[1855]
p. 32-38
Texte intégral
14
Paris, le 3 Février 1855
1Ah ! mon bien cher ami, que dis tu de moi, qu’en penses tu ? Quelle doit être ton affliction de me voir si indifférent et si froid ? Voilà deux mois que je te laisse sans lettre. Je n’ai qu’à le demander pardon. Figure toi, si tu veux, figure toi, ou plutôt suppose que j’aie été malade pendant ces deux mois, atteint d’aliénation mentale, si tu veux, et dans cette supposition excuse moi. Oui j’ai été malade et si mon corps n’en marque rien au dehors, je n’en souffre pas moins. Les douleurs de l’âme, le froid de la mort dans l’intelligence et dans la volonté, la déperdition lente mais réelle de la vie spirituelle et morale, voilà ce qui me tourmente depuis ces deux mois. Tu es inquiet sans doute et c’est à bon droit car je suis malade. La prière me devient inconnue, je parle de celte heureuse prière qui tient le corps en bride, qui élève l’âme à Dieu pendant des heures entières, qui donne du courage au travail de l’intelligence dans la vie et de la force devant les tentations. Voilà de nombreuses journées qui se sont accumulées sur ma tête sans que je les aie ouvertes par la prière ; je les ai passées dans la paresse et l’oubli de Dieu. Tu juges combien mon âme est glacée et pourquoi je remettais de jour en jour à t’écrire. Vingt fois j’ai pris la plume et je la reposais ; les tracasseries de la vie, la paresse naturelle, les distractions de tout genre me détournaient et je ne me décide qu’aujourd’hui. Ah mon cher Maurice je ne suis pas heureux. Je sens bien que sans la vie chrétienne la plus austère, la vie n’a pas de sens pour moi ; je l’éprouve bien et cependant je coule mes jours. Des tristesses noires et profondes me saisissent ; je suis surtout douloureusement alarmé de ma paresse ; tu ne t’en fais aucune idée : je ne fais rien. Je prépare ma licence en bavardant, en flânant, en perdant sottement mon temps ; je sens que mon intelligence manque d’aliment sérieux ; mes études s’affaiblissent, j’oublie et je perds et je m’en afflige.
2[...] Je voudrais bien te parler de mes études mais à dire vrai, je n’en fais pas. Je ne lis rien, je n’écris jamais, je suis les cours irrégulièrement. Il en est un parmi les cours de la Sorbonne qui m’intéresse beaucoup. C’est celui d’un jeune professeur de philosophie ; il est protestant et s’appelle Waddington Kastus1. Son cours est un cours supplémentaire où il traite de la Psychologie d’Aristote. Tu ne saurais croire combien il me plait cet Aristote, combien j’aime ces tentatives de découverte, cette soif ardente de connaître les raisons des choses, ces investigations profondes, subtiles et généralement vraies. Dans l’antiquité j’aurais voulu être Aristote. Pour le moment je le préfère à Platon. J’aimerais aussi comme le Stagirite2 à me rendre compte des choses et de leurs principes cachés, à fouiller les profondeurs des objets visibles et des objets spirituels, à pénétrer dans les secrets de la matière et de l’âme etc. C’est bien à moi d’en parler, qui laisse dessécher mon esprit dans la plus ridicule oisiveté. Ce qui ne m’empêche pas d’aimer Aristote. Je l’aime à cause de cet esprit d'exactitude qu’il a porté partout ; le mien est si vague et si creux que je ne peux pas supporter ce qui nage dans le vague et l’obscur ; je l’aime à cause du bien que j’en sais, à cause du mal qu’on en dit, un peu aussi et beaucoup même à cause du moyen âge dont il a été le directeur ; il ne me déplait pas le moyen âge avec ses efforts et sa scholastique ; je serais volontiers (pour le moment) un moinillon ou un étudiant ardent du 14e ou du 15e siècle (Je suis d’autant plus ardent pour l’étude en imagination que je le suis moins en réalité.) Et toi ?
3[...] Je pourrais pourtant faire tant de choses à Paris si j’étais chrétien ! Je suis secrétaire du Syndicat, je suis censeur de la nouvelle société de secours des ouvriers des Billettes ; je suis de la société des Amis des Pauvres ; je vais travailler à la fondation d'une société de Prévoyance à St Marcel ; je vais m’occuper de l’école du Dimanche à St Marcel ; je réunis le Jeudi soir chez moi les jeunes gens des Billettes, quelques autres, des jeunes maitres d’école de St Marcel, je leur offre une soirée agréable ; Samuel prépare le thé ; on a qqs jeux, qqs récitations, qqs chants. [...]
15
Paris le 7 Mars 1855
4[...] Je suis dans de mauvaises dispositions pour t’écrire, je me sens noir et triste et je ne pourrai pas te dire grand chose.Tu as bien raison : je ne connais pas encore et je ne sens pas encore suffisamment le péché qui est en moi ; et si d’ordinaire ma correspondance ne te parait pas suffisante au point de vue de la lucidité, c’est à dire si tu as lieu de me demander une analyse plus profonde, plus sure de l’état de mon cœur, aujourd’hui plus que jamais tu auras lieu d’être mécontent. Je ne vois plus clair en moi, tout ce que je savais s’est obscurci, tout a disparu et je me trouve comme au milieu des ténèbres et dans une sorte d’immobilité. Qui sait si je me relèverai jamais de tout cela ? Je suis moins chrétien que jamais et ce n’est pas le désir qui me manque mais la force, la franchise, l’énergie, la persévérance. Qu’est donc un homme sans toutes ces qualités ? A bien plus forte raison en a-t-on besoin dans la vie chrétienne où doivent se déployer toutes les forces résistantes et aggressives de l’âme. Je sens tout cela, je le sens depuis plusieurs années ; j’ai grandi en âge, en stature, en désirs, en expérience, en responsabilité, en intelligence, mais c’est tout.
5Oh, comme je suis mal préparé à la vie et à la sainte carrière que je veux embrasser ! Oh, comme j’ai déjà fait du mal autour de moi par la négligence que j’ai mise à faire le bien – J’ai une certaine influence sur un grand nombre de personnes ; je le sais, c’est un fait sensible ; je me trouve appelé alternativement dans plusieurs classes de la société, auprès de différents âges et je sais ce que je pourrais faire ; je sais aussi ce que je fais ! ! Est ce que je ne devine pas aussi, pour ne pas chercher trop loin le mal que peuvent te faire mes lettres, tandis qu’elles ne devraient arriver à toi qu’embaumées par le parfum de la prière et remplies des plus pieux sentiments ? Tu as tant besoin toi même de force et d’encouragement ! Espère et prie. Pour moi, je me sens comme anéanti depuis que je me traine languissamment dans le sentier des bonnes résolutions, pieux chrétien un jour, étudiant paresseux le lendemain, puis bientôt mondain dissipé etc. Je ne me vois jamais relevé d’un côté que pour retomber sur l’autre et je me sens comme blasé sur les émotions chrétiennes. Je ne sais qui a dit le repentir use l’âme. Je ne veux pas assurer que mon âme soit usée et sans ressources. Le sais-je ? Ce que je sais c’est que je suis bien misérable. Depuis plusieurs semaines je n’ai pas senti une seule fois l’esprit de Dieu et cependant j’ai le catéchisme à faire, j’ai la haute main sur notre petite réunion du Dimanche soir qui devient assez nombreuse (15 ou 20) et qui, me disent ils, ne peut pas marcher sans moi, j’ai une correspondance à entretenir, des visites à faire, des malades à consoler, des riches, des pauvres à évangéliser, des jeunes gens à amener au Seigneur, plusieurs âmes qui ne peuvent (en apparence du moins) recevoir la parole de vie que par moi, j’ai un exemple à donner, ma famille à convertir3, etc. etc. et lorsqu’il faudrait que chacune de mes paroles fut assaisonnée du sel de l’Evangile et que chacune de mes actions fut une prédication vivante, voilà plusieurs semaines que je n’ai pas senti l’esprit de Dieu et tu sais l’état de mon âme desséchée ! ! !
6Si Dieu me conserve, j’espère que ma prochaine lettre te consolera de celle-ci ; tu le vois, je ne te cache pas mon état et je ne cherche pas à te faire des phrases chrétiennes qui voilent la vérité. Tu sens que ma lettre n’est pas écrite sous l’influence de Dieu et qu’elle ne peut le faire aucun bien ; je n’ai pas voulu dissimuler. Toutefois, retire ceci : c’est que sans une prière aussi énergique que persévérante, la foi et les œuvres s’en vont en lambeaux, et que quelque soient les prémices, la récolte est nulle sans la force d’en haut. J’ai beaucoup trouvé et je donne peu et si Dieu me reprenait maintenant, je ne sais où j’irais. Heureux qui promet moins et dorme beaucoup.
16
Paris le 23 Avril 1855
7[...] Quelle ambitieuse tâche tu as entreprise mon ami, et comme je m’y associe courageusement. Je ne comprends pas très bien à vrai dire le fond des choses dont tu me parles, mais ce que j’en vois me plait et t’enchante, c’est assez. J’ai aussi de bien beaux rêves dorés qui voltigent devant mes yeux ; nous nous raconterons tout cela si Dieu le permet. Je n’ose pas dire nous accomplirons. Rêver, c’est déjà beaucoup ; cela est plus agréable que d’accomplir, d’autant plus que le rêve perd toujours à être mis en cage. C’est comme un papillon qu’on prend par les ailes : adieu ses belles couleurs.
8Je pense toujours à notre collège, mais (ne ris pas) ce qui m’occupe le plus c’est la forme de l’édifice, l’architecture, les ornements, les statues dont nous l’embellirons. J’ai déjà élevé de hautes colonnes, un beau péristile [sic], de vastes portiques, j’ai déjà placé en marbre Luther et Calvin et beaucoup d’autres etc. etc. J’ai toujours été un peu fou. [...]
17
Paris 2 Juillet 1855
9Eh bien, mon cher ami, je viens d’embrasser Thomas et de lui dire adieu, qui sait, peut être pour toujours. Il part ce soir pour Londres et dans deux ou trois semaines pour une tournée en Allemagne qui aboutira à Giesen. Il est expatrié ; il fuit la conscription française, cet horrible monstre qui semble attendre que les jeunes gens soient dans toute la force et le fleur de la vie pour en faire sa pature. Voilà déjà ses griffes qui s’allongent vers moi ; puissé-je y échapper4 ! Je voudrais déjà être à Strasbourg, licencié5, étudiant en Théologie, que sais je encore ? Je voudrais en avoir fini avec cette licence dont la pensée me trouble jour et nuit, quoique je ne fasse pas grand chose pour elle. Songe un peu que toute la semaine dernière s’est passée sans que je m’occupasse une seule fois de grec, d’hébreu ni de latin ! Je suis à moitié honteux et tout à fait vexé. [...]
10A propos de jésuite, sais tu que tu m’as l’air de perdre la tête avec tes cloches catholiques – Qu’est ce que tu bourdonnes donc ? Crois tu, me dis tu dans un moment d’éloquence, que des cloches qui sonnent encore plusieurs siècles après la Réformation ne soient pas d’institution divine, etc ? Oui, je le crois. Je me catholifie moins que jamais, plus que jamais je me protestantise. Oh que n’es tu à Paris, pour respirer les étourdissantes émanation de cette religion d’enfer où Christ est méconnu, où Dieu est bafoué et méprisé au milieu de toutes ces sottes pratiques imposées aux sages et aux fous, où l’homme devient Dieu sous toutes les faces dans ses mérites et ses saints. Vois tu, j’ai horreur de cette dégradation du christianisme ; si seulement ses adhérents ne s’opposaient pas à l’Evangile, ce serait peut être bon à civiliser les peuplades sauvages, mais ce n’est pas un intermédiaire, c’est un obstacle à la vérité. Quelle ressemblance y a-t-il entre tout cela et la vérité chrétienne ? Où mon cher Jésus est il honoré, reconnu, aimé au milieu de toutes ces tromperies ? J’avoue que je ne pourrais pas vivre là dedans. Tu es excusable, mon pauvre ami, tu es tellement bourré de théologie antichrétienne que tu t’imagines voir le protestantisme là dedans ; tout ce qui est idée te bouleverse et tu en viens à trouver que les cérémonies parlent plus au cœur qu’un beau sermon. Oui, mais un bon. Viens écouter MMrs Meyer, Vallette, Berger, et dis moi quelle cérémonie est plus édifiante. Tu te dormes des indigestions de science théologique et lu places tout dans ta tête tandis que ton ami de Paris s’affame. Crois tu que nous soyons dans le vrai tous les deux ? J’ai tort de ne rien faire et tu n’as pas raison de tant travailler. J’ai peur qu’il n’y ait qq déclin dans ta vie chrétienne. Visites-tu des pauvres ? Vas lu quelquefois à de bonnes réunions de prière comme je sais qu’il s’en trouve là bas ? Essaie tu déjà un peu de la vie active dont j’ai trop abusé ici, prêchant, visitant, catéchisant, réunissant et me fatiguant ? [...]
11Sur ce permets moi de te dire qu’en effet il est bizarre que tu ne sentes pas qu’on doit se faire à la lumière de l’Evangile des avis arrêtés sur tout ce qui est important dans la religion et dans bien d’autres choses encore. Il nous faut parvenir à la stature parfaite de l’Evangile cl ne pas flotter à tout vent de doctrine6. Attachons nous fermement à la croix du Seigneur J et à l’Evangile de grâce. Tu dois être bien tourmenté au milieu de ces attaques à bout portant contre la parole de Dieu ; il me semble que nous ne devons pas trop nous inquiéter de ce tout que disent ces bien savants professeurs7, puisque tous leurs arguments se rétorquent dans d’autres universités. Ici l’on me prouve que St Paul se trompe, là bas on me démontre qu’il ne se trompe pas ; ici l’on attaque la pure doctrine de la foi, là bas on la soutient et on l’étaie de raisons tout aussi bonnes ou même meilleures. Laissons donc les hommes s’embarrasser dans leurs vains raisonnements et maintenons cette liberté à laquelle Christ nous a appelés. Prions et veillons !
18
Bâle8 7 Nov. 1855
12Mon cher ami,
13Me voici installé, grâce à Dieu. Dès le premier jour Jenni9 m’a trouvé une charmante chambrette sur la place St Pierre, dans une excellente et pieuse famille ; dans la même maison demeure un étudiant de Prusse10, un excellent jeune homme, plein de piété, laborieux et aimable, qui m’a servi de Cicerone dans toutes mes affaires ; il m’a conduit chez Mr Auberlen11 qui m’a fort bien reçu et m’a engagé à le venir voir souvent ; il m’a mené dans la maison des missions où l’Inspecteur m’a invité à venir souper tous les Dimanches soirs, en un mot il me traite avec la bienveillance et l’affection d’un frère ainé (car il est plus âgé que moi) il ne reste que jusqu’au printemps. Nous prenons nos repas dans sa chambre. Si tu savais quelle fatigue c’est pour moi d’entendre parler cet allemand surtout la prédication etc. J’ai entendu la 1e leçon de Mr Auberlen sur l’Epitre aux Romains. [...]
19
Bâle 19 Novembre 1855
14[...] Je ne t’ai pas écrit plus tôt parce que je voulais n’écrire que le Dimanche et que voilà deux Dimanche que je suis empêché. L’autre, j’ai diné chez Mr Auberlen qui te salue bien ; Mme Auberlen m’a chargé de te dire qu’elle t’engageait à faire acheter là bas à Strasbourg parce que le port coûterait plus cher qu’il ne faut. J’ai trouvé là le président Schnell qui te salue herzlich12. Hier j’ai passé toute la journée avec Mr Renckhoff qui arrive de Genève ; je l’ai trouvé au culte français ; il m’a mené chez le past. Cramer chez qui je vais diner aujourd’hui avec lui, et chez l’autre past. franç. Mr Quinche. Puis nous avons diné chez M Herzog Reber dont je n’avais pas encore pu trouver la maison. Le soir à 6h a eu lieu la réunion en faveur de St Marcel. J’ai passé la soirée à la maison des missions en sorte que je n’ai pas eu un instant pour t’écrire. J’ai à le saluer de la part de Jenni, Hösli, Heischbacker, Mr le pasteur Sarazin, Mr Herzog Reber, son fils, et beaucoup d’autres que je ne me rappelle plus.
15Je suis heureux d’être à Bâle. Il me manque bien des choses sans doute, parents, amis, église etc. etc. Mais j’ai aussi de bien grands sujets de réjouissance et d’actions de grâces. Tu ne te figures pas comme ma chambre est charmante, claire, gaie, aérée, tranquille ; je suis sur cette grande place où je n’entends aucun bruit, j’ai dans la maison cet étudiant qui est si bon pour moi et si pieux. J’ai par dessus tout cela des cours dont je suis enchanté. Mr Auberlen explique l’Epitre aux Romains, je suis tout étonné de voir un professeur si chrétien. Je ne sais malheureusement pas encore assez d’allemand pour entrer avec lui dans des rapports suivis ; mais aussi pourquoi ne sait il pas le français ? Ce serait plus normal. – Mr Riggenbach13 est en effet fort difficile à comprendre Il nous a fait une introduction à la Passion dont je n’ai pas tiré grand chose ; il s’agissait de la chronologie, du jour de la crucifixion etc. Mais son exégèse, qu’il a commencée Samedi, me plait beaucoup. C’est un chrétien de cœur et d’esprit. – Mr Preiswerk14 est l’homme qu’il me faut. La lucidité et la clarté de son esprit est toute française ; il a une science profonde, c’est Germanique ; outre cela il possède un calme suisse qui ferait mon désespoir s’il ne m’aidait à comprendre sa langue. Je n’ai encore perdu aucun mot de ces cours et c’est très précieux pour moi. Son explication de la Genèse ne semble pas suffisante aux étudiants ; il n’ergote pas assez selon eux ; moi je m’en contente, assuré qu’on n’en sait pas plus long après qu’avant (Retiens cela.) Mr Vischer a déjà fait 4 leçons sur Thucydide ; il nous a entretenu d’abord des gens qui ont écrit la vie de Thucydide (dates, numéros et patrie des éditions). Puis des gens qui ont écrit sur ces derniers (Dates numéros et patrie des éditions.) Puis des différentes manières de concilier et d'arranger la parenté de Thuc. avec la famille de Miltiade ; avec les noms et les éditions des livres qui en traitent. Puis enfin des gens qui ont parlé sur la date de la composition de l’ouvrage (toujours dates, numéros, etc. des édit.) et pour terminer, des auteurs qui ont écrit sur le style de Thuc. (dates, numéros et patrie des éditions). [...]
16Quant à la théologie, jusqu’à présent, il me semble qu’elle ne consiste absolument que dans l’élude de l’Ecriture. C’est beaucoup, sans doute, mais ce point de vue simplifie la question. Quand on aime la Bible, quand on la tient pour la Parole de Dieu, quand on n’a qu’un désir, celui de la bien comprendre avec le secours du Saint Esprit pour sa propre conversion et l’avancement du règne de Dieu chez les autres, il ne faut plus s’inquiéter du reste. Oratio, meditatio, tentatio faciunt theologum. Orationis, meditationis, tentationis bonum exitum dat Deus15 Je m’en tiens là pour le moment. Si vous ne devenez comme des enfants vous n’entrerez pas au royaume des cieux16 ; ce royaume est tout entier dans la Bible ; recevons la comme des enfants reçoivent la parole de leur père. Peut-être vous autres théologiens avez vous à vous inquiéter des dogmes et de leurs définitions scientifiques ; je vous plains et je pressens qu’il puisse y avoir des difficultés. Mais : Certe, quemadmodum vina, quæ sub primam calcationem molliter defluunt sunt suaviora, quam quæ a torculari exprimuntur, quoniam hæc ex acino et cute uvæ aliquid sapiant, similiter salubres admodum et suaves sunt doctrinæ quæ ex Scripturis leniter expressis emanant, nec ad controversias trahuntur17.
17Si la Théologie est une belle chose, la pratique de la Charité et de l’Evangile n’est pas moins belle. Je suis allé hier Lundi (car ma lettre s’est interrompue) avec Mr Renckhoff à Riegen. Nous avons visité la maison des sourds-muets. Quelle admirable chose. On leur apprend à parler sans qu’ils entendent le moindre son. Nous avons vu le directeur de l’établissement causer devant nous avec ses élèves, et nous avons parfaitement compris. Pense quelle patience et quel amour il faut pour apprendre à ces pauvres créatures à former les sons à la simple vue de la parole du maitre. On passe des heures et des jours à les habituer à une consonne, comme le V par exemple. Tous ces enfants, ils sont une trentaine, ont l’air bienheureux. Leur joie est d’être en classe, et il leur est arrivé de montrer le poing à la pendule parce qu’elle marquait trop vite la fin des leçons. Les plus avancés savent un très grand nombre de passages de la parole de Dieu, qu’ils récitent avec foi et bonheur. Nous avons aussi vu l'établissement des Diaconesses fondé depuis 3 ans, et nous avons admiré le dévouement des quelques sœurs qui s’y trouvent.
18J’ai commencé avec Jenni et un autre étudiant la lecture de St Marc ; une heure par semaine. Mais de mon côté, hors de l’hébreu, de l’allemand et de la théologie, j’ai encore énormément à faire. Cette licence me tourne la tête ; je ne m’en suis guère encore occupé plus de trois heures, et pourtant !... Ah c’est un poids qui pèse sur mon passé en remords, et sur mon présent en inquiétude. J’y tiens tant ! Dieu m’aidera ; je ne commence pas une nouvelle étude, je ne vais pas à une seule leçon sans demander au Seigneur de la bénir pour ma conversion et de la faire tourner à mon bien spirituel et intellectuel. S’il entre dans le plan de Dieu que je sois licencié, il me donnera les ressources nécessaires. [...]
19St Peters Platz. 251 A.
20
Bâle 26 Xbre 1855
20[...] Tu me demandes qqs détails sur mon existence : D’abord je demeure dans la maison [un mol illisible], juste en face de l’arsenal, chez un Mr Maeulen employé dans la maison des missions. C’est une famille extrêmement pieuse et qui m'est dévouée. Ma servante même est une personne chrétienne, sœur d’un missionnaire. Au 1er demeure mon ami Bodelschwingh (Je puis maintenant l’appeler aussi mon ami, car il a vraiment pour moi une affection bienveillante que j’étais loin d’attendre à Bâle.) Je descends chez lui tous les matins prendre le café, à midi le diner qu’on nous apporte du dehors, à 4h le café, à 8h le souper. Il a aussi une servante chrétienne, aussi sœur d’un missionnaire. Nous avons donc à nous deux un petit ménage tout à fait charmant. Le souper est le plus agréable moment. Nous passons le reste de la soirée en lectures ou en conversations intéressantes. Jusqu’à présent nous n’avons prié qu’une fois ensemble ; mais cela s’explique par mon ignorance de la langue qui commence seulement maintenant à se dissiper un peu. Je désire que nous prenions toutes les semaines une matinée pour la prière en commun. D’ordinaire je vais promener avec v. Bodeschw. et Jenni et plus souvent avec Jenni seul parce que l’autre n’aime pas la promenade en jour.
21Il y a une chose ici qui me désole, c’est le peu d’union des étudiants. Ils se voient fort peu, ils ne se rassemblent jamais pour prier et méditer ensemble, et en particulier l’alumnæum18 qui pourrait être une école du St Esprit n’est qu’une auberge d’étrangers. Si Dieu voulait m’augmenter la foi et la connaissance de la langue allemande, je voudrais essayer d’établir une réunion de prière, quand même il n’en viendrait que trois ou quatre. Si le Seigneur me permet j’essaierai un peu plus tard, quand je pourrai mieux parler.
22[...] Je rends grâce à Dieu de ce qu’il te donne un peu plus de calme. Maintenant que je vois un peu ce que c’est que la théologie, j’ai le droit de t’en parler sans m’incliner trop bas devant ta science. Décidément je crois que ce n’est pas autre chose que ce que j’avais toujours compris et je t’assure bien qu’il n’y a qu’une foi qui vaille quelque chose, c’est celle des pauvres et des enfants : soyons leur semblables. Prendre la Bible pour la parole de Dieu, adorer l’amour du Sauveur Jésus et ne pas trop se préoccuper des détails qu’il faut toujours ramener aux grandes doctrines, c’est là la vraie théologie. Joignons y une grande humilité, une grande charité et une prière constante, et nous ne serons rien autre que les plus pauvres d’entre les hommes que D. a honorés et gratifiés des lumières de son St Esprit [...]
Notes de bas de page
1 Charles Tzaunt Waddington-Kastus (1819-1914), dit Charles Waddington, élève de l’Ecole normale, professeur de philosophie, agrégé à la faculté des lettres de Paris de 1850 à 1856 ; à cause du mauvais vouloir auquel ses opinions religieuses l’exposaient, il prit un congé indéfini, fut professeur de philosophie au séminaire luthérien de Strasbourg de 1857 à 1864 ; il fut professeur au lycée Saint Louis en 1864, puis revint à la Sorbonne, où il obtint une chaire en 1879. 11 écrivit sur Platon, Aristote et Ramus. C’était un cousin de l’homme politique Waddington.
2 Aristote.
3 Au sens fort du terme, convaincre de se consacrer entièrement à Dieu. Je ne sais quelle était la religion de sa mère, mais son père était luthérien, s’était marié religieusement à Versailles, avait fait baptiser ses deux enfants (une petite Hortense, née cinq ans avant Jules, était morte en bas-âge), et sitôt arrivé à Paris avait mis son fils à l’école luthérienne des Billettes.
4 Steeg en sera en effet dispensé comme étudiant en théologie.
5 Licence ès-lettres ; Steeg aurait dû la passer à la fin de la présente année scolaire.
6 Ephésiens, 4, 14.
7 Il ne s’agit plus des hérésies romaines, mais de la critique biblique récente, venue en particulier d'Allemagne.
8 Il est clair que malgré ses préventions contre Bâle Steeg s’est laissé persuader, sans doute par le pasteur Louis Meyer (grâce à qui il recevait les moyens financiers de ces éludes, naturellement payantes, cl de ce séjour), d’aller faire sa théologie en vue du ministère pastoral à Bâle plutôt qu’à Strasbourg ou à Montauban, et qu’en même temps Schwalb est allé continuer les siennes à Strasbourg, où peut-être l’attirait la plus grande modernité ou même libéralisme de cette faculté.
9 Un étudiant en théologie, sans doute suisse, que l’on retrouvera épisodiquement.
10 Friedrich von Bodelschwingh (1831-1910), qu’on retrouvera fréquemment. Il étudia d’abord l’agriculture cl administrait les domaines familiaux quand le Réveil le détermina à devenir missionnaire (1854) ; il étudia la théologie à Bâle, Erlangen et Berlin. Vicaire luthérien à Paris, où il travailla auprès des immigrés allemands misérables et ignorants. Pasteur à Dellwig en Allemagne en 1864 (en 1869 ses quatre enfants moururent de la coqueluche en deux semaines). En 1872 dirige un foyer pour épileptiques à Bielefeld, tenu par des diaconesses. Il lui donna le nom de Bethel, et en fit une des plus remarquables entreprises philanthropiques de son époque, internationalement connue et imitée. Député à la Diète de Prusse en 1903, il fut le promoteur de certaines lois sociales.
11 Karl August Auberlen (1824-1864), professeur à l’Université de Bâle.
12 Cordialement.
13 Christoph Johannes Riggenbach (1818-1890), pasteur, puis professeur de dogmatique à l’université de Bâle.
14 Samuel Preiswerk (1799-1871), professeur d’Ancien Testament, auteur d’une grammaire hébraïque.
15 « La prière, la méditation cl la tentation font le théologien ; la prière, la méditation et la tentation reçoivent leur succès de Dieu. »
16 Matthieu, 18, 3.
17 « Nul doute que de même que les vins qui s’écoulent facilement au premier foulage sont plus doux que ceux qui sont exprimés par le pressoir, parce que ces derniers contractent un certain goût de pépins et de peaux de raisin, de même les doctrines qui sont extraites sans violence des Ecritures cl qui n’ont aucune teinte de controverse sont plus salutaires et plus suaves », Bacon, De Augmenttis Scientiarum (1623), Livre IX, Chap. I (c’est l’avant-dernière page de l’ouvrage).
18 Loyer d’étudiants
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