Hong Kong : une population d’entrepreneurs dans un territoire à gouvernance d’entreprise (1945-1997)
p. 79-91
Résumés
Just after the Second World War, everything had to be rebuilt in Hong Kong. The return of those who had fled during the Japanese occupation and the wave of immigrants from mainland China had transformed the colony into a vast refugee camp. In 1997, at the end of British rule, its prosperity was on a par with most advanced countries. Its per capita Gross Domestic Product was beyond that of Great Britain. In other words, the colony had become more prosperous than the country which had governed it, a unique phenomenon in colonial history. This paper investigates two common factors put forward by most observers to explain this outstanding economic success: the government System and the entrepreneurial capabilities of the population. It shows that the entrepreneurial capabilities of the Hong Kong people were stimulated by the government system, a system based on a model of corporate governance.
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, Hong Kong est sinistré et l’afflux massif de réfugiés de Chine continentale qui fuient d’abord la guerre civile puis l’instauration d’un régime communiste transforme la colonie en un vaste bidonville. En 1997, au terme de la souveraineté britannique, le territoire, complètement métamorphosé, a rejoint le niveau de développement des pays les plus avancés. Son PIB par habitant est même supérieur à celui de la Grande-Bretagne, le pays en charge de sa tutelle, ce qui n’a pas de précédent dans l’histoire coloniale. Cet article examine deux des facteurs les plus communément mis en avant pour expliquer cette réussite exceptionnelle : le système de gouvernement et les qualités entrepreneuriales de la population. Il montre que le système de gouvernement procède d’un modèle dans lequel le monde des affaires et le monde chinois se retrouvent très bien et que l’esprit d’entreprise de la population a trouvé à s’exprimer pleinement dans un territoire à gouvernance d’entreprise.
Texte intégral
1 Au terme de la souveraineté britannique, le 1er juillet 1997, la prospérité éclatante de Hong Kong fait l’admiration du monde entier. Son PIB par habitant situe la colonie devant la plupart des pays occidentaux, au nombre desquels le Royaume-Uni, le pays en charge de la tutelle, un fait unique dans l’histoire coloniale.
2Pourtant au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, tout est à reconstruire : habitations, infrastructures, appareil administratif, économie. De surcroît, un afflux massif de population transforme Hong Kong en un vaste camp de réfugiés. À la vague de retour des Chinois ayant quitté le territoire durant l’occupation japonaise, viennent s’ajouter celles des réfugiés fuyant la guerre civile d’abord, puis, après 1949, l’instauration d’un régime communiste. Le nombre d’habitants passe ainsi de 600 000 en 1945 à près de 2 millions en 1950. Des centaines de milliers de personnes s’entassent dans des bidonvilles. Le défi à relever est d’autant plus grand que la colonie ne peut compter sur le soutien de la Grande-Bretagne, qui a bien d’autres priorités.
3Nous nous proposons dans cet article d’apporter des éléments de réponse à l’interrogation que suscite une réussite exceptionnelle en un temps aussi court, en nous intéressant plus particulièrement au système de gouvernement et aux qualités entrepreneuriales de la population. Ce sont deux des facteurs le plus souvent mis en avant par les observateurs pour expliquer l’étonnante performance de l’économie de Hong Kong. Cependant, au préalable, il est indispensable d’avoir à l’esprit quelques repères sur l’histoire, la géographie et le développement économique de la colonie.
1. Quelques repères sur l’histoire, la géographie et l’économie de Hong Kong
4Hong Kong vient de Heung Keung, la prononciation cantonaise d’un mot qui signifie « port des parfums » et qui se dit Xiang-gang en mandarin. Comme l’observe un sinologue, « rien ne prédestinait cet îlot rocheux [...], situé à l’est de l’embouchure de la rivière des Perles, à jouer un rôle aussi important, d’abord dans l’expansion de l’empire colonial britannique en Extrême-Orient, ensuite, après 1949, dans l’économie de la Chine populaire » (Chesnaux, 1990 : 626-627).
5Ce destin porte incontestablement les marques de l’esprit d’entreprise britannique. Pour s’en convaincre, il suffit de lire l’étude d’Alain Le Pichon (1998) sur le fonds de commerce de la compagnie Jardine et Matheson, avant qu’elle ne s’installe sur le « rocher stérile » dont Lord Palmerston, le secrétaire d’État au Foreign Office au moment de l’annexion, parlait avec scepticisme (Welsh, 1993 : 1). Nous découvrons ainsi avec force détails deux des entrepreneurs auxquels la colonie de Hong Kong doit sa fondation et l’origine d’une entreprise qui a écrit de nombreuses pages de son histoire.
6Cette histoire est née de la confrontation de deux civilisations, aux systèmes de valeurs très différents.
7La première, la civilisation britannique, considère le commerce comme un bienfait et un mobile pour s’implanter aux quatre coins du monde. « L’échange de bons procédés entre des nations situées loin l’une de l’autre concourt à leur bien-être respectif, à leur industrie et à leur richesse », écrit le roi de Grande-Bretagne, George III, à l’empereur de Chine, lors de la mission diplomatique Macartney, en 1793 (Peyrefitte, 1989 : 623).
8La seconde, la civilisation chinoise, contrairement à la précédente, situe le commerce très bas dans son échelle de valeurs : « Nous n’avons jamais attaché de prix aux articles ingénieux, ni n’avons le moindre besoin des produits de tes manufactures » répond l’empereur Qialong à George III (Peyrefitte, 1989 : 702).
9La Chine impériale se méfie des commerçants qu'elle place au bas de l’échelle sociale, derrière les fonctionnaires, les paysans et les artisans. Cette méfiance la fait renoncer à exercer sa puissance sur les mers. Elle a montré qu'elle en était capable, avec notamment les expéditions de l’amiral Zheng He, au début du XVe siècle, qui s’est aventuré jusqu’aux côtes africaines. Cette méfiance la conduit également à vivre repliée sur elle-même. Canton est la seule ville autorisée à commercer avec ces « barbares » que sont les Occidentaux.
10Cette confrontation produira la contrebande de l’opium, qui fit la fortune de maisons de négoce britanniques telles que Jardine et Matheson, contrebande à l’origine de la première guerre sino-britannique (1839-1842) au terme de laquelle, par le traité de Nankin signé en 1842, l’empire du Milieu sera contraint de s’ouvrir et de céder l’île de Hong Kong à la Grande-Bretagne. Ce sera le premier de la longue série de ce que l’on a appelé les « traités inégaux » que les puissances étrangères vont imposer à la Chine. Deux d’entre eux vont étendre la colonie de Hong Kong : en 1860, la presqu’île de Kowloon, qui lui fait face, sera annexée elle aussi ; en 1898, les îles avoisinantes et l’arrière-pays continental seront cédés à bail pour 99 ans.
11Hong Kong forme dès lors un territoire d’un peu plus de 1 000 km2, auxquels vont venir s’ajouter près de 80 km2 gagnés sur la mer. Mais près de 90 % de l’espace sont loués jusqu’en 1997, ce qui impose à la Grande-Bretagne et à la Chine de revenir à la table des négociations avant cette échéance.
12Ces défaites et l’atteinte à la souveraineté économique et territoriale de leur pays seront vécues comme une profonde humiliation par les Chinois, un sentiment que le temps n’effacera pas, comme en témoigne en particulier la forme que prendra l’accord de rétrocession signé en 1984 : une déclaration conjointe dans laquelle n’est pas reconnue la légitimité de la souveraineté britannique sur le territoire.
13Les traités inégaux vont néanmoins transformer la vie économique de la Chine, tout particulièrement dans les zones côtières. Comme le souligne Marie-Claire Bergère (1998 : 73), « Une nouvelle dynamique de développement se met en place dont les principaux points d’appui seront les ports qui fonctionnent comme des lieux privilégiés de transfert de technologies et de capitaux ». Cette dynamique fait évoluer les mentalités et la perception à l’égard du commerce devient plus positive. Shanghai et Hong Kong vont être les éléments moteurs, en même temps que les principaux bénéficiaires, de cette évolution.
14Hong Kong a pour seul atout d’être le meilleur port naturel de toute la région. Le relief, très accidenté, limite les potentialités agricoles et impose de nombreuses contraintes à une infrastructure urbaine. Alors qu’à sa fondation, la colonie compte moins de 10 000 habitants, elle en a 6,5 millions au moment de la rétrocession. Cette population, à 95 % d’origine chinoise, est très inégalement répartie. Le territoire constitue l’une des plus fortes concentrations humaines dans le monde (6 000 habitants au km2).
15Si l’on fait abstraction de la période d’occupation japonaise entre 1941 et 1945, la colonie a connu trois grandes phases de développement : entre 1842 et 1941, c’est la période d’économie d’entrepôt, entre 1945 et 1978, celle du boom industriel, enfin entre 1978 et 1997, celle de l’économie de services.
16L’île de Hong Kong a été annexée pour servir de plate-forme commerciale entre l’empire britannique et la Chine, voire plus largement entre la Chine et le reste du monde. Aussi, le négoce et ses activités annexes, tels les services financiers et maritimes, vont prospérer, profitant du statut de port franc et du laisser-faire des autorités coloniales. On y trouvait aussi en abondance « tripots, bouges, lupanars et fumeries d’opium » (Chesnaux, 1990 : 627).
17Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, l’économie d’entrepôt reprend ses droits, aidée en cela par la réactivation des réseaux commerciaux et l’effort de reconstruction des pays de la région. Les autorités locales ne croient pas aux potentialités industrielles du territoire (Wong, 1988 : 25). Pourtant, peu de temps après, s’amorce un véritable boom industriel, à la suite de deux événements qui vont mettre à mal l’économie d’entrepôt : en 1949, l’instauration d’un régime communiste en Chine et, en 1951, les mesures d’embargo décrétées contre ce pays par les États-Unis et l’ONU, à la suite du conflit coréen.
18L’évolution de la structure des exportations donne une bonne indication de la rapidité avec laquelle l’économie se transforme : en 1947, on estime que seulement 10 % des exportations sont d’origine locale ; en 1952, ce chiffre passe à 25 %, en 1959, à 70 %, pour monter à près de 80 %en 1971. Il redescendra ensuite (autour de 75 % en 1978), l’ouverture de la Chine permettant à l’économie d’entrepôt de repartir.
19Entre 1950 et 1978, à l’instar du Japon et des trois autres « dragons asiatiques », la croissance a été plus du double de celle de la moyenne des pays de l’OCDE.
20Le décollage industriel s’est appuyé pour une large part sur l’industrie textile, et dans une moindre mesure, sur la fabrication de produits de grande consommation bon marché que l’on trouve dans les « bazars » de nos villes. À partir des années 1970, la base industrielle s’est élargie, en particulier à l’électronique, aux jouets et à l’horlogerie. En même temps, le secteur des services s’est développé, de pair avec les besoins d’une industrie en pleine expansion et d’une population dont le niveau de vie s’améliorait. En outre, l’entrée de la Chine à l’ONU et le dégel de ses relations avec les États-Unis ont permis à Hong Kong de retrouver son rôle de plate-forme commerciale entre la Chine et le reste du monde. Cette stratégie de diversification a incontestablement bénéficié de l’apport des entreprises britanniques, connues pour leur savoir-faire dans les domaines de la banque, du commerce international, des transports et de la logistique.
21En 1978, les emplois se répartissaient pour moitié dans l’industrie et la construction et, pour l’autre moitié, dans les services. Les organismes internationaux classaient alors Hong Kong dans la catégorie des pays à revenu intermédiaire.
22Entre 1978 et 1997, durant la troisième et dernière phase de son développement sous tutelle britannique, la colonie va continuer de progresser à un rythme très soutenu – le PIB a augmenté de 6,5 % par an en termes réels – mais en opérant une nouvelle mutation économique. L’économie industrielle va céder la place à l’économie de services. Au moment de la rétrocession, le secteur des services représentait près de 80 % des emplois et 85 % du PIB. La part des productions locales dans les exportations est ainsi passée de 75,5 % en 1978 à 14,5 % en 1997.
23Ces chiffres donnent l’impression que Hong Kong a perdu sa vocation industrielle, ce qui n’est pas exact. Un grand nombre d’usines a été délocalisé de l’autre côté de la frontière et, ce faisant, les sociétés industrielles de la colonie ont renforcé leurs positions sur la scène économique mondiale. Le made in Hong Kong est ainsi devenu un made by Hong Kong (Berger et Lester, 1997). La politique de réforme et d’ouverture menée par la Chine en 1978 sous l’égide de Deng Xiaoping a permis cette évolution.
24La transformation de l’économie se fera sans perte de croissance ni montée du chômage, car les activités de service vont être stimulées par l’expansion de l’industrie délocalisée et le développement spectaculaire de la Chine.
25Hong Kong va de fait s’imposer comme siège régional de sociétés internationales et comme l’interface entre la Chine et le reste du monde. Ce rôle d’intermédiaire transparaît à l’examen des investissements directs en Chine entre 1980 et 1997 : près de 56 % des investissements directs réalisés l’ont été à partir de Hong Kong. Le courant d’affaires se fait d’ailleurs dans les deux sens. Dans les années 1990, la Chine devient l’un des premiers investisseurs extérieurs de Hong Kong. On notera à cet égard qu’une partie de ces investissements revient en Chine, les sociétés chinoises utilisant Hong Kong comme un moyen de bénéficier des avantages fiscaux accordés aux sociétés étrangères.
26Le 1er juillet 1997, la Chine reprend la souveraineté sur un territoire qui est le premier exportateur mondial de jouets, radios, calculateurs et sacs de voyage, le deuxième exportateur de vêtements, montres, appareils de téléphone, le premier port pour le trafic de conteneurs, la deuxième place financière d’Asie et la neuvième place boursière. La Banque mondiale situe Hong Kong au quatrième rang dans le monde au niveau du PIB par habitant.
27Nul doute que le chemin parcouru entre 1945 et 1997 est impressionnant. Comme nous allons le voir, le système de gouvernement et les qualités entrepreneuriales de la population comptent pour beaucoup dans cette réussite.
2. Le système de gouvernement
28Norman Miners, dans les premières éditions de The Government and Politics of Hong Kong, au début des années 1980, observait que si le premier gouverneur était revenu à cette époque, il ne reconnaîtrait que deux choses : les contours du Peak et le système de gouvernement (Miners et Tang, 1975 : 246-247).
29S’il avait assisté aux cérémonies de rétrocession, le1er juillet 1997, il n’aurait plus reconnu que le système de gouvernement car le Peak, le célèbre sommet de l’île annexée en 1842, était complètement recouvert par des constructions. L’immobilisme institutionnel a été en effet l’un des traits caractéristiques de la colonie de Hong Kong. Certes, Londres a introduit la représentativité démocratique dans les dernières années de sa tutelle, mais cette réforme se limitait aux conseils législatifs et urbains, c’est-à-dire à des organes purement consultatifs. Elle laissait toujours les pleins pouvoirs aux mains d’un gouverneur non élu, assisté de quelques conseillers de son choix et ne dépendant que de la seule autorité du gouvernement britannique.
30Ce système, Sun Yat-sen, le père de la première république chinoise, en a vanté les mérites au cours d’une intervention à l’université de Hong Kong, en 1923. Ayant comparé la prospérité des deux côtés de la frontière, il s’est posé des questions :
[...] j’ai vu le monde extérieur, j’ai commencé à me demander comment il se faisait que des étrangers, des Anglais, aient pu faire ce qu’ils avaient fait avec le rocher stérile de Hong Kong en 70 ou 80 ans, alors qu’en 4 000 ans la Chine n’avait rien produit d’équivalent. Nous devons nous inspirer des Anglais et transporter leur exemple de bon gouvernement dans chaque région de Chine1 (Béja, 1993 : 17).
31Pour être comprise, l’observation précédente doit être replacée dans son contexte culturel car le concept de « bon gouvernement » n’est pas le même dans le monde occidental et le monde chinois. Le sinologue Léon Vandermeersch apporte sur ce point des précisions éclairantes.
L’État impérial, dès lors qu’il avait été une fois pour toutes rationalisé cosmologiquement, s’est retrouvé privé, dans la pensée politique elle-même, de toute dimension politique, pour ne garder qu’une dimension purement administrative.
[...] L’idéal politique chinois [...] a pour fondement que la société est par nature structurée de façon parfaite, si bien que tant que les hommes se conforment aux règles de la vie sociale, l’État, qui ne sert qu’à redresser les déviances, n’est plus là que pour la forme. Voilà en quel sens, dans la mentalité chinoise, la conscience sociale se substitue à la conscience politique. [...] Au cœur de cette mentalité se trouve le sens chinois de la famille, qui modèle toute la construction sociale (de Miribel et Vandermeersch, 1997 : 95-97).
32La construction sociale chinoise se décline en plusieurs cercles : la famille, le clan, le village, le district, la région, l’unité de travail, le réseau de relations. Elle s’accommode des inégalités, comme dans une famille, mais impose des devoirs. Si le poids des devoirs dont l’individu se sent redevable vis-à-vis des diverses communautés auxquelles il appartient restreint sa liberté d’action, en retour ces communautés lui apportent protection et soutien, moral et économique, au moment des revers de fortune et pour ses vieux jours.
33La société étant structurée de cette façon, on attend de l’État un minimum d’intervention, sans considérations politiques. La population chinoise de Hong Kong était d’autant moins sensible à ces considérations qu’une grande partie d’entre elle se trouvait dans une terre d’accueil et que le peuple Han a un grand sens du réalisme et une capacité d’adaptation étonnante.
34Or, il se trouve que cette attente d’un État peu interventionniste est en parfaite harmonie avec celles des autorités coloniales et aussi celles des hommes d’affaires qui ont créé puis géré Hong Kong pendant la presque totalité des 155 ans de tutelle britannique. Nous disons la presque totalité, car le dernier gouverneur s’est quelque peu démarqué de la tradition en donnant une dimension politique à son action. Il faut dire que, pour la première fois, c’est un politique qui occupe ce poste ; ses prédécesseurs étaient tous des hauts fonctionnaires.
35De fait, le gouvernement de la colonie Hong Kong n’avait pas pour vocation de transformer les structures sociales de la société, mais de permettre à ses entreprises de prospérer. « Les affaires de Hong Kong sont les affaires »2 était le consensus. D’où le statut de port franc et le régime libéral, l’administration légère et le rôle joué par la communauté d'affaires dans la « gouvernance » du territoire. Nous utilisons ce néologisme pour décrire un mode de gouvernement sans gouvernement, avec le sens que l’on retrouve par exemple dans les expressions de « gouvernance mondiale » ou « gouvernance européenne » et que les Nations unies définissent ainsi : « l’exercice de l’autorité économique, politique et administrative qui concourt à la gestion d’un pays à tous les niveaux »3 (United Nations, 1997 : 2). Ce terme nous paraît approprié pour décrire la façon dont la communauté d’affaires gouvernait Hong Kong sans nécessairement être partie prenante dans le gouvernement. « Hong Kong est gouverné par le Jockey Club, Jardine & Matheson, la Hongkong et Shanghai Bank et le gouverneur, dans cet ordre » disait-on communément à Hong Kong (Le Corre, 1997 : 247).
36Ainsi, la colonie Hong Kong était gérée par des chefs d’entreprises, pour le compte de ses entreprises et comme une quasi-entreprise, ce qui nous conduit à la qualifier de territoire à « gouvernance d’entreprise ». Jusqu’à la signature de l’accord de rétrocession en 1984, cette gouvernance a été britannique, puis sino-britannique jusqu’en 1997.
37Le noyau central de l’économie est l’entreprise, comme la famille est le noyau central de la société chinoise. Correspondant à l’idéal de cette société, l’État n’a pas de dimension politique. L’administration n’est pas au service d’un gouvernement représentatif de la population, comme dans une démocratie, elle constitue de facto le gouvernement.
38Le gouvernement maintient une tradition de libre entreprise, de libre-échange (sans droits de douane ni restrictions à l’importation). Le cadre juridique est simple, les formalités d’enregistrement sont rapides. La fiscalité est avantageuse pour les entreprises comme pour les particuliers. Il n’y a pas de discrimination entre résidents et non-résidents. Le système assure la garantie de la propriété privée, de la libre circulation des biens et des personnes, de la liberté publique, des garanties protégées par un état de droit et une institution judiciaire indépendante. Le rôle de la fonction publique est d’aider à la sécurité et la fluidité du système, comme le font les services fonctionnels d’une entreprise.
39Le gouvernement évite d’intervenir dans l’économie, sauf pour pallier les insuffisances du secteur privé, ce qui a été le cas en particulier pour l’habitat, les infrastructures, l’éducation et la santé. L’effort peut cependant être considérable, comme l’atteste, au moment de la rétrocession, la proportion de la population de Hong Kong habitant dans des immeubles construits et gérés par les pouvoirs publics : près de 50 %.
40Mais la contrainte budgétaire s’impose à tout programme, même le plus indispensable. À titre d’exemple on peut citer la norme pour les logements construits dans les années 1950 :11 m2 par famille, 4 à 6 personnes en moyenne, avec les sanitaires et les cuisines en commun à l’étage, c’est vraiment très peu ! Dans les années 1970, la norme s’est certes améliorée, mais le confort reste quand même très élémentaire : on passe de 2 à 3,3 m2 par personne, les cuisines et les sanitaires étant cette fois intégrés dans les logements.
41Au niveau macro-économique, le gouvernement s’abstient d’orienter ou de soutenir l’économie via des politiques fiscales et budgétaires volontaristes. Il limite sa marge de manœuvre sur le plan monétaire en ayant adopté un système de caisse d’émission (Currency Board). Le dollar de Hong Kong ne peut être créé qu’en contrepartie d’un apport équivalent d’une monnaie de référence (depuis 1983, le dollar américain).
42Pourtant, dans les faces cachées du système, on trouve des éléments qui méritent notre attention, car ils prennent en défaut ses principes cardinaux, l’état de droit et le libéralisme, ou témoignent de ses faiblesses.
43Jusqu’au milieu des années 1970, c’est-à-dire les années de boom industriel comprises, Hong Kong a connu une corruption endémique : « Chaque pan du secteur public était rongé par la corruption [...]. Dans le secteur privé, notamment les échanges et le commerce, la situation n’était pas meilleure » (De Speville, 1997 : 11). L’auteur de ce constat est l’un des anciens directeurs de l’organisme indépendant en charge de la lutte contre la corruption dans la colonie britannique, créé en 1974. Par la suite, la corruption a bien été maîtrisée, mais force est de constater que, de façon concomitante, le phénomène est apparu de l’autre côté de la frontière avec la Chine.
44Il y a une autre zone d’ombre : l’environnement. Pendant très longtemps, jusqu’au milieu des années 1980 pour être plus précis, les autorités se sont montrées très accommodantes sur la question. Elles n’ont pas jugé bon non plus de se doter d’une loi sur la concurrence, faisant ainsi le jeu des entreprises locales. Des distorsions de concurrence affectent en particulier le secteur de la distribution, dont deux sociétés contrôlent 70 % du marché local sans qu’aucun concurrent extérieur n’ait réussi à y prendre place. Le secteur immobilier est également dominé par quelques grands promoteurs, qui fréquentent tous les mêmes clubs.
45La place de l’immobilier dans l’économie de Hong Kong est très importante. Le secteur pesait pour environ le quart du PIB. Il affecte aussi significativement l’activité des banques – entre 30 et 40 % de leurs crédits sont des prêts immobiliers – de même que la bourse. Les actions liées à ce secteur suivent les mouvements de la spéculation qui le caractérisent. Peu avant la rétrocession, elles ont représenté plus de la moitié de la capitalisation boursière.
46Le gouvernement est, lui aussi, très dépendant de l’immobilier, dont il tire une large part de ses revenus : entre 20 et 40 %, selon les années, et cela grâce au monopole dont il jouit dans la propriété foncière et qui explique en partie le faible niveau de la pression fiscale sur les revenus. À l’instar de la famille chinoise et du cadre libéral évoqués antérieurement, ce monopole foncier constitue l’un des piliers de l’édifice économique de la colonie de Hong Kong. L’esprit d’entreprise de la population est aussi un élément important du dispositif. Nous nous proposons d’en esquisser les contours.
3. Une population d’entrepreneurs
47La colonie de Hong Kong, nous le savons, est née au XIXe siècle et son destin porte l’empreinte de l’esprit d’entreprise britannique. Pendant les cent premières années, son fonds de commerce était le négoce et les activités qui lui sont indispensables, comme la finance, la logistique et les transports, des secteurs dans lesquels la Grande-Bretagne s’est toujours distinguée.
48Le boom industriel des années 1950, Hong Kong le doit à la Chine, plus précisément à ses centaines de milliers de réfugiés.
49La Chine a « fourni » à la colonie britannique une main-d’œuvre abondante qui, malgré son faible niveau de qualification, a réussi à s’adapter à un environnement technique en rapide évolution, n’hésitant pas à changer de métier, si les circonstances l’imposaient ou si des opportunités plus avantageuses se présentaient. Elle a en outre supporté, sans fracture sociale, des conditions de travail et de logement très difficiles.
50La Chine a aussi « pourvu » Hong Kong d’entrepreneurs, notamment dans le secteur textile, avec des industriels de Shanghai qui se sont repliés dans la colonie britannique en apportant leur savoir-faire, et pour certains d’entre eux leurs capitaux et leurs techniciens. Dans les années 1950, ces entrepreneurs ont amorcé le décollage de l’industrie, en plein marasme économique provoqué par l’embargo des Nations unies contre la Chine. Ces industriels ont tiré parti à la fois de la qualité de la main d’œuvre du territoire, de ses réseaux commerciaux hérités de la période d’économie d’entrepôt, des accords du Commonwealth et du GATT, ainsi que de la forte demande mondiale en biens de consommation bon marché.
51Une partie de la vitalité économique de Shanghai s’est ainsi vue greffée sur Hong Kong. Le secteur textile surtout, mais aussi d’autres secteurs de l’industrie légère, comme la fabrication d’ustensiles de cuisine en plastique ou de piles, sont les principaux bénéficiaires de cet apport. D’autres domaines d’activité en ont profité également, tels les banques et les transports maritimes.
52La réussite de ces chefs d’entreprise a fait des émules : un grand nombre d’entrepreneurs locaux se sont lancés à leur tour dans l’aventure industrielle. Ces entrepreneurs avaient les qualités de la population du territoire : une grande ténacité et la faculté de s’adapter pour surmonter les obstacles, en les utilisant comme tremplins pour évoluer et progresser.
53Un environnement faiblement contraignant, qui inspirait confiance et offrait les avantages d’une main d’œuvre bon marché, a aussi attiré des sociétés étrangères. Elles se sont implantées, soit pour délocaliser des unités de fabrication, à l’instar des sociétés américaines et japonaises, soit pour profiter d’opportunités d’investissement, à l’instar des sociétés de la diaspora chinoise de l’Asie du Sud-Est. Ces sociétés étrangères ont fait émerger de nouvelles industries comme l’électronique et l’horlogerie, industries dans lesquelles les entrepreneurs locaux ont vite fait de prendre position.
54Le territoire est ainsi devenu une puissance industrielle tournée vers l’exportation, spécialisée dans les biens de consommation. La percée de l’industrie a généré des besoins en termes de services pour appuyer le développement des entreprises et répondre à l’attente d’une population ayant un niveau de vie en progression. À partir des années 1970, l’économie de services a donc, elle aussi, connu un fort développement, et de nouvelles entreprises ont émergé.
55Le processus de réformes du gouvernement chinois amorcé en 1978 a été une aubaine pour Hong Kong, car il a coïncidé avec une perte de compétitivité de son industrie par rapport aux autres pays de la région, du fait de la montée des coûts de production. En outre, l’exiguïté du territoire limitait les possibilités d’extension. Hong Kong a ainsi trouvé à proximité un bassin de main d’œuvre bon marché, l’espace qui lui manquait, des facilités offertes par les autorités locales pour la construction et la gestion des usines, ainsi que les avantages fiscaux d’une production off shore dans un pays soucieux d’attirer les investisseurs étrangers.
56Certains économistes défendent l’idée que le succès industriel de Hong Kong résulte essentiellement de la « transpiration plus que l’inspiration », selon l’expression du fameux article de Krugman (1994) sur le miracle asiatique. En clair, les industriels de Hong Kong sont de bons sous-traitants, voire de bons imitateurs, mais pas des novateurs.
57L’exemple de la percée de l’industrie de Hong Kong dans l’électronique nous montre qu’effectivement la sous-traitance et l’imitation ont joué un rôle significatif. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’il faille réduire cette réussite à ce seul ressort. Nous pouvons nous en convaincre en examinant les différentes phases du développement de cette industrie.
58Au départ, il s’agit d’une simple sous-traitance par des entreprises japonaises et américaines. On passe ensuite très vite à une phase d’imitation, puis à une intégration rapide de la filière de production, une multitude d’entreprises locales ayant émergé. À la fin des années 1960, Hong Kong produisait des composants, des transistors, des amplificateurs, des magnétophones et des pièces d’ordinateurs. À la fin des années 1970, s’y ajoutaient les circuits imprimés et les calculateurs. Dans ce secteur, les industriels de Hong Kong concurrençaient les groupes américains et japonais, en même temps qu’ils travaillaient pour eux.
59La percée de l’industrie horlogère est tout aussi éclairante sur la dynamique entrepreneuriale de Hong Kong. Au début des années 1970, Hong Kong ne joue qu’un rôle mineur dans la production et le commerce horloger à l’échelle internationale. En 1978, il est, en quantité, le premier producteur et le premier exportateur mondial, devant la Suisse, qui reste néanmoins le premier en valeur. Une étude du Hong Kong Trade Development Council, citée par Jean-François Blanc, précise les conditions de cette réussite :
Les fabricants de Hong Kong ont eu tôt fait de prendre conscience du marché potentiel que représentait la montre électronique, lorsque la technologie fut développée à ses débuts. Alors que les autres pays producteurs bien établis considéraient la montre électronique comme une mode éphémère, Hong Kong s’investit de plus en plus dans cette technologie. Par conséquent, lorsque la demande s’accrût, Hong Kong se trouva dans une excellente position pour prendre pied dans ce nouveau marché (Blanc, 1988 : 98-99).
60À partir de ces exemples, on voit bien qu’il est réducteur de mettre la percée industrielle de Hong Kong sur le compte de la seule transpiration et que l’inspiration fait bien partie de sa dynamique entrepreneuriale. Le confirment également le mouvement de délocalisation des usines et les investissements réalisés en Chine. Avant 1992, l’année où Deng Xiaoping a levé toute ambiguïté sur les orientations libérales de sa politique économique, investir en Chine était une aventure. La retenue des pays industrialisés dans les années 1980 en est la preuve. Les entrepreneurs de Hong Kong ont été bien inspirés de saisir cette opportunité, ce qui a largement contribué à leur réussite.
Conclusion
61Durant son mandat de gouverneur, on demanda souvent à Chris Patten le secret du succès de Hong Kong. Sa réponse, donnée dans ses mémoires, met surtout l’accent sur la « gouvernance » britannique :
Une bonne administration, un cadre juridique strict, une économie de marché ont transformé le Hong Kong d’après-guerre misérable et meurtri en l’un des plus grands centres d’échanges commerciaux au monde, en une capitale économique pour la diaspora chinoise et une base sûre pour les investisseurs étrangers intéressés par la Chine (Patten, 1998 : 38).
62La bonne administration, le cadre juridique strict et l’économie de marché, nous avons vu qu’il est possible de les relativiser. Pour notre part, nous retenons deux points de la présente exploration sur le rôle joué par le système de gouvernement et l’esprit d’entreprise de la population dans la réussite exceptionnelle de la colonie britannique entre 1945 et 1997 : en premier lieu, le système de gouvernement procède d’un modèle dans lequel se retrouvent très bien non seulement le monde des affaires mais aussi le monde chinois ; en second lieu, les qualités entrepreneuriales de la population ont trouvé à s’exprimer pleinement dans un territoire à gouvernance d’entreprise.
63Ces symbioses ont été d’autant plus fécondes que l’environnement économique international s’ouvrait plus largement et que la Chine engageait sa politique de réforme et d’ouverture.
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Références bibliographiques
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Notes de bas de page
1 Le discours de Sun Yat-sen est paru le 21 février 1923 dans Huazi ribao, une publication chinoise de Hong Kong. La citation a été reprise dans de nombreux ouvrages.
2 “The business of Hong Kong is business.”
3 “Governance can be seen as the exercise of economic, political and administrative authority to manage a country’s affairs at all levels.”
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