Un quartier de haute insécurité dans le ghetto de Chicago
p. 109-119
Résumés
La description de la vie quotidienne dans le ghetto du West Side de Chicago, l’un des plus grands et des plus notoires des Etats-Unis, permet de décrypter les mécanismes et les effets sociaux de l’insécurité multiforme qui imprègne les enclaves ségréguées et dégradées de la métropole américaine. Au fur et à mesure que la violence et la peur se répandent et s’intensifient dans ce type de « quartier de haute insécurité » les rapports sociaux se délitent, les aires de sociabilité se contractent, et les institutions porteuses de la citoyenneté se muent en autant de coquilles vides de contenu, pis encore en instruments de marginalisation.
Through a description of everyday life on the West Side of Chicago, one of the largest and most notorious ghettos of the United States, this article deciphers the social mechanisms and effects of the multisided insecurity that pervades these segregated and degraded enclaves of the American metropolis. As violence and fear spread and intensify in such «high insecurity neighborhoods», social relations unravel, areas of sociability shrink, and institutions of citizenship turn into so many empty shells, or worse yet, into instruments of marginalization.
Texte intégral
In such condition, there is no place for Industry; because the fruit thereof is uncertain; and consequently no Culture of the Earth; (...) no account of Time; no Arts; no Letters; no Society; and which is worst of all, continuait feare, and danger of violent death. And the life of man, solitary, poore, nasty, brutish, and short.
Hobbes, Leviathan (1651)
1L’Amérique est sans doute la première société d’insécurité avancée. Non pas simplement qu’elle génère — et tolère — des niveaux de violence et des taux de criminalité incomparablement plus élevés que ceux des autres nations postindustrielles (la fréquence des homicides y est dix fois plus forte que dans les pays européens et le taux d’incarcération de quatre fois supérieur), mais plutôt en ceci qu’elle a érigé l’insécurité en principe d'organisation de la vie collective et en mode de régulation des échanges socio-économiques et des comportements individuels.
2À tous les niveaux de l’édifice social, qu’il s’agisse du travail, de l’éducation, du logement, de la famille ou de la santé, la précarité est omniprésente, et la déchéance professionnelle, matérielle et morale se profile soit comme une condition commune tenue comme allant de soi, soit comme la sanction imminente infligée à ceux qui faillissent dans la course au « rêve américain ». Le véritable privilège, aujourd’hui aux États-Unis, c’est de jouir d’une position sociale située à l’écart (c’est-à-dire au dessus) de ce vaste système d’insécurité sociale qui suscite continûment une anxiété diffuse et alimente une sorte de fuite en avant effrénée (et souvent effrayée) à laquelle seule échappe totalement la noblesse d’entreprise et d’État.
3Mais c’est dans le ghetto noir, cette enclave ségréguée et dégradée de la métropole urbaine, que l’insécurité qui imprègne et enserre la société états-unienne est portée à son paroxysme, et donc que se concentrent et que peuvent se lire comme à travers un verre grossissant ses formes-clefs et ses effets sociaux. Le texte qui suit voudrait, de manière trop brève et nécessairement schématique, donner un aperçu de la vie quotidienne dans un quartier de haute insécurité de cette immense plaie de misère qu’est le ghetto du West Side de Chicago, l’un des plus grands et des plus tristement célèbres du pays.
4À l’Ouest du parc Douglas, entre Ogden Avenue et Roosevelt Avenue, à quelque six kilomètres des tours futuristes et opulentes du centre ville, s’étend une sorte de trapèze de dix kilomètres carrés renfermant soixante mille personnes, à 98 % noires et dont une bonne moitié ne comptent pas vingt ans. C’est le quartier de North Lawndale, sur le West Side de Chicago, l’une de deux « ceintures noires » historiques de la capitale du Midwest.
5C’est peu de dire que la pauvreté est endémique à North Lawndale et que l’existence y est dure et précaire. Il n’est qu’à rouler le long des avenues décharnées bordées de terrains vagues couverts de détritus et de bâtiments calcinés ou écroulés pour mesurer de visu l’étendue du sinistre qui frappe ce secteur du ghetto. Les carcasses de storefront churches (petites églises indépendantes créées dans le sillage de la grande migration noire des années vingt et quarante) succèdent aux usines fermées et aux hangars condamnés par la désindustrialisation qui a frappé de plein fouet la classe ouvrière de couleur. Western Electric, Island Stub, Sunbeam, Zenith, Alex Paper Box : autant de grands noms de l’industrie américaine qui ont déserté Chicago pour les États du Sud et les pays du Tiers-Monde, à la recherche d’une main d’œuvre meilleur marché et moins rétive. Le centre de distribution de la chaîne de grands magasins Sears, Roebuck and Co employait dix mille salariés en 1970. En 1985, cet effectif avait diminué de moitié et, en 1989, Sears fermait ses portes pour se délocaliser dans une banlieue blanche aisée en contrepartie de terrains, d’une main-d’œuvre qualifiée et d’avantages fiscaux à faire saliver le chef d’entreprise le plus difficile. Le North Lawndale économique n’est même plus l’ombre de lui-même : un désert dont les rares oasis sont désormais composées d’emplois déqualifiés et sous-payés dans les services.
6La détérioration du cadre de vie n’est pas moins spectaculaire. Un tiers des seize mille logements que compte le quartier sont répertoriés comme vétustes ou insalubres par les services municipaux. Plus de douze mille bâtiments datent d’avant la seconde guerre mondiale et deux aubes milliers ont été détruits par le feu ou rasés au cours des dix dernières années. Au croisement de Hamlin Street et de la 16ème rue, où Martin Luther King était venu en 1966 louer un F-3 afin d’attirer l’attention des media sur le délabrement criminel du parc immobilier de l’époque, ne reste qu’un terrain vague jonché de verre brisé et d’ordures.
7Les commerces sont aussi rares que les édifices à l’abandon sont pléthoriques. North Lawndale ne compte qu’un seul supermarché, une seule banque et un seul hôpital, contre cinquante points de vente de la loterie et autant de Currency exchanges, ces comptoirs qui, moyennant des commissions usurières, fournissent aux pauvres les services financiers et administratifs de base auxquels ils n’ont pas accès autrement. Et pas moins d’une centaine de débits de boisson. Les magasins du cru sont pour la plupart tenus par des immigrés venus des pays du Moyen-Orient (notamment Libanais et Syriens, génériquement catégorisés par les Noirs comme « Arabes ») ou d’Asie du Sud-Est (des Coréens surtout mais aussi des Philippins). Ils écoulent une marchandise de second choix — par exemple, les morceaux mis au rebut par les boucheries des quartiers bourgeois de la ville — à des prix nettement plus élevés que d’ordinaire. Outre son rayon alimentation, chaque semaine le Fadi’s Food Mart sur Ogden Avenue et Homan Street vend pour trois mille dollars de billets de loto. Et les trois quarts de son chiffre d’affaire proviennent de transactions effectuées au moyen de coupons du bureau d’aide sociale.
8Si le commerce de la chance et de l’alcool (sans parler de celui de la drogue) est le secteur le plus solide de l’économie locale, c’est que North Lawndale ne renferme guère que les fractions les plus marginalisées du (sous) prolétariat de couleur de la ville. Tous ceux qui le pouvaient ont fuit ce territoire maudit pour tenter d’échapper à l’insécurité multiforme qui y règne. Ainsi le quartier a-t-il perdu un tiers de sa population entre 1970 et 1980, et un autre tiers au fil de la décennie suivante, et malgré cela le nombre des indigents y est resté sensiblement le même. Quarante pour cent des habitants vivent aujourd’hui en deçà du « seuil de pauvreté » (environ 63.000 francs annuels pour une famille de quatre personnes). Le taux officiel de chômage dépasse les 20 % — il a doublé entre 1970 et 1980 pour se stabiliser depuis, le mini-boom de la fin de la décennie 80 n’ayant eu aucune retombée à l’intérieur du ghetto — mais ce sont en vérité près de six adultes sur dix qui se trouvent privés d’emploi. Durant les seules années soixante-dix, le quartier a perdu 7.519 postes de travail manuel, soit 80 % de sa base industrielle de départ. Dans le même temps, le nombre des emplois dans le commerce, gros et détail confondus, chutait de moitié, tandis que le secteur des services perdait plus de mille salariés.
9La rétraction brutale du marché de l’emploi a simultanément accéléré l’érosion de la famille patriarcale et contraint une bonne moitié des habitants de North Lawndale à recourir à l’aide sociale. En 1980,42 % des 17.185 ménages recensés avaient pour chef une femme seule et presque toutes étaient contraintes de subsister avec les maigres subsides que leur accorde le « semi-État providence » américain (pour reprendre l’expression acerbe de l’historien Michael Katz). Pour ceux qui ont su se frayer un chemin au travers du maquis administratif qui en limite l’accès, l’aide sociale, dont la valeur a régulièrement diminué au fil des ans (elle n’est pas indexée sur l’inflation), se montait dans le meilleur des cas à 385 dollars par mois pour une famille de quatre personnes, auxquels pouvaient s’additionner 219 dollars en coupons alimentaires et 18 dollars en crédit d’énergie (gaz ou électricité). Guère de quoi survivre donc : le loyer mensuel moyen à Chicago s’élève à quatre cent dollars et la facture mensuelle de chauffage peut atteindre 100 dollars en hiver. Le « paquet » standard des aides est, d’après les calculs savants et cyniques des services sociaux de l’État d’Illinois, de 16 % inférieur à la « ligne de survie ».
10Autant dire que les récipiendaires d’une aide sociale —qui sont interdits d’emploi sous peine de se voir retirer jusqu’à ce soutien financier d’avare — sont durablement condamnés à la misère d'État. Ils sont dans le même mouvement voués, qu’ils le veuillent ou non, à se tourner vers l’économie informelle, légale et illégale, qui a connu un développement sans précédent au cours de la décennie passée. Tout se vend et tout s’achète dans la rue à North Lawndale comme dans le reste du ghetto, et il n’est pas de gain trop petit, de commerce trop mesquin, ou trop dangereux, ni de transaction trop incongrue, quand la subsistance de tous les jours est en jeu. Les coupons alimentaires, les fausses cartes d’aide médicale, les jetons de transport en commun distribués par le bureau d’aide sociale font l’objet d’un trafic incessant. Il n’est pas jusqu’aux reçus de bus utilisables pour un trajet retour qui ne se revendent pour 50 cents (trois francs, soit deux fois leur valeur faciale à l’achat mais moitié moins que le ticket plein tarif). Toute une économie parallèle centrée sur la récupération et le recyclage des emballages, du papier et des ordures s’est mise en place, à l’image de celle qu’on peut observer dans les favelas d’Amérique latine : on fait la cueillette des boîtes de soda en aluminium, qui sont rachetées au kilo par DMS Metal sur Fairfield Avenue, des briques de bâtiments écroulés (40 cents l’unité) et du métal des canalisations, ou bien encore des pavés arrachés aux contre-allées (ils vont chercher jusqu’à cinq dollars pièce chez un bon entrepreneur). On vend sa force de travail à la journée à qui en veut bien pour les tâches les plus viles, son temps et son sang (les banques commerciales de plasma font bombance dans le ghetto), ses biens personnels et ceux des autres — la marchandise volée qui arrive par valises entières de l’aéroport international de Chicago-O’Hare est redistribuée dans l’heure. Des couches culottes au matériel photographique en passant par les magnétoscopes, les vêtements, les armes, les victuailles, les bijoux, la cosmétique et les médicaments : tout est disponible à des prix défiant toute concurrence pour qui sait faire preuve de patience au supermarché de la rue.
11Chacun essaie de monnayer ses talents et ses compétences propres comme il peut, et de se transformer en nourrice ou en jardinier, coiffeuse ou mécanicien, plombier ou chauffeur de taxi, homme de main ou femme publique. Les maisons de prostitution et les tripots de jeu luttent âprement pour l’argent, propre ou sale, qui circule au sein du quartier, de même que les boîtes de nuit illégales. Tout est bon pour attirer à soi ce dollar qui fait autant cruellement défaut qu’envie. Mais le fer de lance de la nouvelle économie des rues, c’est sans conteste possible le commerce au détail de la drogue. Avec l’invention du « crack », le marché des stupéfiants est entré de plain-pied dans l’ère démocratique : même les plus déshérités des déshérités peuvent se procurer leur fix de cocaïne, à défaut d’un bâton de Karachi ou d’un gramme d’Angel Dust. Des crack prostitutes offrent les services sexuels les plus variés et les plus osés pour trois dollars à peine : c’est le prix d’un vial (capsule) de crack. La came est partout, dedans, dehors, à la lisière de North Lawndale comme en son cœur. On l’achète à ses voisins, ou dans la rue, ou bien encore dans telle salle de jeux vidéo et tel pressing dont chacun sait qu’il ne blanchit pas le linge. Et avec la drogue, se répand un cortège d’épidémies et de maladies mortifères, dont la tuberculose et le sida ne sont que les plus visibles. Désormais, tout le monde ou presque dans le ghetto noir est plus ou moins directement touché par l’économie de la drogue, en tant que consommateur ou vendeur, employé ou employeur, parent, compagne ou ami d’un dealer ou d’un crackhead, ou bien encore comme victime de la violence quotidienne que ce capitalisme sauvage du pauvre sème dans son sillage.
12L’informalisation de l’économie et l’affaiblissement (sinon l’effondrement) des institutions publiques, de l’école à la santé en passant par le logement social et les services municipaux les plus élémentaires, surajoutés à la pénurie chronique et à la détresse matérielle des familles, font que l’insécurité physique a tissé sa toile jusqu’aux moindres recoins de North Lawndale, et s’impose à peu près partout sous ses formes les plus aiguës. De même que la grande marginalité, la violence tend à se concentrer dans les quartiers afro-américains de la métropole états-unienne. Ainsi, les habitants des cinq districts de police noirs de Chicago (quatre sur le South Side et le dernier couvrant le West Side, contenant 550.000 âmes, à 96 % noires) ont onze fois plus de chances d’être victimes de crimes violents que les 404.000 résidents de deux districts blancs (à 91 %) correspondant aux secteurs nord et sud-ouest de la ville. Rapportés à leur surface, les premiers enregistrent 24 fois plus de crimes violents que les seconds, cela bien qu’ils bénéficient d’effectifs policiers deux fois plus nombreux que leurs homologues blancs. Le taux d’homicides à North Lawndale est de cinq fois supérieur à la moyenne nationale, la fréquence des crimes sexuels y est six fois plus élevée et l’incidence des agressions violentes carrément décuplée. La mort violente est chose affreusement banale, comme en atteste cet extrait du registre des meurtres tenu par les services de police du quartier entre août et octobre 1983 (et publiés par le quotidien Chicago Tribune durant l’automne 1985) :
13 août : Fred Jones, 42 ans, poignardé à 1h40 du matin dans son appartement sur South Albany Avenue.
13 août : Keith Perkins, 21 ans, tué par balles dans le hall d’entrée de son building sur 4300 South Albany.
15 août : Edgar Thomas, 19 ans, tué par balles à 23h20 au numéro 32 de la 16ème rue.
24 août : Charles Jackson, 36 ans, invalide amputé des deux jambes, battu à mort avec sa propre chaise roulante à 3h20 du matin sur un terrain vague situé sur 1500 South Kedzie Avenue.
3 septembre : Elvis Allen, 25 ans, tué par balles aux alentours de minuit dans son appartement de South Tripp Avenue.
10 septembre : Graylin Moses, 21 ans, tué par balles à 1h30 du matin sur 2600 West Ogden Avenue.
11 septembre : Joyce Partridge, 31 ans, tuée par balles à 3h30 du matin à la suite d’une tentative de cambriolage alors qu'elle était assise avec son petit ami dans la voiture de ce dernier garée sur 1400 South Millard Avenue.
12 septembre : Timothy Chapple, 27 ans, tué par balles à 6 heures du matin sur West Grenshaw Avenue.
23 septembre : Allen Bates, 23 ans, trouvé poignardé autour de 6 heures du matin sur un terrain vague au 1500 de South Lawndale Avenue.
29 septembre : Charles House, 20 ans, tué par balles à 2h20 de l'après-midi sur 1600 South Homan Alley.
3 octobre : Kenneth Price, 20 ans, tué par balles aux alentours de 21h sur 2200 South Avers Avenue.
5 octobre : Kevin Foster, 21 ans, tué par balles au coin de South Homan et de la 16ème rue.
15 octobre : Lionel Jones, 34, trouvé mort des suites de blessures par balles à 21 heures sur un terrain vague situé sur 3300 West 16th Street.
22 octobre : Gloria Mitchell, 24 ans, poignardée aux alentours de deux heures du matin devant sa maison sur 1100 South Springfield.
13Deuxième fils d’une famille ouvrière, « Jazzy » Ike, 27 ans, a vécu toute sa vie à North Lawndale. Dans sa jeunesse, il a traîné, comme bien des jeunes du quartier, avec les gangs du cru et fait les quatre cent coups le long de Ogden Avenue. Mais la rue a bien changé depuis et les risques sont devenus trop sérieux. L’argent en jeu est trop fast aujourd’hui et les règles de l’honneur masculin qui régulaient les affrontements d’antan n’ont plus guère cours. Aujourd’hui, c’est le free for all, une sorte de guérilla larvée et permanente des pauvres entre eux dans laquelle, comme le disait Hobbes de l’état de nature, « les notions de Justice et d’injustice n’ont pas de place » du fait qu’« il n’existe pas de Pouvoir commun, pas de Loi ». Et, comme à la guerre, « la force et la fraude sont les vertus cardinales » de la vie quotidienne. Ike se réjouit d’avoir dégotté un emploi de veilleur de nuit dans un hôtel en lisière du ghetto car son poste de vigile à mi-temps pour un magasin du quartier était trop risqué. « J’ai vu des meurtres des tas de fois. Tiens d’ailleurs je me suis retrouvé au bout du canon d’un revolver deux ou trois fois. Des mecs qu’essayaient de me forcer moi et un autre mec à rejoindre leur gang. Et y a deux mecs, j’crois qu’y’z’étaient avec un gang rival, ils les ont chopés et ils leur ont mis deux balles dans la tête là-bas du côté de la ligne de train, sur Avers Avenue. C’est ce que j’te disais : ça aurait pu m'arriver à moi, des tas d’fois. Tu vois, toi pareil, tu pourrais sortir dans la rue là, et quelqu’un va te tirer dessus ».
14Le croisement de Kedzie Avenue et de la 16ème rue est l’épicentre d’une zone que la police locale appelle du sobriquet révélateur de Bucket of Blood (« Seau de sang »), tant les agressions et les meurtres y sont fréquentes. Le conducteur du bus municipal qui longe l’avenue Odgen porte toujours un revolver sous son uniforme ; certains commerçants du quartier n’hésitent pas à arborer une arme dans son étui à même leur ceinture afin de décourager d’éventuels braqueurs. D’autres servent leurs clientèle de derrière des rideaux de fer ou d’épaisses vitres pare-balles, le fusil à canon scié posé contre le comptoir. Chacun prend soin d’éviter dans toute la mesure du possible les lieux publics tels que les parcs et les stations de train ou de bus, afin de ne pas tenter le diable.
15La présence de la police n’est que de peu de secours dans un tel contexte social de suspicion et de peur généralisées. Pire : la police est elle aussi crainte, non en ce qu’elle représente le bras séculier de la loi, mais parce qu’elle est un facteur additionnel de violence et d’insécurité. « J’ai vu des policiers véreux (crooked police) qui dealaient de la came », raconte Ike, « J’ai vu des policiers qu’ont descendu des mecs, comme ça, sans raison, j’ai vu des policiers qu’ont cogné des mecs, qui les ont passé à tabac, sans raison. C’est juste que c’est comme ça (...) Ça fait pas de différence, qu’il soit noir ou blanc, le policier, c’est la même chose. Les flics, y font leur boulot suivant le rapport qu’ils doivent faire, leurs instructions. Et puis, eux aussi, ils tiennent à leur vie, il faut bien qu’ils défendent leur peau aussi, suivant comment ils voient la situation. C’est n’importe qui qui fera ça [tirer le premier en cas de menace], même le dealer de drogue : si tu fais capoter son business, il enverra quelqu’un prendre soin de toi. Ou alors, c’est le mec lui-même qui vient, ou il paie quelqu’un pour le faire le boulot ».
16Au fur et à mesure que la violence et la peur se répandent et s’intensifient dans le ghetto, les rapports sociaux se délitent, les aires de sociabilité se contractent, et les institutions porteuses de la citoyenneté se muent en autant de coquilles vides de contenu et de sens, pis encore en instruments supplémentaires de marginalisation.
17À North Lawndale, les enfants (et plus encore les enseignants) ont peur d’aller à l’école, où les rixes dans la cour de récréation et les bagarres à la sortie des cours menacent à tout moment de dégénérer en fusillades mortelles. Bon nombre de jeunes abandonnent leurs études car, tant qu’à risquer sa vie, autant le faire en « travaillant la rue » de sorte à apporter son écot au budget familial ou à s’ouvrir les portes de la culture de consommation adolescente. Les personnes âgées n’osent plus sortir dans la rue même en plein jour — surtout le jour, connu de tous, où elles doivent toucher leur chèque de retraite, qui en font des proies toutes désignées — et elles ne peuvent de ce fait bénéficier des rares services sociaux auxquels elles ont droit. Les services de santé titubent au bord de la faillite : la moitié des vingt-cinq mille patients traités par le service des urgences de l’Hospital du Mont Sinaï en 1985 étaient des blessés graves (catégorisées « avec trauma »), par suite de violences physiques volontaires dans la majorité des cas, et 60 % des urgences ont du être payées (chichement et avec grand retard) par l’assistance médicale gratuite, soit une addition de 1,6 millions de dollars. Avec seulement deux pour cent de la population de Chicago, North Lawndale comptabilise dix pour cent des appels aux ambulances du service des pompiers de la ville qui se trouvent dans l’incapacité de répondre à la demande. De même, comment faire reculer le fléau de la drogue quand les policiers prennent activement part à son commerce (certains agents conservent de par soi tout ou partie de la drogue saisie lors des arrestations de dealers, pour leur propre consommation ou pour la revendre par la suite à leur profit) et que la justice est incapable de protéger la vie de ceux qui ont le courage de témoigner contre les trafiquants ?
18Il est clair que les différentes formes d’insécurité, économique, physique, civile, et sociale, qui se manifestent à des degrés variables, mais rarement faibles, dans les divers segments de la société américaine, et dont le ghetto est comme l’incarnation exacerbée, sont étroitement liées entre elles et qu’elles sont d’autant plus fortement imbriquées qu’elles s’exercent au travers du double prisme de la ségrégation raciale et de l’inégalité de classe. Il est tout aussi patent que, dès lors qu’elle atteint les proportions qui sont les siennes sur le West Side de Chicago, l’insécurité devient un véritable boulet social et financier pour l’ensemble du pays, en sus du gâchis humain et de la souffrance insondable (et politiquement censurée) qu’elle impose à ceux qui la vivent au quotidien. La surveillance policière de North Lawndale, assurée par un contingent de cent cinquante agents et qui vise principalement à limiter le débordement de la violence hors de son périmètre, coûte à elle seule plus de 40.000 dollars par jour à la ville, cela bien que le taux officiel de vols y soit à peine supérieur à la moyenne municipale. Chaque jour l’État d’Illinois verse au quartier une « subvention » de 247.000 dollars au titre de l’aide sociale, soit quatre fois le montant moyen par tête de l’État, auxquels s’additionnent 13.400 dollars en soins médicaux gratuits (soit cinq fois la moyenne de l’Illinois). En 1986, Chicago a dépensé près de 500 millions de dollars pour le maintien de l’ordre et 300 autres millions en frais de fonctionnement du tribunal du comté. Cette année-là, un habitant de la Windy City consacrait en moyenne 600 dollars à sa protection personnelle contre le crime, alors même que l’Etat d’Illinois inscrivait à son budget 400 millions de dollars pour la construction de nouvelles prisons. Aujourd’hui le coût de revient annuel de détention pour un prisonnier de droit commun dans le Midwest s’établit autour de 20.000 dollars, soit l’équivalent du revenu médian annuel d’une famille noire américaine ! On peut se demander jusqu’à quelles cimes s’élèvera le tribut de misère, de violence et d’argent que la société américaine est prête à verser chaque année sur l’autel de l’insécurité.
19Et, quelque soit l’« optimisme de la volonté » (Gramsci) dont on puisse s’armer par principe, il est difficile de ne pas donner dans le « pessimisme de l’intellect » lorsqu’on envisage l’avenir que cette insécurité promet à ceux qui ont grandi avec elle au sein du ghetto. Que tant de jeunes du West Side se retrouvent pris dans cette économie de la drogue, qui les marginalise encore plus quand elle ne les conduit pas à une fin aussi prématurée que tragique, laisse Ike perplexe, et même quelque peu irrité : « C’est le trip ! J’sais pas moi, j’leur dis “Hey ! C’est pas la route à prendre çca !” Et ils te répondent (sur un ton défensif mais ferme, comme pour indiquer qu’ils n’ont peut-être pas tort après tout) “Qu’est-ce tu veux qu’on fasse, qu’on crève la bouche ouverte et qu’on soit rien ?” J’leur dis, “mais t’es déjà rien de toutes façons puisque que t’as que deux chemins que tu peux prendre : six pieds sous terre ou en taule”. [Ils le savent, ils le reconnaissent ça ?] Ouais, ouais ils le savent. Mais ils disent que jamais ils accepteront de rien avoir dans la vie. Pour un jeune du ghetto aujourd’hui, c’est dur, dur, ouais. Ouais, être Noir, et si t’as pas de diplômes, tu zones et t’as nulle part où aller ».
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La Beauté et ses monstres
Dans l’Europe baroque (16e-18e siècles)
Gisèle Venet, Tony Gheeraert et Line Cottegnies (dir.)
2003
Le Lierre et la chauve-souris
Réveils gothiques. Émergence du roman noir anglais (1764-1824)
Élizabeth Durot-Boucé
2004
Médecins et médecine dans l’œuvre romanesque de Tobias Smollett et de Laurence Sterne
1748-1771
Jacqueline Estenne
1995