Les universités après la réunification
p. 191-198
Texte intégral
1Il y a des lendemains qui déchantent : l’euphorie qui a suivi la chute du Mur a cédé la place à la désillusion et dans bien des cas à une amère déception. Devant l’ampleur des problèmes – notamment le chômage qui pourra atteindre de 40 à 50 % de la population active – on commence à se rendre compte à l’Est comme à l’Ouest que la vraie réunification reste à faire. Les universités de l’ancienne RDA n’échappent pas à cette vérité.
2Grève à l’Université Humboldt de Berlin-Est. Étudiants et recteur protestent contre l’Abwicklung, décidée par l’autorité de tutelle. Abwicklung est une expression euphémique pour « liquidation » et signifie en clair la fermeture d’un certain nombre de départements universitaires particulièrement marqués par l’idéologie communiste, tels que les départements de marxisme-léninisme. Mais la philosophie, l’histoire, le droit, la politologie et l’économie sont également touchés. Il s’agit donc d’une mesure d’épuration politique, imposée par l’instance ministérielle. Le recteur engage une procédure judiciaire au nom de l’autonomie de l’université devant les tribunaux administratifs, qui rejettent sa requête en première instance et confirment le bien-fondé de la mesure ministérielle. Va-t-il faire appel ? Cela prolongera inévitablement une situation confuse et paralysante pour l’ensemble de l’université avec, pour conséquence, une fuite accrue des étudiants vers l’Ouest.
3Des conflits analogues existent dans les autres universités. Les débats tournent autour de l’indispensable réforme de structure et de contenu des universités de l’ex-RDA. Tout est encore en mouvement et les situations restent, à vrai dire, assez confuses. Nous tâcherons toutefois de présenter un bilan provisoire en indiquant les principales tendances et orientations des réformes engagées.
Les universités de la RDA avant la chute du Mur
4Dans un régime totalitaire les universités sont en général les premières institutions à être « mises au pas », ce qui signifie élimination immédiate de tous les opposants au régime, surveillance physique et idéologique des étudiants comme des enseignants, nécessité d’appartenir au parti au pouvoir pour faire une carrière universitaire. Ainsi en RDA plus de 80 % du corps enseignant était inscrit au SED (Parti Socialiste Unifié d’Allemagne). L’appareil du parti était présent à tous les niveaux de l’institution universitaire pour y exercer un contrôle minutieux sur les programmes et les personnes comme sur toute l’activité de recherche. Rien d’important ne pouvait se faire sans son accord, ni publications, ni voyages à l’étranger. Les fameux « cadres voyageurs » étaient une espèce enviée. Pour en faire partie il fallait donner toutes les garanties de fidélité au régime. Il fallait donc, ou bien accepter les contraintes idéologiques ou renoncer à l’enseignement et à la recherche et se replier dans quelque secteur inoffensif, comme l’édition de textes, par exemple. Ainsi ce régime d’étroite surveillance politique a produit une véritable « culture de niche ». On entrevoit en même temps la difficulté devant laquelle se trouvent les réformateurs actuels : puisque la compétence est du côté des « cadres voyageurs », donc des fidèles du régime, et que les autres ont été relégués dans quelque coin obscur de l’appareil universitaire ou tout simplement écartés, qui choisir pour reconstruire une université démocratique avec un niveau scientifique international ?
Les « universités réunifiées »
5Après ce qui vient d’être dit, on comprend aisément que les universités n’étaient pas des foyers intellectuels susceptibles de participer activement à la « révolution tranquille ». Celle-ci a été faite pour l’essentiel par le peuple lui-même et par quelques représentants courageux des Églises et du Nouveau Forum. Mais on comprend également l’embarras des universitaires après la chute du Mur, puisqu’ils étaient pour la plupart des défenseurs de l’orthodoxie marxiste-léniniste. L’effondrement du Mur a provoqué chez eux une véritable crise d’identité, une remise en cause brutale des valeurs idéologiques et morales. Car n’oublions pas que la principale raison d’être de la RDA était d’ordre idéologique : le « socialisme réellement existant » contre un capitalisme impérialiste. Aussi beaucoup d’intellectuels ont-ils souhaité que la réunification se fasse moins vite, que l’on garde pour un certain temps encore deux États et deux identités allemandes, tout en pratiquant des réformes démocratiques – on parlait à nouveau de la troisième voie – et que l’on procède ensuite par étapes successives, en passant par un modèle confédéral et fédéral, comme cela avait été d’ailleurs prévu par le chancelier Kohl lui-même dans son « programme en dix points », en novembre 1989. Mais le peuple en a décidé autrement par les élections du 18 mars 1990 : une réunification intégrale et immédiate. Il est significatif à cet égard que le recteur Fink, premier recteur librement élu de l’Université Humboldt, a pu récemment encore défendre la thèse d’un complot communiste pour expliquer la chute du Mur. En effet, pour sauver au moins un régime communiste légèrement amélioré par certaines réformes démocratiques, le nouveau parti, le PDS, aurait obtenu de Moscou l’autorisation d’abattre le Mur. On espérait, par cet effet de soupape, apaiser la colère populaire et se rendre à nouveau sinon sympathique, au moins crédible. Quoi que l’on puisse penser de cette thèse pour le moins surprenante, elle sous-entend en tout cas qu’une réunification aussi rapide et brutale a été un mal. Un bon nombre d’universitaires de l’ex-RDA, comme le recteur Fink, auraient donné la préférence à des réformes internes à la place de réformes imposées par l’extérieur, c’est-à-dire par la République fédérale.
1. Le cadre légal et institutionnel
6La République fédérale avant la réunification a vécu volontairement dans un provisoire légal et institutionnel. Il ne fallait rien prévoir de définitif qui puisse préjuger la réunification. Bonn était la capitale provisoire ; la constitution, elle aussi provisoire, ne s’appelait pas « constitution » mais « Loi fondamentale », en attendant la réunification des deux Allemagnes prévue à l’article 146. C’est alors seulement que la vraie Allemagne devait naître, qu’une constitution devait remplacer la Loi fondamentale et que quelque chose de neuf, une nouvelle entité étatique devait surgir de la fusion des deux Allemagnes. Or, là encore, l’histoire et le peuple de la RDA en ont décidé autrement. On ne souhaitait pas la constitution d’un nouvel État allemand, mais l’intégration immédiate dans l’ancienne République fédérale. Elle a été réalisée sur la base de l’article 23 de la Loi fondamentale qui prévoit la possibilité d’adjoindre de nouveaux Länder à la République fédérale. Ce n’était qu’une subtilité juridique de circonstance, car l’article en question n’a jamais été prévu pour la réunification – puisqu’il y avait le 146 – mais pour pouvoir modifier la configuration des Länder et pour le rattachement de la Sarre, par exemple. Cette procédure rapide dictée par les circonstances politiques impliquait la transposition pure et simple des dispositions légales de la République fédérale sur le territoire de l’ancienne RDA, sans pouvoir tenir compte suffisamment de la situation particulière et des besoins spécifiques de cette dernière. De nombreuses difficultés en résultent, que ce soit dans le domaine social où, par exemple, l’avortement est libre en RDA et criminalisé en RFA, ou dans le domaine universitaire où de graves divergences subsistent entre les deux systèmes. Un « Traité d’unification » a été conçu pour régler au moins en partie ces problèmes d’adaptation et pour créer une base juridique pour les réformes qui s’avéraient nécessaires. Ainsi l’Abwicklung, c’est-à-dire la possibilité de « liquider » des départements et instituts universitaires, s’effectue dans le cadre de ce traité. Par ailleurs le système fédéral décentralisé avec la compétence des Länder pour tous les degrés d’enseignement et la « loi d’orientation pour l’enseignement supérieur », loi-cadre du Bund, sont également appliqués dans les nouveaux Länder. Actuellement les lois sur l’enseignement supérieur sont en préparation dans les 5 gouvernements de ces Länder. Elles doivent être votées incessamment par les Parlements respectifs pour fournir ainsi une base légale à la restructuration du système universitaire. Mais cela pose de nombreux problèmes dont nous ne citerons que quelques-uns à titre d’exemple.
7Un des moindres est sans doute le fait que les universités de l’Est ne sont pas habituées à un système décentralisé où le ministre de l’Éducation du Land représente l’autorité suprême avec toutes les divergences et différences que cela peut entraîner d’un Land à l’autre. C’est déjà plus grave si les anciens Länder refusent de payer pour les nouveaux, sous prétexte qu’ils n’ont pas été consultés pour le Traité d’unification et que, par conséquent, ils ne se sentent pas concernés par celui-ci. L’actuel débat budgétaire pour 1991 au Bundestag tourne autour de la question : qui paye quoi et dans quelles proportions. La proposition du gouvernement de Bonn est 2,2 milliards de DM pendant cinq ans pour les nouveaux Länder. Ceux-ci demandent 2,4 milliards de DM, donc la différence n’est pas très grande. En revanche, le gouvernement de Bonn propose la répartition suivante : 60 % pour le Bund, 20 % pour les anciens Länder et 20 % pour les nouveaux Länder. Les Länder de l’ancienne République fédérale souhaiteraient 80 % pour le Bund et 20 % pour les nouveaux Länder, donc rien pour eux. On voit que l’enthousiasme tombe vite quand il s’agit de payer. Mais il est évident que la reconstruction des universités de l’Est dépend essentiellement des moyens mis à leur disposition, comme d’ailleurs dans tous les autres secteurs.
8L’application de la « loi d’orientation pour l’enseignement supérieur » fait également problème. Cette loi-cadre fédérale prévoit que dans les conseils universitaires les professeurs doivent être obligatoirement majoritaires ce qui, soit dit en passant, constitue une différence notoire avec la loi française. Or, après ce que nous venons de dire sur l’appartenance politique de la majeure partie du corps professoral, un tel « tableau carré » n’est guère souhaitable. On a donc adopté le principe d’une représentation par tiers (Drittelmehrheit) : un tiers de professeurs, un tiers d’étudiants et un tiers du personnel ATOS (pour utiliser l’appellation française). Cette disposition est contraire à la loi ; mais elle illustre bien les difficultés de la réunification universitaire.
9Le Wissenschaftsrat – Conseil Scientifique – a été chargé d’évaluer les établissements d’enseignement supérieur de l’ex-RDA et de faire des propositions pour leur réforme. Le Conseil Scientifique est une institution consultative du gouvernement de l’ancienne République fédérale dotée d’une solide compétence et d’un grand prestige. Il est composé par moitié de représentants de l’État, Bund et Länder confondus (Commission Administrative, 22 membres) et par moitié de représentants des universités (Commission Scientifique, également 22 membres). Cette forme d’organisation, qui est très répandue dans l’administration culturelle en Allemagne, permet d’institutionnaliser le dialogue entre l’État et l’université, entre la compétence de décision politique et la compétence scientifique. Les deux parties sont ainsi condamnées au consensus par le dialogue, de sorte que leurs recommandations sont presque toujours transformées en décisions, même si celles-ci impliquent des engagements financiers, étant donné que les ministres des Finances du Bund et des Länder sont également représentés au Conseil.
10Le Conseil Scientifique a évalué de nombreuses universités et académies de l’Est, il a donné son avis sur leur valeur scientifique et a proposé des réformes de structures et de programmes. Il existait plus d’une centaine d’établissements d’enseignement supérieur dans l’ancienne RDA, 49 seulement ont été retenus et dotés du statut juridique d’un établissement supérieur, dont 8 avec le rang d’université à part entière (Berlin, Leipzig, Dresde, Halle, Rostock, Greifswald, Iéna, Freiberg). 25 sont membres de l’ancienne WRK (Conférence des recteurs de l’Allemagne de l’Ouest) qui s’est transformée en HRK (Conférence des recteurs d’universités) et 10 autres ont demandé leur admission. Il y a donc beaucoup d’hésitations et une sélection sérieuse sur des critères scientifiques, mais également politiques.
2. L’épuration : une approche « révolutionnaire » ou/et « révisionniste »
11Tout le monde est d’accord sur le fond, c’est-à-dire la nécessité d’une épuration politique, mais les opinions divergent sur les moyens à employer. On distingue deux approches : une approche « révolutionnaire » qui, cette fois-ci, serait plutôt défendue par la droite et qui plaide en faveur d’une solution radicale de « liquidation » des séquelles communistes : ce sont les partisans de l’Abwicklung. L’approche « révisionniste », plus souple et plus humaine, pense-t-on, défendue surtout par les intéressés eux-mêmes et soutenue par la gauche socialiste, préconise un examen « cas par cas » devant des commissions d’honneur. Ce sont les partisans de la Überführung, c’est-à-dire d’une normalisation progressive. On voit aisément les avantages et les inconvénients de l’une ou l’autre méthode. Il est absurde, disent les uns, et injuste de croire qu’il n’y a eu des collaborateurs avec la Stasi que dans les départements que l’on a décidé de supprimer et pas dans les autres, en histoire et en philosophie, mais pas en mathématiques ou chez les ingénieurs. Voyez le scandale récent d’un professeur de Berlin, répliquent les autres, qui a eu l’honnêteté d’avouer publiquement ses rapports avec la Stasi, alors que tous ses collègues dans le même cas continuent à se taire ou à affirmer le contraire. La commission d’honneur a immédiatement chassé le professeur honnête et ignore tous les autres. Le ministre en conclut que les universités, dans la situation actuelle, sont incapables de se réformer par elles-mêmes et qu’il faut employer les deux méthodes : liquidation et normalisation. Aussi a-t-on fermé un grand nombre de départements et d’instituts dans les cinq nouveaux Länder jusqu’à la fin de l’année 1990. Les enseignants ont été mis « en position d’attente » (Warteschleife), un autre euphémisme pour dire chômage temporaire avec 75 % du plein traitement. Ils ont la possibilité de poser leur candidature à un nouveau poste dans les départements réformés de leur université ou de n’importe quelle autre université, en compétition, bien sûr, avec tous les autres postulants. S’ils n’ont rien trouvé jusqu’à une date limite fixée pour la fin de l’année 1991, une retraite anticipée les attend avec seulement 50 % du traitement initial ou la reconversion dans un autre métier. C’est la méthode de la « table rase » ; elle est chirurgicale, mais sans doute inévitable dans certains cas, qui ne sont pas nécessairement politiques. En effet, un professeur qui a enseigné toute sa vie l’économie planifiée ou le droit dans une dictature ne peut guère se recycler au pied levé en professeur d’économie du marché ou de droit démocratique. On trouve des problèmes analogues en histoire, en philosophie ou en littérature où le dogmatisme marxiste était de rigueur. Dans toutes ces disciplines, des réformes de fond s’avèrent nécessaires en introduisant un pluralisme méthodologique indispensable à toute recherche scientifique.
3. Les réformes
12Le Conseil Scientifique a recommandé la création de « commissions de structure » pour effectuer les réformes nécessaires à l’intérieur de chaque discipline. Elles seraient composées de personnalités universitaires indépendantes et non de « commissaires gouvernementaux ». Elles auraient pour mission d’élaborer les structures d’organisation des nouveaux départements, ainsi que les nouveaux programmes d’études et de recherches. Elles devraient également régler la délicate question du personnel enseignant en fonctionnant comme des « commissions de spécialistes ». Pour la mise en place de ces commissions, une loi votée par les parlements des nouveaux Länder sera nécessaire. Or, c’est là que le vieux débat entre « révolutionnaires » et « révisionnistes » fait à nouveau problème. La gauche se méfie d’une commission centrale dotée de pouvoirs étendus, alors que la droite souhaiterait un règlement global le plus rapidement possible. En tout cas, les experts ministériels, comme la majeure partie de la communauté scientifique, pensent que les universités, dans l’état actuel des choses, ne sont pas en mesure de se réformer d’elles-mêmes et qu’elles ont par conséquent besoin d’une aide extérieure. La question reste ouverte et c’est aux politiques d’en décider. En revanche, les universités se sont donné très vite de nouveaux statuts, de sorte que l’autogestion universitaire avec des conseils démocratiquement élus peut fonctionner.
13Comment cette situation est-elle perçue par les usagers ? Pour les étudiants aussi l’enthousiasme des débuts est vite retombé. Ce prodigieux sentiment de libération après la chute du Mur, cette ambiance de mai 68 avec sa rage de discussions politico-existentielles, la volonté de changer le monde en changeant l’université, cette passion de vouloir recommencer à neuf, tout ceci s’est assez vite évanoui pour laisser la place à l’embarras, à la résignation et surtout à un sentiment de profonde inquiétude sur l’avenir. Quand va-t-on pouvoir faire des études normales dans des universités réformées, et dans quelles conditions matérielles, morales et intellectuelles ? Dans nos instituts et bibliothèques, les rayonnages vides sont bien tristes à voir : quand va-t-on les remplir à nouveaux et avec quels livres ? D’un seul trait de plume, toute une science a été mise au rebut. Dans beaucoup de disciplines, on est bien obligé de se rendre à l’évidence que tout ce que l’on avait appris n’est plus valable, et que beaucoup de choses auxquelles on avait cru, au moins en partie, se sont révélées fausses. Il faut tout reprendre dès le début, apprendre autre chose et autrement. Avant on était bien tranquille avec les schémas simplistes et rassurants de la dialectique marxiste. Mais maintenant ces nouveaux professeurs venus de l’Ouest viennent nous troubler avec leurs méthodes scientifiques, leur éternelle mise en question critique et leur façon de penser peu rassurante. Il est tout à fait compréhensible que ces étudiants soient d’abord déconcertés et qu’ils réagissent soit par la passivité, soit par l’agressivité, ce qui dans bien des cas s’explique aussi par le comportement arrogant de ces Wessis – habitants de l’Ouest – qui savent toujours tout mieux que tout le monde. Mais l’inquiétude principale porte sur l’avenir. Que vaudront les diplômes sur le marché du travail ? Ne serait-il pas préférable de quitter des universités incertaines pour aller acquérir un diplôme dans une université de l’Ouest à la réputation solide ? Beaucoup le font, d’autant plus qu’ils s’y trouvent encouragés par un généreux système de bourses nationales (Bafög) que le gouvernement de Bonn vient d’étendre à toute l’Allemagne. Avec cette nuance toutefois que les étudiants de l’Est ont des bourses moins élevées que ceux de l’Ouest, ce qui est justifié par la différence du coût de la vie. C’est évidemment aussi une mesure pour retenir les étudiants dans leur université d’origine. En tout cas, si l’on veut éviter un exode massif de l’Est vers l’Ouest, il est urgent de remettre les universités de l’ancienne RDA en état de plein fonctionnement le plus rapidement possible.
14En conclusion, trois problèmes majeurs me paraissent requérir une solution urgente. Il faut créer des possibilités d’études avec des cursus adéquats et des diplômes performants sur le marché du travail, surtout dans les disciplines qui ont été « liquidées » pour des raisons politiques. Pour cela il faut créer des chaires suffisamment dotées pour attirer des professeurs de qualité. Et enfin, il faut mettre en place une administration universitaire efficace, capable de traduire dans la réalité ces nombreux et importants projets de réforme.
Les échanges internationaux
15Avec la chute du Mur commence pour les universités de l’Est l’heure zéro de la coopération internationale. Il est clair pour tout le monde que la reconstruction des universités ne peut se faire que dans un cadre européen et international. Il s’agit de rattraper le retard dû à un isolement de quarante ans et de les insérer le plus vite possible dans les circuits d’échanges internationaux. La France prend une part importante au développement de la coopération culturelle et universitaire avec l’Allemagne de l’Est. Trois nouveaux Instituts Français sont immédiatement créés à Leipzig, Rostock et Dresde, à côté de celui de Berlin qui existait déjà. Les programmes tiennent compte des besoins spécifiques des habitants de l’ex-RDA. Il y a avant tout un énorme déficit d’information qu’il s’agit de combler afin de créer des conditions indispensables à toute communication internationale. Les Instituts Français s’y emploient, ainsi que l’antenne des services culturels de l’ambassade de Bonn à Berlin (adresse : Ambassade de France, Unter den Linden 40). Du côté allemand, c’est surtout l’Office Allemand d’Échanges Universitaires (DAAD) qui a la charge des relations internationales des universités allemandes avec l’étranger. Afin de pouvoir répondre aux exigences particulières des universités de l’Est, il a ouvert un bureau à Berlin-Est (adresse : DAAD-Büro, Berlin-Mitte, Am Marx-Engels-Platz 1/2). Une des tâches principales de ce bureau est d’informer les étudiants sur les possibilités d’échanges universitaires, ainsi que de leur financement. Une brochure spéciale a été éditée à cette fin. D’une façon générale, le DAAD a réagi très vite à la nouvelle situation en ouvrant, dès octobre 1990, tous ses programmes à tous les étudiants allemands, donc également aux étudiants des universités de l’Est. En ce qui concerne les étudiants étrangers dans les universités de l’Est, il a pris généreusement à sa charge la majeure partie des engagements financiers de l’ancienne RDA en continuant à payer les bourses à environ 6000 étudiants en provenance de pays essentiellement communistes de l’Est, mais également de Cuba, du Mozambique, du Vietnam etc. Ces étudiants pourront finir leurs études, mais les programmes ne seront évidemment pas renouvelés sous cette forme. Dorénavant on tiendra compte exclusivement de critères scientifiques et non politiques pour l’attribution des bourses.
16La situation désastreuse du français dans l’ancienne RDA constitue le principal obstacle aux échanges franco-allemands. Le russe était évidemment la première langue obligatoire, l’anglais venait en seconde position avec 96 % des élèves et étudiants, de sorte qu’il ne restait que 4 % pour le français. Il fallait donc prendre des mesures spéciales pour faire face à cette situation catastrophique. Du côté français, des stages intensifs pour une cinquantaine de professeurs de français en provenance de l’Est ont été organisés dès cette année. En outre, 120 bourses annuelles ont été mises à la disposition des étudiants allemands de l’Est. Le Collège Franco-Allemand pour l’Enseignement Supérieur, un organisme binational, donnera un contingent spécial de bourses à la fois aux étudiants français et aux Allemands de l’Est pour développer les contacts dans les deux sens. Enfin, six postes supplémentaires de lecteurs ont été crées dans les universités françaises pour y accueillir des universitaires de l’Est. Et le DAAD, de son côté, donnera cette année 60 nouvelles bourses pour des cours intensifs de français en France. Au niveau du corps enseignant, des échanges de professeurs, le financement de professeurs associés, ainsi que des missions de courte et de longue durée sont envisagés du côté français comme du côté allemand. La France a créé un système de « doubles chaires » : c’est une sorte de jumelage de deux chaires dans une université de l’Est et en France, afin de permettre un échange régulier des titulaires. De nombreuses mesures ont d’ores et déjà été mises en place et on peut constater avec satisfaction que le modèle de coopération franco-allemande s’étend d’une façon heureuse aux universités de l’Allemagne de l’Est.
17Que faut-il conclure ? Quel bilan dresser, quelles perspectives d’avenir présenter ? Au chapitre de l’épuration politique, nous pensons qu’il faut adopter une attitude souple et pragmatique. Il va de soi qu’il faut écarter tout de suite et définitivement tous ceux qui ont commis des crimes et qui, en collaborant avec la Stasi, ont causé des torts réels à leurs collègues (exclusion de l’université, blocage de carrières, interdiction de publier, etc.). Pour les autres, il convient sans doute de passer l’éponge parce qu’on ne peut guère faire autrement. Nous savons, en effet, par l’expérience de la dénazification, que des procédures formelles d’épuration politique ne donnent que de très médiocres résultats, qu’elles sont longues et compliquées et qu’elles suscitent des injustices de toutes sortes. En revanche, il est indispensable d’appliquer d’une façon rigoureuse les critères de qualification scientifique. Le succès des réformes, la remise à niveau international et l’avenir des universités en dépendent. Il est clair que l’effondrement de l’empire communiste a été perçu dans le monde entier comme un choc d’une rare violence dont les effets, en partie encore imprévisibles, se feront sentir pendant longtemps. Ce n’est pas seulement à l’Est que l’on a pensé que le marxisme était un « horizon indépassable » (Jean-Paul Sartre). Une grande partie des intellectuels européens ne pouvait se concevoir que comme « intellectuels de gauche », membres du parti communiste ou compagnons de route. Pour eux, le marxisme-léninisme constituait un système de référence philosophique et parfois, d’une façon absurde et tragique, un modèle d’humanisme. Tout ceci s’est effondré avec le Mur pour les Allemands de l’Est. Le vrai malheur de ce régime totalitaire n’est pas tellement d’avoir produit la misère matérielle et la faillite économique, mais d’avoir anéanti au cours de ces quarante ans l’identité intellectuelle et morale d’un peuple. C’est pour cela que la reconstruction de l’Allemagne de l’Est en général et la réforme de ses universités en particulier ne pourront réussir que dans et par la solidarité européenne. À cet égard l’ex-RDA, en comparaison avec d’autres pays de l’Est, a eu la grande chance d’entrer de plain-pied par le biais de la réunification dans la communauté européenne ; il faut maintenant savoir activement user de cette chance. Pour réussir la vraie unification, l’unification interne, il faut sans doute beaucoup de moyens en argent et en ressources humaines, mais il faut également beaucoup de patience et de tact, de courage lucide et de compréhension.
Auteur
Professeur à l’Université de la Sorbonne Nouvelle-Paris III.
Liste des travaux et publications : L’enseignement supérieur en Allemagne, Paris 1964, Universités françaises et universités allemandes : essai d’une étude comparée de civilisation, Nice 1967, El Desengano. Wort und Thema in der spanischen Literatur des Goldenen Zeitalters, München 1969, Dialoga. Une méthode audio-visuelle d’allemand, Dunod, Paris 1969, Les réformes universitaires en France et en Allemagne, 1970, Les universités allemandes : la loi cadre de l’enseignement supérieur, Paris 1971, Autorität und Kreativität : Zum Wechselspiel von Staat und Gesellschaft, Düsseldorf 1973, Spiele und Vorspiele, Suhrkamp, Frankfurt am Main 1978, Eine Amtszeit wird besichtigt, Bonn 1988, Von der Begegnung zur Zusammenarbeit (Réflexions sur la politique universitaire internationale), Bonn 1989, « Science » et « Politique de la recherche », in : Le jardin des malentendus, Actes du Sud, 1990 + « Wissenschaft » et « Forschungspolitik », in : Esprit/Geist, Piper, 1990
Articles parus aux Publications de l’Institut d’Allemand : « Le Messager. Joseph Rovan : Essai d’une biographie franco-allemande », in : Sept décennies 1918-1988, 1989, « De la revue der Ruf au Groupe 47 », in : L’Allemagne occupée 1945-1949, 1989, « Pierre Bertaux (1907-1986) », in : Institut d’Allemand d’Asnières 1968-1990, 1990.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Médiations ou le métier de germaniste
Hommage à Pierre Bertaux
Gilbert Krebs, Hansgerd Schulte et Gerald Stieg (dir.)
1977
Tendenzen der deutschen Gegenwartssprache
Hans Jürgen Heringer, Gunhild Samson, Michel Kaufmann et al. (dir.)
1994
Volk, Reich und Nation 1806-1918
Texte zur Einheit Deutschlands in Staat, Wirtschaft und Gesellschaft
Gilbert Krebs et Bernard Poloni (dir.)
1994
Échanges culturels et relations diplomatiques
Présences françaises à Berlin au temps de la République de Weimar
Gilbert Krebs et Hans Manfred Bock (dir.)
2005
Si loin, si proche...
Une langue européenne à découvrir : le néerlandais
Laurent Philippe Réguer
2004
France-Allemagne. Les défis de l'euro. Des politiques économiques entre traditions nationales et intégration
Bernd Zielinski et Michel Kauffmann (dir.)
2002