[1851-1853]
p. 19-23
Texte intégral
1
Marly le roy, 16 Septembre 1851
1[...] Il y a bien longtemps que je ne t’ai vu1 ; je me proposais d’être de retour à Paris bien plus tôt, mais des circonstances imprévues ont dérangé mes plans : un de mes camarades vient de m’écrire pour que j’aille à Chantilly avec lui passer le reste des vacances, j’ai refusé pour être libre et pour aller à Paris la semaine prochaine afin d’être avec mes parents et de passer de bonnes journées avec toi dans la promenade, le travail, la méditation, la prière.
2La campagne a fait merveille pour ma santé ; je mange énormément ; je me porte bien mais je n’en dirai pas autant de mon âme ; je prie peu, je ne lis pas ou presque pas la parole de Dieu, je me laisse aller à l’entrainement ; que le Seigneur me ramène dans ses voies ! Inconséquence de mon cœur ; je pensais qu’étant ici, ayant ma chambre2, n’étant tourmenté par rien, je prierais mieux qu’à Paris ; il se trouve qu’au contraire mon état spirituel est pire. Je prie moins et je lis moins mais que sert de l’observer si je n’y remédie pas ; aussi à partir du moment où je t’envoie cette lettre je vais faire de plus grands efforts et tâcher d’aller à Christ. Du reste, je me souviens toujours de toi dans mes prières ; le matin, le soir et même dans la journée je te recommande à Dieu, le suppliant d’être avec toi, de te préserver du mal et de te donner son Saint Esprit. Puisse-t-il m’exaucer ! Ne m’oublie pas non plus et recommande moi à notre petite réunion du dimanche soir3 ; j’espère qu’elle va toujours bien, que Jésus est avec eux ; qu’ils sont sérieux et vivants, qu’ils ne perdent plus de temps et qu’ils pensent quelquefois à moi.
3Le 24 Août Mr Meyer m’a écrit qu’il partait pour Londres et qu’il n’y resterait pas longtemps ; s’il est revenu dis lui bien des choses de ma part ; je lui aurais déjà écrit si j’étais sur qu’il fût à Paris. Salue de ma part Hausdorff, Zwalhas, les deux Sierhaus, Taquet, Vialon et tous ceux qui font partie de la petite réunion du Dimanche soir. Que le Seigneur soit avec toi et te fortifie corps et âme pour l’année scholaire [sic] qui va commencer. Rappelle toi notre pacte : ne m’oublie pas dans tes prières, je me souviendrai de toi aussi dans les miennes.
Ton ami en Christ
Jules Steeg
4Dieu voulant je serai revenu le 23 ou 24 7bre. Si tu veux m’écrire voici mon adresse
Mr Jules Steeg chez M. Regnault4
maison Girardin, route des Abreuvoirs
Marly le roy
Seine et Oise
2
Ce 23 octobre 1851
5[...[ Il y a bien longtemps que nous ne nous sommes vus et j’en suis bien fâché sous tous les rapports ; il est toujours pénible d’être éloigné d’un ami aussi dévoué, aussi aimable que toi ; en outre je crains que tu ne m’aies pensé indifférent à ton égard ; en ce cas tu te serais trompé. Dimanche dernier je ne t’ai point vu à la sortie du service et je n’ai pas pu aller à la réunion des apprentis5 ; quant à ma chère petite réunion du soir tu sais les difficultés que j’éprouve dans ma famille6 ; tu vois donc qu’il n’y a pas là de ma faute. Je t’écris aujourd’hui parce que je ne voulais pas que tu gardasses quelque soupçon sur moi ; non, je ne me refroidis pas, c’est maintenant, c’est dans l’entourage plus que léger que j’ai autour de moi ; c’est à chaque pas que je fais dans la pension7, au milieu de tout ce qu’il y a de plus répugnant, c’est à chaque moment que j’y passe, seul et abandonné parmi cette foule que je sens le besoin d’un ami réel, solide, et qui plus est d’un ami chrétien : toutes ces conditions je les trouve en toi, puisses tu les voir un jour en moi. Hélas ! que je regrette ces douces matinées que je passais avec M. Manier8 et M. Frey à prier ; et ces moments si bons où, seuls dans ta petite chambre, nous deux, nous prions le Seigneur l’un pour l’autre, cherchant à nous édifier, à nous relever, à nous encourager mutuellement ; et ces chapitres de l’Evangile, puis après cela Homère. Oui c’est surtout lorsqu’ils sont passés qu’on en sent tout le charme ; je souhaite que ces instants de félicité nous reviennent encore ; en les attendant, prions, prions beaucoup toi pour moi et moi pour toi : prions pour nos amis, nos parents, nos pasteurs ; prions pour notre père spirituel, notre guide, notre soutien, M. Meyer9. C’est le seul moyen de nous trouver ensemble devant Dieu. Tous les soirs à 9 h et tous les matins à 5 1/2 je prie plus particulièrement pour toi ; je t’engage à choisir ces mêmes temps pour parler de moi au Seigneur : ceci te parait bien puéril, tu souris, mais il me semble qu’ainsi, malgré notre séparation, nous serons encore réunis en esprit ; dans la journée nous pouvons prendre 11 heures. Du reste il n’est pas besoin de tout cela, prions toujours, le matin, le soir, la nuit, le jour. Je ne puis pas m’étendre davantage, je suis en étude, on va bientôt sonner le coucher et je n’aurais pas assez de temps. La dernière fois que nous nous sommes vus, tu étais souffrant ; j’espère que tu ne l’es plus maintenant ; ménage tes forces, ne travaille pas trop, repose toi plusieurs jours si c’est nécessaire ; il ne faut jamais que le travail aille jusqu’à la fatigue.
6Adieu mon ami ne m’oublie pas, j’espère te voir Dimanche ; bien des choses à Mr Meyer.
Ton ami en Christ à la vie à la mort
Jules Steeg
7Quand tu auras à m’écrire rappelle toi
Institution Jubé, place de l’Estrapade 5 et 7
3
21 Juin 1852
8[...] Quant aux prix de concours10 je t’avoue que j’en désirerais quelque chose ; je les considère comme une dette dont il faut que je m’acquitte envers M. Jubé. M. Meyer me stimule à cet égard et me gourmande sans cesse de mes places ; il veut que j’aie des prix soit au collège, soit au concours. J’essaierai de les contenter ; enfin le travail en ce moment ne me tue pas ; je travaille sérieusement et voilà tout. Dimanche j’étais à l’Oratoire voilà pourquoi je ne t’ai point vu ; j’irai me promener Dimanche prochain à 10 heures et demi ou 11 heures au Jardin des plantes auprès du Cèdre ; si je t’y trouve nous irons au temple ensemble. [...]
Paris, le 1er Novembre 1853
4
9– Lundi 7 Novembre. J’ai donc enfin reçu une lettre de toi11 ! J’étais loin de t’en vouloir mais ce silence prolongé m’inquiétait [...] Tu as eu des déceptions, des difficultés, des embarras, des ennuis. Je le prévoyais bien, et j’en étais tout affligé. Comment pourrait il en être autrement lorsqu’on quitte pour la première fois le foyer de la maison, lorsque pour la première fois on se voit seul, bien loin de chez soi, hors de ses habitudes. Heureusement Dieu est partout ce bon Dieu qui ne délaisse pas ses enfants. Il ne faut que se confier à lui sans toutefois le tenter par l’inertie. Notre présomption l’éloigne, il aime les humbles et les simples, soyons humbles et simples, et nous lui plairons. Marchons sur ses traces, il a été humble et confiant, sachons l’être et rendre grâces à Dieu en toutes choses, et particulièrement de ces cœurs charitables et chrétiens que tu as rencontrés. Que bénis soient leurs noms, et particulièrement Mr Auberlen ; je veux prier Dieu pour lui et je le bénis dans mon cœur de l’affection qu’il te porte.
10Tes études sont donc commencées ; il faut travailler maintenant ; je te dis cela parce que j’en sens moi même le besoin, et que je me trouve ignorant autant qu’il est possible. Mais nous reparlerons de tout cela plus tard ; je vais clore maintenant. Je voudrais mettre cette lettre avec les livres pour épargner un port et me donner l’occasion de t’écrire une fois de plus, vu que cette page ne compte pas.
5
Dimanche 27 Nov. 1853
11[...] Je veux commencer par te dire que je ne vais pas bien. J’ai peu prié cette semaine et même la semaine précédente ; je me sens une telle répugnance pour la prière et pour la lecture de la parole de Dieu que ce n’est que par de violents efforts que je prie ou que je lis. C’est vraiment épouvantable et j’ai beau m’efforcer je n’en deviens pas meilleur ; comment font donc tous ces chrétiens qui le sont réellement ; par quels moyens, par quelles prières, par quels efforts, parviennent ils à être sereins, réfléchis, dignes du nom qu’ils portent. Pourquoi suis je toujours un misérable ? Depuis si longtemps que je connais la vérité, que je prie, que je lis l’Evangile, je devrais avoir fait quelques progrès, me trouver plus avancé, plus pieux, plus sérieux ; du tout, le péché domine en moi plus que jamais. – Quoi donc ? Dieu a parlé aux hommes, il a écrit un livre où sont consignées les choses que nous devons faire, où il nous dit ce qu’il lui plait, où il nous montre la vie et la mort, nous offre le choix ; il est descendu lui même sur la terre pour sauver les hommes ; il daigne m’appeler au nombre de ses disciples et moi qui comme disciple du Dieu de sainteté et de vérité devrais me corriger, me repentir, être amené au bien, ne plus faire que le bien et n’avoir à cœur que ce qui peut me procurer la vie éternelle, loin de là, je fais le mal, je vis dans le mal, je me vautre dans le péché ! Oh mon ami que mon âme souffre ! Jamais, non jamais je ne deviens meilleur, à moins que Dieu, de ses propres mains, ne me délivre et n’arrache de mon cœur Satan qui y habite. Maurice, Maurice, la vie est une chose amère, navrante, lorsqu’on ne se sent pas soutenu et animé par Dieu, il me semble en ce moment qu’il m’abandonne. Je blasphème peut être, mais mon cœur est plein, mes yeux sont remplis de larmes, il faut bien que je dise ce qui m’oppresse. Oui, seul dans ma chambre je peux pleurer et je pleure. Je me sens endurci par le péché, digne d’être foudroyé par l’Eternel ; je suis insensible à ses bontés, sourd à ses appels ; partout où les autres s’humilient, je me raidis ; là où chacun apporte un cœur soumis, j’offre ma vanité, mon orgueil et tous ces vers rongeurs qui me minent. J’ai prié ce matin – eh bien, j’étais froid, distrait et mon esprit volait loin de Dieu et de la prière ; je vais aller au service divin, la prière publique ne saura pas m’émouvoir, le sermon ne me touchera pas ; aux apprentis une sotte timidité me retient ou un orgueil entêté me fait parler, partout le même, partout pécheur, infâme, j’apporte le tribut de ma vanité ou de mon odieuse légèreté. Je ne sais pas encore à qui j’ai été utile, mais je sais que j’ai nui à tous ; je ne sais pas à qui j’ai fait du bien, mais à qui je dois avoir fait du mal. Je suis inutile, à charge à tous, sans avoir aucune consolation intérieure ; je vois en outre mes parents dans la misère, et ce qui est pis, dans l’ignorance12 ; je ne peux pas les aider, au contraire ; et à peine sais je prier pour eux. Le passé m’épouvante, l’avenir me fait frissonner et le présent est bien amer.
12Avec tout cela je suis gai, mon visage riant s’épanouit au dehors, ma conversation frivole et sautillante, mes manières dégagées, insouciantes ou frivoles en imposent à tout le monde : toi même mon ami tu y as été trompé. On ne voit pas cette lèpre intérieure, ces soucis terribles, ces larmes du soir que je répands sur mon lit ; on ne sait pas non plus mes appréhensions pour la vie matérielle : mon père vient d’être malade, il a peu d’ouvrage13, il faut qu’il subvienne aux dépenses de trois personnes ; l’hiver commence, les vivres sont d’une effrayante cherté, la famine se fait craindre, la guerre même gronde au loin – Ah si j’avais la foi ! – Il est 11h je vais m’habiller pour aller aux Billettes.
[6]
13 Mardi 6 Décembre. Je ne veux pas te faire attendre plus longtemps, tu ne dois plus savoir que penser de moi : tu croies peut être que je t’oublies ; oh ! je puis bien t’assurer que je n’ai jamais tant pensé à toi que depuis ton départ. Il n’est pas un jour, il est même peu d’heures où ton souvenir ne se présente à moi, il n’est pas une prière où je ne fasse monter ton nom vers Dieu. Mais une lamentable paresse ou une activité fiévreuse gênent tous mes mouvements. Je viens de relire ce que je t’écrivais l’autre jour ; c’est affreux, mais pour être moins vivement affecté aujourd’hui je n’en suis pas moins malheureux. Je n’ai jamais un moment de cette paix qui surpasse toute intelligence14 et qui doit être un avant goût de l’Eternité. Je suis toujours agité, tourmenté. Ah ! – Je ne veux pas m’appesantir davantage sur mes souffrances, le moi est haïssable, et Pascal disait qu’il voudrait qu’on bannit entièrement ces mots : moi je.
14[...] Je ne sais quelles nouvelles te donner de la société du dimanche ; elle languit toujours. Le grand défaut, à mon avis est que la plupart des membres s’éclipsent et que les syndics15seuls, quand ce n’est pas le président seul, prennent la parole. L’idéal de cette société serait un entrain général où je ne vois pas que l’on vise. La plupart me disent qu’il faut intéresser les membres ; mais comment, si ce n’est en leur faisant prendre une part active ?
Notes de bas de page
1 Jules Steeg a quinze ans et demi. Il va entrer en troisième au lycée Napoléon (lycée Henri IV).
2 Evidemment à l'institution Jubé il couche au dortoir et travaille en étude, et chez ses parents il n’a pas sa chambre à lui.
3 Réunion de piété de jeunes gens, de l’Eglise des Billettes. C’est apparemment Steeg qui l’avait fondée.
4 Victor Regnault (1810-1878), chimiste connu, professeur au Collège de France, nommé en 1854 directeur de la Manufacture impériale de Sèvres. J. Steeg était condisciple au lycée Henri IV de son fils Léon, et était reçu familièrement dans cette maison distinguée. Léon Regnault devint plus tard fou, et son frère cadet, Henri (1843-1871), peintre déjà célèbre fut tué en 1871 à la bataille de Buzenval.
5 Comité d’apprentissage, créé en 1845 par Louis Meyer et destiné à ne pas abandonner après leur instruction religieuse ces jeunes ouvriers pauvres qu’on appelait les apprentis à leur sort misérable et sordide.
6 Ses parents voyaient sans doute avec quelque inquiétude l’extrême piété de leur enfant et le temps qu’il consacrait aux activités de l’Eglise.
7 La pension Jubé, 5 et 7 rue de l’Estrapade (ce bel immeuble existe toujours), bonne pension, peut-être protestante (plus lard Pierre Loti y fut), qui envoyait ses élèves au lycée Henri IV.
8 Auguste Manier, directeur de l’école et du pensionnat luthériens de Paris.
9 Louis Meyer (1809-1867), pasteur luthérien à Paris (aux Billettes de 1837 à 1857, puis à la Rédemption). D’une foi vive et personnelle, marquée par le Réveil puis par la lutte contre les libéraux, très actif, il fut le protecteur et le père spirituel de plusieurs jeunes gens bien doués, dont Steeg et Schwalb.
10 Le concours général entre les élèves des lycées et collèges de Paris et de Versailles. Peut-être le jeune Steeg était-il reçu dans cette pension gratuitement ou à prix réduit en raison de ses excellents résultats scolaires, propres à rehausser le renom de l’établissement.
11 Schwalb avait quitté Paris le 6 octobre pour aller faire ses études de théologie à l’université de Bâle.
12 Ignorance religieuse, ou du moins de la religion ardente et exigente, avec sa conviction du péché radical et de la grâce gratuite, telle que la concevait le pasteur Meyer.
13 Nicolas Steeg avait une loge de concierge, mais cela ne donnait guère qu’un logement (généralement minuscule et malsain) et il dépendait pour vivre de son métier de cordonnier.
14 Philippiens, 4, 7.
15 Les dirigeants élus.
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