Chapitre 7. Pouvoirs et contre-pouvoirs
p. 179-202
Texte intégral
1La notion de conflit induit nécessairement celle de rapports de forces, et donc de pouvoirs et contre-pouvoirs. Le pouvoir est un moyen de parvenir à la domination des autres, mais également de garantir sa propre autonomie. Le pouvoir peut être dynamisant, il peut aussi être paralysant.
2Les relations sociales s’organisent en « référence à des systèmes de pouvoir » :
Toutes les relations sont des relations de pouvoir, lequel intervient à des degrés divers. Il peut d’abord être entendu comme une influence, c’est-à-dire la capacité pour un individu d’imposer ses vues à autrui. Mais le pouvoir est aussi une puissance d’action, qui exerce sur les autres diverses sortes de contraintes : dans ce cas il s’appuie sur un système d’autorité imposant aux individus des fonctions et des façons de faire qui, à leur tour, vont structurer la relation aux autres1.
3Il est proposé ici d’analyser l’articulation des pouvoirs et des contre-pouvoirs en Irlande du Nord, entre les deux communautés d’une part, et au sein de chacune d’entre elles d’autre part, d’étudier les formes d’expression de ces pouvoirs et d’évaluer enfin le rôle joué par ce système de pouvoirs et contre-pouvoirs dans la persistance de la ségrégation et des tensions, particulièrement à l’heure des avancées manifestes du processus de paix.
L’INDIVIDU AU CENTRE D’UN SYSTÈME RELATIONNEL DE POUVOIRS
4Lorsque l’on évoque le conflit nord-irlandais, c’est tout d’abord aux communautés, protestante et catholique, ou unioniste et nationaliste, que l’on fait référence. La dimension individuelle du conflit est occultée au profit de la dimension communautaire et l’appartenance communautaire semble induire la participation au conflit. Il importe de comprendre à la fois les raisons de ce phénomène et ses conséquences sur les relations intercommunautaires.
L’individu membre d’une communauté
5La socialisation peut être définie comme le processus d’apprentissage et d’intégration sociale à travers la relation. Dans un environnement social donné, tout individu ressent le besoin de s’intégrer à un groupe. En fait la socialisation répond à trois besoins fondamentaux de l’être humain : le besoin d’inclusion, qui permet d’exister aux yeux des autres, et par conséquent dans sa propre estime ; le besoin de contrôle, c’est-à-dire à la fois de sécurité au sein d’un groupe et d’emprise sur autrui ; enfin le besoin d’affection2. C’est le « mitwelt » selon Heidegger, pour qui la condition fondamentale de l’homme est d’être avec (mitsein).
6Jean Maisonneuve a cependant distingué la sociabilité de masse de la sociabilité communautaire :
Le passage de l’état massif à l’état communautaire n’est pas direct ni automatique ; il ne suffit pas d’être ensemble, d’éprouver des sentiments collectifs, de partager la même condition ; le propre de la mentalité communautaire c’est de vouloir être et faire ensemble, d’assumer consciemment une même tâche et un même projet3.
7L’individu a tendance à préférer se rapprocher de ceux qui lui ressemblent. La similitude facilite les liens entre individus car elle « augmente l’estime de soi dans la mesure où l’on se rend compte que ses opinions sont partagées ; d’autre part elle repose sur l’idée implicite qu’autrui, qui nous ressemble, a des traits de caractère aimables »4. La similitude sera celle d’opinions, de modes de vie, de croyances, d’enracinement. Pour Ed Cairns, « notre connaissance de notre propre appartenance à plusieurs catégories sociales se définit comme notre identité sociale et forme une partie importante de la façon dont nous nous appréhendons »5.
8La dichotomie de la société nord-irlandaise, telle qu'elle apparaît a priori, s’est ainsi construite autour de la quête, par les individus qui composent les deux communautés, d’une identité commune valorisante leur permettant de défendre leurs valeurs religieuses, culturelles et politiques respectives. L’existence de systèmes scolaires parallèles, de milieux résidentiels ou de loisirs séparés, la fréquentation des Églises respectives et parfois même le choix de professions différentes ont attesté de cette démarche.
9Dans le contexte particulier de la société nord-irlandaise, cette similitude qui rapproche s’est avérée plus facile à détecter par le biais de la catégorisation évoquée précédemment, permettant à des individus isolés de reconnaître leurs semblables, de s’en rapprocher et de forger dans cette proximité, de fait ou de pensée, le renforcement de leur identité. De plus la ségrégation largement répandue, en cloisonnant chacune des communautés dans un environnement social fortement monoconfessionnel qui lui est propre, a favorisé une proximité propice à raffermir les liens entre individus qui s’étaient préalablement reconnus.
L’individu membre d’une communauté en conflit
10Cependant, en théorie, la recherche d’une communauté d’appartenance, phénomène social usuel, n’explique pas à elle seule le lien entre l’existence des communautés et leurs relations conflictuelles. Il faut pour cela que se justifie une opposition forte entre les communautés en présence. C’est ici qu’intervient en fait la notion de pouvoir : les relations entre les communautés protestante et catholique en Irlande du Nord ont en effet été régies par un rapport de domination et se sont inscrites dans un contexte de rivalité et de compétition permanentes, territoriale, politique, économique, et culturelle, dont les perspectives de co-existence pacifique et de partage à l’amiable ont a priori semblé exclues.
11Puis, dans ce contexte, protestants et catholiques se sont identifiés à leurs groupes d’appartenance respectifs dans leur dimension conflictuelle. Henri Tajfel a étudié dans quelle mesure le sentiment d’appartenance à un groupe était la condition première d’une discrimination, voire même d’une hostilité à l’encontre d’un autre groupe :
Pour que de grands nombres d’individus puissent haïr d’autres individus, perçus comme appartenant à une catégorie sociale commune, ou éprouver de l’antipathie à leur égard, ou pratiquer la discrimination à leur encontre, ils doivent au préalable avoir acquis le sentiment d’appartenir à des groupes (ou des catégories sociales) clairement distincts de ceux qu’ils haïssent, n’aiment pas ou à l’encontre desquels ils pratiquent une discrimination6.
12Dans le contexte nord-irlandais, le pouvoir discriminant qu’a évoqué Henri Tajfel a été renforcé par l’effet de mimésis et d’exclusion (zero-sum analysis)7 propre à ce conflit. Dans un article publié en 1992, Richard Kearney montrait que dans la société humaine, contrairement au monde animal, le besoin, relativement aisé à satisfaire, a été remplacé par le désir, et que les objets convoités « atteignent une valeur symbolique qui apporte avec eux la compétition », ce qui, à son tour, conduit au phénomène de mimésis : le désir d’imiter l’autre, d’avoir ce qu’il a. Appliquant cette théorie à l’Irlande du Nord, Richard Kearney attribuait l’opposition entre les deux groupes au désir du « même objet convoité, un objet mutuellement exclusif appelé la souveraineté »8.
13Une souveraineté politique, tout d’abord. Si pour le citoyen moyen la politique est éloignée des tracas quotidiens, elle n’en forme pas moins le cadre incontournable, toujours présent à l’esprit et conditionnant les rapports humains. Les enjeux politiques sont indissociables des relations intercommunautaires. Or les opinions concernant le règlement de la question de l’Irlande du Nord et de la souveraineté sont très divergentes, voire même incompatibles.
Opinions des catholiques et protestants sur les différentes solutions constitutionnelles (en %)

Source : Social Attitudes in Northern Ireland, 6th report, Oxford, OUP, 1996.
Note 99
14Ces données peuvent être complétées par les résultats de la Northern Ireland Life and Times Survey de 2000 qui confirment la prépondérance de la divergence des opinions catholiques et protestantes en matière de solution politique à la question nord-irlandaise :
Opinions exprimées sur la solution politique à envisager pour l’Irlande du Nord 2000 (en %) : Que pensez-vous du maintien de l'Irlande du Nord au sein du Royaume-Uni tant que la majorité des nord-irlandais le souhaitera ?
Catholiques | Protestants | |
Je soutiens vivement | 11 | 62 |
Je soutiens | 37 | 25 |
Ni l’un ni l’autre | 29 | 7 |
Je m’y oppose | 14 | 0 |
Que pensez-vous du renoncement de la République d’Irlande à ses ambitions constitutionnelles ?
Catholiques | Protestants | |
Je soutiens vivement | 4 | 44 |
Je soutiens | 20 | 29 |
Ni l’un ni l’autre | 37 | 16 |
Je m’y oppose | 20 | 3 |
Source : Northern Ireland Life and Time Survey, 2000,
http://wwww.ark.ac.uk/nilt/2000/Political_Attitudes/GFAPROPl et GFAPROP4.
15Le processus de paix, qui représente une avancée majeure dans les relations entre les catholiques/nationalistes et les protestants/unionistes n’a cependant réglé ni la question de l’avenir politique de l’Irlande du Nord ni celle de la souveraineté politique, ce qui continue de faire peser sur les relations intercommunautaires bon nombre d’incertitudes.
16Dans les relations intercommunautaires nord-irlandaises, le concept de souveraineté, cependant, ne s’illustre pas par sa seule dimension politique, mais également territoriale, économique et culturelle10.
17La souveraineté territoriale s’est illustrée de manière particulièrement flagrante dans les zones résidentielles ségréguées par tous les signes extérieurs que sont les marques symboliques : drapeaux, marquages de trottoirs, peace lines, mais aussi les défilés qui s’emparent d’un territoire de manière particulièrement explicite pendant toute la durée de la manifestation. Cette même souveraineté a été sous-jacente dans de nombreuses confrontations entre catholiques et protestants pour s’assurer l’hégémonie sur un quartier, une rue, voire une ville.
18La recherche de la souveraineté économique s’est illustrée par le déséquilibre qui a permis à la communauté protestante, toutes catégories sociales confondues, d’occuper des emplois plus qualifiés et assortis de pouvoirs décisionnels plus grands ; mais c’est cette même recherche qui a ensuite constitué un moteur pour les catholiques soucieux de gagner leur part du pouvoir économique, et d’en faire un outil de leur émancipation.
19Enfin la recherche d’une souveraineté culturelle, dans laquelle on peut inclure la souveraineté confessionnelle, s’est manifestée dans l’énergie mise par les deux communautés à préserver leur indépendance culturelle et confessionnelle : la ségrégation scolaire, les restrictions ecclésiales à la « mixité », comme l’usage du décret Ne Temere décourageant les mariages mixtes chez les catholiques11, la lutte pour l’expression des cultures et traditions historiques par le biais de symboles, de défilés, de manifestations diverses, la polémique entourant l’usage des langues (anglaise ou gaélique) ont été autant de signes de cette lutte de pouvoir et d’hégémonie.
20Dans le contexte de ségrégation propre à l’Irlande du Nord, le conflit de pouvoir est passé par un processus d’appropriation : du savoir, du territoire, des ressources économiques, des suffrages électoraux. Gagner la compétition dans ces divers domaines, contrôler ces différents outils de représentation et de fonctionnement, sont les meilleurs moyens pour chaque partie de détenir le pouvoir et d’obtenir le contrôle de la partie opposée pour imposer ses propres objectifs, sa propre politique.
La violence et l’intimidation : un mode d’expression communautaire
21Lorsque les relations se fondent sur l’exclusion nécessaire de l’une ou l’autre des communautés de l’espace convoité, qu’il soit politique, économique, culturel ou religieux, la négociation est rendue difficile, puisque toute concession au profit d’une communauté se définit par une perte pour l’autre. C’est la difficulté, voire l’impossibilité de négocier une solution également satisfaisante pour les deux communautés en présence, catholiques et protestants, et leur conférant des pouvoirs similaires, qui a entraîné l’usage de la violence. Pour Duncan Morrow, la violence s’est encore accentuée par un effet permanent de réciprocité et de réplique :
Le fait qu’aucun groupe ne parvienne à dominer l’autre signifie que nous devons constamment faire face au spectre d’une violence qui n’en finit pas d’augmenter. Au fur et à mesure que nos relations deviennent plus violentes, il devient plus difficile de se considérer autrement que comme des ennemis et nous devenons donc des ennemis12.
22C’est également la vision de Edna Longley pour laquelle la violence a été engendrée par la peur de perdre du terrain : une peur qui à son tour s’est muée en violence sous prétexte de légitime défense, en attribuant à l’autre groupe les défauts qui justifient le conflit. Edna Longley a souligné l’irrationalité d’une telle démarche, tout en admettant que dans le contexte nord-irlandais, elle était inévitable :
La perception de la nécessité de défendre une culture et une confession au sein d’une zone frontalière a engendré les mentalités de victimes, en partie irrationnelles, que l’on trouve dans les deux communautés. La preuve en est l’escalade paramilitaire protestante13.
23Outre les manifestations ouvertes de violence contre le groupe opposé, le pouvoir s’est exprimé de part et d’autre par des processus d’intimidation, qui consistent à faire percevoir au groupe opposé l’imminence et l’irréversibilité d’une violence déclarée en cas de refus de céder aux injonctions, d’obéir, de se retirer. Cette description des rapports de force entre les deux communautés en Irlande du Nord, où la violence est latente même dans les périodes d’apaisement, illustre bien le modèle développé par T. Parsons dans son ouvrage Sociological Theory and Modem Society14 rappelé par Yves Michaud. L’emploi de la force y est décrit comme l’ultime instrument de la coercition et de l’obligation, c’est-à-dire du pouvoir. Mais en même temps, Parsons a reconnu que la force était à la fois centrale et marginale : elle n’est utilisée ouvertement que comme un ultime outil de coercition, mais parallèlement « elle est omniprésente comme garantie derrière tous les processus de coercition, et même d’incitation ou de persuasion lorsque les consensus ont disparu »15. Il suffit alors d’un prétexte pour que ressurgisse un conflit de pouvoir dont seule la victoire de l’un ou l’autre camp peut venir à bout.
24Dans son ouvrage Intimidation and the Control of Conflict in Northern Ireland16, John Darby s’est attaché à retracer l’historique de l’usage du harcèlement comme outil de pouvoir. Il a montré comment le harcèlement était survenu très tôt dans le nord-est de l’Irlande, et n’avait pas été confiné aux environnements urbains, où il s’était cependant épanoui de manière plus exemplaire à partir de l’exode rural massif de la deuxième moitié du XIXe siècle. Les Belfast Riot Inquiries des années 1857 à 1887, abondent ainsi d’exemples de phénomènes de harcèlement. Mais le phénomène connut une recrudescence particulière à partir de 1969, début des Troubles. John Darby et Gerald Morris avaient estimé entre 8 000 et 15 000 le nombre de familles obligées de déménager à Belfast entre août 1969 et février 197317. Ces estimations peuvent paraître suffisamment vagues pour que leur soit déniée toute crédibilité. Mais le propre même des processus de harcèlement est d’être moins perceptibles que la violence déclarée, comme en atteste le contenu même d’un rapport de police de 1974 :
Rien n’est plus difficile à détecter qu’un cas d’intimidation à moins que l’auteur ne soit pris sur le fait par la police où que la victime ne coopère18.
25John Darby a défini un schéma du processus de harcèlement qui se décline à deux niveaux : la violence physique et la menace personnelle, génératrices de peur, et la menace environnante perçue, qui engendre l’anxiété. Dans ce dernier cas, il s’agit d’une menace généralisée et non individuelle, mais qui a le même pouvoir dissuasif19.
26Une protestante du Waterside à Derry rappelait ainsi son expérience du début des années 1980, dans un climat d’insécurité permanent, touchant même des écoliers :
Il était très risqué de se promener dans le centre ville en uniforme scolaire. Il y en avait toujours qui vous attendaient le matin et au retour. C’en était arrivé au point qu’il nous fallait une escorte de police pour aller à l’école20.
27Ce témoignage, s’il n’est plus d’actualité pour les élèves du Foyle College de Derry, « perçu maintenant plutôt comme un collège intégré »21, aurait cependant pu être fourni par les parents et les élèves catholiques victimes du processus d’intimidation extrêmement médiatisé dans le quartier d’Ardoyne, à Belfast Nord, à partir de juin 200122, qui n’avait d’autre objectif que de décourager les parents catholiques d’emprunter un certain trajet pour conduire leurs enfants à l’école catholique proche.
28Il est vrai qu’une étude du Northern Ireland Executive réalisée en 1999 pour évaluer le degré de ségrégation dans les lotissements gérés par le NIHE avait clairement mis en évidence que « la plupart des procédures de relogement dues à l’intimidation [étaient] concentrées dans quelques zones et [résultaient] généralement d’attaques organisées plutôt que d’un harcèlement latent »23. Ces résultats traduisent une lente régression de la violence et du harcèlement. Cependant, lorsque l’identité communautaire des territoires est nettement marquée, l’intimidation s’exerce de façon latente et indirecte, comme l’ont montré les résultats de la Northern Ireland Life and Times Survey de 2000 :
Perception de la facilité à pénétrer dans des quartiers explicitement unionistes ou nationalistes, 2000 (en %) : Est-ce plus facile maintenant d’aller dans des quartiers perçus comme fortement nationalistes ou unionistes ?
TOUTES RÉPONSES | CATHOLIQUES | PROTESTANTS | |
Plus facile maintenant | 29 | 30 | 29 |
Plus difficile | 3 | 2 | 4 |
Pas de différence | 61 | 61 | 61 |
Ne savent pas | 7 | 7 | 6 |
Source : Northern Ireland Life and Times Survey, 2000,
http://www.ark.ac.uk/nilt/2000.
29Les procédés de harcèlement ne se sont pas exercés uniquement pour la sauvegarde d’un territoire. Le milieu professionnel n’a pas été épargné non plus. Le chapitre consacré à l’emploi dans la première partie de cet ouvrage a relaté les tensions nées de la compétition dans certaines branches industrielles ainsi que les heurts destinés à décourager les membres de la communauté adverse d’obtenir des emplois sur certains sites. Les chantiers navals, par exemple, furent au XIXe siècle une illustration magistrale de l’utilisation de la force par les ouvriers protestants pour empêcher le recrutement de catholiques, ces derniers étant alors dissuadés de poser leur candidature. Si de tels procédés ont, depuis, été éradiqués, et si la mise en place d’une législation plus stricte sur l’emploi équitable rend toute procédure de harcèlement officiellement passible de poursuites, l’intimidation larvée semble, pour sa part, n’avoir pas totalement disparu. Pour expliquer et justifier la création de Counteract en 1990, une organisation de lutte contre le sectarisme dans le milieu professionnel en Irlande du Nord24, Duncan Morrow rendait compte, dans un article paru dans Fortnight en novembre 1999, de la permanence des procédés d’intimidation dans le secteur de l’emploi, et en attribuait la responsabilité à la passivité ambiante, voire à l’ignorance volontaire :
Cela fait longtemps que le harcèlement est un signe distinctif de notre société. Sous ses formes les plus efficaces, il est invisible et entraîne le silence, l’inconfort, endurés pendant des années. Dans cette société de mesure, l’estimation du harcèlement est une tâche impossible et je crains que, honnêtement, notre principal intérêt, en tant qu’administration, employeurs et employés, ne soit de faire en sorte qu’il ne se remarque plus, et non pas qu’il s’arrête25.
La loi du Talion ou la fuite
30Deux modes de réponse à la violence et à l’intimidation se sont manifestés alternativement ou simultanément en Irlande du Nord : d’une part la réplique par une violence identique, en guise de représailles et de réciprocité, comme nous venons de l’évoquer, d’autre part le retrait, souvent une fuite, en réponse à la prise de pouvoir et à la domination par l’autre groupe : « Les protestants ont peut-être plus fortement tendance à se retirer quand la participation de l’autre communauté devient puissante et apparente »26.
31Complétant ses propos sur le repli de l’une des deux communautés en présence lorsque l’autre prend trop d’ascendant, Duncan Morrow a bien souligné le rôle indirect joué par le harcèlement dans ce retrait. Ainsi l’anticipation du harcèlement est parfois suffisante :
Les menaces réelles ou l’intimidation, tout en représentant un problème important, ne sont pas nécessaires au retrait, mais elles peuvent amorcer le processus où le renforcer une fois qu’il a commencé27.
32Les individus qui se sentent menacés recherchent la protection de leur propre communauté contre le danger, potentiel ou réel, représenté par la communauté opposée : les quartiers urbains quasiment mono-confessionnels, les écoles ségréguées, les clubs sportifs, parfois même les entreprises, surtout lorsqu’elles sont locales et familiales, ce qui justifie plus aisément le recrutement majoritairement mono-confessionnel, sont autant d’espaces de repli.
L’EXPRESSION DU POUVOIR INTRACOMMUNAUTAIRE
33Cependant, et comme l’ont confirmé, après les difficiles décennies des années 1970 et 1980, l’avancée du processus de paix des années 1990 et les résultats du référendum en faveur de l’Accord du Vendredi Saint du 10 avril 199828, une large majorité des irlandais du nord s’est déclarée favorable à un partage du pouvoir politique. Pourquoi, alors, une telle volonté consensuelle, dont le processus de paix et le référendum n’ont été que des outils d’expression, n’a-t-elle pu s’exprimer plus largement et plus tôt ? Et pourquoi, surtout, la violence a-t-elle continué d’émailler les relations intercommunautaires, en dépit des avancées du processus de paix ?
Extrémismes et pouvoirs intracommunautaires
34Dans une configuration relationnelle de conflit entre deux groupes, la mise en péril du contrôle interne par un groupe sur ses membres entame sa capacité à affronter le groupe opposé et à exercer sur ce dernier un contrôle externe. En Irlande du Nord, aucune des deux communautés n’est effectivement exempte de clivages internes tant sur les questions politiques que sociales : l’étude sur les stéréotypes a montré comment, contrairement à la représentation traditionnelle, le clivage politique, par exemple, ne se situait plus seulement de part et d’autre d’une ligne de partage unique faisant de tous les protestants des unionistes et de tous les catholiques des nationalistes.
35Or, afin de continuer à garantir la cohésion interne nécessaire à une action homogène face au groupe opposé, les éléments les plus radicaux des deux camps ont intensifié les procédés d’intimidation, usant de la force pour remplacer la conviction. Poussé à l’extrême, ce système a conduit à des excès notoires en Irlande du Nord, particulièrement dans les dernières années, comme si le processus de paix, en tirant les catholiques et les protestants vers le consensus, poussait les extrémismes en péril à s’intensifier et à compenser la perte de pouvoir externe par une recrudescence de pouvoir interne. Dans le lotissement nationaliste de Ardowen, dans la banlieue nord d’Armagh, objet d’une enquête sur les corrections punitives (punishment beatings) par les chercheurs de l’université d’Ulster en 1999, un panneau à l’entrée du lotissement portait ces mots : « Trop parler peut vous coûter la vie – dans les taxis, au téléphone, dans les clubs et les bars, aux matches de football, à la maison avec des amis. Partout. Quoique vous disiez, ne dites rien »29.
36Au cœur de ces violences se situe le problème de la conformité. Si le groupe fournit une identité sociale (à la fois reflet et source de l’identité individuelle) et une sécurité (refuge), la conformité illustre par contre la pression que le groupe, à son tour, peut exercer sur l’individu qui en est devenu membre. Celle-ci peut se définir comme « la modification d’un comportement, par laquelle l’individu répond aux pressions d’un groupe, en cherchant à se mettre en accord par l’adoption des normes qui lui sont proposées ou imposées »30. La conformité peut être acceptée d’emblée, parce que l’individu adhère spontanément aux idées, aux valeurs et aux comportements qui, dans le groupe auquel il souhaite appartenir, ont valeur de normes. Mais elle peut également être imposée par le groupe, subie comme une pression. L’individu n’ose déroger à la norme de peur d’être rejeté et de perdre la protection du groupe, ou même d’être puni. On aborde ici la question de la dissidence, voire même de la déviance. Emmanuel Mounier a montré que « plus les membres d’un groupe ont le sentiment de former une sorte de « bloc » plus ils tendent à exclure le déviant et l’étranger, perçus selon les situations comme des objets de crainte ou de mépris »31. C’est la « mentalité close » décrite par Henri Bergson.
37De la conformité à l’intimidation par la violence, le pas est vite franchi. Ainsi, l’intimidation qui s’exerce de manière explicite dans les relations intercommunautaires trouve aussi sa place, le cas échéant, dans le contexte intracommunautaire.
Pouvoir intracommunautaire et dissuasion
38La pression exercée prend parfois un caractère indirect et diffus. Dans le cadre d‘une conférence organisée par le Cultural Traditions Group32 à Belfast en mars 1990, l’un des participants soulignait la difficulté, voire même l’impossibilité, dans un contexte qui allie fortement la ségrégation résidentielle et les symboles communautaires, d’échapper, par exemple, à l’affichage communautaire d’un quartier, même si, en tant qu’individu, on déplore la dimension provocatrice d’une telle démonstration identitaire.
On a noté que certaines personnes se trouvaient en difficulté parce que le fait que les trottoirs devant chez eux soient peints de certaines couleurs (rouge-blanc-bleu ; vert-blanc-orange) les impliquait dans une forme d’expression culturelle à laquelle ils s’identifient ou non. On sait que certaines personnes ont parfois été physiquement blessées en essayant d’empêcher qu’on ne peigne le trottoir devant chez eux33.
39Dans un autre domaine, comment interpréter autrement que par l’effet de la pression communautaire l’écart existant entre les parents se disant désireux de scolariser leurs enfants dans des établissements multiconfessionnels, et le pourcentage effectif d’enfants scolarisés dans des écoles intégrées ? Une enquête publiée en 1995 a en effet permis d’identifier un grand nombre de parents qui se disaient favorables à une éducation en milieu scolaire multiconfessionnel :
% de parents déclarant qu’ils préféreraient envoyer leurs enfants dans une école

Source : Anthony Gallagher, « Equality, Contact and Pluralism : Attitudes to Community Relations », in Richard Breen, Paula Devine & Lizanne Dowd (eds), Social Attitudes in Northern Ireland, Belfast, 1995, p. 20.
40On peut donc s’interroger sur l’écart qui existe entre ces déclarations et le pourcentage effectif d’enfants scolarisés dans des écoles intégrées34 (ou à la rigueur des grammar schools multiconfessionnelles) : si l’une des explications est qu’il existe trop peu d’écoles de ce type pour satisfaire toutes les demandes35, une autre explication est que les parents, qui pourraient disposer des services d’une école intégrée à proximité de leur domicile, n’osent pas enfreindre les habitudes communautaires qui consistent à scolariser les enfants dans des contextes monoconfessionnels.
41On constate un écart semblable entre l’expression d’intention concernant les zones résidentielles mixtes et la réalité. Toujours dans le cadre de l’enquête Northern Ireland Social Attitudes Survey, relayée en 1999 par la Northern Ireland Life and Times Survey, 75 % des catholiques et 67 % des protestants en 1989, puis 82 % des catholiques et 66 % des protestants en 1993, et enfin 73 % des catholiques et 67 % des protestants en 2000, affirmaient qu’ils préféreraient vivre dans des zones résidentielles multiconfessionnelles. Or, à ces mêmes périodes, 62 % des catholiques en moyenne et 67 % des protestants en moyenne déclaraient, dans le cadre de la même étude, que leurs voisins étaient de la même religion qu’eux mêmes36. Quelle que soit la difficulté de décloisonner le système résidentiel ségrégué en Irlande du Nord, qui s’est façonné au cours de décennies et ne peut donc être restructuré par la seule volonté de quelques citoyens, les processus de harcèlement sont suffisamment fréquents pour décourager toute mixité.
42Le refus des catholiques de s’engager dans la police jusqu’en 2001 est une autre illustration de cette peur de se couper de sa propre communauté, voire même de l’intimidation dont une communauté est capable vis-à-vis de ses propres membres. Dans le cadre de la 7e Community Attitudes Survey de la Northern Ireland Statistics and Research Agency, publiée en 1999, il était demandé aux catholiques de mentionner les raisons qui, selon eux, pourraient empêcher les catholiques de s’enrôler dans la police. La peur d’attaques ou d’intimidation à leur encontre ou à celle de leurs proches venait en première position, mentionnée, selon les années, par 64 % à 75 % des personnes interrogées37. Toutefois il n’était pas spécifié d’où proviendraient éventuellement ces attaques. Mais de manière beaucoup plus explicite, entre 44 % et 54 % des personnes interrogées mentionnaient que « d’autres catholiques feraient certainement pression sur eux pour les empêcher de rentrer dans la police », tandis que 48 % à 54 % pensaient que les catholiques « craindraient de ne pouvoir maintenir leurs contacts avec la famille ou les amis ». Les protestants étaient par ailleurs plus nombreux à citer cette intimidation potentielle des catholiques par des catholiques, que ces derniers eux-mêmes38. Fionnuala O’Connor a rapporté de nombreux témoignages d’actions, allant de l’iindifférence à l’exclusion, menées à l’encontre du « déviant » dans la communauté catholique et qu’elle a jugées sévèrement :
La communauté catholique d’Irlande du Nord n’a jamais fait preuve de beaucoup de tolérance à l’égard de la dissension interne ou de la différence : l’identité a pu être irréfléchie et irraisonnée, mais ses croyances fondatrices étaient reconnues et incontournables. Ceux qui les ont méprisées ont toujours eu à se ressentir de leur transgression39.
43L’auteur n’a cependant pas manqué de s’interroger sur les raisons qui poussent les catholiques à condamner ainsi la dissidence, alors que c’est par ce biais même qu’ils ont cherché à s’émanciper de l’autorité de la majorité protestante :
Le manque de goût pour la pensée indépendante peut a priori sembler ironique, étant donné que les catholiques du Nord ont traditionnellement considéré que, de manière générale, le droit d’être membres à part entière de la société leur avait été dénié et qu’ils avaient été contraints à la dissension permanente par un état étranger et aliénant40.
44Mais c’est justement cette peur de perdre en cohésion et en cohérence, et d’apparaître ainsi affaibli dans le jeu des pouvoirs intercommunautaires, qui a motivé une telle stratégie de répression intracommunautaire de la part des extrémistes.
ABSENCE DE POUVOIR ET CRISE DE CONFIANCE
45Il faut ensuite s’interroger sur les raisons pour lesquelles, dans la plupart des cas, les flambées de violence les plus manifestes ont eu pour cadre les quartiers économiquement défavorisés : « ceux des classes moyennes ne lancent pas de pierres » dit-on en Irlande du Nord, et l’adage se vérifie dans les faits. Ne serait-ce qu’à Belfast, Ardoyne, Short Strand, Belfast Ouest, et particulièrement les quartiers de Shankhill et de Falls, sont des quartiers populaires. Outre la ségrégation résidentielle, qui facilite les frictions aux zones d’interface, et l’exaspération liée aux difficultés économiques et aux inégalités, l’usage plus fréquent de la violence a été une forme ultime et extrême d’expression du pouvoir en l’absence ressentie de tout autre moyen légitime et efficace.
La pyramide décisionnelle
46Dans un ouvrage publié en 1997, John Paul Lederach a défini l’organisation du ou des pouvoir(s) dans un processus de paix comme une pyramide à trois niveaux :
la base est constituée d’hommes et de femmes de terrain : les leaders locaux, les dirigeants des organisations non-gouvernementales locales, et le personnel médical et para-médical local. Ceux-ci contribuent au processus grâce à des commissions de paix locales, de la formation, des actions en faveur de la réduction des préjugés, un travail de base psycho-social ;
le milieu regroupe des chefs religieux et ethniques, des universitaires et des intellectuels, des dirigeants d’organisations non-gouvernementales ;
enfin, le sommet rassemble les responsables militaires, politiques et religieux les plus en vue (with high visibility), chargés d’entreprendre les négociations nationales de haut niveau, de discuter des conditions d’un cessez-le-feu, ou d’un plan de paix.
47Les commentaires qui en résultent sur le fonctionnement exact de cette structure pyramidale, censée s’appliquer de manière théorique à tout conflit, s’illustrent de manière éloquente dans le conflit nord-irlandais. En effet, John Paul Lederach a clairement mis en évidence, d’une part, le gouffre qui existe entre les expériences quotidiennes de la base et le traitement global du conflit, et d’autre part, la modestie du pouvoir effectivement laissé à la base :
Premièrement le niveau de la base est celui où se manifestent de nombreux symptômes du conflit, mais les lignes de division du conflit ethno national traversent la pyramide verticalement plutôt qu’horizontalement. Deuxièmement ceux au sommet de la pyramide ont la plus forte capacité d’influence sur le processus de paix en général, mais sont les moins susceptibles d’être affectés par ses conséquences quotidiennes41.
48Cette analyse est en contradiction avec le credo de Patrick Mayhew, ministre pour l’Irlande du Nord, qui, le 27 novembre 1995, parlait de « la détermination passionnée des gens ordinaires, qui garderait les cessez-le-feu intacts »42. Encore faut-il donner à une telle détermination le pouvoir de s’exprimer et de se concrétiser. Le jugement de Michael Hall sur cette question est extrêmement sévère :
Au cours des vingt-cinq dernières années de violence, un nombre infini d’individus et de groupes de terrain se sont battus de multiples façons pour amener des changements sociaux positifs au sein de leurs propres localités et pour créer les conditions d’un dialogue entre nos communautés divisées. Parfois leurs efforts ont été couronnés d’un succès limité, mais la plupart du temps ils ont été ignorés, frustrés, marginalisés - souvent assez délibérément - par ceux qui avaient le contrôle des ressources et des décisions43.
Crise de confiance intracommunautaire et violence
49« A Protestant State for a Protestant People », « Home Rule is Rome Rule »44 : entre l’État et les Églises, qui ont été les détenteurs du pouvoir institutionnel, quel pouvoir a été laissé au citoyen pour exprimer son désaccord lorsqu’il pensait ses aspirations insuffisamment représentées ? Et le recours à la force n’a-t-il pas été, dans ce cas, le moyen de pallier l’absence de tout autre forme de pouvoir et de faire reconnaître un point de vue, tant au sein de sa propre communauté que par la communauté adverse ?
50Une certaine crise de confiance des citoyens nord-irlandais, et en particulier des catholiques, envers leurs institutions apparaissait clairement dans le troisième rapport sur les attitudes sociales en Irlande du Nord publié en 1993, un an avant la signature du cessez-le-feu du 31 août 1994 et cinq ans avant l’Accord du Vendredi Saint du 10 avril 1998. Sur une échelle de confiance allant de 1 à 4, les Églises obtenaient les meilleurs scores (2,42 chez les catholiques et 2,45 chez les protestants), suivies par le système éducatif. Venaient ensuite, chez les catholiques, la fonction publique (1,87), le milieu des affaires (1,85), puis le système judiciaire (1,67) et, loin derrière, le parlement de Westminster (1,40). Chez les protestants, les scores étaient plus élevés, dénotant une confiance qui sans être très importante était néanmoins supérieure à celle affichée par les catholiques. Par contre l’ordre de préférence n’était pas le même, les protestants plaçant en troisième position le système judiciaire (2,22), puis le milieu des affaires (2,10) et enfin le parlement de Westminster et la fonction publique (2,05)45.
51Les résultats plus récemment relevés dans la Northern Ireland Life and Times Survey de 2001 dénotent une déception toujours forte à l’encontre des élus politiques :
Opinions sur les élus politiques, 2001 (en pourcentages)
Catholiques | Protestants | |
Tout à fait d’accord | 16 | 28 |
D’accord | 48 | 42 |
Ni d’accord, ni pas d’accord | 11 | 13 |
Pas d’accord | 18 | 11 |
Les élus perdent le contact avec le peuple assez rapidement.
Les partis politiques sont seulement intéressés par les votes des électeurs et pas par leurs opinions politiques :
Catholiques | Protestants | |
Tout à fait d’accord | 17 | 31 |
D’accord | 50 | 41 |
Ni d’accord, ni pas d’accord | 9 | 12 |
Pas d’accord | 17 | 11 |
Source : Northern Ireland Life and Times Survey, 2001,
http://www.ark.ac.uk/nilt/2001/Political_Attitudes/LOSETCH.html
52Ces résultats semblent attester que pour une partie non négligeable des électeurs, nationalistes comme unionistes, catholiques comme protestants, les responsables politiques et économiques qui, en tant que détenteurs du pouvoir, auraient dû défendre les intérêts de leurs communautés respectives dans le conflit, ne sont pas en phase avec la réalité du terrain.
53Dans le sixième rapport de l’enquête sur les attitudes sociales en Irlande du Nord, publié en 1996, deux ans après la signature du premier cessez-le feu, et l’année même de sa brutale interruption par l’attentat perpétré par l’IRA à Canary Wharf à Londres, Mary Duffy et Geoffrey Evans évoquaient le recentrage de la bourgeoisie catholique qui avait entamé la cohésion du groupe nationaliste. Là où, grâce à son pouvoir économique, culturel, politique, les nationalistes auraient attendu d’elle qu'elle joue un rôle moteur dans la défense de la cause nationaliste, il n’en fut rien :
Des modérés hésitants dont le succès a émoussé les revendications et qui ont été dépolitisés et entraînés loin de leurs loyautés traditionnelles par les avantages matériels de la Direct Rule46.
54Pour Mary Duffy et Geoffrey Evans, cette nouvelle modération bourgeoise avait eu pour effet d’entamer la cohésion de la communauté catholique, créant des tensions qui n’étaient pas seulement liées à l’envie des plus démunis face à la réussite des autres : il s’agissait en fait de l’intense déception de constater que ceux qui auraient été à même de défendre la cause nationaliste avec le plus de moyens et de compétence l’avaient en fait abandonnée. Une opinion dont témoignait également l’ouvrage de Fionnuala O’Connor à la même époque :
Il existe maintenant une division douloureuse et amère entre ceux qui sont cultivés, mobiles, qualifiés et pourvus d’un emploi et ceux qui ne le sont pas [... ] ceci suscite une rancœur due à l’inégalité des sorts, attisée par le sentiment d’une trahison politique. Le sentiment que des catholiques de la classe moyenne sont résignés au statu quo en Irlande du Nord, et peu motivés par l’identité irlandaise, est partagé et cause le même ressentiment dans les quartiers ouvriers du Nord tout entier47.
55De même l’apparente cohésion protestante cache des divisions :
Les gens pensent que la division principale à Belfast Est se situe entre le Belfast Est protestant et le Short Strand catholique, mais il existe aussi un problème de division au sein même de la communauté unioniste : comme entre les parties haute et basse de la Newtownards Road, la Newtownards Road et la Albertbridge Road, Castlereagh et Wodstock48.
56Une trahison identique est ressentie dans la communauté unioniste. Lorsqu’une habitante du Waterside, à Derry, déclare que « le gouvernement unioniste n’était pas au service des protestants, il était au service de la bourgeoisie protestante »49, elle traduit le sentiment, déjà évoqué plus haut, d’une incapacité de la classe dirigeante unioniste, pourtant détentrice du pouvoir, à gérer les difficultés économiques, identitaires, quotidiennes des classes modestes.
57Ces ruptures intracommunautaires ont été d’autant plus douloureuses lorsque l’autre communauté a été perçue comme unifiée et solidaire. Pour cette autre habitante protestante de Waterside à Derry, par exemple, tandis que les unionistes pâtissaient d’une absence croissante de direction politique, « dans la communauté nationaliste émergeaient des gens qui avaient profité de la loi sur l’éducation de 1947 et des possibilités qu'elle leur avait procurées - John Hume et des gens de ce calibre »50.
58Enfin l’identité communautaire a toujours supplanté l’identité de classe en Irlande du Nord, c’est-à-dire que le conflit intercommunautaire a annihilé toute tentative durable de regroupement par classe sociale. En témoignent la modestie du pouvoir syndical local51 et celle des résultats du Northern Ireland Labour Party :
En Irlande du Nord, la politique s’est construite principalement sur la base d’une division religieuse plutôt qu’économique : et bien qu’il existe une politique de classe au sein des blocs ethniques, le potentiel en faveur d’une politique de classe trans-confessionnelle a été perçu comme limité52.
59Cette situation n’a donc fait que plus nettement ressortir, dans l’opinion des groupes les moins favorisés de l’échelle sociale, la nécessité de ne compter que sur les membres les plus puissants de leur propre communauté confessionnelle et politique pour défendre leurs positions économiques, sociales et politiques.
60Face à cette crise de confiance envers l’utilisation qu’ont fait les responsables politiques et sociaux de leurs pouvoirs pour servir les intérêts de leurs communautés respectives, l’alternative au découragement de la majorité a été, pour les membres les plus engagés dans le conflit, l’usage de la violence, autre forme d’expression du pouvoir. Un sondage d’opinion réalisé en 1998 montrait d’ailleurs que cette violence était approuvée par environ un cinquième des personnes interrogées au sein de chacune des deux communautés :
Perceptions de la légitimité de la violence terroriste, 1998 (en %) : Avez-vous de la sympathie pour les raisons pour lesquelles les loyalistes ont utilisé la violence ?
Catholiques | Protestants | |
Beaucoup de sympathie | l | 3 |
Un peu de sympathie | 12 | 20 |
Pas de sympathie | 81 | 74 |
Ne savent pas | 6 | 3 |
Avez-vous de la sympathie pour les raisons pour lesquelles les républicains ont utilisé la violence ?
Catholiques | Protestants | |
Beaucoup de sympathie | 6 | l |
Un peu de sympathie | 18 | 7 |
Pas de sympathie | 70 | 91 |
Ne savent pas | 6 | 1 |
Source : Northern îreland Life and Times Survey, 1998,
http://www.ark.ac.uk/nilt/2001/Political_Attitudes/LOYVIOL.html
61Le jeu des pouvoirs et des contre-pouvoirs qui s’exerce dans le cadre des relations intercommunautaires en Irlande du Nord est donc extrêmement complexe : par la co-existence d’un axe intercommunautaire et d’un axe intra-communautaire d’une part ; par le fait que les pouvoirs les plus visibles, et en particulier celui de la violence maniée par les extrémistes, ne représentent pas la majorité de la population ; mais par le fait aussi que la peur liée à cette violence amplifie les phénomènes de conformité. Dans ce schéma, une bonne partie de la population n’a eu d’autre pouvoir que celui de s’exprimer par les urnes : mais encore fallait-il que les votes ainsi recueillis puissent refléter toutes les opinions, sans discrimination, ni déséquilibre.
62La mise en place d’une représentation désormais équitable des deux communautés, soutenue par un référendum extrêmement favorable, a permis, d’une part, un rééquilibrage des pouvoirs échus aux deux communautés, et, d’autre part, une émancipation des opinions consensuelles vis-à-vis des contraintes de la violence et du harcèlement.
63Mais les votes sont secrets alors que dans la réalité quotidienne, au grand jour, les tensions demeurent. Les questions de souveraineté et d’exclusivité, qui, dans les milieux politiques, font l’objet de négociations, se règlent sur le terrain par la force, en particulier lorsque la compétition économique et sociale est flagrante. C’est une des raisons pour lesquelles, en dépit des avancées du processus de paix, la ségrégation, d’une part, et les heurts sporadiques mais violents entre les deux communautés, d’autre part, s’avèrent persistants.
64La nouvelle dynamique, ici, réside dans la recherche d’un équilibre, en dépit des entraves.
Notes de bas de page
1 Gustave Nicolas Fischer, Les concepts fondamentaux de la psychologie sociale, Paris, Dunod, 1987, p. 37.
2 W.C. Schutz, A Three Dimensional Theory of Interpersonal Behavior, New York, Holt, 1960.
3 Jean Maisonneuve, La psychologie sociale, Paris, PUF, 1993, p. 42.
4 G. L. Clore & D.A. Byrne, «A Reinforcement Affected Model of Attraction», in T. Huston, Foundations of Interpersonal Attraction, New York, Academic Press, 1974.
5 Ed Cairns, « Intergroup Conflict in Northern Ireland», in Henri Tajfel (ed), Social Identity and Intergroup Relations, Cambridge, Cambridge UP, 1982, p. 278 : « Our knowledge of our own membership of various social categories is defined as our social identity and forms an important part of our self-concept ».
6 Henri Tajfel, Differenciation between Social Croups : Studies in the Social Psychology of Intergroup Relations, Londres, Academic Press, 1978, p. 6 : « In order for large numbers of individuals to be able to hate or dislike or discriminate against other individuals seen as belonging to a common social category, they must first have acquired a sense of belonging to groups (or social categories) which are clearly distinct from those they hate, dislike or discriminate against. »
7 On entend par là une situation où tout progrès de l’une des parties se traduit, en contrepartie, par une régression de l’autre.
8 Richard Kearney, « Beyond Hate », Fingerpost, vol. 5, 5, Derry, Centre for Creative Communications, mars 1992, p. 35 : « attain symbolic value that bring with them competition » ; « same coveted object, a mutually exclusive object called sovereignty ».
9 Direct Rule : administration directe de l’Irlande du Nord par le gouvernement de Londres
10 Le terme de souveraineté désigne ici le caractère d’un organe qui n’est soumis à aucun autre, qui est indépendant et exerce une autorité indivisible sur un objet.
11 Ceux-ci ne représentent que 10 % environ de la totalité des mariages en Irlande du Nord.
12 Duncan Morrow, « Opening Windows », in Understanding Conflict and Finding Ways out of it, Derry, Corrymeela Press, 1990, p. 3: « The failure of one group to finally dominate the other means that we face the constant spectre that the violence might escalate even further. As our relationships become more violent, so it becomes more difficult to see one another as anything other than enemies, and so we become enemies ».
13 Edna Longley in Andy Pollack (ed), A Citizen’s Inquiry, The Opshal Report, Dublin, The Lilliput Press, 1993, p. 340 : « The perceived necessities of religion-based cultural defence in a frontier-zone has produced the partly irrational victim-psychologies of both communities. Witness the Protestant paramilitary escalation ».
14 Timothy Parsons, Sociological Theory and Modem Society, New York, The Free Press, 1967.
15 Yves Michaud, La violence, Paris, PUF, 1998, p. 101.
16 John Darby, Intimidation and the Control of Conflict in Northern Ireland, New-York, Syracuse UP, 1986.
17 John Darby& Gerald Morris, Intimidation in Housing, Northern Ireland Community Relations Commission, Belfast, 1974, p. 6.
18 Chief Constable’s Report 1974, no 11: «Nothing is more difficult to detect than a case of intimidation unless the perpetrator is caught in the act by the police or the victim gives full cooperation».
19 John Darby, Intimidation and the Control of Conflict, p. 56.
20 Michael Hall, Are We Not Part of This City Too ?, Waterside Think Tank, Newtownabbey, Island Publications, p. 10 : « It was highly unsafe to walk around the city in your school uniform. There were always ones waiting foryou there in the mornings and when you got back. It got to the extent that we had to get a police escort to the school ».
21 Ibid, p. 11.
22 L’école catholique de Holy Cross à Ardoyne est située dans un quartier catholique qui jouxte un quartier protestant. Le trajet le plus court entre la partie résidentielle du quartier catholique et celle où est située l’école passe néanmoins par une enclave protestante. Voir chapitre 2.
23 Tom Hadden, « Homes and Equality », Fortnight, juin 1999, p. 8 : « most of the rehousing due to intimidation is concentrated in a few areas and is usually the resuit of organised attacks rather than low level harassment ».
24 Counteract fut fondée en 1990 par le Irish Congress of Trade Unions avec le soutien des syndicats affiliés.
25 Duncan Morrow, « Acting Up, Speaking Out : Counteracting Intimidation in the Workplace », Fortnight, novembre 1999, p. 17 : « Intimidation has been a mark of our society over many years. In its most effective forms it is invisible and results in silence, discomfort and isolation which are endured for years. In the measuring society, the measurement of intimidation is an impossible task and I fear that if we are honest, our primary interest as bureaucrats, employers and employees is to stop it being visible, not to stop it in itself ».
26 Andrew Hamilton, Violence and Communities, Coleraine, Centre for the Study of Conflict, 1990, p. 76 : « There is a tendency, perhaps stronger on the Protestant side, to withdraw when the participation of the other community becomes strong and apparent ».
27 Duncan Morrow, « Opening Windows », in Understanding the Conflict and Finding Ways out of it, Derry, Corrymeela Press, 1990, p. 3 : « Actual threats or intimidation, while an important problem, are not necessary, though they may commence this process or reinforce it once it has commenced ».
28 L’Accord du Vendredi Saint a été plébiscité par un référendum le 22 mai 1998 : 71 % des votes se sont exprimés en faveur de l’Accord.
29 Liam Kennedy, « We’ve Come for your Boys », Fortnight, janvier 2000, p. 14 : « Loose talk costs lives – in taxis, on the phone, in clubs and bars, at football matches, at home with friends. Anywhere. Whateveryou say, say nothing ».
30 Gustave Nicolas Fischer, ibid, p. 67.
31 Emmanuel Mounier, Introduction aux existentialismes.
32 Le Cultural Traditions Group fut fondé en 1988 par le Central Community Relations Unit pour jouer un rôle consultatif auprès du gouvernement en matière de politique culturelle.
33 Keith Robbins & David Harkness, Cultural Traditions in Northern Ireland: Varieties of British
34 Soit environ 5 % de la population totale.
35 Dans le cadre de la Northern Ireland Life and Times Survey de 2001, 66 % des parents interrogés sur les raisons pour lesquelles ils n’envoyaient pas leurs enfants dans des écoles intégrées déclaraient comme raison principale le fait qu’il n’y avait pas d’établissement scolaire de ce type à proximité de leur domicile.
36 Voir chapitre 1 supra.
37 Les tableaux de résultats affichent des chiffres de la période 1992/93 à 1999.
38 Northern Ireland Statistics and Research Agency, Community Attitudes Survey, 7th Report, Belfast, NISRA occasional paper no 15, 2000.
39 Fionnuala O’Connor, In Search of a State : Catholics in Northern Ireland, Belfast, Blackstaff Press, 1993, p. 365 : « The Northern Catholic community has never shown much tolerance of the internal dissent or difference : identity may have been unthinking and unreflective, but its component beliefs were well-recognised and mandatory. Those who flout them publicly have always been made aware of their transgression ».
40 Ibid., p. 365 : « The distaste for independent thought might at first sight seem ironical, given that Northern Catholics in general traditionally saw themselves as denied full membership of society and forced by an alien and alienating State into permanent dissent ».
41 Colin Knox & Padraic Quirk, Peace-Building in Northern Ireland, Israel and South Africa, Londres, McMillan, 2000, p. 25 : « First the grassroots level is the tier at which many of the symptoms of conflict are manifest, but the Unes of ethno-national conflict are drawn vertically rather than horizontally through the pyramid. Second [...] those at the top of the pyramid have the greatest capacity to influence the wider peace-building process but are least likely to be affected by its consequences on a day-to-day basis. »
42 Teletext, 27 novembre 1995 : « the passionate determination of (ordinary) people (which) would keep the ceasefires intact ».
43 Michael Hall, Reinforcing Powerlessness : the Hidden Dimension of the Northern Ireland Troubles, Newtownabbey, Island Publications, 1996, p. 3 : « Throughout the past 25 years of violence countless individuals and grassroot groups, in a multitude of ways, have striven to effect positive social change within their own localities and to create conditions for dialogue between our divided communities. Sometimes their efforts met with limited success, but more often than not they were ignored, frustrated, sidelined — often quite deliberately — by those with control over resources and decision-making ».
44 Ces deux adages reflètent l’opposition entre un État protestant, considéré comme le protecteur des intérêts exclusifs des protestants, et une Église catholique, considérée comme l’agent de la Papauté et chargée d’en sauvegarder l’autorité en Irlande contre le protestantisme.
45 Peter Stringer & Gilian Robinson, Social Attitudes in Northern Ireland, 1992-1993, Belfast, Blackstaff Press, 1993, p. 46.
46 Mary Duffy & Geoffrey Evans,op. cit., « Fence-sitting moderates whose success has “taken the edge off the grievance” and who have heen depoliticised and lured away from their traditional group loyalties by the material benefits of direct rule ».
47 Fionnuala O’Connor,op. cit., p. 349 : « There’s a painful and angry division now between those educated, mobile, skilled and in work, and those who are not this causes all the resentment of unequal fortunes, heightened by a sense of political betrayal. The perception that middle-class Catholics accept Northern Ireland’s status and are tepid about Irishness is common and repeated with similar scorn in working-class districts all over the North ».
48 Michael Hall, Puppets No More,op. cit., p. 4 : « People think the major division in East Belfast is between protestant East Belfast and Catholic Short Strand, but we also have a problem with all the divisions within the unionist community : like between the lower and upper Newtownards Road, the Newtownards Road and the Albertbridge Road, the Castlereagh and the Wodstock ». Il est fait allusion ici à la scission entre quartiers protestants populaires et bourgeois.
49 Michael Hall, Are we not Part of that City Too ?, op. cit., p. 20, « The Unionist government was not for the Protestant people, it was for the middle-class Protestant people. »
50 Ibid, p. 15 : « in the Nationalist community there were emerging people who were the product of the 1947 Education Act and the opportunities it provided - John Hume and people of that calibre. »
51 Valérie Peyronel, Economie et Conflit en Irlande du Nord, Paris, Ellipses, 2001, pp 103-109.
52 Mary Duffy & Geoffrey Evans,op. cit., p. 112, « In Northern Ireland, politics have been conducted primarily around a religious, rather than an economic, divide : and although class politics are alive and well within the ethnic blocs, the potential for cross-religious class-politics has been seen as limited. »
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