Retour au récit : les écritures de Handke
p. 80-88
Texte intégral
1Handke parle souvent de silence. Son écriture se fait avec lui, contre lui, à côté de lui. Il en distingue différents états : il y a le silence comme atonalité (en allemand Stummheit) qui caractérise les premiers textes jusqu'à L'Angoisse du gardien de but au moment du penalty, mais qui se manifeste encore, sporadiquement, dans les tout derniers livres (VgT, 59). Il y a aussi ce “silence souverain” que le narrateur de La Leçon de la Sainte-Victoire admire chez Courbet et dont Sorger dans Lent retour doit se défier : c'est le silence de l'Etre (en allemand Schweigen). Puis enfin cet autre état du silence qui est défaut de parole, rupture de la voix, catastrophe, celui qui menace à tout moment l'écrivain, celui qui est de plus en plus souvent évoqué depuis la tétralogie du Lent retour, et que l'allemand nomme Sprachlosigkeit. Examiner les rapports de Handke au récit, c'est aussi observer comment son travail vient à bout de ces trois silences, comment il les inclut ou les exclut, et quel équilibre fragile, toujours à refaire, il entretient avec eux.
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2Le paradoxe des premiers textes est dans la tentative de produire des récits muets. Certes on peut affirmer des Frelons qu'il s'agit là plutôt d'un “roman aveugle”, obnubilé par la disparition des images. Mais, simultanément, la voix narrative se perd : le lieu de la parole dite sans cesse diverge, tout comme le lieu du regard, nulle part assignable, tout au plus identifiable à ce trou noir que sont les yeux morts de l'aveugle. Dans Les Frelons on ne sait pas plus qui voit que qui parle. Que se raconte-t-il dans ce livre sinon le déplacement constant de la focale optique et la déperdition répétée d'une voix qui se rompt, se reprend, se contredit ? Le texte pose la plus radicale des questions : qui raconte quoi ? Le récit, s'il est encore possible de parler de récit, est l'exposition patiente de l'échec de toute narration. Si l’on compare Les Frelons et le roman de Claude Simon qui porte ironiquement le titre d'Histoire, on se rend compte combien Handke, dès l'abord, se situe aux extrêmes : si chez Claude Simon “l'histoire” ne se fait pas, c'est à cause du désordre d'une mémoire qui est devenue incapable de reconstituer les ensembles, qui mêle les fragments ; chez Handke au contraire, il n'y a pas de mémoire, l'unicité d'un lieu des souvenirs n'est même plus garanti et tout effort de reconstruction de l'édifice narratif écroulé est vain, trahit en quelque sorte le propos du livre. L'absence d'intrigue est moins incapacité, déficience, trouble, que réticence, mouvement conscient de retrait. Handke avouera plus tard à Herbert Gamper que raconter des histoires n'est pas pour lui un plaisir : “Je suis un narrateur”, dit-il, “qui ne veut narrer aucune histoire” (Zr, 40). D'abord peut-être, parce qu'à “l'ère du soupçon”, pour Handke comme pour d'autres, toute histoire est une imposture, un ordre imposé à un désordre primitif et vrai (Zr, 173). On se rappelle l'irritation de Keuschnig voyant son ami l'écrivain autrichien sortir à tout propos son calepin, prendre des notes et forcer ainsi le réel à s'ordonner en histoire (SwE, 90) : une telle prétention est scandaleuse. Par là même se trouve perdue la fameuse position d'impartialité dont Flaubert se faisait fort : l'auteur n'est plus le maître d'aucun récit, il ne peut qu'agencer ses pans ruinés. Il ne reste de l'intrigue que des traces, des histoires avortées, comme dans Les Frelons ; ou encore de l'art du romancier que les exercices appliqués, presque didactiques, volontairement peu convaincants du Colporteur. Ce qui à chaque fois marque ces tentatives, ce que le lecteur n'oublie pas, ce sont ces séquences d'images fortes, comme détachées de leur contexte, proches comme des images de cauchemar, et pourtant aussi peu intimes. C'est leur brutalité qui semble rendre toute histoire impossible, qui bloque tout récit. Comme le remarque Christoph Bartmann, le silence glacé des premiers textes est une volonté de laconisme, certes, mais moins par jeu d'écriture que parce que l'épouvante est encore trop forte1. Une épouvante qui habitera toute une partie de La Courte lettre pour un long adieu, qui se manifeste, dans le retour d'images brutes, dès la première page du roman :
Du plus loin que je me souvienne, je suis comme né pour l'épouvante et pour l'horreur. Des bûches éparpillées dans la cour, éclairées par un soleil muet, moi dans la maison où l'on m'avait mis à l'abri, le ciel plein de bombardiers américains. Des gouttes de sang sur les marches des entrées, là où en fin de semaine on tuait les lapins. Dans la pénombre, encore plus effrayante de ne pas être nuit noire, moi, trébuchant, les bras bêtement ballants, avançant à la lisière de la forêt déjà retombée en elle-même où seuls brillaient encore les lichens sur les premiers arbres, m'arrêtant sans cesse pour crier quelque chose, d'une petite voix lamentable et honteuse, puis finissant par hurler à tue-tête, quand l'épouvante avait dépassé la honte, le nom de quelqu'un que j'aimais et qui était entré le matin dans le bois pour n'en pas ressortir, et à nouveau, éparpillées dans la cour et collées aux murs de la maison, les plumes des poules enfuies (KB, 9).
3Scènes anciennes, qui ont investi la mémoire, que le souvenir n'a pas travaillées, et qui s'ouvrent comme de vieilles plaies : la panique des bombardements, celle de la disparition de la mère folle et aimée, le sang des bêtes mises à mort. Les Frelons sont constitués en grande partie de fragments de scènes campagnardes où la violence est partout sensible, une violence que d'autres ont évoquée : Innerhofer ou Josef Winkler, cet autre fils de paysans de Carinthie2. Chez Handke pourtant la brutalité est latente, elle ne se déclare pas : l'évidement du texte, cette tension muette qui le mine, est moins la souffrance du corps que l'attente de la douleur. Tout comme dans La Courte lettre où Judith est promesse de coups, de mort, sans que cette menace n'aboutisse vraiment .
4Dans les premiers textes, il faut donc comprendre le refus de récit à la fois comme une exigence intellectuelle et comme une incapacité presque physique à surmonter une peur qui rend caduc l'ordre de ce qui pourrait constituer une histoire : l'épouvante fait éclater la linéarité et empêche la distance. Or linéarité et distance sont les conditions indispensables au récit. Raconter, c'est voir les événements de l'extérieur et les relier par les liens de la causalité. Judith produit (de façon magique et grâce à l'intervention de John Ford, ce grand raconteur d'histoires), à la fin de La Courte lettre, le récit de ses difficiles relations avec le narrateur ; dès lors la distance rend possible la rupture. Toutefois ce récit de Judith qui, a posteriori, ferait de ce qui est dit dans le roman une “histoire” est passé sous silence : de lui le lecteur n'apprend rien, il en est frustré. Comme si, là encore, Handke avait pudeur à suivre les enchaînements trop parfaits, qui transforment un pur Geschehen en Geschichte3.
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5Lorsqu'avec L’Angoisse du gardien de but au moment du penalty Handke renoue avec la linéarité, il abandonne donc en partie la position hors-récit qui jusque-là avait été la sienne. Pourtant l'histoire de Bloch n'est rien d'autre que l'avancée vers l'aphasie, vers l'élimination de toute parole, et donc de tout récit. Dans la progression vers le mutisme que Handke décrit minutieusement, aucun événement ne saillit : Bloch est refoulé aux frontières du langage et aux confins de la folie sans que cet exil ne s’explique ; même le meurtre de la caissière n'est pas un moment dramatique. Tout est relaté dans “l'écriture blanche” dont parlait Barthes à propos de L’Etranger de Camus, avec la technique de la “pression égale” qui contient le récit, qui l'empêche de proliférer, qui le réduit à ses plus petites dimensions. Handke reconnaît l'héritage de Camus, et ce qu'il doit à cette première partie de L'Etranger qui n'explique rien, qui donne les faits sans en rechercher les causes. C'est un récit qui se veut de surface. Mais la passion secrète qui anime le texte de Camus, cette vitalité qui n'a pas besoin de discours, correspond chez Handke, dans ces années-là, au silence angoissé qu'évoque la métaphore de La Chevauchée sur le lac de Constance: la surface des mots est comme la fine couche de glace qui permet d'avancer sur le vide, et qui peut se rompre à tout moment. À l'instant même où il fait à l'histoire ses premières concessions, Handke la confronte avec le silence comme perte absolue de la parole, avec cette Sprachlosigkeit dont nous avions dit que toujours elle accompagnera son écriture. Il n'en reste pas moins qu'avec la linéarité une dynamique propre au récit même contenu, même presqu'annulé par le silence s'est mise en place. C'est celle du Temps. Plus tard, dans La Leçon de la Sainte-Victoire, Handke parlera des lois du Récit, de l'impossibilité pour l'écrivain, avec la meilleure volonté du monde, de les éviter : le récit va forcément quelque part. Même Stifter, remarque Handke, n'a pas pu écrire en peintre, comme il l'aurait voulu, c'est-à-dire éliminer la dimension de la Mort (LSV, 74). Il n'existe qu'une seule issue à ce problème de la nécessaire temporalité narrative : inclure cette dernière dans la narration elle-même, faire que le temps soit celui du récit. C'est la voie choisie par Thomas Bernhard par exemple, qui impose à son texte des rythmes, des variations, des modulations et des reprises purement musicales, autant de cadences internes ne marquant de progression que dans l'artifice lui-même. Ce traitement de la narration est totalement étranger à Handke : il l'avoue, pour cela il lui manque la souveraineté de l'humour (VgT, 20). Jusqu'au sérieux de Lent retour, on peut néanmoins percevoir deux stratégies qui lui permettent de ruser avec la temporalité du récit, de raconter le moins d'histoire possible, de rester en retrait, de garder en quelque sorte le silence.
6La première de ces stratégies est la parodie. Lorsque Handke choisit la forme du roman policier, du thriller, ou du Bildungsroman, il se déguise. Il renvoie son récit à un modèle, qu'il ne singe pas, mais dont il reproduit la forme en la gauchissant, en la rendant comme bancale. Le pastiche est drôle, la parodie est grave : elle est “un pastiche qui aurait perdu le sens de l'humour”, dit Frédric Jameson4. La quête du nouveau Wilhelm Meister de Faux mouvement n'a rien d'ironique, il se pose les questions fondamentales : comment écrire, pour qui écrire, écrire quoi ? Pourtant l'emprunt des personnages de Goethe, des situations de son célèbre roman est un masque, derrière lequel la liberté de l'écrivain Handke reste préservée. La répétition du modèle, dans l'espace d'un imperceptible décalage, du faux mouvement, souligne l'artifice, rend la parole dite moins directement assimilable à une vérité de récit. C'est une tactique d'inscription en porte-à-faux, qui sauvegarde un espace de silence, un mutisme (l'allemand Stummheit) qui est ici moins signe d'épouvante que décision de l'écrivain qui ne veut pas, pas encore, faire fonctionner le récit en son propre nom. Le procédé restera chez Handke une façon de démarquer son écriture, d'en signaler par avance la possible rhétorique. Ainsi cette gaucherie qu'il aime comme on peut aimer la pudeur est-elle, jusqu'au tournant du Lent retour, la marque de son style. Sa démarche, la recherche de ce léger décalage, correspondrait à ce que Gilles Deleuze dit du “style” en général :
Ce n'est pas une structure signifiante, ni une organisation réfléchie, ni une inspiration spontanée, ni une petite musique. C’est un agencement, un agencement d'énonciation. Un style, c'est arriver à bégayer dans sa propre langue. C'est difficile, parce qu'il faut qu'il y ait nécessité d'un tel bégaiement. Non pas être bègue dans sa parole, mais être bègue du langage lui-même. Etre comme un étranger dans sa propre langue5.
7Avec la tétralogie, les choses deviennent soudainement plus sérieuses : le masque de la parodie subsiste, mais le procédé est comme inversé. La voix narrative au lieu de se faire plus basse, plus sourde, se hausse, choisit délibérément un registre beaucoup trop élevé pour elle. Ainsi le poème dramatique Par les villages flotte-t-il dans la forme de la tragédie grecque comme dans un vêtement trop grand pour lui : il se produit un écho, qui est aussi décalage, mais dans le sens d'une amplification. De même pour Histoire d'enfant et son ton emprunté à Thucydide, pour Le Chinois de la douleur et sa reprise de la Passion et Résurrection du Christ, pour L'Absence et son atmosphère de conte romantique. Dans les romans des années soixante-dix au contraire, le texte n'habite pas du tout la dimension narrative que les premières pages avaient introduite : à lire les premières lignes de L'Heure de la sensation vraie, on pense à une nouvelle Métamorphose ; pour La Courte lettre pour un long adieu, à un thriller à la Chandler ; mais le récit qui se met en place prend tout de suite une direction différente, La Courte lettre sera un roman noir de pacotille, pour Keuschnig la métamorphose aura une fin heureuse. L'incipit est donc comme un lever de rideau sur une scène que le récit lui-même ne va pas venir occuper. C'est comme si la première phrase faisait eau de toutes parts.
8Par une seconde stratégie, Handke, tout en sacrifiant à la linéarité narrative, fait apparaître le récit comme une feinte : par la technique de la fin ouverte. Celle-ci permet d'annuler d'un coup le développement vers la conclusion que toute linéarité entraîne. Le coup réussi à la fin de L’Angoisse du gardien de but est une ultime remise en jeu qui invalide toute la démonstration qui précédait, celle du naufrage de Bloch dans la schizophrénie. L'Heure de la sensation vraie débouche dans la fiction d'une autre histoire, encore à raconter, La Courte lettre pour un long adieu dans cette remise en ordre du vécu par l'effet d'un récit qui est mis en marge du texte lui-même.
9Là encore, après la tétralogie, l'esquive que constitue la fin ouverte demeure, mais inversée. Au lieu de relativiser l'ordre du récit, elle le fonde. La Leçon de la Sainte-Victoire se termine par cette question : “Et à la maison, la paire d'yeux ?”, évocation du regard de l'enfant aimée, avec laquelle la communication est vraie, avec laquelle la communion peut se passer du détour du langage. Que le récit débouche sur cette plénitude ne l'annule pas toutefois, au contraire, ce prolongement affirme sa vérité. Ecrire n'a pas été un jeu, et l'acte qui suit, l'échange de regard avec l'être aimé est l'issue naturelle du geste d'écriture, il ne l'invalide pas.
10L'ordre du récit est plus explicitement loué encore dans la dernière page d'Histoire d'enfant, où la “cantilène” est définie comme ce qui “éternise la plénitude de l'amour et de tout bonheur passionné”. Le Recommencement, lui, se clôt par une louange vibrante :
Mais moi, à la fin de ce récit, et dussé-je mourir aujourd'hui même, je me vois maintenant au milieu de ma vie, je contemple le soleil du printemps sur ma feuille blanche, je repense à l'automne et à l'hiver et j'écris : Récit, mon Saint des Saints, rien n'est plus que toi, rien n'est plus juste que toi.
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11Comment expliquer cet étonnant passage de la plus grande des méfiances à l'égard du récit à une confiance si solennellement proclamée ? Que s’est-il passé entre le refus de récit des premiers textes et cette profession de foi ?
12Deux éléments permettent, nous semble-t-il, d'apporter une réponse. Le premier est un événement dans la vie de Handke : le suicide de sa mère et la décision d'écrire Le Malheur indifférent, pour lutter contre “l'abrutissement silencieux” (die stumpfsinnige Sprachlosigkeit, WU, 7) qu'a provoqué le deuil, d'une part, et d'autre part pour sauver cette vie de l'absurde, pour lui donner, après-coup, les mots qui lui ont manqué. Le Malheur indifférent donne la parole à une existence qui était restée muette. On remarquera que le phénomène est plus complexe qu'il n'y paraît : que reste-t-il de cette femme qui fut la mère ? Le souvenir de gestes, de bribes de discours surtout, des inflexions de voix, des mots qui trahissent tout un arrière-plan obscur.
13L'ecrivain pour produire un récit qu'il désire, qui est maintenant urgence, doit être à l'affût d'autres actes de langage, vestiges d'états d'âme qu'il faut deviner. Néanmoins le récit est ici nécessaire, il est reconstitution, justice. Il ne se dissimule plus, il ne simule plus. Il voit ses propres limites, certes, et la dernière phrase ne le clôt pas, elle est aussi fin ouverte : “Plus tard j'écrirai sur tout cela des choses plus exactes”. Pourtant la dimension parodique est désormais inconcevable. Elle aura bientôt complètement disparu, comme en témoigne le sérieux de l'incipit du Lent retour :
Sorger avait déjà survécu à quelques êtres qui lui avaient été proches et il ne ressentait plus le manque, mais, souvent, une simple envie d'exister et de temps à autre un besoin de salut, animal, pesant sur ses paupières.
14Une autre décision explique l’étonnant revirement de l’écriture de Handke : c'est le choix résolu de la positivité. Dans La Leçon de la Sainte-Victoire, cette question revient sans cesse ; quelques réflexions d'Images du recommencement l'explicitent, comme celle-ci :
La grande question de tout narrateur devrait être : comment sauver mon héros ? (PW, 15)
15Nous l'avons dit, il y une temporalité du récit qui mène celui-ci nécessairement vers la mort ou la rédemption. Comme un chemin doit aller quelque part, un récit va vers, dans une direction. Le modèle du Bildungsroman qui hante les textes de Handke dans les années-charnière entre la littérature de démolition des débuts et l'entreprise de reconstruction du Lent retour a donc une double fonction : il indique que va être choisie la positivité, et il utilise largement la ligne de fuite qu'est le cheminement. Dans les premiers livres prévalait le décentrement : cette perte du foyer unique, du lieu propre que l'on retrouve dans la meilleure littérature moderne. Le parcours équivaut à un recentrement, mieux, il résout temporairement, et temporellement, le conflit d'une parole toujours prête à revenir sur elle-même et élude la nécessité de la mise à mort. C'est ainsi que l'écriture de Handke devient, comme le dit Michael Braun, “une écriture nomade”6, qui n'a en vérité ni avenir ni passé, mais qui réalise dans la dérive l’utopie d'un éternel présent. Les livres de Handke, à partir de La Courte lettre pour un long adieu, procèdent par “déterritorialisation” : le récit n'est plus mis en lambeaux, mais à chaque fois transporté dans un autre espace, reprenant à chaque nouveau lieu, à chaque nouveau pas, un nouveau départ. Ce ne sont pas des récits de fuite, mais de déplacement : c'est comme si l'ensemble de la plage narrative traçait une ligne, des lignes et finalement (comme le dit Gilles Deleuze en parlant des écrivains anglo-saxons chez lesquels le voyage est “l'objet le plus haut de la littérature”) le récit trace des cartographies7. Sorger le géomètre, et Loser l'archéologue réunissent espace et temps. L'écriture se fait “chemin faisant”8. Sa présence est très souvent celle du corps dans l'espace et sa ligne idéale celle de “la danse”, un motif qui traverse mystérieusement les textes de Handke (LSV, 41 ; VgT, 31).
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16Or, (et ceci marque une troisième étape dans l'écriture de Handke, lui est une sorte de troisième écriture) de plus en plus le récit du cheminement va se confondre avec l'acte d'écrire lui-même. Ecrire n'est rien d'autre que produire cette ligne de fuite au bout de laquelle se profile ce récit, encore à faire, et pourtant déjà fait, comme en témoigne le livre qui vient de s'écrire : ce sont ces textes légers, à l'air raréfié, comme La Leçon de la Sainte-Victoire, Après-midi d'un écrivain, les derniers Essais. À chaque fois non pas un texte qui essaierait de réaliser un projet, mais qui est simple projet d'écriture. Ce sont les meilleurs livres de Handke, nous le pensons, dans ces dernières années. Ils évitent grâce à cette ligne de fuite, qu'ils suivent et qu'ils tracent à la fois, la lourdeur démonstrative des théodicées. Bien qu'ils ne puissent (mais quel récit le peut-il ?) véritablement éluder “l'illusion de la fin”9, bien qu'ils reposent toujours la question de la réconciliation, du repos (qui est sans doute la question de tout écrivain), ils restent en suspens, et montrent que l'écriture est ce suspens même, cet écart, qui, dans le meilleur des cas est la dimension où la grâce est possible. Une grâce dont parle beaucoup le dernier livre de Handke, et qui a à voir avec une nouvelle qualité de silence que nomme l'allemand Schweigen:
L'avenir de mon écriture sera peut-être de ne plus qu'effleurer toute chose (PW, 8).
Il dirigea son grand œil sur le monde : c'est ainsi que devrait être l'écriture (ou le silence) (PW, 9).
17Le récit, Erzählung, souvent invoqué comme une divinité encore lointaine, qu'est-il alors ? D'abord le frayage d'une voix narrative à la recherche d'elle-même : le récit ne produit pas d'histoire, à moins que ce soit celle de la Terre (Lent retour), celle des saisons (Le Chinois de la douleur), celle des années qui voient grandir un enfant (Histoire d'enfant), ou simplement celle des heures qui suivent le travail de l'écrivain (Après-midi d'un écrivain), celle de la quête d'un lieu pour écrire (Essai sur les juke-box). Ce récit-là n'est qu'un ordre léger, et pourtant contraignant : “Mon idéal a toujours été la douce fermeté et l'apaisante succession du récit” (LSV, 99). Il contraint des fragments de temps et d'espace à prendre forme. La voix narrative, et c'est là le paradoxe qui irrite parfois, invoque cet ordre qu'elle est pourtant seule à pouvoir créer. Elle ne dispose pas du récit, elle ouvre seulement un espace où il est susceptible de venir s'inscrire. Elle ne dispose pas non plus de son propre écho, elle n'est pas sûre de sa propre résonance. Elle doit la “fabriquer” par un emprunt qui n'a plus rien de parodique, en parlant comme Thucydide, comme Virgile, comme Saint Paul. Elle est donc par rapport à elle-même dans ce léger décalage qui n'est plus jeu, mais risque :
Goethe, dans l'ensemble, disposait librement de l'espace où se déployait son écriture. Quelqu'un comme moi est obligé de créer d'abord cet espace par l'écriture (de la recommencer), c'est pourquoi ce que je fais est peut-être ridicule ? Non (PW, 75).
18Le “frayage” de la voix narrative se fait au milieu d'autres paroles dites, au sein de l'amoncellement de mots déjà employés, de formes déjà utilisées qu'est la littérature. Et le récit n’est rien d’autre que le désir de la courbe, de la “ligne de grâce et de beauté” (VgT, 7) qui réalise “l'apaisante succession”, qui réalise le rêve de Flaubert d'écrire “un livre sur rien”. Les derniers essais sont effectivement “des livres sur rien”, ils renoncent à toute épaisseur romanesque. Ils produisent une parole comme suspendue, raréfiée, en attente. Ce sont des “récits” dans le sens où Maurice Blanchot emploie le mot :
Le caractère du récit n'est nullement pressenti quand on voit en lui la relation d'un événement exceptionnel, qui a eu lieu et qu'on essaierait de rapporter. Le récit n'est pas la relation de l'événement, mais cet événement même, l'approche de cet événement, le lieu où celui-ci est appelé à se produire, événement encore à venir et par la puissance attirante duquel le récit peut espérer, lui aussi, se réaliser10.
19Une définition à laquelle on peut comparer cette note d'Histoire du crayon :
Il avait décidé que les autres ne devaient pas non plus avoir d'histoire puisque lui-même n'en avait pas : de cette manière il arrivait à les supporter, oui, à les percevoir vraiment et à avoir envie de les décrire. Ce n'est qu'à partir du moment où ils n'avaient plus d'histoire qu'ils commençaient à compter, délivrés de toute anecdote qui aurait pu les amoindrir, autour d'eux le paysage devenait ample (oui, mon origine sans origines m'empêchera toujours d'écrire un “texte”, une “story”, un “tableau de mœurs”, une “introspection”, et même un poème ; oui, mais quoi d'autre ? Un récit qui change le vide en énergie durable). (GB, 16)
20Cette notion de vide devient centrale. L'après-midi d'un écrivain se clôt sur son éloge. Ce n'est plus l'évidement que provoque l'épouvante et auquel correspond le silence comme Stummheit. C'est le vide qui préserve cet autre silence qu'est Schweigen, le silence de l'Etre, le silence que fait entendre le tableau de Cézanne, qui ne raconte aucune histoire, mais fait être une calme cohésion de l'espace intime et de l'espace du monde. Les livres de Handke à présent veulent servir ce silence-là qui pourtant est aussi comme un point de butée, puisque chaque parole dite vient le rompre. Il y a une tentation du silence qui pourrait bien provoquer le défaut de parole, la rupture, l'autre silence qui est Sprachlosigkeit. L'écriture de Handke est devenue douloureuse, tourmentée par une double nécessité contradictoire : préserver le silence sans rompre la parole. Le traducteur qui apparaît à la fin d'Après-midi d'un écrivain s'estime heureux d'avoir échappé à ce dilemme, de ne pas avoir à écrire lui-même, ce qui est “le pire des sacrilèges”. (NS,71)
21Outre la tentation du silence, un autre danger guette cette écriture dont le projet est de “transformer le vide en énergie durable”, et c'est précisément celui de la durée. Ainsi la question de la temporalité du récit se repose-t-elle ici sous une nouvelle forme. Il ne s'agit plus vraiment d'échapper à la mise à mort du héros, en choisissant la positivité, mais de relier entre eux les moments d'épiphanie où le vide est énergie. La durée pose alors un problème d'écriture : celui de la transition. La notion de “seuil” qui traverse les textes de Handke après Lent retour semble à première vue obscure. En fait elle résoud métaphoriquement la question du passage : le seuil est le lieu paradoxal où s'unissent la rupture et la continuité, il sépare et relie. Andreas Loser dans Le Chinois de la douleur est le spécialiste des seuils, et en même temps le traducteur de Virgile, qui non seulement traduit ses très vieux mots, mais qui va sur place vérifier, à Mantoue, s'ils nomment encore le réel : Loser se préoccupe de la continuité à double titre, de celle de l'espace et de celle de la langue. Dans La Leçon de la Sainte-Victoire, l'anecdote du “manteau des manteaux” est une métaphore du travail de l'écrivain à la recherche de cette durée nécessaire au récit :
Lorsqu'on confectionne un vêtement, il faut se rappeler toutes les formes déjà utilisées. Mais il ne faut pas se les réciter intérieurement, il faut voir tout de suite la couleur définitive, qui permet de continuer. Et dans tous les cas, une seule est possible, et la forme détermine la masse colorée et doit résoudre le problème de la transition.
La transition, pour moi, doit séparer clairement et être à la fois dans l'un et dans l'autre. (LSV, 119)
22La transition, pour l'écrivain de La Leçon de la Sainte-Victoire, c'est “l'analogie juste”, la “vraie comparaison” (LSV, 100). Avec, pourtant en arrière-plan, ce sentiment que produire par l'analogie, l'imagination (freiphantasieren), la cohésion des moments de révélation de l'Etre est une entreprise bien démesurée, bien présomptueuse (Handke parle de Vermessenheit). Car il ne s'agit pas seulement de la quête d'une continuité du Moi. Certes le Poème à la durée relie bien des instants privés, des sensations intimes ; mais tout comme il serait faux de dire que l'acharnement rageur de Cézanne sur son motif ne s'explique que par le souhait de “s'exprimer”, il est sans doute erroné de voir dans le désir de “Récit” qui pousse Handke à écrire une simple volonté de mise en scène de son propre Moi. On pourrait affirmer au contraire que c'est le souhait de disparaître en tant que personne privée dans l'anonymat d'une “épopée” qui relate et unisse entre eux les moments où le Moi et le Monde n'ont plus fait qu'un. Cette durée tant voulue est donc presqu'impossible, la vouloir est “présomptueux” ; et ceci à double titre : d'abord parce que les épiphanies sont par nature intermittentes. Et ensuite parce qu'une telle durée est remise au récit, dans le sens où Maurice Blanchot encore en parle comme “l'événement” qui annule la malédiction de l'intermittence :
Le récit est événement ... Cet événement bouleverse les rapports du temps, mais affirme cependant le temps, une façon particulière pour le temps de s'accomplir, temps propre du récit qui s'introduit dans la durée du narrateur d'une manière qui la transforme, temps des métamorphoses où coïncident, dans une simultanéité imaginaire et sous la forme que l'art cherche à réaliser, les différentes extases temporelles11.
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23Ce qui rend l'écriture de Handke passionnante, c'est précisément cet acharnement à vouloir résoudre le problème de la durée. Naturellement, Handke est sans doute davantage poète, préférant la verticalité du mot, la fulgurance du fragment. Pourtant il ne cesse de vouloir unir, lier, assembler. Toute épaisseur fictionnelle ayant presque disparue de ses textes, le passage d'une phrase à l'autre, d'une page à l'autre n'est plus assuré que par le simple désir de récit. Le paradoxe est bien là : l'écriture est aux prises avec l'énergie narrative elle-même qui vise une durée qui n'est rien d'autre que sa propre permanence. Voila pourquoi l'écriture de Handke est autographie : écrire est devenu chez lui, plus que chez tout autre, un “verbe intransitif” comme le disait Barthes, est devenu à soi-même son propre objet12. Le sujet est nommé, certes : je vais écrire sur le juke-box, sur une journée réussie, dit l'auteur dans les premières pages. Ou plutôt, je veux écrire sur un tel sujet, et me voici voulant, désirant, me demandant de quel droit je pourrais le faire, cherchant le lieu où l'écriture d'un tel récit serait possible, récit différé, toujours à refaire, jamais accompli.
24Qu'entend-on dans les derniers livres de Handke ? Rien qu'une voix narrative qui se cherche. Qui est sereine parfois, et qui fait alors vibrer ce silence qui est Schweigen. Mais qui se crispe aussi, qui est trop basse (risquant le médiocre), ou trop haute (risquant le ridicule), qui oscille entre confiance et défiance, mais qui continue, qui poursuit, ne s'interrompt pas, afin que soit reculé l'instant redouté de la rupture, l'instant de la Sprachlosigkeit.
Annexe
Abréviations utilisées:
GB : Geschichte des Bleistifts
KB: Der kurze Brief zum langen Abschied
LSV : Die Lehre der Sainte-Victoire
NS : Nachmittag eines Schriftstellers
PW : Phantasien der Wiederholung
SwE : Die Stunde der wahren Empfindung
VgT : Versuch über den geglückten Tag
WU : Wunschloses Unglück
Zr : Aber ich lebe nur von den Zwischenräumen
Notes de bas de page
1 Christoph Bartmann : “Das Gewicht der Welt” revisited in : Text und Kritik, 1989, p. 38.
2 Voir à ce propos Franz Innerhofer : Schöne Tage, et les trois premiers romans de Josef Winkler : Menschenkind, Der Ackermann aus Kärnten et Muttersprache.
3 La formule est d’André Combes à propos de la narration filmique de Wim Wenders, in : Wim Wenders’ Travels, Germanica, 1987, p. 155.
4 Fredric Jameson : Postmodernism and Consumer Society in The Anti-Aesthetic, Hal Foster, Port Townsend, USA, 1983, p. 114.
5 Gilles Deleuze, in : Gilles Deleuze, Claire Parnet : Dialogues, Flammarion, 1977, p. 10.
6 Michael Braun : “Die Sehnsucht nach dem idealen Erzähler”, in : Text und Kritik, 1989, p. 73.
7 L’analogie entre les analyses de Deleuze et l’écriture nomade de Handke est relevée par Michael Braun, voir article sus-cité. Voir Deleuze, op. cit., p. 47.
8 Voir à ce propos Dominique Rabate : “Chemin Faisant”, in : Litterature n°65, Larousse, fév. 1987.
9 Bernard Pingaud : “Encore un moment”, in : Cahier Louis-René des Forêts, Cahiers du Temps qu’il fait, Cognac, 1991, p. 255.
10 Maurice Blanchot : Le Livre à venir, Gallimard Folio, 1986, p. 14.
11 Maurice Blanchot, op. cit., p. 18.
12 Roland Barthes : “Le bruissement de la langue”, in : Essais critiques, Seuil, 1984, p. 21.
Auteur
Maître de Conférences à l’Université de Lille III.
Publications : Image et écriture dans l’œuvre de Peter Handke 1964-1983, à paraître aux éditions Peter Lang ; Peter Handke et le Nouveau Roman : similitudes et divergences, actes du colloque “France-Autriche 1970-1986. Positions et relations culturelles”, Université d’Orléans, 1986 ; “Parcours – Espace et récit chez Peter Handke”, in : Revue Oracl n°21/22, octobre 1987 ; “Peter Handke”, in : Dictionnaire universel des Littératures, P.U.F., à paraître en 1992.
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