Un avertissement sans écho ?
p. 37-45
Note de l’auteur
Toute allusion à Qu’une larme dans l’océan est en fait une référence à l’ensemble de l’ouvrage Et le Le Buisson devint centre.
Texte intégral
1Qu'est ce qui a bien pu conduire à Manès Sperber un enfant de la génération qu'il appelle "la plus gâtée de l'histoire" ? À cet auteur qui a critiqué avec tant de véhémence non seulement les formes et les motivations, mais même les objectifs de notre engagement politique à la fin des années soixante ?
2Cette question ne fera pas l'objet d'une analyse objective, mais sera traitée d'un point de vue subjectif. Il s'agit de comportements et de modèles de pensée qui ont été déterminants pour moi. Je suis néanmoins persuadé qu'il en allait de même pour une bonne partie du mouvement étudiant, à quelques différences près. Quels étaient donc ces comportements, ces positions qui faisaient que quelqu'un comme moi ne pouvait, ni ne voulait pendant longtemps, percevoir la pensée, la critique, les avertissements d'une personne comme Manès Sperber ?
3Nous autres qui nous considérions comme des gens de gauche, des socialistes dont la révolte militante justifiée devait être le début d'une transformation sociale indispensable sur le plan historique, nous aurions dû écouter quelqu'un qui, de communiste convaincu, était devenu un anti-communiste déçu ?
4Nous étions finalement "la nouvelle gauche", celle qui ne voulait tout d'abord rien avoir de commun avec l'ancienne. Face à une situation historique complètement différente, un nouveau point de départ nous semblait indispensable, et c'est pourquoi nous n'étions pas seulement contre tout ce qui était "bourgeois", mais aussi contre l'orthodoxie dogmatique et contre le réformisme. Il nous fallait un nouveau système de pensée, un homme nouveau. C'est pourquoi il nous fallait révolutionner tout le domaine social et privé. Non pas seulement la politique, mais aussi la conscience, les besoins, la morale, les mœurs, l'art, le mode de vie, les relations, la sexualité, bref tout !
5Et voilà pourquoi il fallait abolir toute autorité, dans le domaine public ou privé, ainsi que la morale petite bourgeoise et le besoin de possession. Le mariage lui aussi devait être aboli, et même toute sexualité monogame, comme étant l'expression du système de possession bourgeois. Il fallait aussi changer la coiffure, l'habillement et tant de choses encore. Toutes choses sur lesquelles nos aînés avaient – à notre avis – bien peu à nous apprendre. Nous avions totalement oublié alors que tout ceci s'était déjà produit antérieurement. Manès Sperber connaissait aussi, par les mouvements de jeunesse, "cette transformation de toutes les valeurs" et le mot d'ordre : "une nouvelle époque commence avec nous".
6Nous ne voulions cependant pas être un mouvement de jeunesse, mais un mouvement politique révolutionnaire qui protestait contre la guerre au Vietnam et l'impérialisme des USA, luttait contre l'exploitation capitaliste et l'aliénation, critiquait une conscience sociale qui semblait être profondément conservatrice et totalement dépolitisée, engluée dans la société de consommation et, nous semblait-il, manipulée par les médias. À nos yeux tout, chez les autres bien entendu, était imprégné d'aliénation et de besoins inutiles.
7Nous avions une certitude : ce gâchis était le résultat du capitalisme. C'est pourquoi il s'agissait de le dépasser ainsi que "la société bourgeoise" et son "semblant de liberté". La révolution culturelle était indispensable et nous faisions partie de l'avant-garde "privilégiée sur le plan de la conscience".
8Nous étions anti-autoritaires, anti-religieux, anti-capitalistes, anti-bourgeois ...
9Si à cette époque nous avions entendu Manès Sperber dire que la fréquence de l'emploi du préfixe "anti" révélait davantage la position intellectuelle et psychique d'un rebelle purement négatif que celle d'un révolutionnaire niant la négation, nous nous serions indignés.
10Non, trop de choses nous empêchaient tout d'abord d'écouter les avertissements de Manès Sperber, d'en tirer un enseignement.
11Dans notre critique de la société, dans notre révolte contre les structures et les autorités dépassées de la génération de nos parents, nous cherchions des modèles auxquels nous identifier, des modèles qui devaient nous conforter dans notre théorie et notre pratique. Pour bien des nôtres, cela signifiait une identification à des idoles révolutionnaires exotiques telles que Che Guevara, les chefs militants des Noirs aux USA, Fidel Castro, Mao-Tse-Tung ou Ho-Tchi-Min. Nous ignorions tout de leurs régimes totalitaires ou ne voulions rien en savoir. Heureusement, ils étaient tous fort loin. Personne, sauf Régis Debray, ne serait allé volontairement dans ces pays, ni pour y combattre, ni dans le cadre de la coopération. Nous tous, nous préférions la sécurité, le bien-être, et la démocratie du capitalisme, tout en prônant en même temps la guérilla urbaine à Francfort et à Paris.
12Non, nous ne pouvions vraiment que hausser les épaules sans les comprendre, les dures paroles que prononçait Manès Sperber au sujet de "cette comédie juvénile de petits révolutionnaires".
13C'est avec raison que nous critiquions le capitalisme, les structures conservatrices de notre pays et ses nombreux abus. Conformément à nos buts socialistes, nous discutions d'analyses et de théories marxistes, souvent – et nous le déplorions – tombées dans l'oubli. Cependant, pour beaucoup, le marxisme allait vite devenir la seule théorie valable de la société, celle qui devait permettre de tout expliquer. En totale contradiction avec Marx, dont on n'avait lu le plus souvent que des extraits, on sombrait dans la crédulité, phénomène bien connu de Manès Sperber. Trop souvent, le désir d'être conforté dans nos opinions semblait l'emporter sur la quête du savoir et de la connaissance.
14Certes, nous redécouvrions ainsi les vieux théoriciens de la gauche, ses révolutionnaires, et nous en diffusions les œuvres sous forme d'éditions pirates, mais nous laissions dans les librairies tout le travail d'auteurs encore vivants sur leurs propres erreurs, leurs connaissances, leurs expériences. Il en allait ainsi de Manès Sperber, cet homme de gauche critique dont, à cause de notre crédulité marxiste, nous refusions d'assimiler l'amère expérience historique. Plutôt que Comme une larme dans l'océan ou même Contre l'esprit du temps de 1968, nous préférions lire une édition pirate de ses publications de psychologie individuelle marxiste de 1932. Et même si l'on avait lu Comme une larme dans l'océan, le roman apparaissait davantage comme un document terrifiant sur le passé du Komintern que comme un avertissement qui devait nous éclairer.
15Tout en nous passionnant pour les divers modes de révolte de la jeunesse occidentale et pour les combats de libération dans les pays du tiers-monde, nous étions totalement ignorants de la lutte de libération qui se déroulait par exemple dans un pays comme la Tchécoslovaquie. On les retrouvait ici "le strabisme" et "l'usage de l'ignorance" dont parlait Sperber.
16Nous qui critiquions la répression capitaliste dans les démocraties occidentales avec un manque total d'indulgence, n'éprouvions pas le moindre sentiment d'indignation envers l'arbitraire d'une bureaucratie inhumaine et l'absence de liberté du "socialisme réellement existant" de manière si atroce. Pourquoi donc ? D'une part pour ne risquer, en aucun cas, de nous retrouver dans le sillage du courant dominant d'anti-soviétisme. Nous ne voulions pas écouter Sperber quand il disait que "la vérité n'est pas fonctionnelle". D'autre part, le "socialisme réellement existant" nous apparaissait comme une forme de socialisme, tout dégénéré qu'il soit. Là aussi, nous ne voulons pas écouter l'avertissement de Sperber :
"Le jour où la gauche se laissera aveugler au point de juger les divers régimes d'après leur propagande, leurs constitutions et leurs drapeaux, elle sera perdue."
17Le motif essentiel me semble cependant résider dans le fait que nous n'avions aucune idée réelle de ce qu'était l'absence de liberté. La vie au sein de libertés démocratiques, du bien-être et même de toutes sortes de privilèges nous semblait beaucoup trop normale. Nous pouvions nous permettre d'avoir une action politique, voire militante sans encourir de bien grands risques. Non pas que Manès Sperber ait eu quelque chose à y redire. Ce qu'il nous reprochait, c'était l'ignorance et l'arrogance dont nous faisions preuve en dépréciant et en dévalorisant ces libertés. On ne peut qu'ignorer Manès Sperber quand on parle de "tolérance répressive" – dans un sens d'ailleurs totalement différent de celui de Herbert Marcuse –, quand on traite de "fasciste" un Etat ou ses adversaires politiques – comme cela s'est produit – et que l'on consent à s'accommoder du fait de minimiser ainsi l'importance des victimes aussi bien que des bourreaux, quand on a si peu envie de savoir ce que l'on pourrait apprendre.
18Nous l'avons tant aimée, la Révolution s'intitule un ouvrage de Daniel Cohn-Bendit. Quand Manès Sperber dit que la différence entre un amour profond et une amourette, c'est que la désillusion est le fondement du premier, il faudrait alors plus honnêtement dire qu'on était "amoureux de la Révolution". Il nous reprochait avec raison notre volontarisme et notre perte du sens des réalités. Si nous l'avions mieux écouté, nous nous serions bien vite aperçus que, souvent, il ne critiquait pas le fait que nous attaquions des abus, que nous lisions Marx, ou que nous nous engagions pour le socialisme, mais bien au contraire que nous le faisions trop peu. Sa critique portait sur le fait que notre strabisme nous faisait regarder bien trop souvent les faux ennemis ; que de plus notre vision semblait altérée de manière inquiétante par de "fausses certitudes", de l'ignorance et la crédulité de ceux qui "attendent leur salut" ; que nous étions prêts une fois encore à trahir les buts par les moyens.
19Et pourtant, son seul message n'était pas celui d'un enfant qui s'était brûlé, mais signifiait aussi ce que cela veut vraiment dire, d'être de gauche, de s'employer avec détermination, conséquence et passion pour un socialisme qui finisse par réaliser enfin les revendications des révolutions bourgeoises. Finalement, ce n'était pas lui qui avait trahi ses buts, mais ceux au nom de qui il luttait.
20Mais à une époque de changements enthousiastes, on n'est pas à la recherche de ceux qui apportent avertissements ou désillusions. Et surtout pas de ceux qui regardent d'un air sceptique les buts prônés et doutent des motivations qui sont alléguées. En 1968 Sperber écrivait :
" Mais, les volontaristes attardés s'égarent sur des chemins de traverse qu'ils prennent pour la voie royale de la Révolution. Ce sont des voyageurs qui partent dans le néant."
21Non, nous ne pouvions absolument pas accepter tout cela.
22L'année 1968 fut le moment crucial de cette renaissance. Avec une rapidité qui devait moins surprendre quelqu'un comme Sperber que nous, cette "Nouvelle Gauche" se mit à se dissoudre en d'innombrables partis, cercles, groupuscules. Dogmatisme et sectarisme étaient florissants. Ceux qui venaient tout juste d'être anti-autoritaires devinrent de véritables caricatures de l'autoritarisme des fonctionnaires léninistes ou staliniens. D'autres entreprirent "la longue marche à travers les institutions" ce qui permit à certains de s'empresser de saisir les chances de carrière qui s'offraient à eux et qu'ils avaient jusqu'alors méprisées, dans des organisations qu'ils refusaient peu de temps auparavant pour leur réformisme. D'autres encore allaient pousser à l'extrême, et de manière cruelle, la "trahison des buts par les moyens" .
23C'était aussi la dépolitisation, des socialistes passionnés jusqu'alors amorçaient le retrait dans la vie privée ou bien même s'adonnaient aux divers jeux de l'obscurantisme et de l'irrationalisme. De la "nouvelle religiosité" à la "nouvelle intériorité". Du "culte de la psychologie" aux formes de vie alternative. De l'astrologie à la consommation de drogue. Ils s'étaient convertis à de nouvelles croyances, leurs certitudes avaient seulement changé de nom.
24Bon nombre devaient abandonner leur déguisement de rebelle tout aussi vite qu'ils l'avaient endossé. Ils semblaient se rappeler que conformément à leurs origines sociales et à leur situation réelle de classe, ils n'avaient en fait que bien peu de raisons de haïr le système capitaliste autant qu'ils venaient de le proclamer.
25Pour beaucoup, ce fut le début d'une période de découragement. La rébellion n'ayant pas apporté immédiatement le succès escompté, on était déçu.
26Nous aussi qui continuions à nous sentir liés à une gauche non dogmatique, nous avons omis pendant de nombreuses années encore de soumettre à la critique nos propres conceptions de la société, nos buts, notre rapport à la réalité, nos propres modèles idéologiques et nos motivations souvent douteuses. Il était plus facile d'accuser les conditions sociales, plutôt que de rendre notre propre aveuglement responsable de nos espoirs déçus. Si la révolution ne pouvait avoir de succès ici, alors elle en aurait au Portugal, au Chili, ou au Nicaragua.
27Non, vraiment, nous ne voulions rien avoir à faire avec quelqu'un comme Manès Sperber, et ce n'était pas seulement à cause de ses dures critiques.
28Il s'y ajoutait une disposition psycho-sociale qui était caractéristique des origines bourgeoises de bien des nôtres. Sur le plan matériel, nous avions eu des conditions de vie tout à fait protégées pendant notre jeunesse. Mais, au milieu d'une éducation autoritaire qui avait pour but l'adaptation sans critique, il n'était pas rare d'y trouver également un manque d'orientation psychique et intellectuelle, une absence de buts pour lesquels il vaille la peine de vivre et de travailler. Je voudrais qualifier l'état d'esprit qui en résultait comme un mélange de rébellion contre l'autorité et d'éloignement des réalités, dont la base était un comportement d'enfants gâtés. Ces révoltés refusaient avec un égal dogmatisme et avec arrogance leurs réalités et celles des autres. Il était facile de relier une telle attitude aux modèles de comportement et de pensée du mouvement de protestation et de le justifier ainsi.
29Ceci peut expliquer également le manque de fidélité aux buts, coutumier alors, le manque de conséquence, le zèle désenchanté qui avait bien du mal à dissimuler "l'absence de but", et après la déception, l'attitude de converti. Manès Sperber n'avait-il donc pas raison en voyant en nous davantage une jeunesse dorée qu'un mouvement révolutionnaire ?
30Pour justifiée et indispensable qu'était notre critique contre le capitalisme et qu'elle le demeure encore en partie, il faut cependant reconnaître que bien des nôtres n'avaient pas vraiment à cœur le fait de le dépasser. Le système détesté servait très souvent davantage à rationaliser des problèmes de vie d'un autre ordre. Certains y trouvaient une légitimation bienvenue pour ne pas affronter leurs problèmes et leurs obligations, d'autres estimaient avoir enfin trouvé une explication au refus de la société de favoriser les modes de vie, les carrières et les possibilités d'influence auxquels on pensait avoir naturellement droit.
31Tout ceci avait donc très peu de points communs avec les motivations, les buts, le savoir et l'engagement de quelqu'un comme Manès Sperber. Au milieu de la pauvreté et du danger, il eut une éducation qui le fit progresser, tout en étant très sévère. La communauté, la responsabilité, le savoir et l'étude assidue ne sont que les mots-clefs d'une expérience de socialisation qui lui rendit de très bonne heure un engagement non pas seulement contre quelque chose, mais pour quelque chose, aussi naturel que le fait de vivre comme s'il ne dépendait que de soi que le monde se transforme ou non.
32Ses expériences de la guerre, de la misère, des persécutions, des idéologies mensongères et de l'indifférence humaine firent de lui un socialiste, tout comme ses aspirations à la dignité humaine, la justice, le progrès et la communauté.
33Oui, ces aspirations, nous les avions aussi. Mais tout le reste m'était, nous était, presque complètement étranger.
34Il y avait donc de multiples raisons de ne pas s'ouvrir à Manès Sperber. En existait-il qui parlaient en sa faveur ? Aussi étonnant que cela puisse paraître, c'étaient en partie les mêmes. Nous vivions une époque d'ouverture intellectuelle, de recherche, de renouveau et également celle de la tentative de renouer avec une tradition socialiste détruite.
35Depuis 1967, je me trouvais dans un cercle de marxistes non dogmatiques que fréquentait également un couple âgé qui essayait, malgré toute la sympathie qu'ils éprouvaient pour notre engagement politique, de nous préserver des erreurs et des vues étriquées qu'impliquait le dogmatisme. Ceci tout d'abord en vain. Ces amis qui menaient de front, depuis des dizaines d'années, une activité politique, pédagogique et psychologique n'avaient pas seulement lu Sperber depuis bien longtemps, mais aussi vécu des expériences similaires. C'est pourquoi ils attiraient notre attention sur le fait que nous vivions une situation historique relativement peu dramatique.
36Par ces amis et ces professeurs, je connus plus tôt des auteurs, des positions et des théories voisines de celles de Sperber. Il faudrait nommer ici le socialiste Otto Rühle et Alice Rühle-Gerstel, tous deux amis et adversaires de Sperber dans les années 20. Une partie de ce que j'appris pendant ces années me préserva certainement des plus grandes erreurs, mais je voulus pourtant éviter pendant longtemps une véritable confrontation avec Sperber, lui qui aurait été capable de remettre en cause ma propre pensée. Comme il le dit lui-même, le désir "avide d'espoir" de croire l'emportait sur celui d'abandonner mon "ignorance pratique".
37Quelques années après, ce fut sans doute la tension entre l'attachement aux vieilles certitudes et leur réfutation toujours plus douloureuse par la réalité qui m'amenèrent enfin, après cette phase d'approche "théorique" en quelque sorte, à me confronter avec Sperber, peut-être aussi à me laisser bouleverser par lui.
38C'est ce que je croyais alors. Je ne savais pas encore ce qui m'attendait.
39Jusqu'à l'âge de 24 ans, je n'avais lu que des livres traitant de politique et de psychologie. En 1971, quand la personne âgée dont j'ai parlé ci-dessus, horrifiée à l'idée que je n'avais jamais encore lu un roman, me mit en main celui de Manès Sperber Comme une larme dans l'océan, je fus tout aussi horrifié. De la littérature ? Mais, c'était de la fiction ! Qu'est-ce que cela avait à voir avec la politique et la révolution ? Elle me fit remarquer, avec des trésors de patience et de compréhension, que ce roman touchait de près à la politique et à la révolution et à bien d'autres choses encore. Ce fut plus la haute estime dans laquelle je tenais cette femme que la perspective de prendre plaisir à cette "fiction" de plus de mille pages qui me fit partir avec ces livres sous le bras. J'entamais le lendemain La légende du buisson brûlé et terminais quelques jours plus tard le dernier chapitre du roman qui – ceci dit en passant – s'intitule Sans fin, un titre tout à fait symbolique pour mes futurs démêlés avec Sperber.
40Comme une larme dans l'océan – c'est ainsi que je me sentais après la lecture. Je ne m'attendais pas à une désillusion aussi fondamentale. Au fil des ans, je devais m'apercevoir que ce n'était que le début. J'avais le sentiment que ce livre avait été écrit spécialement pour moi – et je n'avais pas vraiment tort. Sperber ne disait-il pas, quand il avait 35 ans, qu'il écrivait ce roman pour ceux qui seraient jeunes 30 ans plus tard ?
41Les titres des chapitres au sens multiple et qui reflétaient une grande expérience devinrent en partie dès ma première lecture les métaphores de ma propre expérience.
42Le voyage inutile – on aurait pu appeler ainsi toutes les erreurs et l'inutilité de bien des actions politiques et personnelles, la méconnaissance des véritables conditions, tant sociales que privées, basée sur de grotesques illusions.
43Plus profond que l'abîme était le reflet même de mon vécu émotionnel pendant la lecture – cette chute interminable lorsqu'on vous enlève sous les pieds ce que vous preniez pour un terrain où vous vous sentiez en sécurité. Il ne s'agit aucunement d'une chute où l'on finit par se poser au fond d'un abîme, si profond soit-il. À l'impression de chute s'ajoute l'illusion constante qu'on est arrivé au fond, même si on a les membres rompus. Et juste alors, on découvre qu'un nouvel abîme s'est ouvert sous le fond, puis qu'il y en a un autre encore...
44Le retour en vain – c'était aussi l'impossibilité de recommencer là où on s'était trompé de chemin. Il n'y avait plus aucune possibilité de retour, et plus encore il fallait faire la constatation suivante : la patrie politique n'existait plus et ce à jamais. À sa place, on trouvait les buts, les devoirs, les amis.
45La baie perdue dénonçait le fait qu'il n'y ait plus aucune enclave où l'on puisse conserver encore les vieilles assurances et certitudes et trouver refuge.
46Après toutes ces désillusions et le sentiment de déracinement et de deuil, c'est le désespoir et la résignation qui me semblaient encore barrer à Sperber toute possibilité de retraite. S'il ne se l'accordait pas, pourquoi donc en aurais-je eu le droit ? Bien au contraire : au plus profond de mon être, je ressentais même de l'encouragement. Un encouragement à me confronter avec lui, ses expériences, son savoir, plus encore avec moi-même et mon action. Mais aussi, l'encouragement à rester fidèle à mes objectifs. Plusieurs fois, j'eus pendant ma lecture l'impression que sa main sortait du livre pour se poser sur ma nuque, me relever la tête et me dire : "Oui, continue à poursuivre tes objectifs, cela vaut la peine de vivre pour eux ! Mais, presque toutes les actions que tu entreprends, les moyens que tu utilises et les chemins que tu empruntes sont mauvais ! Rien n'est tel que tu te l'imaginais, c'est pourquoi il te faut d'abord savoir !"
47Oui, la critique qu'il nous adressait à nous, "la nouvelle gauche", était d'une dureté impitoyable. Il se montrait plus inflexible encore envers nos aînés qui, insécurisés eux aussi, nous suivaient et nous fortifiaient ainsi dans nos opinions. Je ne ressentis pourtant jamais d'inimitié. Bien au contraire : dans ses paroles les plus sévères, l'affection était perceptible. Il n'y avait pas là quelqu'un qui parlait de nous, mais qui s'adressait à nous. N'existait-il pas là une certaine affinité réelle ou bien seulement espérée ? C'est d'ailleurs un fait que l'on critique toujours plus sévèrement ses proches que des étrangers. On pouvait s'autoriser à écouter le message d'une telle personnalité, même sur le tard.
48Parmi ceux qui l'estimaient, ils furent nombreux à trouver sa critique trop sévère. Quand il critiqua le mouvement pacifiste, la réaction fut la même. Et l'on pourrait s'attendre aujourd'hui à une réaction semblable s'il critiquait avec la même dureté une certaine frange de ce qui s'intitule la gauche dans le courant des Verts et des Alternatifs. Il ne leur manque pas d'explications à la décharge des deux parties : manque de compréhension, conflit de générations, traumatisme politique, fixation anti-communiste ou expériences personnelles de divers ordres. À mon avis, ils entretiennent une fâcheuse illusion.
49Certes, il y aurait pour moi aussi certains points à critiquer dans les positions de Sperber. Par exemple, son concept de communauté, là où il s'agit de société. Sa conception du socialisme qui se rapproche tant de celle de Landauer et bien d'autres choses encore. Cependant, sa critique de la Nouvelle Gauche comme de la gauche traditionnelle continue pour l'essentiel à viser juste, comme elle le faisait auparavant.
50Le déroulement réel du mouvement étudiant et celui du mouvement pacifiste lui ont donné raison, bien qu'il n'eut rien souhaité de mieux que d'avoir tort.
51On pourrait se demander aujourd'hui pourquoi donc tant de véhémence ? Il savait pourtant bien que nous n'étions pas la vague du progrès, comme nous le croyions, mais seulement la crête de l'écume balayée par le processus socio-économique de modernisation dont nous apercevons aujourd'hui seulement les turbulences.
52Son amère expérience historique lui avait appris ce qui peut arriver si la gauche oublie les devoirs qui lui incombent : analyser les conditions sociales réellement du point de vue du matérialisme historique, se battre pour obtenir pour tous davantage de démocratie et de progrès matériel, lutter contre l'absence de liberté, la violence, la prétention à être les seuls dépositaires de valeurs absolues, les idéologies hypocrites, et tous ces combats, les mener en tous lieux. Voilà l'avertissement et la critique qu'adressait Sperber à la gauche, à celle qui nous précédait, à celle qui nous succéda. Il n'envisagea jamais rien avec les nombreux pseudo gens de gauche. Il haïssait les pirates qui naviguent sous un pavillon d'emprunt. Il critiquait aussi le totalitarisme chez les communistes avec d'autant plus de virulence qu'il se dénomme communiste. Il nous critiquait de manière si véhémente parce que nous nous définissions comme étant des communistes.
53Et cette gauche se retrouva également dans le mouvement pacifiste. Il partageait ses aspirations, mais il pouvait lui faire les mêmes reproches qu'à "la gauche". À force de critiquer les armes, on finit par perdre de vue la critique plus importante des conditions de vie –cela, il l'avait déjà connu avec les pacifistes de sa jeunesse. Mais, ce n'était pas tout. Le "strabisme", lui aussi, était revenu, avec les illusions que l'on entretenait sur l'adversaire. Il connaissait aussi depuis longtemps la tendance à subordonner la liberté à la paix. N'y avait-il pas à la base le même mépris pour la liberté que chez nous, le même volontarisme aveugle, l'antiaméricanisme forcené, la crédulité en face de l'Union Soviétique ? Tout cela, ce n'est pas nous qui le lui avions appris. Depuis 1952, il exhortait la gauche à créer une Europe unie et souveraine comme étant l'une des tâches qui lui incombait. Il n'y avait donc rien de nouveau dans sa critique, pas plus que dans les erreurs et les négligences de la gauche.
54Le message si ancien de Manès Sperber garde toujours toute son actualité. Il n'aurait aujourd'hui guère de mal à retrouver les mêmes travers dans le courant des Verts et des Alternatifs. Oui, parfois aussi, les individus sont restés les mêmes. Des gens se sont convertis nombre de fois, tout en persistant dans leurs erreurs en passant de la révolte anti-autoritaire à un communisme de cadres du parti et au mouvement pacifiste, pour en arriver à un socialisme teinté d'écologie. On retrouve bien des thèmes, et même la plupart de ceux dont il a été question ici, non seulement chez les fondamentalistes âgés aujourd'hui d'une quarantaine ou d'une cinquantaine d'années, mais aussi chez nombre de leurs cadets. Qu'il s'agisse d'anti-industrialisme, revendiqué par ceux qui vivent dans le bien-être, ou des rapports toujours aussi tendus qu'ils entretiennent avec la démocratie et l'ordre d'un Etat de droit qui leur offre, à eux et aux membres les plus vulnérables de la société, un minimum de garanties. Qu'il s'agisse de leurs sentiments anti-américains, de leur intolérance péremptoire ou d'autres choses encore.
55Oui, la pensée de Manès Sperber, ses avertissements à la gauche aussi, demeurent toujours actuels. Davantage encore en face de ceux qui parlent aujourd'hui de la fin du socialisme, alors qu'il n'a jamais encore existé. Aujourd'hui encore, on trouve des gens qui subordonnent leurs témoignages d'indignation en face des massacres de Pékin au fait de savoir si une opposition socialiste était à l'œuvre. Mieux encore que ne l'aurait fait Manès Sperber, les mouvements de libération en Europe de l'Est apprendront à ces soi-disant gens de gauche où ils se situent : à droite.
56Manès Sperber ne se faisait aucune illusion sur l'effet que produisaient ses paroles. Il avait l'habitude de prêcher dans le désert. Nombreux furent ceux, cependant, qui eurent, comme moi, la possibilité d'entendre son message, même sur le tard. En fin de compte, ses avertissements n'auront pas été lancés en vain, pour eux, le nombre trop petit de ceux qui lui prêtèrent l'oreille. Qu'il reçoive donc toute la reconnaissance qui lui est due.
Auteurs
Ancien libraire, spécialiste de la formation d’adultes. Fondateur des Archives Manès-Sperber à Francfort/Main. Nombreuses publications sur Sperber. Très engagé dans le mouvement estudiantin allemand des années 60.
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