Conclusion
p. 175-182
Texte intégral
1Il apparaît finalement que le charme et la force de Moon Palace résident en partie dans ses tensions et ses contradictions laissées en suspens, dans son hésitation entre deux pôles que l'on peut appeler le continu et le discontinu, mais aussi l'un et le multiple, le fragmentaire et le cohérent, le total et le partiel, la dislocation et la vision... en d'autres termes, comme le fait remarquer Linda Hutcheon à propos de certains romans et films contemporains,
c'est le processus même de négociation des contradictions postmodernes qui est mis en avant, pas un produit présentant la satisfaisante clôture, la plénitude qui résulteraient de la réconciliation de ces contraires1.
2La discontinuité temporelle, résultat notamment d'un usage assez fréquent de la prolepse, voire de la prophétie, fractionne le récit, mais elle est subvertie par la récurrence des motifs « biographiques », qui fait de la vie de nombreux personnages l'éternel recommencement d'un schéma défini. Moon Palace retrace l'histoire d'une famille sur plusieurs générations, et ré-invente le genre de la « saga » sur le mode ironique.
3La discontinuité des espaces est subvertie par les glissements métaphoriques, qui abolissent leurs frontières respectives et les font déborder les uns dans les autres. Un roman situé presque exclusivement à New York ignore superbement la ville, lui tourne le dos, pour mieux rêver à l'espace mythique des déserts de l'ouest. Un roman qui à première vue semble ancré dans une entité géographique (l'Amérique) et dans une tradition culturelle nationale (Blakelock, Moran, Melville) est constellé d'allusions à la vie intellectuelle ou artistique en Europe, et au passé européen de la nation américaine.
4L'écriture d'Auster, lisse, précise, dépouillée, travaillée et retravaillée avec une minutie classique, mais extrêmement fluide et « lisible » s'efforce sans cesse de trouver les mots qui puissent désigner ces « choses sans mots », cet univers en tourbillon, en constante mutation, où l'homme est condamné à vivre.
5Fogg se désespère de vivre dans un monde de fragments éclatés ; il aspire ardemment — et vainement — à rassembler les fragments, à les ré-ordonner, pour lire un sens dans l'univers. Il ne peut pas savoir s'il est le jouet de Dieux cruels ou simplement un fétu balloté sans but ni raison par une contingence aveugle et indifférente. Aucune certitude ne peut le consoler ; il est tourmenté par la vacuité qu'a créée la disparition de Dieu, sans jouir pour autant de la sérénité nihiliste de l'athée absolu. M.S. Fogg ressemble à cet athée « insuffisamment émancipé » « qui passe de longues heures à montrer furieusement le poing à un Dieu inexistant2 ».
6L'atteinte à l'intégrité du corps — corps accidentés, suppliciés, émaciés ou démesurément obèses, corps de l'enfant arraché au corps maternel par l'avortement — rend impossible tout sentiment d'identité stable et solide, rend illusoires la plénitude de l'amour et la fusion avec l'autre ; elle renvoie chacun à sa solitude et son imperfection. A la fin du roman, cette « nouvelle vie » qui commence pour Fogg, cette page blanche qui pourrait être pleine de promesses, ressemble singulièrement à une vacuité désespérée, au « no future » des punks des années 1980. Il se retrouve tout seul face à l’océan immense, comme une île, séparé des autres par le désert qui s'étend dans son dos et par « the unplumb'd, salt, estranging sea3 » qui s'étale face à lui ; l'absolu, ou le sens, reste aussi inaccessible que la lune.
7Aux images d'éclatement et de fragmentation s'opposent les stratégies unificatrices de l'auteur, qui tissent des liens entre les fragments et mettent en œuvre de nombreux procédés : l'exploitation de la métonymie ; la création de liens entre les personnages, et entre les intrigues et les motifs ; la littéralisation des métaphores ; l'effacement de la frontière entre comparant et comparé ; les glissements métonymiques, assortis de syllogismes (a est semblable ou contigu à b, b est semblable ou contigu à c, donc a est semblable ou contigu à c).
8La stratégie narrative maintient aussi en tension les deux pôles de la fiction et de la métafiction. Auster est un excellent conteur, qui ne dédaigne pas de créer des personnages et de leur faire vivre des « aventures ». Mais ces histoires sont narrées tout en étant problématisées par le regard de l'écriture sur elle-même ; un univers diégétique est simultanément construit et déconstruit, notamment par le miroir ironique et déformant de l'auto-parodie. Cette capacité à faire fonctionner de pair fiction et métafiction constitue selon Ricks l'une des qualités remarquables de Tristram Shandy :
La grandeur de Sterne n'est pas simplement qu'il a écrit un roman qui a pour sujet l'écriture d'un roman ; il doit son succès triomphal au fait que (au contraire de nombre de ses imitateurs) il a déployé autant de génie pour inventer un univers que pour décrire et commenter cette invention elle-même. Des roues dans d'autres roues— mais toutes aussi bien faites les unes que les autres, et pas une de voilée4.
9Ricks ne le précise pas, mais les « roues » qu'il mentionne font allusion à une métaphore auto-réflexive de Sterne, qui se félicite d'avoir bien construit sa narration, d'avoir « tellement compliqué et imbriqué les mouvements narratifs et digressifs, une roue à l'intérieur de l'autre, que la machine entière, en général, a continué d'avancer5 ». D'autre part, pour figurer sa façon de narrer, Tristram utilise la même métaphore que celle qui est à l'œuvre dans la diégèse. En effet, un des buts que le narrateur se donne au départ est de dépeindre le caractère de Toby, et son crâne n'étant pas transparent, Tristram ne peut pénétrer sa conscience ; il se propose donc de décrire Toby au travers de son « hobby-horse », son cheval de bataille — c'est le cas de le dire —, les fortifications et sièges militaires. Le narrateur consacre un chapitre à nous expliquer comment un être humain et son idée fixe inter-agissent l'un sur l'autre, en filant la métaphore de l'équitation6. Ensuite, il utilise la même métaphore pour résumer sa relation avec son propre cheval de bataille, c'est à dire le livre qu'il écrit, se décrivant caracolant d'un volume à l'autre et galopant à toute allure entre les critiques désapprobateurs. Le chapitre entier est dans la même veine. Ce jeu qui allie le littéral et le métaphorique préfigure l'« opéra flottant » de John Barth, bateau à la fois réel et figuré.
10Auster aussi sait trouver des métaphores qui figurent à la fois la narration et le narré, la fiction et la métafiction. Les allées et venues désordonnées et disjointes à travers le désert, ainsi que les trouées encore vierges de l'ouest américain — ces énormes taches blanches défigurant les cartes géographiques, gouffres de mystère que les Lewis et Clark et autres Zebulon Pike étaient chargés de combler — les disques lunaires trouant des tableaux qui se livrent à d'infinies variations sur le même motif, tout cela figure le dédale de « blancs » proleptiques, de « loops », de cercles répétitifs et de spirales narratives que Fogg offre à son lecteur. A moins que ce ne soit la narration qui mime son sujet, lui servant de miroir.
11Un autre système bipolaire oppose l'idéal réaliste de la mimesis, assortie de prétentions à la vérité historiographique, à la constatation résignée que toute représentation est impossible. Moon Palace, comme beaucoup de romans dits postmodernistes, ne rejettent pas complètement la mimesis, mais la problématisent, avec ironie :
Le postmodernisme peut être interprété comme un retour sain et nécessaire à une mimesis ironique après une période d'art anti-mimétique et minimaliste7.
12Le roman oscille entre le métafictictionnel et le mimétique, entre d'une part le plaisir égocentrique qu'éprouve l'écrivain à laisser l'écriture s'intéresser surtout à son propre processus créatif et d'autre part son désir de s'ouvrir au monde, de présenter sa version, problématisée, du mythe de l'ouest et de l'histoire de la nation américaine. La célébration artistique du « Destin Manifeste » est tournée en dérision, l'image de l'Amérique comme mur blanc et vide, lieu de la fragmentation, de la chute et du désespoir, évince celle de l'Amérique comme Terre Promise, comme Nouvelle Jérusalem.
13Les relations père/fils et fils/père préoccupent beaucoup Auster, c'est un thème omniprésent dans son œuvre. Cette obsession reflète bien sûr la biographie de l'auteur, mais elle est aussi symbolique de la relation difficile que les auteurs entretiennent avec ces formidables figures « paternelles » que sont les écrivains qui les ont précédés. Comment éviter la plate répétition, comment naviguer entre la rébellion parricide et la soumission à une tradition ? Umberto Eco analyse avec humour la situation épineuse de l'auteur confronté au déjà dit : soit il choisit l'avant-garde, et alors défigure et détruit le passé, renonce au figurai pour aller vers l'abstraction, voire le néant (la page ou la toile blanches, le silence en musique) ; soit il « revisite » le passé, armé de son ironie :
Pour moi, l'attitude postmoderne est celle d’un homme qui aime une femme très cultivée et sait qu'il ne peut pas lui dire « je vous aime à la folie » parce qu'il sait qu'elle sait (et qu'elle sait qu'il sait) que ces mots ont déjà été écrits par Barbara Cartland. Pourtant, il existe une solution. Il peut lui dire, « comme dirait Barbara Cartland, je vous aime à la folie ». A ce moment là, ayant évité l'écueil d'une feinte innocence, ayant dit clairement qu'il n’est plus possible de parler innocemment, il aura néanmoins dit ce qu’il voulait dire à cette femme : qu'il l'aime, mais qu'il l'aime dans un monde d'où l’innocence s’est enfuie8.
14Auster joue avec l’héritage du passé, soit en l’intégrant sérieusement à sa fiction (sous forme d'allusions intertextuelles, de citations, de résumés, comme le résumé du livre de Cyrano de Bergerac fait à Kitty), soit en le détournant ironiquement.
15La richesse de ce roman, son mélange de sophistication métafictionnelle et d'envol imaginatif le rend apte à être lu par un public très varié, par « l'homme dans l'autobus » comme par l'esthète le plus blasé et le plus exigeant. John Barth, opposant l'élitisme « obscurantiste » du modernisme à l'éclectisme du postmodernisme, définit ainsi son « auteur idéal » :
Mon auteur postmoderniste idéal... aspire à une fiction plus attrayante, plus simplement démocratique que ces merveilles de modernisme tardif (du moins c'est ainsi que je les définis) que sont Stories and Texts for Nothing, de Beckett, ou Pale Fire, de Nabokov. Il ne peut espérer émouvoir les aficionados de James Michener et d'Irving Wallace — sans parler des mass-média illettrés et lobotomisés. Mais il devrait quand même pouvoir espérer, au moins de temps en temps, toucher un public qui ne soit pas restreint au cercle de ce que Mann appelait les « Premiers Chrétiens », c'est à dire les disciples professionnels d'un art élitiste9 !
16Cependant, si le lecteur de Moon Palace veut rendre justice à l'œuvre qu'il lit, il se doit d'être actif, vigilant, et de re-lire le texte ; la narration en est ainsi conçue que c'est à la fois une œuvre « consommable » et une œuvre « scriptible », exigeante.
17Pour reprendre le résumé des arguments d'Auerbach que fait Mepham, « la narration moderniste est un contexte au sein duquel les fragments discontinus d'une expérience sont recomposés en une unité10 ». A cette aune, Moon Palace n'est pas (tout à fait) moderniste ; roman éternellement tendu entre le sens et l'inintelligible, entre les ténèbres et la lumière, il fait partie de ces œuvres qui célèbrent « la suprématie de la quête du Graal sur le Graal lui-même11 ». Les trous dans la toile subsistent ; entre zéro et oméga, entre béance et plénitude, le cercle lunaire n’en finit jamais de métamorphoser.
Notes de bas de page
1 Préface à A Poetics of Postmodernism, op. cit., p. xi, je traduis.
2 John Mepham, « Narratives of Postmodernism », in E. J. Smyth ed, Postmodernism and Contemporary Fiction, op. cit., p. 141, je traduis.
3 Matthew Arnold, « To Marguerite ».
4 C. Ricks, introduction à Tristram Shandy, op. cit., p. 24, je traduis.
5 Tristram Shandy, I, xxii, p. 95, je traduis. C’est un écho d'Ézéchiel, 1 :16-21, mais dénué de sa dimension mystique.
6 Tristram Shandy, I, xxiv, p. 98.
7 John Mepham, loc. cit., p. 153, je traduis.
8 Umberto Eco, « Postmodern, Irony, the Enjoyable », in Reflexions on The Name of the Rose, traduit par William Weaver; article repris dans P. Brooker, Modernism/Postmodernism, Harlow: Longman Critical Readers, 1992, p. 227. (Je traduis la traduction anglaise du texte d'Éco.
9 John Barth, « The Literature of Replenishment », The Atlantic, janvier 65-71, repris dans Smyth, op. cit., p. 141.
10 John Mepham, article cité p. 142, je traduis.
11 Salman Rushdie « is Nothing sacred ? », in Imaginary Homelands p. 422, je traduis.
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