisait aucun doute déjà à l'époque, et écrivait en toute confiance :
"Nous sommes certains qu'après la guerre, pour ainsi dire, une ère de doute et de réflexion apparaîtra. Nous sommes certains que des millions d'adolescents allemands ... se verront ébranlés dans leurs fausses convictions..."10
15Mais quelle était la réalité après 1945 ? Une année après la fin de la guerre, Sperber avait été chargé par Malraux d’entreprendre la publication du magazine Die Umschau dans la zone française d'occupation en Allemagne. Cette activité, à laquelle il s'était résolu après de nombreuses réticences, l'obligea à effectuer des séjours, même courts, en Allemagne qui le déprimaient. Cela n'était pas seulement dû à la certitude oppressante qu'une année plus tôt il eût été livré à un sort cruel à cause de sa judéité. Sperber était avant tout ébranlé par la tendance à l'auto-justification qu'il rencontrait constamment et par l'absence totale de "conscience malheureuse".11 Il fit ainsi, comme beaucoup d'autres émigrés de l'époque, l'expérience d'un retour non voulu qu'il n'avait de plus pas cherché.
16Il n'est ainsi pas surprenant que les débuts de Sperber comme romancier, avec le premier tome de sa trilogie Et le buisson devint cendre en 1949, furent un "départ à rebours"12. Ce n'était pas seulement à cause d'une maison d'édition peu connue et d'une mauvaise impression. Si l'on pouvait lire dans la prière d'insérer de la première édition allemande : "L'œuvre de Sperber est le bréviaire de tous ceux qui sont déçus et que l'on a trompés"13, cela ne correspondait qu'à moitié à la vérité. Les personnages des romans de Sperber ne sont pas seulement des victimes, ce sont aussi des coupables ; ils ne sont pas seulement le produit des événements des années trente, ils en sont aussi les producteurs. Mais qui acceptait dans l'Allemagne d'après-guerre de reconnaître sa culpabilité, qui voulait écouter le message d'un survivant qui se sentait dans son activité d'écrivain comme “l'héritier d'un malheur" ? Qui pouvait faire quelque chose du deuil de Sperber, qui constitue l'impulsion émotionnelle fondamentale du roman – dans une société que caractérisait précisément, selon Alexandre Mitscherlich “le deuil impossible”. Même l'orientation anticommuniste n'y fit rien, selon laquelle bon nombre de critiques voulurent classer l'ouvrage, dans le sillage d'Arthur Kœstler qui le qualifia, de façon non malveillante, mais cependant ambiguë, de "saga du Komintern"14. Il y avait d'autres ouvrages d'ex-communistes plus faciles à lire avec lesquels le roman de Sperber, qui était en définitive philosophico-historique, n'avait de commun que la rupture avec le parti communiste. Sperber lui-même a un jour, de façon très pertinente, caractérisé ce refus des lecteurs allemands de le lire :
"Mais c'est malheureusement un fait que lorsque les vérités que l'on exprime sont le plus nécessaire, elles ne trouvent point l'oreille à laquelle elles sont destinées. Elles sont entendues, quand les erreurs, entretemps, ont commencé à s'effriter."15
17Le problème d'une vérité, dont l'effet est importun, est valable de manière encore plus importante pour la deuxième phase de la réception de Sperber, de 1961 au début des années soixante-dix, tout en concernant, en fait, un groupe de lecteurs totalement différent.
18L'année 1961 se présente comme rupture du fait de la parution, cette année-là, de la première édition complète, en RFA, de la trilogie Et le buisson devint cendre. Mais, si le public se montrait encore timide dans ses réactions, l'écho parmi la critique littéraire fut enthousiaste. Sperber fut pour la première fois vraiment compris en Allemagne – ce qui ne passa pas inaperçu : ce n'est pas par hasard me semble-t-il qu'il commença à partir de cet instant à transférer son activité vers le monde germanique. Il se mit, par conséquent, à négliger la France, de sorte que, bien vite, il disparut du paysage intellectuel.
19Ce déplacement d'activité ne signifiait certes, en aucune façon, que l'ancien émigré retrouvait son pays natal. Ce ne fut pas la seule raison qui ouvrit la porte des média allemands à Sperber. Il s'agissait plutôt d'une liaison émotionnelle à la langue allemande, d'autant plus que Sperber lui-même n'éprouva toujours la "bigamie en matière de langues" que comme un mal nécessaire16. Il n'y a donc rien d'étonnant à ce qu'alors, encouragé par l'écho positif de la critique allemande, il rédigea de plus en plus souvent ses essais en allemand. Le mot comme pays natal – voilà une référence à une antique perception juive de soi même qui offre le modèle explicatif le plus clair. Il est intéressant de noter que le rapprochement de Sperber avec l'Autriche – chronologiquement il fut un peu plus tardif – s'est effectué principalement par le biais de la langue, bien qu'il fut en rapport étroit avec son travail autobiographique. L'effet importun de la vérité, mentionné plus haut, concerna, durant cette phase, avant tout l'essayiste Sperber et sa relation à la jeunesse rebelle des années soixante. Les prémices anti-idéologiques, qui permirent à Sperber de se tourner vers la gauche en se percevant lui-même comme gauchiste, marquèrent le début d'une époque, au cours de laquelle la jeunesse redécouvrit les idéologies. Ainsi s'esquissa une polémique qui ne manqua pas d'âpreté. Sperber fut à la tête de ceux qui critiquèrent le mouvement étudiant et avant tout ses "suiveurs" intellectuels. Il atteignit ainsi beaucoup de lecteurs, mais pas ceux auxquels il pensait : les étudiants de gauche. Il les atteignit, mais seulement quelques années plus tard. À ce sujet une remarque à propos d'un fait curieux est à noter ici : des parties du mouvement estudiantin revendiquèrent, pour eux, un autre Sperber ; ils découvrirent l'éducateur de la psychologie individuelle et le révolutionnaire communiste du début des années trente et réalisèrent des impressions illégales de ses premiers essais, avec lesquels l'auteur lui-même avait pris ses distances.
20Les essais de Sperber, à propos de la révolte estudiantine, parurent groupés, en 1972, dans un petit livre programmatique Contre l'esprit du temps. Ils montrent un auteur qu'anime la passion de la lutte, méconnaissable dans d'autres essais. Ce n'est pas tant une question du “quoi” que du comment, de l'âpreté du vocabulaire, de la flagellation impitoyable de toute une génération et de son aveuglement. Visait-il ici encore la relation communicatoire du "lecteur comme partenaire" ? Ne se cache-t-il pas, ici, aussi un profond désespoir face à un déjà-vu, l'analyse d'une expérience personnelle proche et paradoxalement, malgré toute la distance visible, une grande proximité avec la jeunesse rebelle ? Cela, sans doute, ne change rien au "quoi" du rapport de Sperber, à la lucide clarté de son analyse du mouvement étudiant. Nous pouvons discerner ici un second paradoxe : car en définitive, c'est la logique et la rigueur de l'attitude de Sperber, son jugement impitoyable qui conduisit à lui la jeune gauche après l'effondrement de ses propres illusions et fit d'eux son "lecteur comme partenaire".
21Nous arrivons ainsi au milieu de la troisième phase de la réception de Sperber qui couvre les années soixante-dix et quatre-vingts. La réalisation pour la télévision d'un film à partir de Et le buisson devint cendre en 1969, le nouveau lancement de cette trilogie monumentale par le nouvel éditeur de Sperber – il est caractéristique qu'il fût autrichien – la publication de son autobiographie sous forme de trilogie entre 1974 et 1977 Ces temps-là et enfin la parution de ses ouvrages en livre de poche en Allemagne, toutes ses choses constituent des jalons importants dans la découverte tourmentée du romancier et de l'essayiste Sperber par le public allemand.
22Que se cache-t-il derrière l'incroyable redécouverte de la trilogie romanesque, qui devint pour la gauche un livre culte ? Comment expliquer le très grand succès de l'autobiographie ? Laissons de côté, ici, la dimension politique et intéressons-nous à la perception littéraire de Sperber par lui-même, en relation avec la littérature allemande des années soixante-dix.
23Ecrire est pour Sperber un perpétuel combat contre la fuite de l'être. C'est un processus organisateur, créateur de sens, dont la marche n'est jamais achevée. Il affirme lui-même à ce sujet :
"Et finalement tout mon travail d'écriture – qui commença assombri par une cruelle déception – fut et est resté une résistance"17.
24Sperber est imprégné des expériences fondamentales du XXe siècle qui présupposent une rupture et donc une perte dramatique de ses propres certitudes. Il ne cherche pas à les masquer ; elles traversent toute son œuvre, jusque dans les unités structurelles les plus petites. Et pourtant, l'orientation de son écriture vise toujours à dérober un sens à ce qui est morcelé et fragmentaire. Chez Sperber l'homme n'est pas seul. Il est et reste, malgré toutes les ruptures qui le poussent dans la solitude, un être en relation, au sens où l'entendait Adler.
25Cette qualité de mise en relation, qui est en même temps une forme d'auto-affirmation de l'individu, est ce qui différencie Sperber de la génération plus jeune d'auteurs allemands. Que l'on pense à la multitude des autobiographies éclatées et destructrices des années soixante-dix. Là où les auteurs plus jeunes cherchent à s'assurer de leur moi isolé, Sperber peut regarder en arrière vers l'authenticité de l'expérience historique, il peut parler comme contemporain, comme témoin exemplaire de l'histoire. Voilà une des raisons du grand retentissement de l'œuvre de Sperber, avant tout, également, parmi la jeune génération. C'est comme si cette écriture lié au sens avait gagné un nouveau potentiel de résistance face à l'esprit du temps, caractérisé par la réduction et l'uniformité postmodernistes, face à la persistance dans la constance. Ce n'est pas pour rien que Botho Strauß, un des protagonistes de la jeune littérature allemande, parle "d'exigence diachronique", de nostalgie de la "mémoire historique" à propos du diagnostic qu'il fait d'une "existence sans contexte social"18.
* * *
26L'écriture de Sperber est éclaircissement, remise en question douloureuse, elle est résistance et encouragement, elle est l'expression d'une rupture réconciliatrice au-delà de tous les abîmes de désespoir, elle est persévérance dans la survie sensée, après, précisément, la perte des illusions. N'y a-t-il pas dans ces caractéristiques le potentiel pour une extension de son influence au-delà même de sa mort ? Je pense ici aux bouleversements dans les pays de l'Est. Là-bas où, jusqu'à la fin des années quatre-vingt, la possession d'un volume de Sperber pouvait entraîner un interrogatoire, voire la prison ; là-bas il doit être lu et sera lu, même en Union Soviétique.
Notes de bas de page
1 Manès Sperber, Vorwort zu Wie eine Träne im Ozean, Köln/Berlin, Kiepenheuer & Witsch, 1961. Voir traduction française : Avant-propos de Et le buisson devint cendre, Paris, Ed. Odile Jacob, 1990.
2 Voir surtout : Manès Sperber, “Weinen um Hekuba oder Erwägungen über Wirkung und Nachwirkung der Literatur”, in : Literatur und Kritik, 14 (1979), N° 133, p. 130-139. Auch in : Geteilte Einsamkeit. Der Autor und sein Leser. Wien/München/Zürich, Europa-Verlag, 1985, p. 11-27.
3 Voir note 1.
4 Manès Sperber, “Geteilte Himmel. Der Autor und sein Leser”, in : Süddeutsche Zeitung, 10/11.10.1981.
5 Manès Sperber, “Der Zensor wurde nirgends ganz aufgehoben” ..., in : Börsenblatt des deutschen Buchhandels, 14.10.1977, p. 10.
6 Manès Sperber, “Bis man mir Scherben auf die Augen legt”, in : All das Vergangene ..., Wien/München/Zürich, Europa-Verlag, 1983, p. 876. Traduction française Au-delà de l’oubli dans : Ces temps-là, Paris, Calmann-Lévy, 1979, p. 227.
7 Ibidem p. 888. Traduction française p. 235-236.
8 Conversation avec Melvin J. Lasky, London, 1988.
9 Upton Sinclair, “The Voice is the Voice of Evil,” in : The New York Times Book Review, 18.3.1951.
10 Jan Heger (= Manès Sperber), “Ton in des Töpfers Hand,” in : Die Zukunft, 22.12.1939. Auch in : Manès Sperber, Die Tyrannis und andere Essays aus der Zeit der Verachtung, München, DTV, 1987, p. 164 .
11 Manès Sperber, Bis man mir Scherben ..., l.c., p. 910. Traduction française Et le buisson devint cendre, p. 253.
12 Lettre de Joseph Caspar Witsch à Manès Sperber, 2.6.1954.
13 Manès Sperber, Der verbrannte Dornbusch (“Et le buisson devint cendre”), Mainz, Universum-Verlag, 1949.
14 Arthur Koestler, “Demi-vierges und gefallene Engel”, in : Der Monat, 11, (1949).
15 Siegfried Lenz, Gespräche mit Manès Sperber und Leszek Kolakowski, hg. und mit einem Vorwort von Alfred Mensak, München, DTV, 1982, p. 81
16 Manès Sperber, Bis man mir Scherben ..., l.c., p. 924. Traduction française Et le buisson devint cendre, p. 264.
17 Manès Sperber, Nur eine Brücke zwischen Gestern und Morgen, München, DTV, 1986, p. 109.
18 Vgl. Botho Strauß, Paare Passanten, München, Hanser, 1981. Traduction française : Couples, passants, Paris, Gallimard, 1983.
Auteurs
Etudes de littératures allemande et anglaise à Vienne et Salzbourg. Lecteur à l’Université de Hull (Angleterre), depuis 1985 critique littéraire en RFA. Travaille à une monographie sur Manès Sperber.
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