Introduction
p. 7-22
Texte intégral
Celui qui a tout vu
celui qui a vu les confins du pays
le sage, l'omniscient
qui a connu toutes choses
celui qui a connu les secrets
et dévoilé ce qui était caché
nous a transmis un savoir
d'avant le déluge.
Il a fait un long chemin.
De retour, fatigué mais serein,
il grava sur la pierre
le récit de son voyage.
extrait du Prologue de
l’Epopée de Gilgamesh
1L'ensemble des textes rassemblés ici reflètent le travail collectif du groupe de collègues rassemblés les 28 et 29 novembre 1997 à l’Institut du Monde anglophone de la Sorbonne Nouvelle/Université de Paris III à l'initiative du Centre d'études canadiennes. Cet ensemble est à la fois divers et épars mais aussi lié et centré. L'alchimie du groupe a été exceptionnelle et il est rare de rencontrer autant de passion et de rigueur scientifique même lorsque la dure sélection de participants s'est faite sur la base de résumés et/ou d'articles envoyés à l'avance. Mais tout peut s'expliquer ironiquement peut-être par la présence /absence de Michael Ondaatje, le sujet-objet d'étude de notre réflexion collective ayant porté sur la déconstruction et la reconstruction des fragments divers du texte de Michael Ondaatje.
2Michael Ondaatje avait bien été invité et il était vraiment question qu'il vienne et, en fin de compte, il n'est pas venu. La démarche n'est pas pour surprendre pour qui connaît son oeuvre. Le grand auteur n'était pas physiquement présent mais il fut constamment parmi nous.
3Ce livre a été réécrit à partir des contributions présentées à l’occasion du septième colloque international du Centre d'études canadiennes qui a réuni une soixantaine de participants représentant six pays, bien répartis entre le Canada et une Europe "élargie" : sept Canadiens venus de presque toutes les régions du Canada ont pu échanger leurs lectures d'Ondaatje avec un Allemand, un Ecossais, une Estonienne, une Italienne et deux Français. Au total sept hommes et six femmes.
4Nous avons entendu treize communications dont près de la moitié se sont intéressées au Patient anglais, le dernier roman d'Ondaatje publié en 1992 mais il nous a paru utile d'enrichir ces études par des présentations abordant d'autres oeuvres antérieures.
5Mais quelle idée de publier un ouvrage sur un auteur peu connu en France hormis le désir de le faire connaître ? On pourrait croire que le succès du film d'Anthony Minghella sorti le 12 mars 1997 mettant en vedette Ralph Fiennes, Willem Dafoe, Kristin Scott-Thomas et Juliette Binoche avait donné quelque idée aux organisateurs mais ce serait là une erreur fatale. Quoi que... il est toujours bon de s'appuyer sur la reconnaissance populaire par le biais d'adaptations filmiques pour rappeler les sources premières que sont en l'occurrence les oeuvres littéraires. Pouvait-on résister à ce plaisir indicible de rappeler qu'un metteur en scène américain avait pu s'inspirer d'un roman canadien ? L'effet "cheval de Troie" dont parle Josef Pesch ? L’éditeur de ce livre se permettra sans présomption aucune de se ranger aux côtés de Joyce et d'adopter le même silence malin que Stephen Dedalus dans le Portrait d'un artiste.
6Même si on cherche parfois à se faire plaisir et à partager avec des connaisseurs la joie savoureuse de parler de ce que l'on aime, il paraît utile pour des lecteurs non avertis de rappeler l'importance de Michael Ondaatje. Né en 1943 à Colombo (Sri Lanka), éduqué en Angleterre, ce grand nom de la littérature canadienne enseigne à l'Université de Toronto depuis 1971 après avoir émigré au Canada en 1962. La reconnaissance est rarement immédiate et la publication de In The Skin of a Lion en 1987 est saluée par la critique anglo-saxonne unanime comme une révélation. La traduction française, La peau d'un lion, de Marie-Odile Fortier-Masek chez Payot nous parvient en 1989. L'auteur n'est pas que romancier, il est aussi poète, critique, éditeur voire cinéaste. Il fait surtout partie de ces écrivains anglophones vivant hors des Etats-Unis et des îles Britanniques qui font la gloire des "nouvelles littératures en langue anglaise" outre qu'ils obtiennent les plus grandes reconnaissances littéraires. Le Canadien Ondaatje range son nom dans la liste des lauréats du Booker Prize aux côtés de Nadine Gordimer et de J.M.Coetzee pour l'Afrique du Sud, de Ben Okri pour le Nigeria, de Ruth Prawer Jhabvala et de Salman Rushdie pour l'Inde, de Peter Carey et de Thomas Keneally pour l'Australie et de Ken Hulme pour la Nouvelle Zélande. Les Canadiens n'ont pas encore rejoint Rabindranath Tagore, Patrick White, Nadine Gordimer, Wole Soyinka ou Derek Walcott pour le Nobel de littérature mais cela ne saurait tarder. En tout cas c'est bien grâce à l'apport culturel enrichissant d'immigrés comme Ondaatje que la littérature canadienne d'expression anglaise (cela est aussi vrai pour la littérature québécoise) a trouvé un nouveau souffle. Le jury du prix du gouverneur général ne s'y est d'ailleurs pas trompé en accordant sa reconnaissance à Ondaatje, une première fois en 1970 pour un recueil de poèmes The Collected Works of Billy the Kid puis, à nouveau, en 1979 pour un autre recueil intitulé There's a Trick with a Knife I'm Learning to Do.
7Les articles contenus dans ce livre portent sur l'ensemble de l'oeuvre même si la plupart traitent des romans (souvent pris séparément) et si près de la moitié s'attachent plus particulièrement au Patient anglais. Le choix a été délibéré de ne pas introduire de séparations artificielles en regroupant tel ou tel sous-ensemble au nom d'une fausse thématique. Pas plus que le patient anglais impatient ne souhaite voir s'ériger de barrières nationales en raison de la guerre, pas plus P « éditeur » patient de ce volume n'a souhaité dresser de frontières entre les zones d'une réflexion collective qui tente de retrouver l'oeuvre dans sa diversité volontairement déconstruite. Il convenait de respecter au moins une tradition, celle de la littérature post-coloniale.
8Et puis la référence, dans l'épigraphe de cette introduction, au mythe de Gilgamesh va dans le même sens. Gilgamesh est ce héros dont le nom en akkadien signifiait "le guerrier qui est en avant" et qui pourrait signifier en sumérien "l'homme qui fera pousser un arbre nouveau". Même s'il se veut post-moderne en affirmant constamment l'absence de permanence et d'ordre dans ses oeuvres, Ondaatje, rassurons notre lecteur, tisse un grand texte à partir de fils épars multicolores et relate la quête d'un homme déchiré par son désir de transcender son état. Seule la mort donne l'éternité. "Only a dead name is permanent".
9Le succès de La peau d'un lion a révélé au public un roman mythologique exceptionnel, illuminé par l'amour fou mais surtout par les jeux de masques d'une écriture qui emprunte tous les tons — l'élégie, l'idylle, la comédie ou l'appel à l'insurrection. D’une façon plus générale Ondaatje mélange systématiquement le factuel et l'imaginaire, prose et poésie, inclut volontiers des sources documentaires telles que photographies, interviews, articles de journaux.
10C'est sans doute une des raisons pour lesquelles il paraissait opportun de faire intervenir en premier George Bowering outre, bien sûr, son exceptionnelle qualité d’écrivain polygraphe reconnu et admiré au Canada. Le texte de Bowering nous livre en effet les réflexions d'un auteur sur Ondaatje et sur son jeu sur les genres littéraires. Entre les premiers poèmes lyriques et les romans "semi-historiques" récents, Ondaatje a publié dans les années 1970 et au début des années 1980 toute une série de productions écrites qui jouent sur la transgression des genres au point d'avoir totalement désarçonné lecteurs et critiques qui tentent de classer et d'identifier ses textes. Running in the Family (1982) est inclassable ; The Collected Works of Billy the Kid (1970) qui obtient un prix en poésie est souvent considéré comme un court roman. Le travail critique sur Leonard Cohen mélange les genres à plaisir. Et pourtant pour concourir pour le prix du gouverneur général et quand on publie chez Coach House Press, il faut bien se référer à un genre précis. En réalité l'oeuvre ondaatjienne est instable dans son mélange foisonnant et ironique. Elle assemble autobiographie, relations personnelles ou aventures familiales, journal de voyage, poésie, photographies, nouvelles, histoires sociales, satire, histoire orale, témoignages sociologiques. Son auteur passe surtout indistinctement de l'imitation à la parodie et déroute. Pour reprendre la formule de Linda Hutcheon, ses livres sont essentiellement des textes à lire et à considérer comme tels, c'est-à-dire avec la plus grande prudence. L'écrivain jette littéralement la textualité au visage de son lecteur et tente tout à la fois de faire disparaître l'auteur. Il nous délivre voire nous décharge ses "left-handed poems" comme s'il s'agissait de revolvers. L'acte d'écriture n'est pas seulement copie du monde mais action, dialogue avec le monde, anticipation des réactions des lecteurs. En définitive, le genre n'est pas le choix d'un mode formel avec des conventions à respecter mais la réponse adaptée aux attentes supposées du lecteur. Ondaatje joue avec les genres, les formes ou les modèles inventés par d’autres, pour pouvoir inventer les siens. Sans doute le genre privilégié d'Ondaatje, c'est le Ondaatje. Et comme le rappelle John Berger, « jamais plus une histoire ne sera contée comme si elle était unique ».
11Peter Cumming nous offre un travail important sur l'image centrale du père et son évolution du poème Letters & Other Worlds (1971) à Running in the Family (1982) et montre comment l'auteur remplace progressivement le père autoritaire et absent (le père d'Ondaatje est le type même du héros romantique qui se détruit par la boisson) par un père aimant, "bon", qui affirme une présence textuelle. Cette présence utopique relève d'une attitude de fuite mais ne parvient pas totement à chasser l'image du "mauvais" père qui continue de nous hanter. La création -qu'elle soit poétique ou de fiction-permet de passer au stade de l'empathie et d'accéder à une réalité autre. Insensiblement la loi inéluctable de la figure patriarcale se transmute en amour du père. On retrouve ici le mélange des genres et l'auteur est tributaire des apports de la biographie et de la psychanalyse. La création d'autres pères (plutôt que l'idéalisation du véritable père) permet de surmonter la tension entre la sphère du privé et celle du public, entre la violence et le conflit et l'apaisement et la chaleur de la relation personnelle. L'évolution de l'oeuvre ondaatjienne permet de constater cette édification de pères fictionnels qui, tant aux plans de la structure que des thèmes, fait passer d'un romantisme sombre, individuel, masculin à une esthétique plus relationnelle et "féminine". L'oeuvre d'Ondaatje peut être lue comme une écriture sur le père en trois temps : un fils écrivant sur son père (Michael évoque Mervyn Ondaatje, un être sauvage et isolé, coupé des autres, enfermé dans l'alcool), un père écrivant sur la fonction paternelle (les lettres du père permettent de rétablir la relation père-fils), un père écrivant et créant des pères (Ondaatje crée des pères fictionnels qui sont des figures centrales dans ses romans). En fin de compte la destruction du père aura permis la création du fils, la mort physique de Mervyn conduisant à l'éclosion artistique de Michael.
12Le texte de Karen Press traite de ce que l'on convient d'appeler une autobiographie de l'auteur et tente d'analyser la part de vérité autobiographique dans Running in the Family. On aura vite compris que la part importante de mensonge est le fait d'une stratégie qui mélange volontairement privé et public, fiction et authenticité. La dimension mythique atteinte n'est qu'une construction, voire l'effet d'un tour d'illusionniste qui éloigne le lecteur du véritable moi de l'auteur (pourtant plaçé au centre) et qui l'appâte pour mieux le perdre. Il est clair que le texte de 1982 n'est pas une biographie d'Ondaatje ; il faudra attendre le travail d'Ed Jewinski paru en 1994 pour avoir satisfaction et encore car il repose sur des sources diverses, peu fiables et non destinées à un public d’universitaires. Tout semble bien échapper à qui veut se saisir de faits précis sur la vie d'Ondaatje car il se livre peu et garde tout son mystère. Running in the Family n’est ni roman ni autobiographie mais rien d'étonnant à ce que ce texte soit inclassable puisque, comme nous le rappelle Ondaatje lui même, au Sri Lanka, un mensonge bien raconté vaut davantage qu'un millier de faits réels. Tout ceci contribue à l'édification du mythe d'autant plus que l'on accole vite à cet auteur mystérieux tout un contexte d'exotisme (terme qu'il récuse et qui l'agace : on s'en serait douté !) qui n'est rien d’autre que l’apport de son héritage culturel fascinant. Mais publier c'est aussi rendre public et il y contradiction entre la création d'un être public et le souci de protéger l'être privé. On est déchiré entre le fait de dire trop ou pas assez mais l'écriture ne se situe-t-elle pas paradoxalement dans cette région confuse d’un entre-deux indistinct ?
13Peter Easingwood aborde Ondaatje par le biais de la "sensualité" au sens où l’entendait James Baldvin. Naturellement il convient de transposer ce concept essentiellement lié à la culture de l'écrivain noir américain mais, si on définit la sensualité comme le respect de la force de la vie, comme le désir de vivre intensément même les actes les plus quotidiens voire les plus banals, on retrouve mutatis mutandis cet esprit de résistance culturelle, ce désir de se libérer d'un environnement d'oppression. Easingwood analyse trois romans à l'appui de sa thèse pour dégager des contextes de violence ou d'oppression implicite dans Coming Through Slaughter, In the Skin of a Lion et The English Patient. Pour se dégager de cette oppression tyrannique il faut bien une ténacité ironique, celle qui caractérise la force libératrice inhérente à chaque individu mais aussi celle qui s'établit entre le texte et le lecteur. La sensualité, ce serait donc cette construction du romance (et non du roman) qui contient une critique des conventions et de l’attendu. Dans Coming Through Slaughter il y a bien reconstruction d'un sujet, d'un être manquant à partir d'une photographie défraîchie et le texte produit cette énergie vitale qui célèbre le culte de la totalité de l'être et/ou le mythe de la survie et de la régénération. On retrouve dans In the Skin of a Lion cette même conversion du réalisme au romance puisqu'on assiste à des transformations "miraculeuses", comme le fait, pour des immigrants, d'apprendre une langue étrangère et de pénétrer une autre culture. Dans The English Patient la présence du romance n'exclut pas totalement les éléments de réalisme mais il n'y a pas substitution de l'un par l'autre mais plutôt un processus de transformation de la réalité ordinaire. Les récits d'Ondaatje sont construits sur le mode de l'ellipse et impliquent une relation de confiance entre narrateur et lecteur.
14 The English Patient marque le déclin de l'impérialisme britannique si l’on en croit la vision ironique du patient mais, à côté de cette critique de la culture britannique, il y a en même temps une certaine sympathie pour l'Englishness. Le roman contient une sensualité "imaginée" à partir d'une réalité dont on se souvient par bribes ou par fragments mais, en établisssant une certaine distance par rapport aux choses, l'auteur assure aussi une conunuité poétique vitale entre les générations, entre les races, entre les cultures. Le tissage des fils épars de l'identité repose sur cet instinct de raconter des histoires. Ainsi, c'est à partir du rythme ordinaire de la vie quotidienne que peut se fonder le retour éternel du grand rituel, 'the little-great ritual", selon l'expression de Powys. Les romans d'Ondaatje nous offrent un véritable changement de perception et la possibilité de sentir d'autres rythmes historiques. Cette transmutation ou cette perspective transhistorique permet aux histoires racontées de survivre à leur époque et c'est ainsi que le lecteur peut "revisiter" les lieux et les époques. Le monde dans lequel nous vivons est bien transformé par les histoires que nous relatons grâce à cette démarche de "sensualité imaginative et imaginée".
15L’étude des relations entre le moi du personnage central Buddy Bolden et le public dans Coming Through Slaughter que propose Michael Greene, met en relief les ressources d'un roman qui contient une infinité de métaphores. Le roman n'est que prétexte pour soulever les problèmes de représentation posés par l'écriture et de réception posés par le lecteur actif. Bolden lui-même est tiraillé entre les pulsions de son moi et son désir de s'en libérer. Il doit surmonter sa violente dualité pour franchir la limite qui lui permettra d'atteindre l'ambiguïté de son art. Comme dans le jazz, le roman fusionne auteur, lecteur, narrateur. On pourrait ressentir la nécessité d'un moi unificateur pour rassembler les fragments du texte que le lecteur a du mal à percevoir et, plus le texte est ambigu, plus le processus d'interprétation s'avère délicat. Mais au lieu du moi fort de l'auteur traditionnel, le lecteur rencontre ici la voix de Bolden, incertaine et confuse, qui va jusqu'au silence légendaire.
16L'identification entre l'auteur et le narrateur, entre l'écrivain et le musicien de jazz implique une relation implicite voire opère une fusion métatextuelle entre l'histoire musicale racontée par Bolden et le jazz textuel d'Ondaatje tandis que le lecteur participe à cette représentation textuelle. Le jazz est bien une musique surréaliste réfractaire à l'ordre établi, à l'intrigue construite, au moi individuel omniprésent et unificateur. Ainsi implicitement s'introduit la subversion d'une conception unitaire, unilatérale ou univoque de l'identité. La musique de Bolden englobe non seulement l'artiste, le reste de l'orchestre mais aussi le public, la salle de concert, le monde dans son entier, pour devenir universelle. En grandissant, la réputation de Bolden place le musicien dans une position de centralité qui réduit son espace et que contredit l'aspect carnavalesque de son art. La désintégration suicidaire finale de son moi révèle son ambiguïté fondamentale : son asile devient son sanctuaire et sa destruction son apothéose. L'identification entre Ondaatje et Bolden met magistralement en scène la nature indistincte du texte, dans sa totalité complexe et contradictoire. Ainsi le lecteur participe à cette identification entre l'auteur et le personnage central pour se saisir lui même, se lire, comme réfléchi dans l'acte même de compréhension d'un texte fragmenté qui opère comme un miroir brisé.
17Joan Dolphin nous propose une étude sur l'utilisation du mythe dans In the Skin of a Lion et, plus particulièrement, sur le traitement post-moderne du mythe de Gilgamesh auquel il est fait explicitement référence dans le titre et l'épigraphe du roman. L'approche moderne du mythe visait à contôler, à donner forme et sens à tout ce qui est anarchique dans l'histoire contemporaine. L'approche post-modeme inverse la perspective et considère avec ironie et scepticisme cette quête d'une vérité absolue dans le mythe. On comprend mieux pourquoi le mythe intervient peu ou pas dans le roman post-modeme et, s'il est introduit chez Ondaatje, ce n'est que pour faire apparaître un ordre "vague et humain" et non définitivement établi. On se réfère ici au plus ancien écrit du monde retrouvé dans les mines d'Ourouk. C'est à partir du déluge que les Sumériens font remonter leur histoire et datent leurs dynasties. Le cinquième roi de la deuxième dynastie fut Gilgamesh, premier héros fondateur qui inspira la première épopée à nous être parvenue. Akkad succède à Sumer et la fusion de ces deux cultures donne une prodigieuse floraison littéraire. L'héritage sera ensuite repris par Babylone. On transcrit sur des tablettes d'argile tout le patrimoine culturel de la Mésopotamie puis c'est le règne des Assyriens. Les vagues de conquérants se succèdent et recouvrent le passé. Le sable ensevelit sa mémoire. Enfin les archéologues du XIXe siècle redécouvrent les tablettes et redéchiffrent les signes qui ne sont pas qu'ornement mais écriture. Ainsi est reconstitué un texte, vieux de quatre mille ans, à partir de fragments sumériens, babyloniens, assyriens, hittites et hourites. C'est bien ainsi que fonctionne le roman ondaatjien. Amalgame de plusieurs histoires, l'épopée de Gilgamesh n'est pas la trame qui structure l'oeuvre. Composé de fragments épars voire brisés et de cultures mélangées, le roman vise à reconstituer l'ordre invisible d'un texte retrouvé qui établit une forme de lien et de continuité avec un passé lointain. Grâce à quelques échos comme la peau du lion, Ondaatje subvertit le mythe en prenant soin de choisir les images qu'il conserve, quitte à en inverser le sens à son tour. Il reprend des histoires qui ont été sans cesse racontées, paraphrasées, déformées, traduites par une multiplicité d'auteurs. Le produit final, mélange de sources variées tant écrites qu'orales ressortit au palimpseste. Le héros épique, figure historique au départ, a pris, au fil des temps, une dimension mythique au point où on ne peut plus démêler l'historique du légendaire, le réel quotidien du divin imaginaire. Le roman est devenu l'épopée des temps modernes et le lecteur doit remplir les blancs entre les fragments rassemblés.
18Le même roman, In the Skin of a Lion, fait l'objet d'une approche parallèle, celle que nous propose Jennifer Murray dans une lecture psychanalytique structurée par les thèses de Freud et de Lacan. La référence à la théorie du complexe d'Oedipe permet de dessiner les contours de la construction incertaine de l'identité sexuelle du personnage Patrick. Elevé sans mère dans un monde exclusivement masculin où domine la figure du père castrateur, Patrick construit sa sexualité en dehors des normes de la société patriarcale. Son incapacité à prendre la place du père ouvre une brèche dans une personnalité où s'introduisent le doute et le questionnement sur soi qui exclut les certitudes.
19Nous disposons ensuite de six textes sur le Patient anglais. Caria Comellini se demande pourquoi nous avons affaire à un patient et à une infirmière (et à un médecin ?). Le roman suggère des réflexions sur le colonialisme et le post-colonialisme, sur le passé colonial et sur l'avenir postcolonial mais on sent bien la force de l'empire britannique et le sentiment d'appartenir au centre, ne serait-ce que du seul fait de parler la langue anglaise. Bien sûr, les changements de lieux et d'époques, le mélange des genres et le traitement ironique des motifs font appel aux techniques de la littérature post-coloniale. Tout ce jeu contradictoire entre vie et mort, vérité et mensonge, réalité et illusions suggère la mort du colonialisme. A ce titre l'évocation du monde médical offre un vaste champ de possibilités pour sa valeur métaphorique. Il est révélateur des mensonges et des ambiguïtés de l'entreprise coloniale et renverse les perspectives. Les remèdes naturels des anciennes civilisations s'avèrent plus efficaces que la médecine occidentale. La villa italienne près de Florence est devenue métaphoriquement hôpital et symbole d’une société occidentale décadente : elle ne rassemble qu’un patient et une infirmière mais pas de médecin. Intéressantes aussi sont les réflexions sur la survie : les seuls à survivre sont Hana car elle est symbole du changement et du passage à l'ère post-coloniale et Kip, l'Indien, le soldat/médecin qui ne servait pas dans l'armée britannique en tant que médecin et qui redevient lui même à la fin du roman. Kip incarne le nouvel homme de la société post-coloniale : il est un nouveau David qui révèle l'"impatience post-coloniale" d'Ondaatje, selon l'expression de J.U. Jacobs.
20Avec une sensibilité riche et authentifiée par son expérience du milieu culturel estonien, Reet Sool centre son propos sur le concept de nationalité. Nommer, c'est donner l'existence mais c'est aussi définir une limite. Les frontières sont haïssables et combien d'atrocités ont été commises au nom des Etats-nations dont on peut remarquer au passage qu'ils sont individualisés quand il est question des Européens tandis que les Africains sont perçus dans une globalité uniforme. Dans ce roman sur l'absence, l'absence de certains noms est frappante, qu'il s'agisse du patient (prétendument anglais mais à l'identité mystérieuse), d’Hana (qui n'a pas de nom de famille) ou de Caravaggio (qui est un nom curieux) ? Nommer, c'est aussi rapprocher et posséder ou être possédé. Certains n'ont bien eu de cesse que de vouloir donner leur nom aux lieux découverts ou conquis. D'autres, comme Almasy, veulent effacer leur nom et le pays d'où ils viennent mais on se charge vite de leur attribuer un nouveau nom (même s'il est faux) et une nouvelle nationalité. Tout est résumé dans un nom, même dans le désert.
21Selon Marlene Goldman, si l'on peut accorder quelque crédit aux déclarations du patient anglais qui condamne le nationalisme, le roman peut être perçu comme la célébration de la déterritorialisation annonçant la venue de l'ère post-nationale. Mais ce point de vue doit être corrigé par le positionnement d'autres personnages exilés. En réalité, personne ne peut s'affranchir totalement de sa personnalité et se dégager de son rôle dans le jeu des représentations qui consiste par définition à rendre présent ce qui est absent. Bip et le patient connaissent une certaine invisibilité mais qui ne prend pas exactement la même signification. Pour l'un elle est imposée tandis que pour l'autre elle est décidée. L'invisibilité dépend toujours de la place occupée en termes de race, de sexe ou de classe. Marlene Goldman procède ensuite à une fine analyse du lien existant entre les jeux et la guerre. Un entrelacs complexe de métaphores permet de signifier pouvoir impérial et agression. Les valeurs britanniques ont bien été d'ailleurs inculquées grâce au sport et se trouvent magnifiquement incarnées dans les règles du football ou du cricket. Mais les voix de l'opposition renversent le point de vue dominant imposé et l'avantage des exilés est de se situer dans un entre-deux, entre des territoires, entre des catégories, entre des langues. Et, à ce titre, bien qu'aux antipodes l'un de l'autre, Kip et Hana établissent une relation inexplicable.
22Darryl Whetter s'inspire des travaux de Paul Ricoeur pour proposer une analyse technique et précise de l'utilisation métonymique de la métaphore qui permet d'opérer cette puissante fusion entre le fait de raconter et ce qui est raconté dans le récit. La métonymie procède par contiguïté, est analytique et suit l'ordre des choses tandis que la métaphore établit des ressemblances, procède de la compréhension intuitive et synthétique et veut signifier autre chose que ce qui est littéralement exprimé. La narration, quant à elle, consiste à réguler et à distiller la part d'information nécessaire au lecteur et surtout à décider quand et comment le lecteur doit recevoir telle ou telle information. La réussite du Patient anglais est bien d'établir cette relation dialogique d'assemblage et de sélection. Ricoeur dit bien que la métonymie est cette faculté de relier deux objets qui constituent chacun un tout absolument séparé. L'union de Hana et de llip symbolise cette association des éléments contraires ou différents. Le rappel du même élément de comparaison à l'intérieur de métaphores différentes crée une relation de contiguïté qui suggère l'union de Kip et de Hana alors que les termes mêmes de la comparaison expriment leur différence.
23Le texte de Jacques Leclaire est centré sur le défi comme mythe fondateur de la littérature canadienne et montre comment le roman utilise et déconstruit ce défi. Le défi de la guerre est déconstruit de façon post-moderne si l'on en juge par exemple par le fait que très peu d'informations sont données sur la campagne alors que l’accumulation de détails techniques prend des allures parodiques. Le défi du patient est multiple tout comme celui de Hana est ambigu puisque l'infirmière entreprend de maintenir en vie le patient sans être convaincue de le sauver. Leclaire examine d'autres exemples de défis, celui du désert mais aussi celui de l'écriture, celui du lecteur actif ainsi que celui de la fin du roman qui s'établit sur le mode de l'ambiguïté. Il est fascinant de penser que le roman d’Ondaatje a un "air de familiarité" qui a plu au public canadien mais qu'il contient d'autres caractéristiques susceptibles de plaire au lecteur européen.
24Et puisqu'il s'agit de réception et d'appréciation par des publics aux traditions culturelles différentes, il paraît pertinent de terminer sur l'étude de Josef Pesch. Sans doute est-il rare que le roman d'un Canadien soit adapté pour l'écran par un Américain. L'étude rigoureuse de Pesch qui compare le roman et son adaptation filmique par Minghella met en évidence les stratégies de transformation voire de déformation. Qu'il s'agisse de la tonalité romantique qui édulcore et affadit, du privilège excessif accordé à l’affaire sentimentale entre Katherine et Almasy qui décentre les perspectives en supprimant des éléments politiques essentiels comme les références totalement absentes sur la bombe atomique d'Hiroshima. On sait que tout roman est le point de départ d'une nouvelle création et on ne s'attend pas à une fidélité littérale dans le film mais il faut bien convenir que la production cinématographique est décevante en raison de la perte de toute la complexité de départ, de trop nombreuses incohérences pour ne pas dire d'absurdités. Ce décalage entre la richesse et la qualité du roman et la faiblesse et la pauvreté du film s'explique par le souci de Minghella de plaire et de satisfaire les goûts politiques et culturels des Américains. A ce titre, l'opération est réussie : le film a connu un grand succès mais pas nécessairement auprès du public des lecteurs avertis d'Ondaatje.
25"In my end is my beginning and in my beginning is my end" : c'est ce qui explique qu'un seul article ait été consacré au film. Il aura permis tout de même d'attirer l'attention sur un très grand auteur de la littérature canadienne d'expression anglaise.
Auteur
Professeur de civilisation nord-américaine à la Sorbonne Nouvelle/Université de Paris III, y dirige le Centre d'études canadiennes (équipe d'accueil 177) et le DEA de civilisation nord-américaine. Président de l'Association française d’études canadiennes, il est actuellement Recteur de l'Académie de Besançon.
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