Le marché, l’État et la loi : le développement de la société anonyme américaine
p. 97-108
Résumé
In the country of free enterprise, it was assumed for too long that the corporation was the only master of its own destiny. The many decisions taken in its favour in the 19th century by the Supreme Court, the direct and indirect help of the federal government and the States, Consolidated both its status and power. It was able to create new forms of ownership (the trust and the holding) and new forms of control (minority control and managerialism). The regulatory System set up through the years in every sector by the federal government ensured some sort of fair competition, but also the soundness of the financial System. Thanks to this judicial and State support, the US corporation is best equipped to face globalization. The market System is the result of this permanent, though delicate, balance between competition, law and government in the operation of the private corporation.
Texte intégral
1Les États-Unis passent tellement pour la terre de l'individualisme effréné dans le domaine économique qu'on y a sous-estimé comme nulle part ailleurs les relations de l'entreprise avec l'État et ses rapports avec la loi. Premier État moderne à s'être doté d'une constitution durable et d'un système judiciaire articulé sur le fonctionnement étatique, l'Amérique a su plus que toute autre nation insérer l'entreprise dans un concept juridique qui la rende inattaquable. C'est l'image d'une entreprise nouvelle, différente des conceptions plus individualistes britannique et française et du concept corporatiste allemand qui, petit à petit, s'établit sur le territoire américain et part à la conquête du reste du monde. Tout au long du XIXe siècle, les décisions de la Cour suprême vont affiner les droits et l'originalité de l'entreprise et les décisions législatives vont tenter à la fois de la stimuler et de freiner le développement de ses évidents abus anti-concurrentiels. Dans un pays où, dans un premier temps, compte avant tout la mise en valeur de l'espace, l'État fédéral aura un rôle décisif, puisque toutes les terres inexploitées lui appartiennent et les États auront le droit de déterminer le statut juridique de l'entreprise anonyme par le biais de l'incorporation1. Le marché américain va se développer sous les effets combinés de la révolution des transports, de l'industrialisation et de l'urbanisation, projetant en quelques décennies le pays de l'ère de yeoman former, idéal de Thomas Jefferson, et de l'artisan, à celle de l'entreprise anonyme tentaculaire et aux fortes tendances monopolistiques.
2La corporation américaine a d'abord été surtout une entreprise d'intérêt public à capitaux privés soumise au processus d'incorporation dans le cadre de la législation d'un État. Besoin d'assurances, expansion du crédit bancaire, développement des routes à péages et des canaux, fourniture d'eau, entre autres, conduisent au début du XIXe siècle, à la formation de centaines de corporations. L'État du Massachusetts, par exemple, appelle ces entreprises corporation and body politic, expression qu'avaient employée les Pilgrim Fathers dans le Covenant qu'ils avaient signé avant de débarquer à Plymouth Rock. Leur but était de dépenser un capital privé rare dans un but public et l'on accordait de ce fait à ces entreprises des droits de monopole, des exemptions fiscales et le droit d'expropriation. Les droits de quasi-monopole accordés aux entreprises de transport permettent d'assurer un lien permanent entre les États de la côte atlantique et l'intérieur du pays et, lorsque les capitaux engagés et le terrain à couvrir s'étendront à tous les États-Unis, le gouvernement fédéral accordera des pans entiers du territoire aux compagnies de chemin de fer.
3Que fait la Cour suprême pendant cette période ? Entendons-nous bien d'abord sur son rôle aux États-Unis. La Cour fait partie intégrante du système politique. Tous les juges fédéraux ont été nommés par le président et confirmés par le Sénat et tous choisis suivant la couleur politique de l'administration au pouvoir. Le Chief Justice of the United States et non pas de la Cour suprême est nommé par le président (et non élu par ses pairs, comme on le croit trop souvent). Certes, la nomination à vie favorise l'indépendance de la Cour, mais, vu l'âge moyen des juges, un président au pouvoir pendant huit ans a toute chance d'arriver à changer le rapport de force à l'intérieur de la Cour, si tel est son désir. Dès 1819, dans sa décision Dartmouth College v. Woodward, la Cour précise qu'il est impossible à un État de modifier une charte d'incorporation d'institutions privées. Les droits des grandes compagnies seront ainsi protégés par la loi et ces dernières ne se feront jamais faute d'invoquer cette décision, chaque fois qu'un État voudra prendre à leur égard des mesures tentant à modifier leur charte dans l'intérêt général. En 1824, dans Gibbons v. Ogden, la Cour décide que c'est la législation fédérale qui a le dernier mot dans tout problème de commerce inter-étatique. En 1837, dans Charles River Bridge v. Warren Bridge, la Cour reconnaît le droit à un État d'accorder une charte à un concurrent d'une entreprise opérant dans le même domaine, en l'occurrence la traversée par un pont de la Charles River. Suivant les attendus de la Cour, une charte ne peut faire obstacle au progrès technique et ne doit pas favoriser le statu quo par principe. Les termes de l'opinion majoritaire sont nets et quelque peu grandiloquents : si la Cour maintient les privilèges exclusifs de la première charte, « nous serons renvoyés à un stade du progrès datant du siècle dernier et obligés de ne rien faire tant que ne seront pas satisfaites les revendications des compagnies chargées des anciennes routes à péage et tant qu'elles ne consentiront pas à permettre aux États de profiter des lumières de la science moderne et de partager les avantages du progrès qui contribuent aujourd'hui à la richesse et à la prospérité, au bien-être et au confort du reste du monde civilisé »2. La notion de public corporation restera cependant un élément important du droit des affaires américain, surtout dans les services publics (eau, gaz, électricité, téléphone, etc.) jusqu'au démantèlement de AT&T en 19843.
4La guerre de Sécession va voir le développement fulgurant de l'entreprise privée à capitaux privés et la décision de la Cour en 1886 dans l'affaire Santa Clara County v. Southern Pacific Railroad fera jurisprudence. Pour la première fois, le terme “person”, employé dans le 14e amendement à la Constitution pour protéger les droits de tous les citoyens américains sans exception, peut s'appliquer à la corporation. Ainsi donc, elle ne peut être privée de son existence, de sa liberté et de ses biens sans procès en bonne et due forme, prouvant qu’elle a failli. Cet amendement allait rendre très difficile toute expropriation et surtout toute nationalisation dans l'intérêt général. Ainsi, entre 1820 et la fin de la guerre de Sécession, la société anonyme n'est plus légalement considérée comme un groupe auquel a été accordé un certain nombre de privilèges, mais comme une entreprise de caractère général protégée par une charte. Les ressources collectées en vue de faire fonctionner l'entreprise sont des actions négociables et deux conséquences en découlent : premièrement, l'actionnaire ne peut pas être tenu responsable pour une somme supérieure à celle qu'il a engagée et deuxièmement, l'actionnaire pouvait vendre ou léguer à qui il voulait sa participation dans la firme. Il faut aussi ajouter que des lois d'incorporation des entreprises n'ayant jamais été votées au niveau fédéral, il était toujours possible aux entreprises de jouer les lois d'un État contre celles d'un autre ou, encore mieux, d'acquérir une influence occulte ou ouverte dans les assemblées législatives locales pour faire voter les lois les plus favorables à leur dessein. Au lieu de mettre les entreprises en concurrence, ce sont les États que l'on dressait les uns contre les autres dans leur désir d'attirer chez eux les grosses entreprises.
5A partir de ces décisions, de nouveaux types d'entreprise vont se créer : tous sont nés sur le sol américain et tous seront adoptés à plus ou moins brève échéance dans le reste du monde. Pour juguler la concurrence, les grosses entreprises ont bien d'abord essayé la technique du pool ou du gentlemen's agreement, mais elles s'avançaient ainsi en terrain découvert sans pouvoir attendre aucune protection de la loi. Dans les années 1870 où commence à se préciser la longue récession de la fin du siècle, John D. Rockefeller suit les conseils de son associé C.T. Dodd et met sur pied le principe du trust qui consiste dans ce cas à confier les actions de quarante compagnies rivales à neuf trustees. Les compagnies évincées ainsi de la direction des affaires se voyaient remettre des trust certificates et pouvaient toujours participer aux distributions de dividendes. Dans un sens le plus souvent péjoratif, ce terme a fait le tour du monde et les autorités soviétiques dans les années 1920-1930 ne trouvèrent pas mieux que ce terme pour désigner leurs nouveaux conglomérats industriels ! Bientôt, le trust Standard Oil contrôla 90 % de la production pétrolière américaine et le principe de cette nouvelle institution s'étendit aux secteurs du tabac, du plomb, du whisky, du sucre et de l'huile de lin. Dans certains domaines trop vulnérables aux prédateurs, comme les compagnies de chemin de fer, les entreprises elles-mêmes souhaitèrent la protection fédérale et leurs efforts aboutirent à la création de l'Interstate Commerce Commission en 1887. Les trusts s'attirèrent si rapidement l'ire de l'opinion publique et de certains milieux d'affaires que le Sherman Antitrust Act fut voté à une large majorité par le Congrès en 1890. La nouvelle loi avait un grave inconvénient : elle ne définissait pas avec précision le terme de “restreint of trade” et il fut ainsi facile à l'Attorney General de l'époque, Richard Olney, de déclarer que la production industrielle n'entrait pas dans le domaine du commerce. Deux décisions de la Cour suprême lui donnèrent raison : en 1895 dans l'affaire E.C. Knight concernant le trust du sucre, il fut décidé que la production se trouvant en amont de la commercialisation ne relevait pas du Sherman Antitrust Act. En 1899, dans l'affaire Addyson Pipe and Steel Company, la Cour se décida dans le même sens à l'unanimité. La décision fut à l'origine d'un grand mouvement de fusions qui conduisit à la consolidation de l'American Tobacco Company, d'international Harvester, de US Steel et de Du Pont. US Steel battit tous les records en 1901 avec une consolidation égale à 1 milliard 400 millions de dollars.
6Cependant, le mouvement des fusions aboutissait lui-même à une impasse, car deux questions concurrentes devaient être résolues par l'entreprise, celle de son financement et du problème du contrôle et celle de la compétence de ses cadres et du pouvoir que cette compétence leur donnait dans l'entreprise. Tout le développement de l'entreprise américaine tiendra donc à partir du début du XXe siècle à combiner les avantages du contrôle minoritaire (minority controï) et du pouvoir des gestionnaires (managerialism).
7Depuis la fin des années 1880, les trusts et en particulier Standard Oil avaient pensé qu'il était un moyen moins coûteux pour l'entreprise pour s'assurer un contrôle minoritaire, c'était la holding, qui elle aussi a fait le tour du monde. Rockefeller s'assura pour cela la complicité des autorités du New Jersey qui firent voter une loi ad hoc. La holding est une institution purement financière qui par un contrôle pyramidal s'assure la mainmise sur un ou plusieurs secteurs économiques. Le chef-d'oeuvre en a été en 1901 la fondation de US Steel sous l'égide de J.R Morgan et de Gary. Le principe de la holding s'adapte parfaitement au contrôle minoritaire. Un actionnaire ayant moins de 50 % du capital peut facilement s'assurer le contrôle d'une compagnie, car il a en face de lui un actionnariat dispersé de milliers, voire de centaines de milliers de petits porteurs. Une fois assuré le contrôle de la société A, cette dernière peut investir suivant le même principe dans une société B et ainsi de suite, à tel point que la holding peut s'assurer le contrôle d'une compagnie D ou E avec un apport de capital de l'actionnaire principal de la holding bien inférieur à 10 %. La holding joue à plein sur l'effet de levier, mais, dans l'économie moderne, le système se complique de plus en plus avec les participations croisées des grands groupes dans leurs holdings respectives, ce qui leur permet de se neutraliser.
8La holding va en fait assurer l'essor du managerialism. Pour bien gérer une holding, il faut en effet une coordination parfaite de toutes les opérations au bénéfice de la holding coiffant l'ensemble de l'organisation et la direction de centres de décisions géographiquement dispersés. Au fur et à mesure que les marchés vont se développer du niveau local à celui de la nation, puis à celui du globe, l'entreprise devra à la fois assurer l'indépendance technique de ses différentes composantes, en ayant recours à des spécialistes de gestion, marketing et ingéniérie et le coordination de l'ensemble de la holding en confiant des pouvoirs étendus au comité directeur (executive committee), émanation du conseil d'administration, mais doté d'une large indépendance technique.
9Sous la présidence de T.E. Roosevelt, la Cour suprême va prendre une importante décision en 1904 dans l'affaire concernant la Northern Securities Company, holding contrôlant les chemins de fer du nord du pays. Elle considère que l'acquisition par une holding des actions de compagnies concurrentes constituait une infraction au Sherman Antitrust Act. Unilatéralement, le président décida alors de faire lui-même la distinction entre les bons et les mauvais trusts, rangeant US Steel et International Harvester dans la première catégorie et Standard Oil et American Tobacco dans la seconde. Ainsi, en 1911, la Cour suprême, s'abritant derrière la notion de “rule of reason”, c'est-à-dire décidant si l'attitude de ces firmes vis-à-vis de la concurrence était raisonable (“reasonable”) ou non (“unreasonable”) ordonna aux deux compagnies de se scinder en plusieurs dizaines d'entreprises théoriquement concurrentes. Par contre, en 1920, dans l'affaire US Steel, elle décida que “au regard de la loi, la taille à elle seule ne constitue pas un délit”4 et que donc US Steel pouvait continuer à dominer le secteur de la sidérurgie. En fait, il faut tenir compte dans ce domaine de l'évolution de la technologie, car US Steel perdra bientôt sa position dominante par suite de la concurrence d'autres matériaux (aluminium, verre, cuivre, plastiques etc.), tandis que le développement ininterrompu du secteur automobile assurera des rentes de situation à toutes les compagnies issues de l'ex Standard Oil. A partir des nouvelles découvertes de la seconde révolution industrielle (chimie lourde, moteur électrique et moteur à explosion), les relations entre marché, État et législation devront prendre une nouvelle tournure. Roosevelt et Taft s'étaient montrés pragmatistes, Woodrow Wilson, quant à lui, va organiser de façon systématique un nouveau système de régulation couvrant à la fois le système bancaire et la protection de la concurrence.
10La Banque des États-Unis avait fermé de façon définitive en 1841 et jusqu'en 1913, le pays vécut sans système bancaire central. J.P. Morgan assura de façon plus ou moins officieuse la gestion du système bancaire de 1889 à 1913 avec l'aide de ses amis banquiers Stillman et Baker et grâce à ses investissements et à ses directoires croisés dans les plus grandes entreprises et banques du pays. Il jugula pratiquement à lui tout seul la panique bancaire de 1907 en décidant au moment opportun de racheter 30 millions de dollars d'obligations à 6 % de la ville de New York et en rachetant la Tennessee Coal and Iron Company qui donnait à sa holding US Steel le contrôle de 60 % de la production d'acier des États-Unis. La banque Morgan, à une époque où la position internationale du pays était encore très déficitaire, collectait des fonds en Europe à partir de ses trois succursales de Londres, de Paris et de Francfort pour les réinvestir aux États-Unis sans que les Européens aient leur mot à dire.
11Ce système ne pouvait pas durer bien longtemps. Le Congrès, peu après la panique, décida la création d'une National Monetary Commission et l'une des premières grandes lois du président Wilson fut, en décembre 1913, la création du Federal Reserve System, dont les pouvoirs furent encore renforcés par la législation du New Deal en 1933 et 1935. La banque contrôle les liquidités disponibles, le taux d'escompte national et les taux au jour le jour. L'indépendance de cet organisme est certes assurée par la qualité de ses membres, mais les sept gouverneurs sont nommés par le président après approbation du Sénat. Pourtant à la différence des juges de la Cour suprême, leur mandat n'est que de sept ans, mais renouvelable. Depuis la mise sur pied de cet organisme, les États-Unis ont évité des crises financières majeures, d'autant plus qu'après la Seconde Guerre mondiale le dollar est devenu une monnaie de référence quasi universelle. Le modèle de la Réserve fédérale fera école à l'étranger où petit à petit les banques centrales ont acquis leur indépendance vis-à-vis des gouvernements en place. La banque centrale européenne suivra elle aussi largement ce modèle.
12J.P. Morgan est aussi indirectement à l'origine de la mise sur pied des agences fédérales et, en particulier en 1914, de la Federal Trade Commission. Le but de la FTC était d'arrêter dès que possible les tendances monopolistiques ou anticoncurrentielles des entreprises américaines. La Commission doit faire un rapport annuel au Congrès. Tout comme les gouverneurs de la Réserve fédérale, les cinq membres de la FTC sont nommés pour sept ans par le président après approbation du Sénat. Le Clayton Act, voté la même année, servira de base législative à la Commission. Cette loi est préventive plus que punitive. Il fallait empêcher la formation de monopoles pour ne pas avoir à les briser après de longues poursuites judiciaires pendant lesquelles le monopole avait tout le temps soit de temporiser, soit d'asseoir sa position dominante de façon définitive. Ainsi, cette loi lutte-t-elle contre la discrimination par les prix avantageant les gros clients, les contrats d'exclusivité, les achats liés, les participations et les directoires croisés, tout au moins pour les entreprises opérant dans le même secteur. La loi exempte les syndicats de la législation antitrust, car il était jusque-là possible de poursuivre un syndicat pour monopolisation de la représentation ouvrière dans un secteur : en somme, le travail n'est plus considéré comme une marchandise.
13Moins mise en valeur dans la littérature économique, mais tout aussi importante est la transformation profonde qu'introduit l'apparition de la FTC, et par la suite des nombreuses agences fédérales en charge de la régulation des pratiques des entreprises américaines, dans les rapports entre le pouvoir de l'État et les décisions juridiques. En ce qui concerne la FTC seule, le règlement après accord des parties (consent decree) y devient la méthode pour régler les conflits dans environ 70 % des cas. Une entreprise afin d'éviter d'être poursuivie devant les tribunaux fédéraux décide de signer un compromis avec la FTC. Dans les autres cas, la FTC poursuit l'entreprise coupable devant la Cour suprême : elle le fit en 1925 contre Eastman Kodak, en 1926 contre Swift et Western Meat, en 1965 contre Consolidated Food et en 1967 contre Procter and Gamble, pour ne citer que les exemples les mieux connus. On a pu parler parfois aux États-Unis d'un « droit sans État » : il faudrait en fait y parler plus souvent d'un État qui propose ou impose aux entreprises des décisions de caractère juridique exécutoires sans recours à la Loi. Les grands arrêts juridiques du XIXe siècle avaient fixé un cadre : le gouvernement fédéral peut y opérer en maître et arbitre des opérations.
14Enfin, amendement au Federal Reserve Act voté en 1919, l'Edge Act permet aux entreprises opérant à l'étranger de ne pas se voir opposer par une cour américaine les dispositions restrictives du Clayton Act. Elle permet la création de compagnies associées à des entreprises locales et surtout à plusieurs compagnies américaines de travailler ensemble dans un secteur où tout rapprochement leur serait interdit aux États-Unis. Ainsi, Aramco, compagnie exploitant le pétrole saoudien, était-elle un consortium des anciennes composantes de la Standard Oil dissoute en 1911. D'autre part, si des cadres de ces diverses compagnies ont travaillé ensemble dans un même groupe à l'extérieur des États-Unis, on n'imagine pas humainement comment ils pourraient cesser tout contact une fois de retour au pays natal.
15Exemple caractéristique montrant comment l'État fédéral pouvait contrer des décisions antisociales de la Cour suprême au cours du New Deal et affirmer la prééminence de la législation fédérale sur la politique salariale des entreprises uniquement fondée sur la loi du marché, en 1935, dans Schechter Poultry Corporation v. United States, l'entreprise concernée demande à la Cour de lui permettre de ne pas appliquer les décisions fédérales du National Industrial Recovery Act concernant salaires et horaires et la Cour lui donne raison arguant qu'au nom de la clause du commerce entre les États, le gouvernement fédéral n'a pas le droit d'augmenter ses prérogatives dans un domaine qui a été jusqu'ici en dehors de sa juridiction. Deux ans plus tard, pourtant, en 1937, dans l'affaire West Coast Hotel Company v. Parrish, la Cour (sensible peut être aux menaces de “packing” (nominations en surnombre) de son tribunal de la part de l'administration) décide de reconnaître à Elsie Parrish le droit à un salaire minimum prévu pour les femmes et les mineurs par l'État du Washington. La décision fut prise à une courte majorité, mais c'était la première fois dans l'histoire juridique américaine que la Cour reconnaissait la constitutionnalité d'une loi étatique de protection sociale. Un nouveau champ s'ouvrait légalement ainsi aux décisions fédérales sur le salaire minimum et les conditions de travail.
16Lorsqu'on parle aujourd'hui de mondialisation, il faut donc savoir quelles sont les entreprises qui y arrivent avec les meilleures chances théoriques de réussite. Comme nous l'avons vu plus haut, l'influence de l'État et l'utilisation de la loi sont des éléments déterminants et les cinquante dernières années ont été une illustration de ces atouts. L'État américain, en effet, a impulsé toutes les grandes découvertes technologiques. C'est en étant le grand patron des programmes spatial et militaire qu'il a pu donner aux entreprises américaines un avantage décisif dans l'électronique, l'informatique et les moyens de communication. Le gouvernement a constamment épaulé recherche fondamentale et recherche pratique, en subventionnant par ses contrats les laboratoires les plus performants. Les différentes entités étatiques qui redistribuent un bon tiers du PNB américain représentent le troisième PNB mondial après les États-Unis et le Japon. Nous savons comment la recherche en matière économique, les institutions monétaires bancaires et commerciales internationales ont conforté cette vision anglo-saxonne de l'économie sans laquelle nous dit-on, il n'y a pas de salut. La première valeur boursière mondiale n'est d'ailleurs pas une société privée, mais les Bons du Trésor du gouvernement fédéral dont l'encours dépasse les 5000 milliards de dollars. Ainsi, avec un marché financier global peut-on à toute heure du jour ou de la nuit négocier ces bons dont l'échéance s'échelonne de trois mois à trente ans. Ils sont la valeur phare de l'économie mondiale et leur service représente 22 % du budget fédéral.
17Les États-Unis sont donc petit à petit devenus l'« entreprise » la mieux à même de s'imposer sur le marché mondial. Il faut ajouter ici la compétence interactive des cadres de l'entreprise entre les activités au service d'une firme et celles au service de l'État. Dans une nation sans ENA et sans tradition de haute fonction publique, le dirigeant d'entreprise peut être un jour à la tête d'une banque ou d'une entreprise industrielle et quelque temps après expert auprès d'une des nombreuses commissions fédérales, sans compter les techniques de lobbying classique. Même uniquement chef d'entreprise, le patron américain passe une part considérable de son temps à Washington. Les déplacements du président américain à l'étranger sont toujours l'occasion d'empocher des contrats pour les entreprises américaines et la compétition est naturellement féroce dans le domaine de l'armement. Certes, les concurrents des États-Unis ne sont pas en reste dans ce secteur. Savoir si l'État finance plus Boeing que les États européens ne financent Airbus est une question sur laquelle on pourrait discuter à perte de vue : il est en tout cas certain que ces deux entreprises ne prennent des décisions définitives dans leur programme futur qu'en étant certaines de la « compréhension » de l'État à leur égard. Ainsi, dans les années 1970, l'industrie aéronautique américaine a renoncé à construire un avion supersonique civil, parce qu'elle n'a pas obtenu de subventions étatiques pour cette opération.
18Un représentant officiel du gouvernement américain peut aussi se faire l'intermédiaire entre une institution internationale et un État “récalcitrant”. On l’a vu, au début de 1998, dans la crise indonésienne où l'ambassadeur américain à Djarkarta rappelait sans relâche au gouvernement indonésien ses promesses au FMI ... dirigé par un Français, M. Camdessus. Le remplacement du secrétaire général de l'ONU Boutros-Ghali est dû au fait que ce dernier s'était trop comporté en porte-parole d'une institution politique mondiale et non en administrateur dévoué au service de la plus forte puissance du moment. On est vraiment mal servi de nos jours ! Car le successeur de Boutros-Ghali, pourtant nommément désigné par les États-Unis, se met à montrer des velléités d'indépendance...
19Le modèle économique anglo-saxon que symbolisent les États-Unis est bien fondé sur un système de libre entreprise et nous avons démontré historiquement comme l'Amérique a été à l'origine de tous les nouveaux types d'entreprise. Jacques-Henri Coste et Alain Crochet ont montré la continuation de cette source inventive à l'heure actuelle [Coste, 1997 ; Crochet, 1997]. Mais ce système a aussi trouvé des méthodes originales de collaboration entre l'État et l'entreprise et une législation appropriée pour tenter de garder le pouvoir de l'entreprise sur la société et même dans le domaine économique dans de justes limites. Le marché n’est donc pas plus que l’entreprise une donnée immédiate d’une réalité où il préexisterait à toute action des acteurs politiques et économiques. Les États-Unis constituent aussi des modèles dans le domaine des interventions étatiques et de la législation (loi proprement dite et organisations de régulation de l'économie globale), mais aucune législation ne peut se passer de l'État. Le droit nous vient des Romains dont les formes de gouvernement pourraient difficilement passer pour des modèles d'État minimum ! Marché, État et législation s'appuient réciproquement et c'est à la symbiose harmonieuse ou non de leur interaction que se reconnaît l'efficacité d'un système économique.
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Lectures complémentaires
10.2307/j.ctvjz80xq :Chandler, Alfred D., 1990, Scale and Scope: The Dynamics of Industrial Capitalism. Cambridge, Mass., Harvard University Press.
Coste, Jacques-Henri, 1997, « La grande transformation de l'entreprise américaine : de la reconquête productive à la mondialisation d'un modèle de gouvernance socio-économique » in Esposito Marie-Claude et Azuelos Martine (eds), Mondialisation et domination économique. La dynamique anglo-saxonne, Paris, Economica, p. 35-61.
Crochet, Alain, 1997, « Globalisation et films-réseaux : le modèle américain », in Esposito Marie-Claude et Azuelos Martine (eds), Mondialisation et domination économique. La dynamique anglo-saxonne, Paris, Economica, p. 63-84.
10.2307/j.ctv1f886rp :Fligstein, Neil, 1990, The Transformation of Corporate Control. Cambridge, Mass., Harvard University Press.
Rivière, Jean, 1973, Le monde des affaires aux États-Unis. Paris, Armand Colin.
Rivière, Jean, 1991, Le système économique américain : emprise et entreprise. Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2e édition.
Toinet, Marie-France, 1989, La Cour suprême : les grands arrêts. Nancy, Presses universitaires de Nancy.
Notes de bas de page
1 Procédure juridique qui permet la constitution d’une société de capitaux (corporation).
2 “we shall be thrown back to the improvements of the last century, and obliged to stand still until the claims of the old turnpike corporations shall be satisfied and they shall consent to permit these States to avail themselves of the light of modem science, and to partake of the benefits of those improvements which are now adding to the wealth and prosperity, and the convenience and comfort, of every other part of the civilized world.”
3 Le démantèlement d'AT&T, résultant d'une décision de justice en 1982, est entré en vigueur le 1er janvier 1984.
4 “the law does not make mere size an offense’
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