Echos européens de l’Ecole écossaise du sens commun
p. 75-85
Texte intégral
1Le sens commun est une notion mal aimée de la philosophie. A la fois point de départ et trait d'union de la pensée de tout un chacun, le sens commun est souvent associé au préjugé et à l'absence de réflexion. S'il doit être pris en compte, c'est davantage pour s'en départir que pour le considérer comme un instrument valable de connaissance. Les philosophes de l’Antiquité, comme Aristote dans Topiques et Sextus Empiricus dans Hypotyposes, s’y sont pourtant intéressés. Même lorsqu'il s’agit de s'en démarquer, le sens commun pose donc problème.
2Au XVIIIe siècle, le sens commun fut envisagé comme qualité esthétique par Shaftesbury dans Sensus Commuais : An Essay on the Freedom of Wit and Humour (1709) et il devint principe de connaissance chez un groupe de philosophes écossais connus aujourd'hui sous l'appellation d"'école du sens commun". Il s'agit de Thomas Reid (1710-96) qui joua un rôle majeur, de James Beattie (1735-1803) à la fois philosophe et poète, et de James Oswald qui traita essentiellement de questions religieuses. L'école écossaise du sens commun se signala par son opposition au scepticisme de David Hume qu'elle jugeait nuisible autant à la recherche de la vérité qu'a la foi chrétienne. L'intention affichée de ces penseurs était de réconcilier religion et philosophie, et de redonner confiance en l'homme dans sa quête de la connaissance. Reid, Beattie et Oswald attribuaient a Descartes et à Locke la responsabilité de ce qui, a leurs yeux, était devenu la déviance majeure de la philosophie en ce siècle des Lumières : remise en question des valeurs de la morale traditionnelle, rupture du lien originel qui unissait la Création à Dieu, désespoir causé chez l'homme par le scepticisme délétère.
3Cette pensée, longtemps jugée négligeable par notre époque, mais que des études récentes ont un peu réhabilitée1, connut un écho considérable notamment en France. L'Allemagne, en revanche, se montra réticente, voire hostile. Kant, après avoir salué les écrits de Hume qui l'avaient tiré de son "sommeil dogmatique" critique sévèrement les Ecossais :
Mais le sort de tout temps défavorable a la métaphysique voulut que Hume ne fut compris de personne. On ne peut voir, sans en ressentir quelque peine, comment ses adversaires Reid, Oswald, Beattie et finalement Priestley, manquèrent si complètement le point du problème ; et comment, prenant toujours pour accordé ce dont justement il doutait, prouvant par contre avec violence, souvent même avec une grande indiscrétion, ce dont il ne lui était jamais venu à l'esprit de douter, ils méconnurent tellement son geste en faveur du mieux, que tout resta en l’état comme si rien ne s’était passé2.
4Kant prend donc clairement le parti de Hume et accuse les philosophes du sens commun d’avoir interprété ses théories à contresens.
5Hegel, tout en leur consacrant une partie de son Cours sur l'histoire de la philosophie3, se démarque aussitôt de leur problématique et il insiste surtout sur les présupposés sociaux de leur doctrine. Les Allemands, plus métaphysiques, se situent de préférence dans le sillage de Kant4
6On retrouve également un écho plus lointain de l’idée du sens commun chez le philosophe italien Vico5 ainsi que des traductions hollandaises de Beattie et de Reid. L’Espagne et le Portugal, en ce domaine comme en d’autres demeurent très en marge des grands courants du siècle des Lumières. Notons enfin, bien que ce ne soit pas le thème du présent colloque, que l’école écossaise du sens commun connut un retentissement considérable dans les Universités canadiennes et américaines pendant une grande partie du XIXe siècle.
7Une communication sur les échos européens de l’école écossaise du sens commun ne saurait prétendre être exhaustive. Tout au plus peut-on tracer ici les grands axes d’une recherche ultérieure en prenant en compte les études déjà menées en ce sens par nos collègues philosophes, mais en y ajoutant aussi ce qui fait notre spécificité d’anglicistes, les répercussions de l’école écossaise sur la littérature en particulier et sur un aspect de l’histoire des mentalités d’une façon plus générale.
Sens commun et idées innées
8Le siècle des Lumières est souvent appelé, par abus de langage, celui de la Raison ; il serait plus approprié de dire qu'il fut l'époque d'une réflexion sur la faculté de raisonner, sur son étendue autant que sur ses limites. A cet égard, le cas de l'école écossaise du sens commun est particulièrement révélateur dès lors qu'elle tente de se démarquer autant du cogito cartésien que de l'empirisme de Locke auxquels elle reproche d'avoir engagé la philosophie sur les voies dangereuses du scepticisme. Selon Reid, Descartes, en fondant la notion d'existence de soi sur la conscience d'être, conduit à nier toute existence sitôt que la conscience disparaît, et par conséquent à déboucher sur l'idéalisme :
That the natural issue of this System is scepticism with regard to everything except the existence of our ideas, and of their necessary relations which appear upon comparing them, is evident : for ideas being the only objects of thought, and having no existence but when we are conscious of them, it necessarily follows, that there is no object of our thought which can have a continued and permanent existence6.
9Cependant, Reid7 comme Beattie s'accordent avec Descartes pour reconnaître l'existence d'idées innées et la notion de libre arbitre qui sont d'une importance primordiale dans le domaine de la foi. L'innéisme établit en effet un lien direct entre Dieu et l'homme, il permet de percevoir spontanément les qualités morales du bien et du mal ; il est ce don divin qui ne laissa pas l'homme dans un abandon total après la Chute.
10Des deux côtés de la Manche, le recours au sens commun se signale comme le signe d'une angoisse devant les incertitudes croissantes que fait naître la recherche philosophique. A la fin du XVIIe siècle en France, Antoine Arnauld (1612-94) entama une controverse avec Malebranche8 dans son ouvrage Des vraies et des fausses idées (1683) dans lequel il soutenait que nos perceptions nous assurent de la réalité du monde extérieur et que nos idées n'en sont pas que de simples représentations. Contre Malebranche, il avançait également que le monde extérieur possède une réalité permanente propre indépendante de nos perceptions. Or, Thomas Reid soutiendra les mêmes principes dans son opposition au scepticisme de Hume qu'il entend réfuter par l’absurde :
But what is the consequence? I resolve not to believe my senses. I break my nose against a post that cornes in my way; I stem into a dirty kennel; and, after twenty such wise and rational actions, I am taken up and clapt into a mad-house. Now, I confess I would rather make one of the credulous fools whom Nature imposes upon, than those of wise and rational philosophers who resolve to withold assent at all this expence9.
11Ce souci commun que partagent Arnauld et Reid de préserver la philosophie des dangers du scepticisme à presque un siècle de distance se retrouve chez deux autres auteurs qui, en Ecosse et en France, se réclament du sens commun afin d'assurer les certitudes de la foi et celles de la connaissance immédiate. Ainsi, James Beattie définit-il le sens commun de la façon suivante :
That power of the mind which perceives truth, or commands belief, not by progressive argumentation, but by an instantaneous and instinctive impulse, derived neither from education nor from habit, but from nature; acting independently on our will whenever the object is presented, according to an established law, and therefore not improperly called Sense; and acting in a similar manner upon all mankind, and therefore properly called "Common Sense"10.
12Le problème est donc clairement posé. Face aux divagations de la raison sceptique, il importe de revenir à notre nature humaine qui est une donnée de la Création et qu'il nous faut accepter comme telle, avec ses grandeurs mais aussi avec ses faiblesses. En cela, les philosophes de l'école du sens commun font écho à ce que Pope déclarait en conclusion de la première épître de son Essay on Man :
All Nature is but Art, unknown to thee;
All Chance, Direction, which thou canst not see;
All Discord, Harmony, not understood;
All partial Evil, universal Good:
And, spite of Pride, in erring Reason's spite,
One truth is clear, "Whatever is, is RIGHT"11
13Or, la même défense de l'innéisme et du libre arbitre, le recours au sens commun pour combattre les effets corrosifs du rationalisme se retrouvent en France chez un penseur contemporain de Reid et de Beattie, Claude Buffier qui, dans son Traité des premières vérités et de la source de nos jugements dès 1717 définissait ainsi le sens commun :
J'entends ici par sens commun la disposition que la nature a mise dans tous les hommes ou manifestement dans la plupart d'entre eux, pour leur faire porter, quand ils ont atteint l'âge de raison, un jugement commun et uniforme sur des objets différents du sentiment intime de leur propre perception ; jugement qui n'est point la conséquence d'aucun principe antérieur12
14La traduction tardive du traité du Père Buffier en Angleterre en 1780 fut la cause d'une controverse au cours de laquelle Reid, Beattie et Oswald furent accusés de plagiat. Or, il semble bien que ce procès était injustifié et que les philosophes écossais prirent connaissance des écrits de Buffier après avoir eux-mêmes engagé leur lutte contre le scepticisme de Hume. Il est intéressant en revanche de constater qu'en Ecosse comme en France, des penseurs, sans se connaître, étaient animés par le même souci de remettre la philosophie dans ce qui, estimaient-ils, était le droit chemin après les égarements du rationalisme. Buffier entendait réfuter Locke, tandis que Reid et Beattie s’en prennent certes d'abord à Hume, mais aussi aux théories des idées défendues par Descartes et par Locke. Les uns et les autres poursuivent donc le même but, et il suffit de parcourir les titres des œuvres principales de Buffier pour se rendre compte que son combat était le même que celui qu'allaient mener après lui les philosophes écossais du sens commun13. Sans entrer dans les différences de définitions et d'analyses du sens commun qu'avancent les uns et les autres, l'historien des idées retiendra surtout des parallélismes et des échos qui ne sont pas bien entendu des influences, mais qui révèlent d'évidentes affinités pouvant expliquer le retentissement de l'école écossaise du sens commun en France à la fin du XVIIIe siècle et pendant une grande partie du XIXe.
15En revanche, pareil parallélisme ne s'observe pas dans les autres pays européens. Certes le poème philosophique de Beattie The Misnstrel or the Progress of Genius fut traduit en italien (Il Bardo-Citarista o il progresso del genio) en 1824. L’Essay on Truth fut traduit en néerlandais dès 1772, et les Dissertations, Moral and Critical en allemand en 1779 et 1790. Mais l'école écossaise du sens commun, rejetée par Kant, ne fut considérée que comme un moment dans l'histoire de la philosophie, et se vit balayée par le transcendantalisme. Aux Pays-Bas où il séjourna, Descartes eut une grande influence, et le XVIIe siècle y fut marqué par la très âpre controverse entre cartésianisme et spinozisme, mais sur des bases fort différentes de celles qui avaient alimenté le double rejet de Descartes et de Locke par les philosophes écossais du sens commun. Quant à la pensée du XVIIIe siècle en Hollande, elle ne fut pas à proprement parler nationale dès lors que le pays servit surtout de terre d'accueil à des philosophes et à des hommes de lettres qui fuyaient les divers absolutismes, et fut donc davantage un miroir de la pensée européenne des Lumières, bien plus qu'elle n'y apporta sa contribution propre.
16La philosophie italienne, pour sa part, continua pendant tout le XVIIe siècle à être dominée par la pensée de Galilée en même temps que se répandait le cartésianisme. Il faut attendre le XVIIIe siècle pour qu’Antonio Genovesi, après s'être opposé à Rousseau dans son Dialogue sur le vrai but des lettres et des sciences (1753), y fasse connaître les théories de Locke. Mais le débat philosophique en Italie n'avait pas jusque-là porté sur la théorie des idées. Les grandes figures de l'époque, Muratori, Vico et Giannone, avaient centré leur réflexion sur les problèmes de l'histoire. La question de la théorie des idées posée par le cartésianisme et par l'empirisme n'était donc pas au centre des préoccupations. Tout au plus, Muratori dans ses Réflexions sur le bon goût dans les sciences et les arts (1708) semble faire de la notion de "bon goût" l'équivalent esthétique du sens commun en le situant dans un juste milieu entre le fanatisme religieux et la raison ; de même son affirmation de la validité du témoignage des sens et de la connaissance rationnelle qu'il emprunte à Galilée s'approche quelque peu de la problématique de Reid et de Beattie, mais pas suffisamment pour que leurs écrits suscitent un intérêt particulier.
17Ce n'est donc qu'en France que l'école écossaise du sens commun pouvait trouver un écho et exercer une réelle influence dès lors que dans les deux pays le débat philosophique se nourrissait de préoccupations identiques.
L'école écossaise du sens commun en France : philosophie et mentalité
18Il est important de faire remarquer, ainsi que le fait Jean-Pierre Cotten14, que l'école du sens commun était de nature institutionnelle : avec Reid, puis Dugald Stewart à Glasgow, et Beattie à Aberdeen, cette théorie détenait le monopole de l'enseignement de la philosophie dans les universités écossaises. On se rappellera à ce propos que Hume, accusé, sans doute de façon réductive, d'athéisme, s'était vu refuser la chaire de philosophie morale à Edimbourg. Le caractère quasi officiel de l'école du sens commun en Ecosse trouvera un écho des plus favorables en France d'abord auprès de Royer-Collard et de Jouffroy. Le combat contre le scepticisme de Hume que menaient Reid, Beattie et Dugald Stewart en Ecosse correspondait à celui qu'ils entendaient livrer eux-mêmes en France au sensualisme de Condillac. Or, lorsque parut la traduction française de l’Inquiry de Reid en 1768, l'ouvrage passa presque inaperçu. Les philosophes écossais dont on parlait alors en France étaient surtout Hume, mais aussi Hutcheson et Adam Smith qui correspondaient beaucoup mieux à l’esprit des Lumières. Il n'est donc pas surprenant que, venant s'ajouter au débat parallèle en France et en Ecosse sur la théorie des idées tout au long du XVIIIe siècle, les débuts du XIXe siècle, avec le Directoire, l'Empire et la Restauration, la pensée institutionnelle française se soit cherché des alliés intellectuels contre les Encyclopédistes et contre tous les courants philosophiques qui avaient nourri les principes de la Révolution de 1789, et qu’elle entendait réfuter. Outre la restauration de l’ordre établi, il importait aussi de redonner à la religion des fondements philosophiques que la pensée des Lumières avait malmenés. Ainsi les efforts de Reid et de Beattie pour réfuter le scepticisme de Hume, leur défense de la religion, les accusations qu'ils avaient aussi portées contre Descartes, Locke et Berkeley, correspondaient parfaitement au programme que s'assignait le nouvel enseignement de la philosophie en France15.
19En dehors du contexte politique français au début du XIXe siècle, on notera qu’un Idéologue comme Destutt de Tracy, pourtant éloigné de Reid en maints domaines, se rapproche cependant de lui dans son souci de rendre la philosophie plus accessible et de ramener l’idée à une simple donnée immédiate de la conscience, ainsi que l'explique Michel Malherbe :
l'analogie entre les deux auteurs tient, dans la mesure où le second, comme le premier, déplace l'évidence première du contenu sensible au sentiment, et fait de cette opération fondamentale de l'esprit une donnée immédiate de la conscience, une nature qui ne requiert ni explication, ni definition, une évidence première pour laquelle il n’est pas besoin d'une genèse ontique16.
20Parmi les philosophes français qui ont été sensibles à l’école écossaise du sens commun, sans pour autant y souscrire entièrement, il faut également citer Maine de Biran17, François Thurot, et Degérando.
21Le philosophe français le plus connu pour avoir diffusé et tenté de rénover la doctrine du sens commun est indiscutablement Victor Cousin18 (né en 1792) et qui partageait avec l'Ecossais Hamilton (né en 1788) le souci de concilier la tradition cartésienne avec les enseignements de la philosophie allemande, notamment Kant, Fichte, Schelling et Hegel. S'il y a donc eu une tentative de rapprocher théorie du sens commun et pensée allemande c'est en France que l'on doit la rechercher. Mais pareil rapprochement entraîne inéluctablement chez Cousin une critique de la philosophie de Reid. Partant de sa théorie des idées innées, par exemple, le penseur écossais estime que la conception de certains aspects du monde peut précéder l'expérience que l'on en aura ultérieurement par le biais des perceptions. Le sens commun, comme l'explique en effet Reid, peut préalablement concevoir l'expérience :
Such original and natural judgments are therefore a part of that furniture which nature hath given to the human understanding. They are the inspiration of the Almighty, no less than our notions of simple apprehensions. They serve to direct us in the common affairs of life, where our reasoning faculty would leave us in the dark. They are a part of our constitution, and all the discoveries of our reason are grounded upon them. They make up what is called the common sense of mankind; and what is manifestly contrary to any of those first principles, is what we call absurd19.
22Or, sur ce point précis et néanmoins fondamental dans la théorie du sens commun, Cousin estime que Reid n'échappe pas à l'absurde, et il donne en revanche raison à Descartes pour qui la conscience humaine porte en elle un ensemble de jugements affirmatifs qui ne concernent pas sa seule existence, mais également ce qu'elle perçoit du monde extérieur. Descartes écrit en effet :
Nous pouvons donc avoir deux notions ou idées claires et distinctes, Tune d'une substance créée qui pense, et l'autre d'une substance étendue, pourvu que nous séparions soigneusement tous les attributs de la pensée d'avec les attributs de l'étendue. Nous pouvons avoir aussi une idée claire et distincte d’une substance incréée qui pense et qui est indépendante, c'est-à-dire d'un Dieu...,20
23Ainsi, s'il y a bien écho des thèses du sens commun dans la philosophie de Cousin, on ne peut guère parler d'influence, car le retour à Descartes et surtout l'intérêt pour la philosophie allemande marquent véritablement un tournant dans la pensée française du XIXe siècle. Or, les philosophes du sens commun ignorent le transcendantal ; il y a pour eux d'un côté l'homme et le monde, et de l'autre le divin auquel l'homme est uni par un lien privilégié depuis l'origine des temps. C'est cette relation privilégiée et unique dans la Création, de nature plus religieuse que spiritualiste, qui a permis à James Beattie, par l'argumentation logique, mais aussi par la poésie, d’être entendu par Chateaubriand.
Dangers du scepticisme et excellence de la religion
24Chateaubriand marqua d'abord son intérêt pour la littérature écossaise21 en traduisant le livre I du poème philosophique de Beattie The Minstrel22 qui avait été publié en 1771 et 1774. Cette œuvre qui reçut en son temps un accueil chaleureux, aussi bien en Grande-Bretagne que sur le Continent, comporte deux livres composés en strophes spencériennes. Le livre I traite de l'éveil de la sensibilité du jeune héros, Edwin, devant la splendeur des Hautes-Terres, tandis que le second volet du poème est celui de l'âge de raison ; l'enfant, maintenant devenu adulte, exerce son jugement sur lui-même et sur le monde qui l'entoure. On retrouve donc ici le problème de l'inné et de l'acquis, central dans la pensée du XVIIIe siècle, et également posé par Reid dans son Inquiry :
The education of Nature, without any more human care than is necessary to preserve life, makes a perfect savage. Human education, joined to that of Nature, may make a good citizen, a skilful artisan, or a well-bred man. But Reason and Reflection must superadd their tutory, in order to produce a Rousseau, a Bacon, or a Newton23.
25Cette dialectique de la nature et de la culture (Nature and Nurture) constitue le fondement essentiel de la philosophie du sens commun, aussi bien dans le domaine de la connaissance que dans celui de la foi. La Nature fait partie de la Création dont l'homme est lui-même issu, mais elle est aussi déchue. Il importe donc que l'homme, sans jamais oublier l’imperfection de ses origines, ait recours à la raison afin de mieux se connaître et de réflechir sur son devenir. Il ne saurait y avoir de nature sans culture, ni de culture sans nature. Sans embrasser pour autant les principes du sens commun, Chateaubriand fut d'abord sensible au lyrisme du livre premier du Minstrel qui ne purent qu'éveiller en lui une harmonique, une sorte de son (ou de sens) fondamental de la foi. Il suffira d'un seul exemple pour illustrer la communion de sensibilité et d'espérance entre Beattie et Chateaubriand. La strophe XXVI du livre premier du Minstrel exalte l'harmonie de l'homme de foi avec la Nature :
And be it so. Let those deplore their doom,
Whose hope still grovels in this dark sojourn.
But lofty souls, who look beyond the tomb,
Can smile at Fate, and wonder how they mourn.
Shall spring to these sad scenes no more return?
Is yonder wave the sun's eternal bed? —
Soon shall the orient with new lustre burn,
And spring shall soon her vital influence shed,
Again attune the grove, again adorn the mead.
26Strophe aussi admirablement que librement traduite par Chateaubriand :
Eh bien ! déplorez vos destinées, vous dont les grossières espérances rampent dans cet obscur séjour ! mais l'âme sublime qui porte ses regards au-delà du tombeau sourit aux misères humaines, et s'étonne de vos larmes. Le printemps ne viendra-t-il plus ranimer ces scènes décolorées ! Le soleil a-t-il trouvé une couche éternelle dans la vague de l'occident ! Non ; bientôt l'orient s’enflamera de nouveaux feux ; bientôt le printemps rendra la verdure et l'harmonie aux bocages24.
27Ces accents romantiques confèrent une tonalité particulière à la philosophie du sens commun qui, en affirmant la réalité des mondes mental et extérieur, exalte en même temps l'harmonie de l'homme et de l'univers réconciliés l'un et l'autre avec le Créateur. Dans l'excellente étude qu'il consacre à Beattie et à Chateaubriand25, Everard H. King rappelle que l'écrivain français s'inspira du Minstrel en rédigeant Atala (1801) et René (1802). Or, il semble que Chateaubriand ait publié ces deux œuvres volontairement peu de temps avant son Génie du Christianisme (1802) afin qu'elles l'annoncent et l’illustrent. Il est donc permis de penser que l'on retrouve encore ici une affinité évidente entre les efforts de Beattie pour défendre la religion dans Evidences of the Christian Religion (1787), et l'exaltation lyrique de son génie par Chateaubriand. Il apparaît en premier lieu que l’un comme l'autre s'en prennent au mêmes adversaires de la religion. Tandis que Beattie critique Hume, Chateaubriand affirme : « Depuis que le christianisme a paru sur terre, trois espèces d'ennemis l'ont constamment attaqué : les hérésiaques, les sophistes, et ces hommes en apparence frivole, qui détruisent tout en riant »26. Beattie et Chateaubriand sont également sensibles aux ravages du désespoir dont sont responsables les pourfendeurs de la religion. Le premier les invective :
Fall down, ye mortals, and acknowledge the stupendous blessing: adore these men of great talents, those daring spirits, those patterns of modesty... who have thus laboured to strip you of every rational consolation, and to make your condition ten thousand times worse than that of beasts that perish27.
28Chateaubriand lui fait écho :
Parcourons la vie humaine ; commençons par les pauvres et les infortunés, puisqu'ils sont la majorité sur la terre. Eh bien ! innombrable famille des misérables, est-ce à vous que l'athéisme est utile ? Répondez.
Quoi, pas une voix ! pas une seule voix. J'entends un cantique d'espérance et des soupirs qui montent vers le Seigneur28.
29Une même affinité de pensée entre Beattie et Chateaubriand se retrouve encore quand l'un et l'autre exaltent le sublime de la Révélation, l'excellence de la morale chrétienne, son influence dans le monde et son triomphe répété sur ses ennemis.
30Cependant, faire de Chateaubriand le brillant porte-parole de l'école du sens commun dans le domaine de la religion serait autant excessif qu'erroné. Si son affinité avec la foi de Beattie est manifeste, s'il a bien trouvé dans The Minstrel l'écho de ses propres préoccupations en matière de création littéraire, il n'en demeure pas moins avant tout l’héritier des anti-Lumières en France. Sans doute connaissait-il aussi des ouvrages comme Certitude des preuves du christianisme (1767) et l’Examen du matérialisme (1771) de Bergier, le Véritable système de la nature (1788) de Paulian ou encore les Réflexions spirituelles (1790) du Père G.-F. Berthier. Tous ces écrits portent la marque profonde du catholicisme, tout comme le Génie du christianisme en est la célébration. Enfin, par-delà les anti-Lumières, Chateaubriand se situe dans 1’apologétique catholique gallicane qui tient pour suspecte toute quête intellectuelle abstraite. Bossuet n’ecrivait-il pas déjà : « La science la plus nécessaire à la vie humaine, c’est de se connaître soi-même ; et saint Augustin a raison de dire qu'il vaut mieux savoir ses défauts que de pénétrer tous les secrets des Etats et des empires, et de savoir démêler toutes les énigmes de la nature »29.
31Alors que Chateaubriand se situe dans le sillage des anti-Lumières en France, l'école écossaise du sens commun appartient bien à l’Enlightenment dont elle est l'un des aspects. Si elle s'oppose à Locke, à Berkeley et à Hume, si elle défend les valeurs religieuses traditionnelles, elle se réfère cependant a Hutcheson et à Kames qui ont profondement imprégné la pensée au XVIIIe siècle en Ecosse. Les échos littéraires de Beattie en France relèvent davantage de la sensibilité d'Ossian et du romantisme naissant que d'une influence philosophique précise. Il y a en revanche convergence de mentalités lasses des excès de la Raison et qui aspirent à retrouver dans la foi et dans la tradition un renouveau de la sensibilité.
32Quand on situe l'école écossaise du sens commun dans son contexte européen, on constate qu'elle n'exerça une influence réelle en dehors de la Grande-Bretagne qu'à partir des premières années du XIXe siècle. La philosophie de Reid et de Beattie, après avoir reçu un écho négatif en Allemagne, assez étrangère à la problématique de la pensée italienne, et tandis que la péninsule ibérique restait en marge des Lumières, c'est uniquement en France qu'elle fut vraiment commentée mais aussi modifiée par Royer-Collard et par Cousin pour devenir pratiquement enseignement officiel à la Faculté des Lettres de Paris30. On peut toutefois se demander si un tel écho ne relève pas autant d'affinités réelles que de certains malentendus résultant de contextes différents d'autant plus significatifs qu'en Ecosse comme en France la doctrine du sens commun était enseignement institutionnel. Reid, Beattie et Oswald appartiennent toujours à l’Enlightenment ; on ne peut en dire autant de Royer-Collard et de Cousin. C'est plutôt dans le domaine de la littérature, et plus particulièrement dans celui de la poésie, que le simple écho se mue en influence réelle, mais pas unique. Chateaubriand, en exil en Angleterre, trouve chez les poètes de sa terre d'accueil des accents qui s'accordent avec sa sensibilité et avec ses propres préoccupations, mais aussi avec celles des anti-Lumières de France dont il demeure l'héritier. Si l’écho de l'école écossaise du sens commun en France est évident, il serait donc hâtif d’en conclure qu'il y eut influence manifeste. En dépit de maintes ressemblances, l’Enlightenment fut différent des Lumières ; il est donc logique que des spécificités similaires, mais non pas identiques, s'observent de part et d'autre dans les années qui suivirent. En revanche, avec le romantisme naissant, par les voies de la sensibilité et du lyrisme, dépassant l’argumentation du discours rationnel, se crée davantage un véritable sens commun qui devient ainsi le métalangage d'une vision nouvelle du monde.
Notes de bas de page
1 Voir Victor Cousin, les Idéologues et les Ecossais, colloque international de février 1982 au Centre International d’Etudes Pédagogiques, Sèvres (Paris : Presses de l'Ecole Normale Supérieure, 1985).
2 Emmanuel Kant, Prolégomènes à toute métaphysique future, traduit de l'allemand par J. Gibelin (1783 ; Paris : Vrin, 1974) 11.
3 Georg Wilhelm Friedrich Hegel, Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie (Frankfurt/Main : Suhrkamp) 282 sq.
4 On remarquera à cet égard que Hegel, à propos du sens commun, emploie de préférence l'expression "gesunder Menschenverstand" plutôt que "gemeiner Menschenverstand".
5 Voir G. Modica, "Sul la fondazione del linguaggio in Vico", Bolletino del Centro di Studi Vichiani 16 (1986) : 335-44.
6 Thomas Reid, An Inquiry into the Human Mind on the Principles of Common Sense (1764 ; Bristol : Thoemmes ; Tokyo : Kinokuniya, 1990) 474.
7 Voir Daniel Schultess, Philosophie et sens commun chez Thomas Reid (1710-1796) (Berne : Lang, 1983) et Patrick Chezaud, L'Œuvre de Thomas Reid et le tournant de la pensée dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle (thèse soutenue en 1991, Université Stendhal, Grenoble).
8 Voir Daniel Schultess, "Antoine Arnauld et Thomas Reid, défenseurs des certitudes perceptives communes et critiques des entités représentatives", Revue Internationale de Philosophie 158 (1986) : 276-91.
9 Reid, An Inquiry 373.
10 James Beattie, An Essay on the Nature and Immutability of Truth in Opposition to Sophistry and Scepticism (Edinburg, 1771) Part I, ch. 1, 26-27.
11 Alexander Pope, An Essay on Man (1733-34; London and New York: Methuen, 1982) 50-51.
12 Claude Buffier, Traité des premières vérités et de la source de nos jugements (1717 ; Avignon, 1822) 26.
13 Voir préface de Francisque Bouillier in OEuvres philosophiques du Père Buffier (Paris, 1853).
14 Jean-Pierre Cotten, "La philosophie écossaise en France avant Victor Cousin : Victor Cousin avant sa rencontre avec les Ecossais", Victor Cousin, les Idéologues et les Ecossais (Paris : Presses de l'Ecole Normale Supérieure, 1985) 103.
15 Voir L’Univers philosophique (Paris : PUF, 1989) 809-14.
16 Michel Malherbe, "De l’idée au jugement chez Reid et Destutt de Tracy", Victor Cousin, les Idéologues et les Ecossais 31.
17 Voir sur Maine de Biran : Pierre Morère, James Beattie : tradition et perspectives nouvelles (Lille : Atelier de Reproduction des Thèses, Université de Lille III, 1980) 199-203. Voir aussi John Llewelyn, "L'idéologie de l'action et de la passion chez Maine de Biran, avec un post-scriptum suivi d'une note de Nelly Deme", Victor Cousin : les Idéologues et les Ecossais 49-61.
18 Voir Pierre Morère, James Beattie 204-08 ; et George Elder Davie, "Victor Cousin et les philosophes écossais", Victor Cousin, les Idéologues et les Ecossais 177-200.
19 Reid, An Inquiry 482.
20 René Descartes, Principes in Œuvres de Descartes (Paris : Vrin, 1971) 48.
21 François René Chateaubriand, "Beattie" in Œuvres complètes de Chateaubriand (Paris : Garnier, 1929) 2 : 774-77.
22 Voir James Beattie, The Minstel, traduction de Chateaubriand et de J-B. Soulié, édition critique présentée par Pierre Morère (Grenoble : Publications de l'Université des Langues et Lettres de Grenoble, 1981).
23 Reid, An Inquiry 450.
24 Beattie, The Minstrel 88, 133.
25 Everard H. King, James Beattie's "The Minstrel" and the Origins of Romantic Autobiography (Lewiston; Lampeter ; Queenston : Edwin Mellen, 1992) 186-99.
26 Chateaubriand, Génie du christianisme (1802 ; Paris : Garnier, 1930) 1 : 1.
27 Beattie, Essay on Truth 321.
28 Chateaubriand, Génie du christianisme 1 : 147.
29 Bossuet, "Sur la charité fraternelle", Œuvres de Bossuet (Paris, 1856) 4 : 457.
30 Voir Adolphe Garnier, Critique de la philosophie de Thomas Reid, fac. sim. édition de 1840 (Bristol : Thoemmes, 1989).
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