Au-delà du code de déontologie, la stratégie anti-violence au Canada
p. 169-176
Texte intégral
1Le colloque s’est divisé en deux parties, la théorie et la pratique, et je vais scinder mon propos suivant ce schéma. D’abord, quatre observations d’ordre théorique :
2la première, qui est au fond une déclaration de fausse modestie, l’exemple canadien, soi-disant, qui n’est pas du tout un modèle, pour quiconque — on n’est même pas sûr que ce modèle marche pour le Canada. Nous sommes au tout début d’une expérience de plusieurs années. Il s’agit d’un cadre conceptuel et du début d’une concertation industrielle, qui, jusqu’à présent, semble assez prometteuse, mais nous comptons bien organiser un nouveau colloque dans deux ou trois ans pour vous faire un rapport sur le sujet.
3Deuxième considération, et là je dégage certaines leçons des propos, fort intéressants, des autres participants. Nous savons comme les autres que la télévision n’est pas du tout responsable de tous les maux de la société. Il est évident, pourtant, qu'il y a parfois, dans les médias, une petite hystérie à l’effet que la petite boîte dans le coin est responsable de toutes les difficultés que nous connaissons. Même si on situe la télévision comme un des facteurs dans toute une gamme de facteurs sociaux-culturels qui créent la violence dans la société, c’est assez considérable, parce que la télévision tend à amplifier et à refléter la violence et à créer une paranoïa que le Professeur Gerbner a très bien soulignée, d’ailleurs. D’autre part, ce qu’on appelle télévision comprend non seulement la télévision hertzienne, la télévision par câble, la télévision par satellite, mais aussi la location de vidéos, qui, il me semble, représente un geste gratuit, un geste libre des citoyens. Pourtant, nombre de parents blâment la télévision, blâment les réseaux de tous ces crimes de violence que l’on voit au petit écran, alors que ce sont les parents qui ont donné l’argent à leurs enfants pour aller louer la vidéo.
4Troisième considération, je crois, comme la plupart des participants, qu’il y a bel et bien des distinctions à faire entre la bonne et la mauvaise violence. La bonne violence — je ne sais pas si je suivrais le Professeur Maffesoli sur la voie homéopathique, ou sur la joie de pleurer ensemble et collectivement. Je pense aussi à la pente glissante des Japonais, qui parlent de psychothérapie des bandes-dessinées Manga, qui montrent des jeunes filles poignardées, avec un air d’extase, et on voit tout cela dans le métro de Tokyo, tous les jours. J’accepte quand même la bonne violence, la bonne violence extrême même, dans un contexte artistique ou historique. Je pense qu’il faut toujours se rappeler que souvent les gens qui vous lancent Shakespeare à la figure quand vous osez soulever le problème de la violence à la télévision, vous n’avez qu’à leur rétorquer, “et bien, cher Monsieur, votre réseau, c’est quand la dernière fois que vous avez diffusé Shakespeare ?” Il y a vingt ans peut-être, à la rigueur, si c’est une chaîne privée. Je pense aussi que la violence extrême se justifie dans le contexte des nouvelles, exemple, la Bosnie, le Rwanda. L’Action internationale, même futile, n’aurait jamais été concevable sans que nos services de nouvelles diffusent ces scènes horribles.
5Quatrième observation d’ordre théorique, en ce qui concerne le Canada : notre pays, comme les autres pays, bien sûr, cherche des solutions dans le contexte de son histoire et de son expérience culturelle et sociale. Notre histoire, au fond, c’est l’histoire d’un pays trois fois colonisé, par les Français, les Britanniques, et, dit-on, les Américains. C’est un pays qui est aussi, deux fois, contre-révolutionnaire : nous avons rejeté la Révolution française et la Révolution américaine : ce n’est pas mal. Avec le résultat que nous avons une considération, même une vénération extraordinaire pour l’ordre public. Entre la liberté et l’ordre public, tous les pays créent une dynamique, un dialogue constant. Chez les Canadiens, je pense que nos instincts vont à coup sûr vers l’ordre public. On a dit que le fantasme secret de tout Mexicain, de tout bon Mexicain, serait d’être un révolutionnaire. Le fantasme de tout bon Américain, ce serait d’être entrepreneur ; et le fantasme absolument délirant de tout Canadien, c’est d’être fonctionnaire, ce que je suis en ce moment. Cela vous dit tout simplement que nous avons un instinct qui, tout à fait spontanément, va vers la protection de l’enfance, la protection de la société et la solidarité sociale. Donc, la question de la violence à la télévision affecte le Canada de manière aiguë, et pour ces raisons-là.
6Maintenant, le côté pratique. Et je serai rapide, parce que nous aurons une deuxième table ronde tout à l’heure, où vous allez entendre Madame Trina MacQueen, qui va vous expliquer, je crois, beaucoup mieux que moi la façon dont l’industrie canadienne s’est organisée. Je résume sous trois rubriques. D’abord, la problématique telle que nous l’avons identifiée ; ensuite, la démarche telle que nous l’avons suivie ; et finalement, le profil des différentes solutions que nous esquissons.
7D’abord la problématique. Je pense que c’est celle de tous les pays. Il s’agit d’établir un équilibre entre deux protections : la protection de la liberté artistique, d’une part, y compris la liberté des adultes de regarder ce qu’ils veulent. Et, d’autre part, évidemment, la protection des enfants. Je pense qu’il faut cerner, de manière extrêmement étroite et disciplinée, l’enfance, parce que, comme vous le verrez tout à l’heure, quand je vous parlerai de la démarche, c’est seulement comme cela que l’on peut faire du progrès. Si on inclut les adultes là-dedans, on se lance dans un débat interminable et ingagnable sur la liberté d’expression.
8Deuxièmement, la démarche. Quels sont les éléments de notre démarche ? Nous avons violé toutes les règles classiques du règlement des problèmes sociaux en regardant d’abord les raisons pour lesquelles ce débat est arrivé dans un cul-de-sac depuis 40 ans. Nous avons considéré d’abord la première raison, à savoir qu’on a défini le problème comme un problème idéologique et juridique. C’est notamment le fait des Américains qui, eux, ont le "premier amendement" à leur Constitution ; par ricochet, les Nord-Américains en général ont eu tendance à identifier cette question comme une question de liberté d’expression. Évidemment, les journalistes ont tendance à crier scandale du moment que vous prononcez le mot “discipline” ou “responsabilité” ; ils crient : “atteinte à la liberté !”. J’ai dit, même au début du débat canadien, pour faire avancer les choses, qu’il y avait deux sortes de censeurs : les censeurs proclamés, ceux qui voulaient éliminer les choses, et les censeurs cachés. J’ai même appelé ces derniers, à un moment donné, les “fascistes de la liberté d’expression”. Par là, je voulais dire des gens qui, en criant “Liberté d’expression”, voulaient intimider tout le monde, voulaient réduire tout le monde au silence.
9Nous avons eu ce problème au Canada et, par conséquent, la première décision que nous avons prise, c’était d’éviter complètement le terrain juridique, le terrain idéologique, et de décider que la preuve scientifique était suffisamment solide. À cet effet, je salue encore une fois le Professeur Gerbner, qui était notre dieu de la recherche, et d’autres grands chercheurs américains, le Professeur Caron et d’autres, qui ont fait les études de pionniers dans le domaine. Nous avons donc décidé et déclaré publiquement que le débat scientifique était terminé ; que le C.R.T.C. acceptait la recherche, et même s’il y avait des distinctions à faire quant au mimétisme et quant à la désensibilisation et d’autres types d’influence, entre la télévision et les actes violents dans la société, la preuve était déjà suffisamment inquiétante pour qu’on cherche à avancer. Donc, on a décrit le problème non pas en disant que le problème était juridique, mais en le qualifiant de problème médical, un problème de santé mentale des enfants. Nous avions l’espoir, et l’espoir s’est réalisé rapidement, qu’il serait beaucoup plus difficile d’attaquer notre démarche si nous partions d’une recherche médicale, identifiée inlassablement comme une recherche médicale, calquée sur la santé mentale des enfants.
10Deuxième décision, et c’est exactement le contraire de ce qu’on avait fait au Canada avant, c’était de dire qu’on ne s’intéressait pas du tout aux adultes, à ce que les adultes pouvaient regarder, mais on s’intéressait uniquement aux émissions pour enfants de moins de douze ans. C’est extrêmement précis. On voulait choisir le terrain le plus solide pour démarrer.
11Troisième considération, liée à celle-là : nous avons décidé que la sexualité, les valeurs religieuses, les valeurs familiales et l’agenda féministe, n’avaient rien à voir avec cette question-là, mais rien, absolument rien. En fait, il y a des incidences, lointaines, d’autres diraient pas si lointaines que ça, mais nous avons pris une décision stratégique, que si nous cherchions à batailler sur quatre ou cinq terrains de bataille en même temps, on n’avancerait jamais. Au début de notre réflexion, au début de notre consultation avec l’industrie, il y avait des groupes religieux qui voulaient injecter leur débat de considérations morales. Il y avait des groupes féministes, qui voulaient qu’on arrête seulement la violence contre les femmes, et non pas contre les hommes, ni les petits garçons. Il y en avait d’autres, surtout, qui voulaient injecter la sexualité dans le débat. C’était très dur de les séparer. Nos amis anglais ont eu la même expérience. Je suis même allé publiquement, à un moment donné, pour dire qu’au Canada on avait besoin de plus de sexe, mais de moins de violence.
12Autre considération, et c’est le revers de ce qui s’était passé précédemment, il y avait dans le passé une série de dialogues parallèles, de médecins parlant avec des médecins, de parents avec des parents. Nous avons décidé de mettre tout le monde à la même table en même temps, pour créer un vaste consortium intellectuel et industriel, entre parents, maîtres d’école, médecins, membres de l’industrie, personnes de toutes sortes : des artistes, des producteurs, des gens de la publicité, des chefs de réseaux. On a commencé un long débat, non pas sur la voie publique, et c’est la dernière trahison que j’ai commise vis-à-vis de la presse. On a fait tout ça en secret, en fait. Je peux dire en secret maintenant, parce que tout ce qu’on a fait, c’était d’inviter tout le monde à dîner, successivement. On n’a pas tenu de colloque ni de réunion. Pendant quelques mois, nous avons invité les différents milieux industriels, les professeurs, les parents, les représentants des parents, à des titres individuels, puis, de plus en plus, ensemble, et on a dit, écoutez, voilà, la preuve scientifique est faite. Il faut faire quelque chose. Nous ne voulons pas une réglementation coercitive, qui attaquerait la liberté artistique, la liberté d’expression qui sous-entend évidemment tout en nos sociétés. Nous avons besoin de votre collaboration, la vôtre et celle de tous les autres, pour aboutir à une solution. Après quatre ou cinq mois, nous avons commencé à devenir un peu plus "publics". Nous avons subventionné deux petits colloques, l’un à Montréal, une conférence quasi médicale, mais ouverte à la presse, et un deuxième colloque à Toronto, quelques mois plus tard, et tout ceci, comme vous le dira Madame MacQueen, a été mijoté, de manière assez éhontée, par le C.R.T.C. et par ses complices dans l’industrie. Nous avions déjà écrit la recette avant la conférence. Nous avons même tenu une pré-conférence pour créer les résultats de la vraie conférence, qui a fini par être une sorte de théâtre “kabouki”, où tout était déjà arrangé. Le résultat de ce deuxième colloque était la création d’un groupe d’action de l’industrie, qui est présidé précisément par Madame MacQueen et je vais lui laisser le soin de vous dire comment son comité agit. C’est un comité qui réunit tous les acteurs de l’industrie.
13J’achève en parlant des trois éléments de la solution tels que nous les percevons, et ceci est extrêmement approximatif, bien sûr. Nous considérons que les différents codes de déontologie ne représentent pas plus que 10 % de la solution. Ce sont surtout des phares, des barèmes, des balises, qui ont une valeur publicitaire et qui indiquent grosso-modo la voie à suivre.
14Nous avons maintenant le premier de ces codes, c’est le code des radiodiffuseurs privés, qui est un code assez sévère pour l’Amérique du Nord. Ce code est réglementé ou administré par l’industrie, par un Conseil des normes indépendant. Il est subventionné par l’industrie, mais étroitement surveillé par le C.R.T.C.
15Nous voyons un deuxième 10 % dans la technologie et, si j’ose dire, c’est Monsieur Collins qui nous a mis la "puce" à l’oreille, la puce anti-violence, qui nous paraissait une invention remarquable, avec un immense potentiel. Il est un peu trop tôt pour crier victoire, mais je pense que c’est assez prometteur. Nous voulions éviter que le gouvernement et les fonctionnaires aient un pouvoir de censure. Nous voulions, nous, repousser les décisions vers les parents, surtout, et dans ce troisième élément, vers les artistes et les milieux de la production.
16Le troisième élément, et cela représente les 80 % restants de la solution, selon notre évaluation, c’est l’éducation massive, l’éducation de masse sur une période de cinq à dix ans auprès des enfants, des très très jeunes enfants, à partir de l’âge de deux ou trois ans, même. Je pense qu’il faut concevoir des programmes pour éduquer les enfants, les aider à distinguer entre le réel et le fictif. Aussi évidemment les parents, surtout les parents dont les enfants sont les plus vulnérables, les parents sans beaucoup d’éducation, qui sont de milieux défavorisés. Parce que ceux qui vous disent que la solution, c’est que les parents n’ont qu’à tourner le bouton pour fermer la télévision, rêvent en couleur, bien sûr. Parce que cela présume que tous les parents sont très bien éduqués, ne sont jamais fatigués, n’utilisent jamais la boîte magique comme gardienne, et ont le temps de surveiller tous les programmes. Les enfants qui sont réellement exposés sont des enfants dans les milieux pauvres, avec des parents qui ont peu d'instruction. Donc, je pense qu’il faut poursuivre cette éducation des parents dans les écoles, probablement via des vidéo-cassettes qu’on enverrait à la maison ; chez les maîtres d’école aussi, mais enfin, et surtout, dans les milieux artistiques, dans les milieux de la production. J’ai eu le plaisir d’aller à Hollywood une fois, il y a deux ans, et j’ai parlé avec une quarantaine de producteurs, de chefs de studio et d’autres personnes de ce genre, qui m’ont dit, au fond, que la meilleure solution, c’était d’organiser des pourparlers entre scripteurs et scripteurs, producteurs et producteurs, qui parleraient de standards professionnels, qui parleraient des valeurs de leur profession qui les avaient incités à joindre les rangs de la profession. Je pense que cette méditation est en marche, et cela ne peut se faire que par des campagnes de publicité constantes. Les meilleurs exemples que je puisse donner sont les campagnes contre l’ivresse au volant, les campagnes contre la pollution, contre le sexisme, contre la cigarette et le cancer. Ces campagnes paraissaient assez drôles il y a dix ans. Maintenant, toutes les quatre ont produit des résultats inégaux mais, surtout en ce qui concerne l’ivresse au volant et la pollution, je pense qu’on a fait des progrès considérables à force d’une publicité constante et inlassable.
17Voilà, au fond, les éléments très simples de la démarche canadienne. Je répète, en conclusion, que nous n’avons aucune illusion quant au succès de cette démarche. Il est trop tôt. Comme disait le Professeur Caron, notre code de déontologie volontaire pour les radio-télédiffuseurs privés est entré en vigueur seulement le 1er janvier. Cela prendra deux ans, au moins, pour voir les résultats avec certitude, parce que le système de classification n’est même pas produit. Nous l’aurons en vigueur au courant de l’hiver, je crois. La démarche canadienne est fondée sur les réalités canadiennes de manière extrêmement spécifique. Je vous ai expliqué certaines de ces réalités au départ, la plus grande réalité de toutes, c’est que notre voisin, c’est les États-Unis. C’est une réalité géo-culturelle massive, inévitable. Nous ne pouvons pas faire toujours comme les Européens. Le grand défi auquel nous faisons face maintenant, c’est dans l’industrie du câble. La pénétration du câble au Canada est de l’ordre de 85 %, dans les grandes villes, plus de 90 %, au Canada anglophone. Donc, le câble est presque synonyme de télévision. Les câblo-distributeurs ne veulent vraiment pas commencer à censurer les réseaux américains, qui font partie du service de base du câble. Mais nous allons être obligés de les pousser sur le sujet. Nous allons insister pour que les câblo-distributeurs respectent la loi canadienne et les mêmes critères que les radio-télédiffuseurs privés.
18Dernière constatation, je pense que nous savons tous qu’il s’agit d’un problème international. Il faut donc des solutions internationales. Les colloques comme celui-ci sont le début des solutions ; l’échange d idées, de recherches, de perspectives. Mais il faut aller beaucoup plus loin. Je pense que les régulateurs doivent se consulter plus souvent, mais aussi les groupes de parents. Je pense que Monsieur Clément Piochot du M.T.T. est ici. Je souhaite que les Canadiens puissent s’organiser aussi bien que vous, parce que je pense qu’il y a un besoin impérieux que les mouvements de citoyens des différents pays se conjuguent. Et la même chose pour les artistes des différents pays. Je pense que Monsieur Gerbner a dit que les gens de Hollywood gagnent leurs profits à l’étranger. Ils amortissent leurs frais aux États-Unis ; ils gagnent leurs profits à l’étranger. Ce qu’on m’a dit à Hollywood, brièvement, c’était que si le Canada, la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne, et peut-être un ou deux autres pays, commençaient à refuser d’acheter les pires produits de Hollywood, on ne les fabriquerait plus. Ce serait la meilleure action possible, le boycottage commercial. C’est cela qui créerait les résultats les plus définitifs.
Auteur
Président du CRTC (Conseil de la Radiodiffusion et des Télécommunications Canadiennes), Ottawa, Canada.
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