En guise de conclusion. Déréglementation et système judiciaire aux États-Unis
p. 149-159
Résumé
While deregulation has been at work in the U.S. since the mid-1970s its effects on the economy are difficult to measure. Evidence can be found in its impact on the judicary System. Indeed if Congress and regulators relax rules, competition will intensify, leading to a multiplication of court cases. The judiciary's rulings will thus become a major source of law. This is what has happened recently, especially in cases involving workers' rights and intellectual property, and as could be expected the judges appointed by the Reagan-Bush administrations have tended to abide by free market principles.
Texte intégral
1Sous le vocable général de réglementation, on regroupe quatre notions différentes mais liées.
2Il y a d'abord la réglementation de la concurrence entre les entreprises, réglementation directe par l'organisation des marchés, le contrôle de la taille ou de l'organisation des entreprises, contrôle indirect lorsque des normes générales, techniques par exemple, ont un effet sur la structure du marché. Dans ce domaine, la réglementation a généralement pour but de contrecarrer la tendance naturelle au monopole, et se traduit par la création d'oligopoles. Le moteur de la déréglementation est la recherche, par de grands groupes financiers, d'un accès à ces oligopoles. La déréglementation du marché des capitaux est la première conséquence de cette entreprise, dans le secteur financier. Elle contribue d'autre part puissamment à la destruction des anciens oligopoles dans tous les secteurs, puisque les groupes financiers en quête de placements intéressants sont ainsi mieux à même de briser l'ancienne organisation du marché pour se faire une place. Comme on l'a vu dans bien des exemples au cours de ce colloque, une redistribution s’opère alors, et il en résulte de nouveaux oligopoles de structure différente. Il est évident que tout ceci se produit dans le cadre de la globalisation de l'économie mondiale et que les nouvelles donnes qui s'opèrent redistribuent également les cartes entre les nations.
3Le deuxième type de réglementation concerne les rapports sociaux de production, les rapports entre le capital et le travail inscrits notamment dans les législations sociales, les contrats collectifs, voire les traditions professionnelles et nationales. Dans la mesure où la déréglementation remet en cause la structure des oligopoles dans un souci de rentabilisation maximale du capital investi, et qu'elle est souvent mue par des éléments étrangers aux traditions de la profession et souvent du pays, la déréglementation économique entraîne toujours une déréglementation des rapports sociaux de production.
4Le troisième type de réglementation recouvre l'ensemble des règles de la vie en société, droit de la famille, droit criminel, code de la nationalité etc. Les effets de la déréglementation du marché des capitaux, des biens et du travail ont bien entendu des effets sur ces réglementations sociales au sens large qu'elles rendent rapidement caduques.
5La dernière catégorie de réglementation mérite une mention particulière parce qu'elle concentre toutes les autres : c'est l'organisation des pouvoirs publics, qui, on l'a vu avec le traité de Maastricht, ne peut rester figée en période de déréglementation rapide. Le propos de cette communication est d'essayer de mesurer l'impact sur l'économie et la société américaines de la déréglementation qui s'est opérée dans la période récente. L'hypothèse de base est que, si les règles écrites produites par le législatif et les administrations tendent à devenir moins rigides, le juge sera plus souvent encore amené à dire le droit entre les parties dans des conflits que l'exacerbation de la concurrence à tous les niveaux devrait engendrer en nombre croissant. Si l'hypothèse se vérifie, il conviendra ensuite d'examiner la modification de l'organisation politique qui en résulte, et d’abord bien entendu la position des juges sur la question du droit des différentes parties prenantes à la déréglementation.
6Mais il faut d’abord savoir si ce que dont on veut mesurer les effets existe bien, et s’il est possible de le mesurer.
7Je traiterai donc successivement trois points : la mesure de la déréglementation qui s’est opérée et de son impact ; le lien entre la déréglementation et l'évolution des affaires portées devant les tribunaux, quantitativement et qualitativement ; la nouvelle philosophie des juges en matière de déréglementation.
8L'importance de la déréglementation dans les diverses étapes qui jalonnent la fin des années 1970 et les années 1980 est contestée. Nombre d'observateurs font remarquer que c'est le président Carter qui a le plus déréglementé l'économie américaine (transport aérien et terrestre, banques, communications, énergie). Le président Reagan s'est quant à lui contenté d'entraver le flot de nouvelles réglementations proposées par le législatif et les administrations, et de limiter les budgets des organismes de contrôle. Quant à George Bush, il a choisi d'amender et de modérer les nouvelles réglementations qui lui étaient soumises (Clean Air Act de 1990, Americans with Disabilities Act, Nutrition and Labeling Act, Pollution Prevention Act etc.)1.
9Si l'opinion commune est que nous venons de vivre, dans l'ensemble, quinze ans de déréglementation, de nombreuses voix se font entendre qui soutiennent que la déréglementation est en panne, et qu'il faut lui redonner vie.
10Comment trancher ? Malheureusement, les critères habituellement utilisés pour mesurer la réalité de la déréglementation sont imparfaits. On en retient habituellement trois : le nombre de pages de nouvelles règles publiées au Federal Register, le nombre d'employés des organismes de contrôle, la quantité de paperasses que les entreprises doivent remplir à la demande des administrations fédérales. Le nombre de pages au Federal Register, qui a atteint un sommet en 1980 avant le freinage Reaganien — et qui croît sans cesse depuis son nadir de 1986 — n'est guère probant2. Le paradoxe est en effet que la réglementation, qu'elle soit normative ou prohibitive, est souvent d'autant plus lourde que les forces du marché ou de la société sont libérées. L'un des principaux obstacles que rencontrent les plans en matière d'assurance maladie n'est-il pas la nécessité de mettre en place un gigantesque appareil bureaucratique et réglementaire pour maintenir le rôle du marché dans un système de couverture qui se veut global ? La mise en place de l’Association de Libre Échange Nord-Américaine, dont l'effet de libération des forces du marché est incontestable, bute sur les mêmes problèmes. Dans le domaine social, la remise en cause progressive de la règle Roe v. Wade en matière d'avortement a donné lieu à une prolifération anarchique de réglementations locales.
11Le nombre d'employés dans les organismes de contrôle est peut-être un meilleur critère. Il est incontestable que le recul de la protection des travailleurs en matière d'hygiène et de sécurité au travail est mesurable aussi bien par la diminution de près d'un tiers du nombre d’employés de l'Occupational Safety and Health Administration (17 810 en 1980, 13 615 en 1991) que par le nombre et la gravité des accidents du travail et des maladies professionnelles (leur indemnisation est passée de 21 à environ de 50 milliards de dollars entre 1981 et 1991). Mais peut-on sérieusement soutenir que le système financier et bancaire américain est moins soumis aux forces du marché aujourd'hui qu'hier au motif qu'il y avait en 1991 13 419 employés dans les organismes de contrôle contre 5 759 en 1970 et 9 524 en 1980, même si la diminution des effectifs entre 1980 et 1985 (8 864) est peut-être pour quelque chose dans la faillite des caisses d'épargne3 ?
12La quantité de paperasses que les entreprises doivent manipuler est sans doute en rapport avec la densité de la réglementation et entraîne des coûts importants. Mais le refus d'appliquer des règles dont beaucoup sont de simple bon sens, et qui sont loin d'être toutes codifiées, peut coûter beaucoup plus cher — et entraîner la nécessité de produire des kilos de documents — lorsqu'une plainte en responsabilité civile en est la conséquence. La compagnie distributrice de gaz qui a préféré jeter au panier les notes d'avertissement concernant certains appareils défectueux que le constructeur lui avait remises plutôt que de les envoyer à ses abonnés en a fait la cruelle expérience. L’essentiel du travail imposé aux entreprises par l'État est d'ailleurs lié aux déclarations fiscales...4
13Il est évident que les entreprises supportent mal l’ingérence des administrations dans leur fonctionnement, intervention qu’elles jugent souvent irréaliste, inutile, voire absurde.
14Mon premier contact direct avec les problèmes de la déréglementation a été une conversation, en 1982, avec le patron d’une entreprise de conditionnement de viande, industrie symbole en matière de réglementation depuis le début du siècle. Il m’avait donné un exemple de la lourdeur de la réglementation qui s’imposait à lui : l'United States Department of Agriculture, qui protège le consommateur, exigeait qu’il y ait une possibilité d’observer en temps réel les opérations de broyage de la viande, tandis que l'Occupational Safety and Health Administration, qui protège le travailleur, interdisait le broyage dans des machines comportant des ouvertures. Les projections de viande interdisaient la mise en place d’une vitre. Avais-je une solution ? Comme la seule idée qui me venait à l’esprit était d’arrêter la machine avant d’ouvrir une trappe, et donc de diminuer les cadences, l'entretien a tourné court sur ce chapitre.
15Si les critères quantitatifs censés mesurer l’importance de la réglementation sont si difficiles à manipuler, la situation se complique encore lorsqu'on essaye d'évaluer l'impact économique et plus encore social des réglementations, et inversement de la déréglementation. Sur le plan strictement économique, on dispose d’une seule étude précise en termes de rapport entre les coûts et les bénéfices de la mise en oeuvre d'une réglementation : la réglementation autoroutière coûte entre 7 et 10 milliards de dollars et permet d'économiser entre 28 et 50 milliards. Selon l'American Enterprise Institute, qui n'est guère suspect d'impartialité, le coût économique global des règlements en matière de sécurité (protection du consommateur et des travailleurs) — protection de l'environnement exclue (son coût étant estimé à 110 milliards) — ne serait que de 32 milliards de dollars en 1990. Pour l'année 1989, la Rand Corporation a chiffré à 176 milliards de dollars le seul coût des accidents5.
16Quant à évaluer précisément l'impact de la réglementation ou de son absence en matière sociale, c'est plus ardu encore, comme le montre l'exemple de la criminalité. Du point de vue social, le coût de la criminalité est immense, du point de vue économique aussi. Les États-Unis battent tous les records de criminalité violente. En 1990, plus d'un million de personnes étaient incarcérées, et deux millions et demi sous contrôle judiciaire. C'est le taux de population pénale le plus élevé de l'histoire américaine et le taux de population pénale le plus élevé pour un pays démocratique dans l'histoire du monde. C'est cher humainement — un foyer américain sur 20 est touché par la violence chaque année — et c’est cher économiquement, ne serait-ce que parce que les cellules coûtent entre 12 000 et 52 000 dollars par personne et par an. Or l'essentiel de la violence d'une part, et de la population pénale d'autre part, a partie liée avec la drogue et l'usage des armes à feu. Plus de la moitié de la population Or l'essentiel de la violence d'une part, et de la population pénale d'autre part, a partie liée avec la drogue et l'usage des armes à feu. Plus de la moitié de la population pénale des prisons fédérales, de 35 à 40 % de la population pénale dans les grands Etats, est composée de personnes ayant violé les lois sur la drogue, y compris celles qui en interdisent la consommation. Les lois prévoient une peine de sûreté à perpétuité pour les trafiquants de drogue de ce seul chef. L'autre gros contingent de la population pénale est formé par les auteurs de violences — ce sont parfois les mêmes — en particulier des meurtriers. Or 62 % des homicides ont été perpétrés au moyen d'armes à feu. Il y a eu plus de tués par balle aux États-Unis pendant la guerre du Viêt-nam que de pertes militaires6.
17Or, derrière ces chiffres, on trouve à la fois des réglementations très strictes et une déréglementation effrayante. Les lois pénales sont très sévères, et leur application met en oeuvre un immense appareil policier, judiciaire et carcéral. Le marché de la drogue, en revanche, n'est en aucune façon réglementé par l'État. Il est caractérisé, du point de vue économique, par l'intégration verticale au sein de groupes oligopolistiques, un réseau de distribution tentaculaire et flexible, une absence totale de protection du consommateur. C'est un marché porteur du fait de la destruction sociale et économique des centres villes qui soutient la demande, de l'importance des marges bénéficiaires qui attirent les investissements dans un climat favorable de déréglementation des marchés des capitaux à l'échelle mondiale. C'est peut-être aussi la raison pour laquelle ce sont les économistes les plus libéraux (Milton Friedman, The Economist) qui revendiquent à la fois la disparition de la réglementation sociale — qui prohibe le commerce de cette marchandise — et la suppression, par la légalisation, de la réglementation privée doublement rigide parce que clandestine et terriblement efficace qui organise la profession.
18En ce qui concerne le commerce des armes dites par antiphrase "de défense", nous avons une situation inverse à bien des égards : la réglementation — sociale — est quasi inexistante quant à l'achat d'armes, alors que la profession est remarquablement organisée à la fois par la loi et par elle-même. Les partisans de la déréglementation du commerce de la drogue sont souvent favorables à une réglementation — sociale — prohibant l'achat d'armes. Les émeutes d'avril 1992 à Los Angeles ont grossi les rangs des partisans de la prohibition des armes. Comme on le voit, les questions sont d'emblée politiques.
19Quand bien même on parviendrait à mesurer l'importance de la réglementation, de ses coûts et de ses bienfaits — ce qui supposerait qu’on parvienne à isoler ce facteur, ce qui est peu vraisemblable —, il resterait à évaluer son sens politique : qui réglemente et qui déréglemente, qui dirige, dans quel sens et pour quels intérêts ?
20On voit l'importance des obstacles méthodologiques. C'est pour essayer de contourner ces obstacles que nous nous sommes proposé d'étudier l’impact de la déréglementation sur le système judiciaire. Le principe fondateur de toute loi est l'égalité des droits. Si la déréglementation est génératrice d'inégalités de droits, si c'est même, selon de nombreux observateurs, son principal objet à l'heure de la doit avoir un effet sur le système judiciaire. Dans un pays où coexistent le droit écrit et une tradition jurisprudentielle, il doit être possible de mesurer l'importance du recul de la norme écrite par une montée en puissance de la créativité judiciaire mais aussi par une augmentation du nombre des procès qu'encourageraient le silence de la loi et l'incertitude qui en résulterait.
21Le nombre des affaires qui viennent devant la justice — qui n'est qu'un indicateur du nombre des litiges qui se produisent — est en constante augmentation depuis la fin des années 1970. Le nombre de nouvelles actions engagées devant les tribunaux des États est passé de 85 millions en 1985 à près de 100 millions en 1990.
22Cependant, cet indicateur quantitatif doit être manié avec prudence. En effet, 68 % des affaires font suite à des infractions à des réglementations locales, essentiellement le code de la route, et sont à mettre en rapport avec l'augmentation du trafic routier. 13 % des affaires sont des procès au pénal. Nous avons vu que l'abondance et la sévérité de la législation criminelle rendent compte de cette profusion. Les procès civils représentent 18 % du total. Un tiers de ces affaires concernent les divorces et leurs conséquences, 7 % les successions, 12 % les petites obligations (dettes), 9 % l'immobilier.
23Les deux secteurs qui ont connu la plus grande expansion, qui mobilisent les ressources les plus importantes et qui mettent en jeu les sommes les plus considérables sont les procès en responsabilité non-contractuelle (10 %) et le droit des contrats (14 %). Ils sont au coeur de la vie économique du pays et méritent donc toute notre attention7.
24La responsabilité non-contractuelle (the law of torts) est l'exemple type d'une situation où l'absence de réglementation par voie législative ou administrative ou l'impuissance des organismes de contrôle faute de moyens en personnel, en crédits et en autorité politique transfère au juge le pouvoir de faire droit ou non aux victimes. Peut-on expliquer autrement le fait qu'il a fallu un procès pour que Ford arrête de vendre le modèle Pinto, qui explosait en cas de choc à l'arrière, qu'il a fallu les procès de l'amiante pour que les entreprises se mettent en conformité avec des règles de sécurité connues des scientifiques depuis plus de vingt ans ? La catastrophe de l'Exxon Valdez, qui a donné lieu à un procès retentissant, n'est-elle pas liée à la déréglementation globale du transport maritime8 ?
25De fait, pour prendre l'exemple des procès mettant en cause la responsabilité des fabricants du fait de produits défectueux (product liability) leur nombre a quintuplé entre le milieu des années 1970 et 1991. Cependant, les entreprises ne sont pas restées inactives, et ont fait pression pour que les États réglementent... les conditions d'indemnisation de leurs victimes : entre 1986 et 1989, 46 États ont adopté de telles réglementations. Le résultat est que, si l'on excepte les procès concernant l'amiante, le nombre des actions intentées a diminué de 35 % entre 1985 et 1991. Dans le même temps, l'effet des nominations prononcées par les gouvernements Reagan et Bush s'est fait sentir : le pourcentage de plaintes ayant abouti est tombé, entre 1979 et 1988, de 40 à 32 % en première instance et de 55 à 37 % en appel9.
26La déréglementation est également largement responsable de l'explosion des litiges entre entreprises, en particulier dans le domaine des fusions et OPA.
27Devant la juridiction fédérale, au civil, le secteur le plus porteur est celui de la protection de la propriété intellectuelle, du copyright et des marques commerciales. Le chiffre d'affaires de compagnies comme IBM et Texas Instruments provient pour moitié des revenus de leurs brevets, ce qui explique l'importance des procès dans ce domaine. Grâce à un procès contre Minolta, Honeywell a fini par obtenir 300 millions de dollars de divers fabricants d'appareils photographiques utilisant la technologie de l'autofocus10 Cette nouvelle source de procès n'est pas liée à la faiblesse de la réglementation dans ce domaine — la législation américaine est plus sévère que la plupart des autres, c'est là un des enjeux des négociations de l'Uruguay Round — mais à la nouvelle forme que prend la propriété privée des moyens de production dans le cadre de la globalisation de l'économie mondiale, dont la déréglementation des marchés des capitaux, du travail et des marchandises est justement la conséquence.
28On pourrait multiplier les exemples. Une portion croissante et majoritaire des conflits du travail, qui ont des retombées juridiques, porte sur les prestations maladie et retraite complémentaire qui font partie du contrat de travail particulier, au lieu de faire l'objet d'une réglementation nationale.
29C'est donc de plus en plus au juge de faire la loi autant que de dire le droit. Bien sûr, le caractère fédéral des États-Unis a toujours donné un rôle essentiel au juge puisque, par définition, la loi n'est pas la même pour tous. Mais, historiquement, le juge n'a pu parler en lieu et place du législateur que lorsque celui-ci le lui a permis. Dans un des domaines les plus sensibles de l'histoire américaine, la question noire, le judiciaire, de Dred Scott à Brown en passant par Plessy, a dit le droit pour l'ensemble des États-Unis lorsque le législateur fédéral n'a pas pu, ou pas voulu, prendre ses responsabilités.
30La question est évidemment alors de savoir au nom de quels critères le juge parle, et donc de sa formation intellectuelle. Lors du colloque que notre Université avait organisé voici quatre ans sur les droits civiques aux États-Unis, le Professeur Lani Guinier — qui vient de faire la une de la presse américaine lorsque le président Clinton a été contraint, devant l'opposition du Sénat de retirer sa nomination au poste d'Assistant Attorney General chargée des droits civiques — nous avait expliqué en détail la façon dont avait pu être réalisée la déségrégation du système scolaire de Saint Louis (Missouri). Elle avait conclu tristement que l'une des conditions qui avaient permis la réussite de ce processus en l'absence de dispositions normatives dépassant les obstacles du fédéralisme, à savoir la présence d'un juge décidé à mener une politique d'intégration scolaire, serait dorénavant irréalisable. Les nominations effectuées par les présidents Reagan et Bush ont en effet installé au coeur de l'appareil judiciaire américain des juges qui sont acquis à l'idée de la déréglementation sociale, mais aussi économique.
31Au moment où le juge est investi de facto d'une mission de législateur en matière de réglementation économique, il partage très largement, en matière de déréglementation économique, les principes de l'école de Chicago. Lani Guinier n'est pas la seule à le penser et à le dire. Je céderai donc la parole à un autre candidat malheureux devant le Sénat, Robert Bork, dont la nomination à la Cour Suprême par Reagan avait été rejetée pour ultra-conservatisme par ceux-là même — à peu de choses près — qui viennent de reprocher à Lani Guinier son radicalisme.
32Dans un article publié dans American Enterprise11 Robert Bork donne la substance de son dernier livre sur l'évolution de la jurisprudence en matière de loi antitrust : dans son arrêt Matsushita, la Cour Suprême conclut au rejet d'emblée — en donnant raison à la juridiction de première instance qui avait débouté les plaignants par la procédure de summary judgement — de la plainte de 21 fabricants américains de télévisions qui accusaient Matsushita et d'autres sociétés de tentative de monopolisation du marché par une opération de dumping. La Cour déclare " que si le contexte factuel rend l'allégation [du plaignant] non plausible — si l'allégation est de celles qui n'ont tout simplement pas de sens sur le plan économique — [le plaignant] doit présenter des preuves bien plus convaincantes qu'il ne serait nécessaire normalement." Quel est ce comportement allégué qui n'a pas de sens sur le plan économique ? Le Juge Powell, rédigeant le jugement, a cité la littérature économique pour expliquer qu'une baisse des prix destinée à éliminer la concurrence est irrationnelle sur le plan économique. Cette présomption d'innocence des accusés de dumping est d'une grande importance. En effet, pour reprendre la formulation de Robert H. Bork,
comme les jurys, en règle générale, ne comprennent pas les rudiments de la théorie des prix, la victoire revient souvent à la partie dont l'avocat et les experts économiques sont les plus doués pour la démagogie. Seul un juge qui a quelques notions de raisonnement économique peut empêcher une telle issue en prononçant une ordonnance de non-lieu.
33Il est tout à fait exact que les rudiments de la théorie des prix ne permettent pas d'imaginer les stratégies mercatiques des firmes réelles.
34Le plus intéressant est cependant la généralisation que fait Bork en matière de réglementation économique, à la lumière de l'application de la législation antitrust — ou de sa non-application — par les tribunaux de l'ère de la déréglementation. Le seul critère est la satisfaction du consommateur : toute baisse des prix est légale, et la loi Sherman ne vise aucun autre objet que la prévention des monopoles et des ententes illicites pour élever le niveau des prix. C'est la philosophie même de la déréglementation, du libre-échangisme intégral avec son corollaire de délocalisation qui guide la réflexion des nouveaux juges. Je voudrais dire que j'ai surtout essayé d'ouvrir aujourd'hui quelques pistes de réflexion. Il faudrait maintenant des études détaillées, domaine par domaine, de l'évolution des flux de conflits et de la jurisprudence. En conclusion, il m'est difficile de ne pas établir en quelques mots un parallèle avec la situation européenne. Depuis l'Acte Unique, nous sommes engagés officiellement dans la voie de la déréglementation en Europe. Cette vague a commencé avec l'arrêt Cassis de Dijon de la Cour Européenne de Justice en 1978, qui a ouvert la voie à la déréglementation des normes industrielles, indispensable à la libération des échanges dans le cadre du grand marché. Le président du Conseil Constitutionnel, M. Badinter, vient récemment de faire une déclaration à la sortie d'une réunion des présidents des cours constitutionnelles européennes. Il a émis le voeu que la Cour de Justice Européenne prenne le relais du législateur européen défaillant et dise le droit pour l'Europe. De quel droit s'agira-t-il ?
Notes de bas de page
1 J. Rauch, "The Regulatory President," National Journal, 30 novembre 1991, pp. 2902-2906.
2 Ibid., p. 2903. J.C. Miller III et P. Mink, "The Ink of the Octopus," Policy Review, été 1992, p. 4.
3 Rauch, op. cit., p. 2905.
4 T. d'Alemberte, "Civil Justice Reform: a response to the Quayle Council," Vital Speeches of the Day, 1992, pp. 304-308. R. W. Hahn et T. D. Hopkins, "Regulation, Deregulation," American Enterprise, juillet-août 1992, p. 72.
5 Ibid., p. 74.
6 E. A. Nadelmann, "America's Drug Problem: a Case for Decriminalization," Dissent, printemps 1992, pp. 205-212. Carl T. Bogus, "The Strong Case for Gun Control," The American Prospect, été 1992, pp. 19-28. "Violent Crime in the United States, Congressional Digest, avril 1992, pp. 100-101.
7 National Center for State Courts, State Court Caseload Statistics, Annual Report 1990, avril 1992.
8 D'Alemberte, op. cit., p. 305.
9 K. Jost, "Too many Lawsuits ?" Congressional Quarterly Researcher, 22 mai 1992, trad. O. Frayssé, Problèmes Politiques et Sociaux, no 695, 8 janvier 1993, p. 15. G.Daverat, "Responsabilité du fait des produits prétendus défectueux," Gazette du Palais, 5-6 août 1988. no. 218-219, p. 4.
10 R.C. Reuben, "What's New in Intellectual Property?" ABA Journal, janvier 1993. p. 73.
11 . "The New Vision of Antitrust," American Entreprise, janvier-février 1992, p. 66. D.E. Troy, "A Difference of Opinion: Reagan/Bush Judges vs. Their Predecessors," Policy Review, été 1992, pp. 32-33.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La Beauté et ses monstres
Dans l’Europe baroque (16e-18e siècles)
Gisèle Venet, Tony Gheeraert et Line Cottegnies (dir.)
2003
Le Lierre et la chauve-souris
Réveils gothiques. Émergence du roman noir anglais (1764-1824)
Élizabeth Durot-Boucé
2004
Médecins et médecine dans l’œuvre romanesque de Tobias Smollett et de Laurence Sterne
1748-1771
Jacqueline Estenne
1995